^""S^^.^. #f<'^4>^>* ;mO0^'* '■> V ¥..' i^mrs 'c^^ \> -''i .-ife;.;.^ ^%^\:^. è '"w ^' Ai \ ^ Tl 1 1 f f-HI ^Ëk^ \à ^^'^^^.^ m!^ -.^AA: aJiL ^ '"^';^'?^s;5«»,^ f■^^^f^/« Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from Research Library, The Getty Research Institute http://www.archive.org/details/labelgiquelemonnOOIemo LA BELGIQUE /.'■> iinniiros roiilciiuns rlhiis i-r \(ili//iir mil l'Ic dfiss/tn-i-^ par MM. A. de Biir, — Dnrciny, — Pli. Benoist, — //. Caleiificci, — //. Chnpiiis, — C. Chmivel E. Chiiis, — //. Clerget, — J. Delvin, — • A. Devoy J. Férat, — ^4. Ferdiunndns, — C. Giiveii, — E. Van Gelder, — Ch. GoulzwilItT, — Th. Ilnniioii A. Ileuncbicq, — ,4. Heins, — J. de La Hoiise, — -4. Hubert, — F. Khimplï Frans van Knrck. — D. Lancelol, — Ain. Lyuen, — Malthis — .\'. Mellery C. Meunier, — E. Pultaert, — Riou, — I claquement des oritlammes et la flambée des illuminations, celui-là ne connaîtrait que le Bruxelles des liesses et des jours exceptionnels. Mais (|ue cet hôte ami, peu pressé de partir, cède à la curiosité de s'attarder sur le pavé bruxellois déblayé, il verra succéder à la turbulence des rues le train mesuré de l'existence coutumière. I>a fourmilière humaine écoulée, la ville a bientôt fait de reprendre son aspect normal de capitale bourgeoise, à la fois casanière et portée au faste, aimant les aises Iran- quilles de riiahilalion ri le mouvemeiil (\i'^ grandes artères. 4 LA i;r.ij;ini R. La iiioiiotonic des liabiliidcs quolidionnos se rélablit alors : pour les uns, le théâtre et les devoirs (In monde; pour les antres, les loisirs prolongés du coin du feu et la fréquentation du cahai'el: 1(^ dinianelie. la promenade des bourgeois s'épandanl, avec les femmes el les enfants, \ers le l'arc, les lioiilcNards. les campagnes avoisinantes; le iendi, le détilé de> uiahones, escortées de leurs essaim- de tilles, le long des raidillons de la Montagne de la (aiin-; Ir -anicdi erdiii. l'uniserselle el gia\e occupation d(^ la loilelle de la ville, un lie! entrain de uiu- luas rouges lançant au largue les seau\ d'eau, maniant les balais, dardani le- lu\aii\ d'ai'rosage, torcbonnanl les Irol loirs cpii. sous les frictions répétées, tinissent pai' reluire comme des miroirs. mu .\ KI.l.FS. — LE PARC. lU COTK l> F. 1. A l'HCF P.OVAI.E. Itien (pie la propriété soit moins e\cessi\e à Bruxelles que dau> les l'Iaudres. nu soup- çonne di'jà l'appidclie de ces gi'aiules fermes presque hollandaises d'aspecl où les lialuds. 1rs phnicliei-, le- unn- cl les ustensiles, constamment écurés, s'émaillcnl d'ini \ciiii- de porccl;iiiii'. ii\cc mi raxnnncincul smnd d'angles el de surfaces dans la p(''U(Hnl)rc : c Csl 1 indice d un pa\s oii l'eau suralMunle el (pii oppose à renvahissemeni de la boue, nntniaul des pavés s(Uis l'iulliience des moiteurs de l'air, la salnbi'e opéralinu de- hixages lai'gemi'ul prati(|nés. Ce- pai'liculariles locale- éciutees. l'étranger n'aperce\rait pas de dill'érem'cs sensii>los avec la plupart de- gi'andes villes europi'euues. Il fandruil descendre dans la vie du peiqile. -"initier' aux inlimili''- (louiesti(]nes. gagner -nrtonl le- (piai'tier< po|iidaires. ces coins de rue dr'Vutieiisemeul luiie- de pelile- \ iei'ges M-: liUAlîA.XT. 7 (Jaiis (les- iiirlio, cuiiiau' 1 ;mj;iil('iiM' l'iicllr du \ caii-Afai'iii ici r('|ii('^onl(k', ailleiiis celle rue de l'Éliive. décorée d'une tbnlaiiie (|u"alimeiile un pelil homme en bronze, baptisé du sobriquet de Manneken|tis en laison de son sans-gène eiïronlé, in\ Ijien encore cette roiUMniliaide l'ue llaiile avec ses circidalions de foules et ses types d'une loiu'nure si mai(piée. pour relrouver les primordiales et plébéiennes originalités (jui, chez les L li \ 1 L L X B l; l) X t L L t S . — I. i II L t 11 l V t A U - M Ml 1 .N . classes bourgeoises, tendent d^Kpie jour à s'elVacer un peu plus. L'a|»plication des principes de riiygièm» pul)li(pir n'esl pas faite, il faut bien le i-econnaitre, pour entretenir les siiigulai'ités dans la physionomie des grands centres; les p(M-cées unilbrmes des I)oulevards el des avenues pi-oiongées sur des lerrains |)lans, rélévalion à |)eu près égale des maisons bâties d'api'es im éhdon régleuieiilaiiT, la parih' croissaide des conditions lie la vie intérieure. ameiK'e par la simililude dans raménagement de riiabilation, alignent au cordeau les uKeiirs. l'onl rentrer les aspérités du cai'actère, finalement atténuent 8 LA HELGIOCE. sons une sniic de iiivcllciiiciii j;énéi-al la libre lloi'iiisoii dos iiidixidiialilés clhiiiqiips. Il \ a (iii('l(|iie viiif;l ans, l>rii.\cllcs, qui s'clail gi'aducllomcnt élarjj;i par la rroation de iiouveaiiv (iiiai'liers et déjà alors déversait, dans ses faubourgs le trop-plein de sa population, au point (pie les eomniunes suburbaines regorgèrent bienlôt à leur iour d'une ph'lliure d'activité, liruxelles lui pris de rauibilion de se réorganiser eu bâtissant sur les ruines de ses priuiifives inslallations. h'énornies pfdés de maisons l'iu'eut éventrés; toute la loi)ogi'apliie de ce (piOn appelail en ce temps la vieille \ille, impitoyablement bouleversée, se transforma: il \ eu!, à la place des noires ruelles enchevêtrées de culs-de-sac et coupées par les bras d'une petite rivière peslilente. un développenuMil de vastes ai'tèiM^s [larallèles, projetées de pai'l eu part à travers la circulation, par-dessus un énorme plafond \oùté sous le(juel alla s'engloulir le llol bourbeux. Aujourd'hui les boulevards (pii relienl les slalions du iN'ord el du Midi, aux pniids opposés de la \ille, et se prolongent entre deux rangs de symétriques façades bislo- l'iées de balcons, de pilastres, de stylobales et de cariatides, donnent l'idée d'un étalage d'aisance plus apparente peut-éire que réelle, (•u esl frappé, en effel. du contraste de ces monuments surchargés de sculptures, la Rourse par exemple, el de ces somplueux hôtels, assimilés en îles architectures géné- l'alement lourdes et riches, avec le vide des magasins au rez-de-cbaussée, la |)au\relé des vitrines mal assorties, la désolation des étages inoccupés aux fenêtres desquels des écrileaux, portant en grosses lettres la men- tion d'une iulinité d'appartements à louer, accrochent leurs carrés de papier jaune canari. Taudis (pie le commerce, les grandes el les |K'tites industries s'eiitasseiil paihuil ailleurs, dans les étroites rues de la .Made- leine, du .Mai'ché aux Herbes, de l;i Montagne de la Cour et dans leurs torves lamilicatious. la lue de ri'lmperenr, la rue Cantersteen, la rut- Saint-Jean, la rue de la l'utterie, la rue des L|)eronniers, la rue au l>eurre et bien d'autres, bordoyées de maisons basses, obscures, enfumées, aux protils cliétifs et déjetés, le uiou\eiiieiit des alVaires tarde à iinestir les spacieux boule\ar(l> uoii\eau\. Trois raisons e\pli(pieraieiil ce delaisseuieiil : d'abord l'aulipathie r(''ll('cliie 'lu Mruxellois pour toute dérogaii(Ui aux habitudes existantes, el coiisétpiemmenl la traiismiilatioii tardive des anciennes coutumes eu une coiiditi(ui d'existence, iiouxelle ; ensiiile la disproportion eiiire les nécessités matérielles et rexteiisioii des \oies de circulation: eiitin la répugnance liéin-rale à se partpier dans nue pidiiii>ciiit(' d'Iiabitalions lianales, sur des paliers resserrés où voisinent L\ 1-0MA1>L m M A\\ lihKM'lb. O'nyi-Z Jl, Sauf les bouti(piiers et h"-- c(Uiimercaiil-. (pie la \enle relient (lenière leurs c(Uiiploirs el LE HMABANT. 9 qui n'iml |ias le loisii" de >r> ci'épr im inli'rieur fonfnrf:il)I(>. cluuim ici a sa maison. (|u'il accominodr selon sa forlnne et ses goùls, avec une passion invétérée |H»nr le hien-ètre domesliqiie. Le pelil détaillanl lui-même, d'ailleurs, obéil h l'idée fixe de se retirer un jour dan- uni' demeure coquette, assez spacieuse pour s'y mouvoir sans Irop de gène, les enfants LE VIEUX BRUXELLES — LES PETITES INDUSTRIES HU l'WÉ. en liaid. les parenl> dans les chambres du premiei- étage, le bas réservé pour le salon el la salle à maugei', a\ee une lille de la campagne poiu' le service. Et ce besoin d'aisance dans une vie séparée des auli'es finil par alioiilir à une multitude de ménages maîtres chacun chez soi, dans une sorte d'indépendance mutuelle qui tail de chaque famille un petit monde autonome. 10 LA lîKLGlQUE. Presque (oiijours la maison se compose d'un ou de deux élages, au-dessus d'un rez-de- cliaussée divisé en deux pièces ; celle de devanl j;arnie d'élagères, de grandes glaces à bordure d'oi-, de girandoles en cristal, avec un luxe d'ani(!ul)lenient et de décoration en ra|)|i(irl avec le revenu; celle de derrière moins surcliargée, d'une simplicité cossue qui ne disirail pas de la Udui lil ure. une grande table au milieu, sur laquelle s'abaisse le soir une suspension éclairée au gaz, des buffets-dressoirs dans les retours de la cheminée. e( cuidre le mur un rang de chaises en chêne sculpté de Matines. C'est une des parties importantes de l'habitation : les vieux vins s'y dégustent; aux jom's de gala, les argenteries encombreni la nappe en jiur lil; hnde l'année, les dîners y traînent jusqu'à la nuit, dans une béatitude de digestion. Habituellement, la cbamhre s'ajoure dune grande fenêtre sui' mi large espace d'air, cour ou jardin, mais de préférence un jardin bordé d'allées tleuries, où p\ramident les arbres à fruits, entre des murs cliargés d'espaliers, dans l'encoignure desquels sont ménagés des cabinets de verdure. Le maître y descend le malin, en bras de chemise, son sécateur à la main, échenille lui-même les feuillages, pince les branches, ratisse les sentiers, souvent s'amuse à construire dans un angle un pigeonnier, une volière, un hangar pour les poules, avec cette dileclion pour les bêtes qui se rencontre dans le caractère du l'.ruxellois. (Juanlilé de particuliers, pensionnaires de l'Etat, rentiers, petits employés, éli'vent des pigeons pour leur agrément ou bien en vue des concours, encagent des serins, des alouettes et des pinsons, passent des heures entières à les écouter piailler, les mains sur les hanches, ravis, en contemplation, et, le dimanche matin, s'en vont llàner régulièrement an marché île la (iranile-l'hice, encombrée de liiiil heures à midi d'un pullulement d'oiseleurs. Un se rapproche d'ailleurs de la campagne le plus qu'on peut : à partir des anciennes enceintes de la ville, disparues aujourd'hui sous un envahissement de grands hôtels, c'est une succession de fa(,;ades peinturlurées à l'huile, claires, luisantes, quelques-unes en pierres de taille, avec des guirlandes, des mascarons, une profusion de moulures; et le défilé se prolonge à travers les faubourgs, |(lus bourgeois à mesure qu'il s'éloigne des cenlres, mais pi-esque partout égalemeni riaid, les fenêtres élolTées de rideaux blancs, les jxules xernissées, les cuivres des sonnettes brillants comme (h; l'or, jusqu'aux verdures profondes de la banlieue, ici les campagnes maraîchères d'Anderlechl el de Sainl-Ciilles. là les horizons boisés d'Ixelles, partout la grande plaine verdo\anle reidlée d'ondulations, creusée en vallées, bosselée de bulles sur lesquelles des villages oui poussé. Depuis dix ans surtout , la ceiniiuc de la ville s'est déplacée; une poussée du dedau- au deliors a illimité les banlieues, (|ui, se reculant toujours un peu plus, oui lini pai' s'éparpiller à travers les champs, dans un i-ayon à tout instant agrandi, et criblent à présent de leurs cubes blancs, roses, bleu lin, aiguisés en pignons ou coilVés de tourelles, toute la largeur des pers|)eclives. Jelte-Saint-l'ierre, Uccle, Auderghem, le plateau de KoeUelberg, après les dernières rangées de maisons des faubourgs, ont une activité ralentie de villages ; leurs collages noyés dans les feuilles, au bord des grandes l'onles. comiaissenl tout à la f(tis la paix des solitudes el comme la pidsalion loinlaine de la capilale. La \ie \ est moins coûteuse, naturellemeid : grand appât jiour' les ménages besogneux, surchargés d'enfants; avec trois mille francs on y vil d'un train sufiisani, |)oinl écorché par le |)ropriétaire el réconforté par l'air salubre. mangeant les légumes du jar un comptoir, une halle, im magasin, la plume derrière l'oreille ou le ci'avon à la main, commandeni, sui'veillent, balancent les comptes, suppléent le chef oiM'gogne, retentissantes à la fois du hiiiil des musiques, du roulement des chars, du fracas des toinnois et des hilarités d'un poputairi^ gorgé de cervoise. Encore aujourd'hui, une réjouissance |)ul)li(]ue un peu épicé(> iw va pas sans l'organisation d'un Ommeganck, en costumes dv. théâtre, avec hallebardes, perluisanes, orillanuTU's et bannières, escortes de grands seigneurs relevant licre- ment leurs manteaux sur le bout des rapières, resloniac chargé de toisons d'or. clie\auchées de gi'andes (hunes hncliées siu' des lia([uenées et attifées coinnie des châsses, groinllis- grouillot de pages, de uianaids, de porte-étendards, de chevaux, de cliars, toide une friperie baro(pie et chaniai'rée à hnpielle de be;uix hommes et de belles femmes |>rétent Icim's larges CiU'rures et leurs ports de; lèle altiers. Lille. hoii;ii, N'alenciennes, dans la l'Iaudre française, ont conservé ce goùl de la pompe et de la représentation : le (lavant el les Incas, à de certains joiu's, y descendenl p;n' la rue, au son des orchestics et des l'iinfares, comme un r;ip|iel des vagues in\llioloi;ies. Mais LK lîlîABANT. 45 j)eiil-èti"e l'cnlrain géiu'i'al, la coopùralioii de toutes les classes de la société, la débauche d'oripeaux sont-ils plus modérés que dans les villes belges. Bruxelles, Gand et Malines ont poussé à ses dernières limites la profusion du luxe dans la mise en scène de leurs cortèges liisluriques : c'élail (oui un siècle et (nul un peuple circulaul, a\ec une splendeur de costumes inouïe, parmi l'uniroime décor des cités modernes, une sorte de vision du passé ressuscitée dans un déi'oulcuieut de pourpres, de cuirasses, de caparaçons. |)res(|ue sans anachronismes .* l'KuMhwiiK uts GtA XTS. (Voyez p. \>j. sensibles, quelque chose comme l'épopée en travesti de l'humanité légendaire, mimée par le délire des foules transmuées en héros d'un drame immémorial. .Même en temps ordinaire, les kei'messes sont largement chùmées : non seulement les villes, mais chaque quai'tier dans les villes a ses jours de liesses; alors le travail s'interrompt : les fermentations du boire el du manger surexcilcul l'universelle gaieté; avec un gros plaisir débridé on se porte aux prodigalités de la table, à l'ostentation de la dépense, à toute sorte de folies et île bravades. El cette habitude de ri|iailles et de farces immodérées est si bien 16 LA BKLGlOrE. dans le caractère nalinnal qu'on l'aperçoit dès les temps recnlés. particulièrement aii\ époques d'Ommegancks el de .loyeuses Kntrées, où des géants et des monstres circulaient |)ar les |)laces, au milieu de- (|uolibels d'une assistance iialuifllenient j!;oguenarde. Il \ ;i Idin d'ailleurs des jovialités aciurili's aii\ l'acéties innombrables du seizième siècle; aujourd'hui, ou -c couleule de promeuei' ;ui\ ducasses |)Opulaires les carcasses eu osier de Jan et .Mieke, les sur\i\auls de celle lignée de géauls qui se composaient encore. (>n I7 loi. a\ail élé créée la ))rocession de l'Ommeganck, dont toutes les folies populaires ne l'oid ipie répéler à saliélé |{>s uiagnilicences buiies(]ues. 11 faut lire, dans les chrouicpies du leiiip>. le delail du cortège qui sortit, en loiu, le diuianche avant la Penlecole : c'esl le délire d'un peuple qui veut être amusé par des gaietés épaisses, des enlassemenls de drôleries, un spectacle interminable. Le sacré s'y mêle d'ailleurs au profane; les daliuali(pies, les chasubles, les ostensoirs, les baldaquins, les croix, les bainiieics An eidle ^'allieiil aux diableries grimaçantes, au haul Ixuuiel étoile des magiciens, à la uiai'oile de- fous, dans uu empiètemenl perpéUiel i]ui. aujourd'hui encore, se rencoulre dans (juelques-unes des IV'Ies à la fois religieuses et populaires du pa\s. On \il a|»paraîlre là. successivenieul : de-; préIres, des confréries, des Ihéàlres traînés par des chevaux el jouani les niyslères de la vie de Notre-Seigueur el de la \ ierge; le diable, sous la loruie d'iui Ixeid' monstrueux soid'tlani du l'eu et accompagné de deux enfants vêtus en loups; derriei-e lui. les poile-hauuiere de saini Michel et le saiid patron de la ville lui-uième, l'eprésenlé pai' uu cavalier couverl d'une armure étincelaule. r('pée el la lialaïuc à la uiaiu; jiuis les corps de nuMieis précédés de leurs étendards; un grand chai" sur lecpiel uu ours assis louchail un orgue d'une musiipie parliculière, produite, au dire des < lu'ouicpuMU's, par les miauli'meiils exaspérés de \iugl-(|uali'e chats eufernu''s séparémeni dans des caisses el dont les (pieues étaient liées aux louche- du clavier, ce (pii amena sur le pâle visage soucieux de l'hili|qje, ])réseul à la fêle, un de l'es rares s(un'ires ipie l'hi-loiic compla: pui- encore i\c> bandes de jeunes garçons, hahillo lev un- <'u singes ou en cerfs, les aulre^ eu pourceaux, ceux-ci chargés de représcnler au nalunl la fable des compagnon^ d'I Ivsse: le ( lieval l'égase; LK HHABAM. 10 les quatre til> Ayninii montés sur Bavard ; un grillon, des chameaux, des autruches chevauchées par des anges; un serpent vomissant le feu; puis toujours descluirs, au nombre de quatorze ou quinze, dont l'im, occupé par uu arbre à chaque brandie duquel tigurail un enfant, symbolisant les rois juifs ancêtres de la N'ierge, et, comme pour allonger démesurément cette cavalcade déjà si fourmillante, les patriciens, les serviteurs de la ville, les membres du magistrat, les trois ordres mendiants, le clergé des paroisses avec la châsse de sainte Gudule, etc. Ce ne sont, en ce règne brillant de Charles-Quint, ([ue tournois, carrousels, tirs à l'arc, concours de rhétoricpie, défdés pompeux, parades publiques, réceptions solennelles, prétextes à fêter les souverains. Heureux peuple ! serait-on tenté de s'écrier, si l'on n'entrevoyait derrière tout cet aj)parat la nécessité de complaire au maître tout-puissant, et si à la gaieté des parades en plein vent, confondant dans une large cohue merveilleusement reluisante d'or et de couleurs vives les seigneurs, les bourgeois, les massiers et les serments, ces escrimeurs armés de piques et de hallebardes, tout en blanc et bleu, ces archers en blanc, noir et rouge, ces ar- balétriers de Saint-Georges en rouge et blanc, ces hommes d'armes, ces juges, ces porte- bannière, ces jurés en robe de drap rouge, ne correspondait la procession funèbre de ces cent cinquante gentilshommes espagnols et italiens qui, le jeudi saint de la même année l.oiO, par basse condescendance pour la dévotion de l'héritier de l'empire, se flagellèrent par les rues jusqu'au sang! III Une Cour des Miracles. — Musiciens du pavé. — Le goi'it de la musique et des spectacles chez les Belges, Le théâtre flamand. Lue vraie Cour des .Miracles fleurit dans certains quartiers bruxellois, principalement dans les cloaques humides et malsains qui abondent au fond des agglomérations populeuses de la rue Haute, de la rue de Flandre et de la rue d'.\nderlecht, ravinées, comme des madrépores, d'une intinité de ruelles boueuses où vit, dans une obscurité perpétuelle, un pâle peuple ravagé par le vice et la misère. A de certaines heures, truands et mendiants partent de là et envahissent tout, la rue, le porche des églises, le seuil des théâtres, comme une lèpre tolérée sur laquelle la police ferme les yeux; c'est par milliers qu'on les voit pulluler, courant de leur grand pas accéléré, les aveugles comluils par des enfants, et les autres allant à leurs affaires tout seuls, avec une activité furieuse de vermines. El, de même que les particuliers, les établissements publics sont grevés la plupart d'un certaiu nombre de ces calamiteux. qui rançonnent le consommateur, ])rati(|u;inl là comme ailleurs leur industrie nomade. Celle-ci quelquefois leur doiiue des aises : on montrait, il n'y a pas longtemps, uu aveugle, d'une tenue décente, qui, petit à petit, à force d'économiser sur les aumônes journalières, était devenu propriétaire de trois maisons habitées par des mendiants comme lui. Cette exploitation ne sévit pas seule : Bruxelles paye encore le Iribid aux musiciens ambulants, gratteurs de guitare, limeurs de violon, tourmenteurs de harpe et d'accordéon, chanteurs de romances et de complaintes, toute une variété pullulante d'artistes déclassés dont un ancien quartier, à présent disparu, les Marolles, monojtolisait autrefois la possession. C'était là comme un rendez-vous de toutes les vomissures sociales, amassées par le progrès d'une végétation constante, et qui lentement s'étaient infiltrées parmi la population primitive, très particulière celle-là, avec des mœurs, des coutumes, des fêtes et même un langage différents 20 LA np:L(,ioi E du re>te do ragglomoratioii liriixelloise. Toiil ce monde oucombrail des logis étroits et bas, s'oiivranl sur des ruelles transformées en cloaques par le déversement des détritus et la stagnation des lessives; cliiiionniers, ramasseurs d'escarbilles, ramoneurs, troubadours et ménestrels fraternisaient comme une vaste famille, sur laquelle sétait gretl'é le ramassis de ribauds et de sabouleux qui, les jours de kermesse, se débandaient le long des prome- nades, avec des étalages d'ulcères et de fractures innombrables. ^^^^^smxx> i^RAiW M AKCllANUl- U Htl KS. A cette époque, les MaroUes signalaient une des singularités bnixelloises; on y allait accompagné des gens de police, comme on va voir certains quartiers de Londres et de .Manchester; mais riiorrcnr, à beaucoup près, n'était pas aussi grande. Il existait bien des bouges suspects et des ruelles mal famées oii se f;»isaient prendre, comme dans un traque- nard, les cliourinciiis cl les \nli'urs (\i' profession, attirés par ce grouillement lumiain dans lequel ils espéraieni poiiMtir se dissiniider. Toutefois c'était l'exception : une dépravation inconsciente, produite par les |)romiscuités de riialiihiliun cl le parquemcnl nliligé des JJ-: ItlIAliA.M. 21 ménages flans ries locaux exigus, remplaçai! l'elTrovable criminalilé des carrefours anglais. I ►'honnêtes artisans s'y rencontraient même, ([ui étaient nés dans ce dédale de petites rues et continuaient à y demeurer, par suite de l'attachement aux vieilles choses, indéracinable chez le peuple, surfout chez celui-là. Chatiue soir, une légion de croque-notes s'échap})ail de là et s'éparpillait dans les cabarets, raclant du violon, pinçant de la harpe, miaulant de la clarinette, dcvaiil un auditoire composé TÏI'ES UE LA KLE UAUTE. (VoyCZ p. 19.) de buveurs et de marchandes d'ceufs, ces truculentes matrones en jaquette tuyautée et bonnet ruche, qui colportent le long des tables de grands paniers partagés en compartiments, où non seulement le })roduit des basses-cours, mais les crabes, les bigorneaux, les noisettes, les saucissons s'entassent à côté de petites croustilles au safran, appelées mastelles. Quelques-uns jouissaient d'une célébrité : un Paganini de contrebande avait chaque fois une galerie qu'il étourdissait de sa virtuosité effrénée ; un ténor rossignolait du Hossini ; et on n'a pas oublié la vieille guitariste, en chapeau à [ilumcs. (|ui s'interrompait de nasiller une ariette de Donizetti 22 LA BELGIQUE. pour priser iino pincée de liihne. Kiili'cz Télé dans telle guinguette des boulevards, le Prtil Paris: vous y entendrez encore un vieil aveugle h barbe neptunienne. sa contrebasse entre les jambes, barytonner des chansons composées par lui, aux applaudissements des bandes de commis de ravon et de jeunes modistes abattues sous la tonnelle. Onebpiefois des associa- tions de trois ou (jualre instrumentistes fornii'ut un nrclieslre en niinialin-e, a\ec le \iiiliiii pour coryphée, tous graves, les cheveux pommadés, proprement vêtus ; l'ini d"eii\. le morceau joué, passe entre les buveurs et fait la collecte. Cela met une animation dans les silences de l'assemblée; les parties de jeu se ralentissent; il y a alors comme une grosse joie d'avoir, pour le prix d'une consommation à bon marché, de la chaleur, tics songeries et de la musique. Cette prédilection pour la musique se rencontre, du reste, dans toutes les parties de la Belgique ; des villes de quatrième ordre possèdent des salles de con<-ert où se t'ont entendre des artistes en tournée; les villages eux-mêmes, principalement dans le pays de Mons, de Liège et de Charleroi, organisent des soirées musicales, auxquelles on accourt de plusieurs lieues à la ronde, il n'est si mince commune qui n'ait une société de chœurs ou de fanfares, tantôt alimentée par l'ensemble de la population, lantôt par une catégorie spéciale de travailleurs, ouvriers de verreries, de mines et de laminoirs; en sorte que chaque industrie à peu près est représentée par un groupe de chanteui's ou d'instrumentistes, lequel, suffisamment exercé, risque à un moment donne la dépense d'un déplacement et va participer aux festivals voisins. C'est alors une circulation de drapeaux et d'accoutrements particuliers convergeant de tous les points vers l'endroit du concours, et les prix sont chaudement disputés. Presque toujours, dans les petites localités du moins, ces sociétés recherchent la présidence d'un chef d'industrie ou d'un notable, dont la bourse, largement ouverte, les aide dans leur organisation. Quelquefois des représentations dramatiques renq)liiceiil les auditions purement musicales : une grange se transforme en théâtre par le moyen d'un ti'éleau assujetti sur des futailles; et des acteurs du cru, noircis au houdion et affublés d'oi'ipeaux grotesques, y jouent des vaudevilles, des saynètes, des pantalonnades devant un public extasié. Un peu du vieil esprit qui rendit les chambres de rhétorique si prospères anime d'un enti'ain très grand ces parades rudimcntaires. Dans les villages riches, une rivalité de costumes chez les interprètes s'ajoute aux frais de la mise en scène. Les villes, de leur côté, renchérissent sur ces prodigalités rustiques par des étalages coûteux, où perce l'altaidienient à tout ce (pii sollicite et charme les yeux. Bruxelles, toutefois, l'emporte dans cette émulation générale; ses cercles d'artistes et de musiciens, dirigés par des maîtres accomplis, jouissent d'un renom européen; il n'y a personne (|ui n'ai! enleudu parler de ses musiques militaires, de celle du régiment des guides siu-loul; et les auialein> i\u grand ;irl encombi'ent régulièrement les salles on l'orchestre du Conservatoire et des Concerts populaires détaille tour à tour Haydn, Beethoven, Berlioz, Weber et \\'agner. .\ucun exclusivisme d'ailleins dans les goûts : on exécute la musique française aussi bien (|ue l'allemande (;t l'italienne; la musi(|ue llamande, incarnée en un compositeur de grande fougue, l'ieter Benoît, trouve elle-même des partisans fervents, (irandc affluence, en outre, à l'Opcia. (pii s'appelle ici liH'àti-e de la .Monnaie, et aux théâtres secondaires, les Caleries Saint-lluherl. le l'arc, le .Molière, elc. Les premières y sont très courues, quehpu'fois bruyantes : un acteur est sifllé pour niu' anici-oche légère; la moindre altération des inleutions originales suscite des protestations, et, par surcroît, le public réclame des voix sans lares. Ces exigences lui ont fait une ré|)utation de sévérité qui trouble les débutants. I)e même ipi'il iilVcclionne les spectacles de la iiie. le iirahancoii aime les cxliihilioiis de la rampe, les décors de la l'éei-ie, les helles élégances artiticielles de la parade scrnii|U('. Les LE BllABAM'. 23 kermesses, les réjouissances populaires, les occasions de festoiement public se coniplèLent toujours par des représentations gratuites auxquelles les artistes, les petits employés, les bourgeois peu fortunés assistent en foule; et les cercles d'amateurs où l'on joue le drame et la comédie abondenl, aussi bien citez le peuple que dans les classes moyennes. .l'ai plu< dune fois expérimenté l'intelligence de ces acteurs improvisés, gens d'atelier et de bureau qui, sur les planches, avaient l'intonation ample et rythmée des acteurs de profession et soulignaient avec finesse les moindres nuances, comme s'ils eussent fait de cet art exceptionnel une étude constante. Chez (juelques-uns d'entre eux, la prononciation souvent vicieuse du Belge était même à ce point corrigée qu'on aurait pu se croire dans une vraie salle de spectacle, devant des interprètes habitués à une diction claire et étudiée. Cependant la véritable originalité éclate plus particulièrement parmi les cercles flamands, jouant, dans cette langue des Flandres, moelleuse et vibrante, aux cadences pleines et prolongées suivies de consonances gutturales, les pièces du terroir d'un esprit si différent de celui de la scène française, pantalonnades au gros sel, où le comique se complique de carica- ture, farces avec accompagnement de grimaces et de coups de pied au derrière, allabulalions burlesques, reposant, presque toutes, sur une observation assez juste du personnage, surtout quand ce personnage se prête à une interprétation satirique. 11 y a là comme une création spéciale, un peu grosse, reflétant avec une jovialité expansive les drôleries et les ridicules d'un certain type bruxellois, tenant tout à la fois du cockney, du jocrisse et du prud'lionime. Naturellement la pure langue littéraire n'a rien de commun avec le jargon qu'on lui prête ; c'est un patois mixture, dans lequel les mots français s'achèvent en désinences flamandes et les expressions flamandes se greffent sur des tournures françaises; mais l'efTet en est irrésis- tible quand à la charge parlée s'ajoutent une mimique expressive et une tète sérieuse, rasée de près, d'une rondeur sotte et bouffie. Il existe à Bruxelles un théâtre flamand, supérieur peut-être, parla spontanéité du trait et la franchise des moyens comiques, aux autres théâtres où se débitent les pâles et rares comédies de mœurs locales, écrites en français. On y sent la rigueur d'une observation peu soucieuse des visées littéraires et lointaines, mais préoccupée d'effets immédiats et d'irrésistibles intentions bouffonnes. Rien chez l'interprète, du reste, qui sente l'alTectation guindée et la pose systéma- tique de l'homme de métier, petit à petit ankylosé dans ses rôles et fniissant par leur donner une tournure habituelle et comme un même pli figé. Au contraire, un large renouvellement d'invention préside à ces créations qui se complètent chaque soir par un trait imprévu et une floraison de détails ajoutés ù mesure dans l'entraînement du jeu. Ces acteurs, d'ailleurs, ne sont pas, comme sur les autres scènes, des spécialistes faisant du théâtre par étal; la plupart s'improvisent comédiens au feu de la rampe, et le jour sont employés dans des bureaux ou des comptoirs. Ils ont des mœurs paisibles, une existence modeste de petit rentier à l'abri du besoin, et, le soir seulement, se transforment en crispins, en sganarelles et en uylenspiegels, dégingandés, grimaçants, tout entiers au démon de la farce. IV Coup (l'œil ri'trospt'clir. — Bruxelles historique. — La lévoliilioii briibançoniie. Bruxelles, l'humble bourgade obscure du sixième siècle, après avoir connu des fortunes diverses, s'était petit à |ii'til étendu au point de compter, en 1370, deux enceintes, sept portes 24 LA IJKLCini !•: et soixante-quatorze tours. Hiclio. remuante, en proie à des dissensions intestines où s'épan- chait son besoin d'activité violente, la vieille cité étalait, au cœur th la monarchie espagnole, une abondance de palais et d'églises (jui incline à l'idée d'un fourniilloment de peuple et de grands seigneurs, dune circulation d'équipages et de chevaux, d'un large train de vie entre- tenu pai- une dépense incessante. La ville en ce temps a six mille six cent quatre-vingt-quatre maisons et couvents, environ soixante-quatre mille habitanls, près de quatorze cents religieux, trois quartiers et quarante et une sections. Les d'Egmont, les Mansfeld. les Taxis, les Culembourg, les de Lannoy, les Lalaing I. ANCIENNE rnn lE m h al. et les Boussu y résident dans des hùlcls som|jtueux; la halle au l'aiii du maison du lioi se dresse en f^ice de son hôtel île \ille: el la magnificence de ses églises anciennes \a pâlissant devant celles (pii s'édilient, Sainte-dudule enire autres et la chapelle du Saint-Sacrement. Si la vieille réputation de son industrie dra])ière a petit à petit déchu, ses laines teintes, ses toiles, ses lapisserirs el ses ai'mures ligurenl en première ligne sui' tous les marchés de riùiropc; elle s'enorgueillit de ses eollceliciiis >;i\;inlcs. iiioiilre avec eom|>laisance ses sept écoles latines, dont une supérieure, ses treize écoles llamandes et ses trois écoles wallonnes on françaises; el, devenue au temps de la cour de liourgogne comme le jardin des lettres el des ai'ls, elle continue à lleurir sous l'épanouissemenl dt; ces esprits, les poètes .lean Lemaire. itemacle de Tlorennes et Jean Second, les peintres Franc-Floris. Miihcl C.oxie et Uernard \an \. les architectes Kelderniaiis. \an Pede. \an Hodi':;li('iii. Ii'~ -axaiii- ('.orin'ille Agrippa cl Krasmr, toute la (■lait('' et la gloire du siècle. \IHn.LtS MtlSUNS 11 f I.A IM.ACt UK 1.' H 0 T E I,- U E-N I L L E, A U K L >. t L L E S . (Vuyt'Z p. 27.) LK BHABAM. 27 Brusquement le profil fauve de l'Iiilippe s'embusque derrière cette pros|)éritc ; Marguerite de ['arme n'est bientôt plus qu'un instrument insuffisanl entre ses mains ; la gouvernante cède alors la place à ce iigre aiïob' de sang liumain, Alvarès de Tolède, duc d'Albe ; et derrière lui la meute innombrable des tourmenteurs prépare les grils et les clievalets. Un premier vide se fait à la nouvelle de cette arrivée terrifiante : cent trente mille ciloyens émigrent en Allemagne; |iuis la mort à son lour taille des coupes sombres dans la population soupçonnée d'hérésie. Les deux frères Yerdickt, Clmrles Lamoral, comte d'Egmont, le seigneur de Backer- zele, Jean de Casenbrodt, secrétaire d'Egmont, r*liilip]ie, comte de Ilornes, dix-huit autres gentilshommes, mourant sur la place publique, à Bruxelles, les uns décapités par le glaive ou écarlelés, les autres brûlés vifs après avoir subi l'ampulalion de la langue et du poing, d'autres encore lentement torturés par ce mécanisme effroyable, l'estrapade, qui consistait à abaisser et à remonler, [)ar le moyen d'une poulie et la tète en avaai. par-dessus un brasier flambant, une victime à laquelle, préalablement, on coupait la langue et l'on brûlait le pied et la main entre deux fers rougis à blanc, ne sont que le prélude des hécatombes qui, petit à petit, saignent aux quatre veines le pays. En moins de cinq ans, les grandes villes, ces ruches où s'élaborait la richesse nationale, déchoient à ce point qu'un historien, passant à Gand, déclare n'y avoir vu que deux chevaux paissant dans la solitude des rues. Et l'horreur va grandissant jus(iu'au momeul où le sinistre lieutenant du roi-vampire, ayanl fait numanivrer jusqu'à la faire éclater la machine qualifiée par lui » conseil des troubles » et par le peuple « conseil de sang », est enfui rappelé et s'en va, dit l'histoire, expier dans une agonie hideuse, aggravée encore par des visions suppliciantes, le deuil et la misère des Flandres. Lui parti, la sève se reprend à parcourir le grand corps moribond de la nation. En 1581, des décrets ayant promulgué à Bruxelles l'abolition du culte catholique, la suppression des couvents et l'expulsion des prêtres, la ville, cernée par l'armée espagnole, subit avec un dédain stoïque les privations d'un blocus douloureux. Un péril conjuré, il lui faut faire face à des maux plus grands et, les affaires interrompues, le commerce partout anéanti, sans communications avec la mer, disputer aux événements une existence menacée par les dis- sensions intestines autant que par le pillage et les rigueurs de l'autorité. C'est une époque trouble, sans cesse bouleversée de bourrasques imprévues, où la paix et la fortune publiques ne connaissent un instant la stabilité que pour être mêlées sitôt après à des aventures nouvelles, et qui, éclaircie pendant de coui'tes accalmies, soudainement se rembrunit sous des orages interminables. X peine les archiducs Albert et Isabelle ont-ils fait refleurir les lettres, les arts et les sciences, dans cette cour rassérénée où liubens et Juste Lipse étaient tenus en si grand honneur, que la tourmente recommence : dispute avec les gouverneurs, querelles avec les magistrats, émeutes toujours renaissantes au sujet des vexations de la soldatesque royale. Joignez-y la peste qui éclata en 1667, la reprise de la guerre avec Louis XIV, le bombardement de Bruxelles par le maréchal de Villeroi, pendant lequel, trois jours durant, vingt-cinq mortiers et dix-huit canons vomirent sur la ville trois mille bombes et douze cents boulets rouges, anéantissant littéralement onze églises et trois mille huit cent trente maisons et en- dommageant quatre cent soixante maisons et sept églises, sans nécessité et pour le bon plaisir du grand roi. Mais presque immédiatement l'énergie de la race se fait jour, de nouveau, dans un bel aspect de ville neuve sortant en moins de quatre ans des décombres de la ville ancienne, avec des palais reconstruits, des richesses redorées, les fastueuses architectures ornementées de cette place de rHôtel-de-Ville qui est encore une des curiosités de l'Europe. C'est merveille de voir ce peuple résolu réparer ses désastres presque sous la gueule fumante des canons. Tour à lour la proie des dominations étrangères, convoité par la France 28 LA BKLOIQLE. après avoir élr j;arrotté par r^spagiip. cl martyrisé par les sbires du marquis do Prié après avoir été saiijné par les lorsionnaires d'Albe, il p,iirde dans l'épreuve son insoumission nalive. s'accommodant eu apparence de tous les régimes, pai-co (pi'an fond ils mainlicunenl son intéf;i'ilé, mais en réaiilé rebelle an joui; cl d'une secousse d'épaules ébranlani t\c Icmps en temps I auldrih'. moins par liainc du pniixdir. doul il aime la mai;niliccncc, (pic |)ar uoùl de rindépendancc. L'Étal pourlani, dès le milieu du di\-huitif'me siècle, s'élail équilibré, grâce à une réparti- tion |)lus équitable de l'impôt, à une sécurité plus grande des personnes, à un fonctionnement meilleur des l'ouagcs administratifs. Pendant près de trente ans, IJruxelles put goûter, sous le gouvernement paternel de Charles de Lorraine, une paix non troublée. Kn même temps, les finances jmbliques se consolidaicul ; le commerce et l'indusliic écliappaicul aux llucluations qui les avaient si souvent culravés; la prospérité générale se manifcslait dans l'accroisscmcut des habitations et l'aisance des ménages; les sciences et les lettres, eflicacemcnl |irotégées. recevaient pour s'v abriter une demeure (pii porta le nom dWcadémie impériale; et pareille- ment une .Académie de peinture cl de sculpture était fondée. Il y avait à présent un conseil d'Etat, un conseil privé, un cnuscil des finances, un conseil souverain de l'rabant. tout un échelonnement d'institutions établies en vue de la maicbc du mécanisme gouvernemental. Pour loger à l'aise cette extension des pouvoirs publics, la ville elle-même s'était agrandie par l'adjonction d'un quartier bàli sur un plan régulier, dans le stvle étalé et lourd de la décadence italienne : vaste conception architecturale qui concentrait dans un même endroit les splendeurs du règne et l'oulillage politique, et transformait un plateau pres(pie exclusivemeut f(ii'esti(M- eu un bloc d'hôtels massifs, dont la large (ir(l(uiuauce s'alliait avec l'idée d'une société solidement assise. .Vujourd'liui rncore. ce (piailici' garde sa d(^slinali(iM ; c'est là. à im pas du palais de la dynastie, ([ue s'entretient l'organisme cimsli- luliouuel. s'élaborent les législations, se consomment les actes de la vie publicpic. avec cette vitalité redoublée (pii signale un |)euple actif et sagement amoureux du progri-s. Cependant |{ru\elles. non plus que le reste de la nation, n'était arrivé à uni^ stabilité définitive : les liem'es difficiles allaient sonner de nouveau ; derrière ce long règne haïKpiille de Marie-Thérèse se lèvent menaçantes les figures de Joseph il, de iNapoléon cl de (liiillaume de Hollande. A peine s'est-on habitué au\ douceurs d'une cour ennemie des aventures, que celles-ci recommencent : c'est d'Alton, exécideur des haides O'uvres de l'empen'ur rationa- liste, s'avançant à travers les provinces révoltées, pour assurer l'accomplissement du décret qui dissout les Etats généraux du Urabant. coupables d'avoii' refusé le vote des subsides ; ciuf| années apri's. c'est lliiinonric/., le \ainqueur de .lemmapes. arrachant la Belgiipie à la domination aniricliienne cl \ implaulaul la républiipie française, brusquement l'cmplacée l'année suivante parla réintégration de l'Autriche; puis, de uouxeaii. la bataille de EleiuMis rend le pays à la l'"i'ance et bala\e les hnp(''riaii\. A partir de ce moineid. la |{el;;i(pie sid)it l'absorption de la puissante l'épublicpu' ; elle la subit à travers un engourdissemeul de toutes ses énergies, connue un c^rps immobilisé dans un accès d(> somnambulisme ; et le césarisme (unuipoieiil de celui (pil s'appelail le maîlre du uuuide aciit'xe de (li''sagr(''ger ce (pi'il lui reste de sa l'orle iudi\i(lualilé ancieinie. Traitée en pa\s compiis. elle ipii. à travers les régimes les plus rigonri'ux. avait su garder son autonomie, elle devient, aux mains du roi des rois, une machine à produire IDr et le sang néçessaii'cs aux ambitions colossales cpii ébranlaient les (Miipires ; des fournées humaines, le meillciu' de sa chair, s'en vont s'anéaidir an goidl'rc des défaites et des victoires ; entrée dans l'engrenage aux dents de fer (pii se nomme la conscription. Ie> récpiisitions. les impôts, le tribut eu ai'gent el eu naliire. comme un biMail pour les dospolismos, ronliiiiif lit à nourrir los nppélils insntiahlos du roiKHipranl après avoir alinionté le inolooh Philippe 11 cl loiis les autres croqucmitaines de son liisloire, elle linit par n'être plus qu'une marqueterie géographique effacée, sur laquelle se projet le l'ombre d'une civilisation de ter et de feu. Elle perd même, dans son indignité, le droit de s'enorgueillir de ses collections d'arl ; ses cliefs-d'u'uvre, héritage d'un passé merveilleux, vont s'ajouter dans les musées de l'aris, comme un tond de gloire ancienne, à l'apolliéose du jeune empire, le(|uel, pour la dédommager du butin spolié, des vexations subies. d(> sa large collaboration jamais marchandée aux pompes funèbres de la conquête, la gratihe en retour d'une législation régulière, d'écoles et de fondations importantes. 3 ' ■ *^K^^!i'';,è/^£L_ I' M. AÏS lu' noi. i 11 instant, la nation incorporée put se croire assurée contre les cliangenients ; 1 iiabitude, (jui désalonrdit les chaincsles plus pesantes, avait mêlé de pâles douceurs à son infortune; et. taillée à merci, vidée par les coupes sombres, amputée de ses bras, elle s'était reprise à vivre d'un souille précaire contre vents et marées. Tout à coup cette date : IHI.'i, sonne à la grande horloge, et «le nou\eau la chcNaucliée des armées rccomnience. Ine pi'odigieuse a\alan(he d'Anglais, de Prussiens. d(^ Hollandais s'abat sur la l>eli;i(pu', obscurcissant de ses lourdes masses noires le soleil d'Auslerlit/, décliné à l'horizon. L'avalanche se disperse bientôt, il est vrai ; mais à peine la poussière des légions en marche s'est-ellc dissoute diins le ciel |)aciHé, où l'aigle naiioléonien a cessé d'agiler ses ailes, que la Ici ic tremble encore une fois, et une nouvelle trombe humaine em])lil le |iays de ses tourbillonnements affolés, tandis (pie, rapide comme les boulets de canon (pii oui porté le 30 LA BELGIQUE. nom franrais aux qiialre vcnis île IV-spacc, rompcrciir faiilôine, ('mprfïonnt de romln'c, pousse en avant ses bataillons pour une partie dci'isive. Alors c/esl une tourmente plus ellroyahle que toutes celles (|uon a vues : les artilleries crachent la mitraille dans l'atmosphère changée en l'uiirnaise, cl les lu,md)res plaiutis de Waterloo, pai'eilles à des charniers, boivent des fleuves de sang. Cette fois, l'homme du destin est liien terrassé. Et. comme après l'écoidemeut d'uu torrent, le silence succède aux tonnerres des mêlées dans le pays belge, qui se détache de la Fi-ance et passe à la Hollande sous la loi de riiiillaumc. Cependant l'union n'est qu'à la surface; des germes de méconlentcmcul s'engendrent de la prédilection trop peu dissimulée du prince pour ses villes bataves; bientôt la contrainte générale éclate sons la pression des impôts, la prédominance (il'licicllc de la hiiigue néerlan- daise dans l'adminislration. les privilèges accordés aux Hollandais de |)référence aux abori- gènes, raccaparemcnt par le gouvernement du monopole de l'enseignement, mille vexations grandissantes cpii amènent entin les grandes journées de tSiJO, (les(iuelles sortit la Belgique indépeiidaule et libre. Des extrémités du Jiays, des hameaux aussi bien cpie des \illes, et de l;i jilaine et de la montagne accourent alors des hommes au cœur vaillant et à la tèle chaude; sans avoir besoin de se concerter, mais résolus à vaincre ou à périr, ayant pour arme la plus sûre leur foi dans la patrie, ils marchent, soldats éprouvés qui la veille labouraient la glèbe natale ou maniaient l'outil professionnel, au-devant des bataillons aguerris, et. cent contre un. à la baïonnette, à la hache et au sabre, font ployer les lignes ennemies ou payent de leur vie leur héroïsme, derrière les barricades où les grenadiers les exterminent. Bien n'est comparable à cet élan d'un peu|)le qui rompt ses cluùnes, se souvenant des lions qu'il y a partout dans ses trophées : les femmes et les enfants chargeaient les fusils dans les rues; les vieillards épaulaient en chancelant; bourgeois et ouvriers se touchaient fraternellement le coude aux postes périlleux; chaque maison, défendue de la cave au grenier, avec ses volets entre-clos d'où partaient les balles, et ses lucarnes béantes vomissant sur l'ennemi les meubles, les ustensiles, les briques arrachées aux miu'ailles, était un rempart imprenable derrière lequel toute une cité combattait. Et telle élait la surexcitation générale que chacun, avec une insouciance absolue du danger, faisait des prodiges de valeur : des citoyens s'en ailaieiil. par petites bandes, combattre les avant-postes, et d'autres organisaient des expéditions nocturnes, isolés ceux-ci et ceux-là en rase campagne, loin des portes de la ville. On partait pour la mort comme jtonr une partie de plaisir, et, unis dans une commune pensée, sans ressouvenance des divisions anciennes. Wallons et Eianiauds liarcelaieni, canardaient, décimaient les blonds soldais de la maison d'Orange, malgré lecpii-xive d'une alei'te perpétuelle. \u milieu des caractères tranchés de ces hommes venus de foutes les provinces, la gaieté brabançonne ])articulièremenl ti'anchail siu" la gravité un peu pesante des patriotes d'.Vlost, d'Osl(;nde, de Courlrai, de Bruges et de Cand; elle chantait à travers la mous(|ueterie ce refrain ailé qui s'entend à chaque page de l'histoire, ajoutant ses quolibets au défi des balles, l'ne jovialité enfiévrée de Ivermessc se mêle, en elfet, à ce patriotisme làcliê par les rues, avec une débandade de gr(js iustinefs; les ribambelles di-poitraillées (pii s(^ ruent à l'assaut ont des bravades féroces de gens sortant de lahle, et le sang se verse comme les verres se lemplissent, entre des rires interminables et des coups de gueule rabelaisiens. C'est le débordement d'une race comprimée par deux régimes successifs et dont la \ie oisive, inaclive, brusquement éclate dans une révolution qui a l'air d'une émeute et dans des coups de main magnili(pu's comme des iliades. I'e?idanl que les bras mau(eu\ raient, les cerveaux ne demeuraietd pas oisifs : la désorga- nisation grandissante des lignes hollandaises à rexli''rieur axait pour eoiiipli'uieMl i'organisalion LE liitAIJANT. 31 (l'un goiivornenif-nl |)rovisoirc à l'inlérieur. Il s'osi troiivr, dnns co[[o l>cli;i(nio (ro|) léf;èrenicnl qualiliéc d'apathique, dos liommcs de conseil supérieur cl, de décision rapide qui, au bruil des fusillades, sous la pluie des boulets, surent tout à la t'ois pourvoir au\ mille nécessités de la défense, parer à lanaicliie. édicler des lois et jeter h^s hases d'un Klal stable, parmi l'universelle etTervescence d'un peiqile soustrait à toute espèce de coercition. C'est cette graine première qui, petit à petit fermée dans un terreau arrosé de sang, a lini par s'épanouir sous la forme du gouvernement constitutionnel, avec ime large ramilicaliou de di-oits faisant le citoyen libre dans l'Klat libre. Les événements (pii suivirent sont trop voisins de ce lenq>s pdur avoir besoin d'être ra])pelés : on sa il que le trône fut oH'ert à Léopold de Saxe-Cobourg, et que ce prince, pré- voyant une grande nation en ce petit peuple prodigue de son sang, l'accepta; on sait aussi que, le nouveau royaume à peine institué, le prince d'Orange et le prince Frédéric, au mépris de l'ariBistice provoqué par le roi leur père, envahirent le sol une jtremière fois libéré; on sait enfin que la Fiance, amie généreuse et fraternelle, envoya le maréchal Géi'ard à la tète d'une armée pour aider la Belgique à se débarrasser de cet opiniâtre ennemi. Ce fut la dernière convulsion; après quoi l'État jeune et sain, pareil à un cori)s vigoureux, prédestiné à se développer indéfiniment, se mit à prospérer sans secousses, accomplissant au grand soleil sa large besogne pacifique avec une activité régulière et mesurée. De calmes énergies, tournées vers le travail, avaient succédé à la grosse dépense de nature nécessitée comme première mise de fonds, dans la constitution du pays indépendant. En peu d'années, les arts, les sciences, l'industrie, les affaires se développent, s'équilibrent, forment une rapide circuialion morale et matérielle; en même temps l'armée s'organise, l'adminis- tration se raffermit, les écoles s'ouvrent, un premier chemin de fer rapproche les distances : et bientôt, la sécui'ité grandissant, les centres industriels prennent une extension plus vaste, le commerce bénéficie de gains plus assurés, l'épargne amasse sans danger des capilanx : c'est une floraison universelle de toutes les aptitudes qui ont pour objet la richesse, le bien- être, le train normal de la vie plutôt que la gloire et ses aventures. Toule proportion gardée, la Belgique est, à cette heure. (\c' toutes les nations la mieux nantie de lignes ferrées : elle a des entrepôts, des canaux nombreux, d'excellentes roules, un liort de premier ordre, Anvers, et un autre, Ostonde ; deux fieuves, la Meuse et l'Escaut, coupés de nombreux déi"iv;ilifs, le premier superbe, coulant à pleins bords dans l'entonnoir des montagnes, le second remué par les houles marines, entre des digues chaque jour immer- gées par le refiux, vaste, bruyant et formant comme le corridor de la grondante mer Au •Nord; neuf |jro\inces, agricoles et forestières, les unes et les autres inépuisables en richesses naturelles (|ui les prédisposeni merveilleusement à l'action des grandes industries. Et pour achever ce tableau d'une touche de peintre, partout l'activité humaine se déploie à travers un déroulemenl de paysages variés, où les vallées succèdent aux landes marécageuses et les grandes pétrifications aux renflements légers d'une plaine transformée par la culture en un énorme potager : ici les constructions modernes, les transformations récenles, l'adaptation de la nature aux besoins nouveaux; là les ruines, les vieux souvenirs, les restes d'une Iradition demeurée et comme un décor splendide brossé par les âges, sur lequel se détache et se meut la vie contemporaine. 32 LA BELCIÔL'E. \ Le vieux Bruxelles. — La Senne et les ]ionl<. — Industries locale.s. — Types et coutumes. linixelles, ciilro Uniles les autres villes, prolila largement des hienfails d'un i-ègne à l'abri des ((iiitlaiirations qui, presque partout ailleurs, pendtmt ces cinquante dernières années, ont éhranlc les peuples et les trônes. Il ne faiidrail pas cependant comparer la petite capitale de ISoO. Irjle que l'avaient faite les régimes successifs sous lesquels le pays éprouva tant de peine à alVerniir son auto- nomie, à l'exubérante agglomération d'aujourd'luii ; elle ne sortit pas loul île suite des langes et pendant longtemps oll'rit le spectacle d'une iran([uillilé ]trovinciale, où le Irain d'une cour tenue en suspicion ])ar l:i noblesse et formée dans le princi|)e d'élémeids dispanttes, ne suffisait pas à aili\ei- l'éniiilalioii du luxe cl de la dépense. Tel de ses vieux coins solitaires, la rue TerarUen, par exemple, avec ses perspeitixes ti'onquécs el la projeclioii de ses bretéques par-dessus le pavé bosselé, semble perpétuer encore la monotonie de ces jours loiidains. Une torpeur de silence pesait sur les rues; l'herbe verdissait le seuil des .hôtels |)aliiciens hermétiquement clos comme des forteresses; par intervalles seulement, apparaissait une silhouette de valet chargé d'épousseter les tentures moisies; les maîtres, eux, réfugiés dans de solitaires clulteaux, nourrissaient, en chassant le sanglier el le daim, Icins boudeuses rancunes. C'était aussi le lenq)s où une ceinture île fossés, vestiges tics anciens renqjtirts, circonvenait la ville, avec des portes pratiquées de dislance en dislance, par lesquelles les canqiagnes, à de certains join-s. se déversaicid à l'inlérieur, apporlani les denrées nécessaires à la consommation : leur mince lige de fer à la main, les gardes de l'oclr(»i. en tunique bleue agrémentée de boidons d'argent, présidaieni à l'accomplissement des formalités fiscales. iMais, pelil à pelii les niéconlenlements s'élanl eiVaeés, soit à cause des séductions gi'andissanles du règne, soit pai- suite de la nécessité de s'opposer à l'exlensiuii d'une noblesse créée pour suppléer à l'ancienne, les maisons aristocratiques se repeuplèrent; la haute ville, ébauchée par le prince (h; Lorraine, s'étendit; les belles rues el les riehes habitations se nndii|diérent ; el Mruxelles, successivement agrtmdi, élargi, assaini, livré aux démolitions el. coninie ce Paris qui loiuuientait ses ambilions, devenu l'enjeu d'une nuée de spéculaleiir?'. pril enlin l'aspect des grandes capitales. Ce n'est pas sans mélancolie (pie les vieux liruxellois se ra|>pellent les atliavanls re- coins, à celle heure remplacés par les syniétri(pies é(]uerres des grands boulevards, (pie l'on était certain de reucoidrer à chaque pas dans la parlie basse de la cité, il y a quehiue trente ans. lii délabi-enn-nt de masures vermoidiies. Ileiuies de mousses veloutées, avec des girollées sauvages dans les ci'evasses, niellait loul le long de la Senne se- pan- de murs déjelé>, surchargés de logetles en bois peudaiil en -niplomb >nr les eaiiv leiieiises, et hérissés de déversoirs en pierre \r.[\- où dégouliuaieiil les lessi\es i\i:< niéiniges. Tout un laci- d'imiiasses s'eiilie-croisait dans une demi-obscurilé eliaude. emplie i\o grises fumées tourbilloniianle- (pie le soleil lainail d'or, l'arlonl le plairas (•(■ailb'' cindail avec les pluies, laissanl à nu le rouge de la bii(pie, eoniine nue |iliiie, sons laiiveiil penché des loils capuchoniiés de lucarnes en saillie. Aux l'eiièlres, sur des cordes (eiidues, de- haillcuis sécbaienl. barioli'- de Ions éclatanls oi'i -e nAélail la leiidre-se nalionali' pour le- eoiileiirs vives; el (pielcpieluis de- pots de ctipucines, d'o'illel- poiirpié-. de pâles résédas biochaieuf LE BRABANT 33 sur (•(•Ile IViperie, laite pour caresser le regard d'un [)eiidr(! par ses (aelics constellées. En ces culs-de-sac grêles et ces étroites rues où le passage d'un chariot faisait refluer les groupes le long des maisons, habitait lui peuple (|ui avait gardé le relief et la vraie physionomie de la race, indépendaul. nar(piois, hadaud, ami des kci'uicsscs, des jeux |i(ipulaires et des réu- nions où l'iut chaule cl hoil. Là \ ivail ruu\rier des ral)ri(jues, des brasseries, des minoteries, H BUE TERABhtN. des multiples petites industries qui en ce temps pullulaierU dans le quartier, ne formant qu'une même famille, comme pour perpétuer la tradition des grandes corporations disparues : les énormes garçons brasseurs, aux carrures démesurées, avec une très petite tète apoplectique et bonasse de colosse; les menniers semblables à des pierrots poudrés de farine, leurs lèvres écarlates saignant dans le blanc des faces; les teinturiers barbouillés de lèches écartâtes ou violacées, montrant des bras écharnés par les manipulations corrosives ; les tonneliers au col massif enfoui dans les épaules et tapant, de leurs lourdes doloircs, le ventre des futailles. Tout ce grouillement humain emplissait la rue, brassant, martelant . chnudronnant, cardant 34 LA BELGIQUE. ou lavant de Ih Inine. aver uno bonno hnriKMir nidr, rà et là s'iiilciTonipanl pour avaler d'un Irait la thope de i)iere ravijiouranle. Ajoutez le roulement du charroi sur les caillduv pointus comme des Itroqucitcs, ici les inlerminables haquets des brasseurs loul soiiiiauts de ferrailles entrechoquées et ballottanl un ('cliafaudage de niuids. là les attelages de muiosses colportanl la marée, le lail. la boucherie, les tas de pain et les petits monts de salile; puis encore, aux heures niaiinales de rapprovisionnemenl. les tombereaux des maraîchers, surchargés de leurs pyramides de légumes et de verdures, et les lourds chariots rustiques, recouverts de bâches jjalluunées. où s'amoncellent les beurres, les œufs et les fromages, sur des gingas à carreaux bleus et blancs. Midi tombait sur ce train de la vie quotidienne, déversant eiilre les juaisous, comme entre des digues resserrées, la fourmilière affamée des usines. (|iii se bousculail, courait à grandes enjambées, cognait le pavé du galop saccadé de ses sabots. La rivière serpentait à travers cette agglomération de petites maisons tassées, en bonne ouvrière qui ])rend sa part du travail général et se multiplie pour être largement serviable : ses bras s'étendaient partout, plongeaient au cœur de cette existence besogneuse, avec des amas de grosses écumes jaunâtres aux barrages, des remous de vapeurs bouillantes le long des usines, des Irainements lents de flaques huileuses sur tout son parcours. Elle avait fini par être- le dépotoir, non seulement des industries groupées sur ses bords, mais de toutes les maisons riveraines ; il n'était pas rare de voir un ventre ballonné de chien flotter, pèle-mèlc avec des mise-bas et des détritus ménagers, à la dérive de ses eaux grasses et lourdes. En automne, des brouillards montaient de ses vases, assombrissant l'air de crêpes opaques à travers lesquels les réverbères, le soir, avaient l'air d'yeux rouges larmoyants ; et ses pestilences saturaient l'atmosphère d'une odeur particulière, où se confondaient des relents de caoutchouc, de cambouis et de vieille suie mouillée. C'était une des curiosités du vieux Bruxelles ; on llànait sur ses ponis d'où s'entrevoyait, par échappées brusques, la perspective des toits tailladés en dents de scie et aiguisés en gueule de brochet, avec des ressemblances vagues de canaux brugeois; la nuit, les fenêtres braséaient sur le noir des fonds, retlélées en un fourmillement de paillelles ignées dans les moires sombres du llol : et celui-ci, en se brisant aux arches, avait un bruissement doiix. continu, auquel ne résistaient pas les douleurs solitaires. Des solives épaisses barricadaient par places le courant, outillées de pièces en fer qui se levaient et s'abaissaient : c'étaieni les écluses; et, en d'autres endroits, des consiruclious se dressaient, des passerelles étendaient une barre mince, d'énormes roues tournaient, innetlant l'eau de leurs palettes. Ici le moulin de lînxsclimolcn s'apercevait i\\\ pont de l;i vw Saint- (îéry; là l'Eyckmolen, ou inoidin de l'Ane, contigu à l'église de iNolre-Dame de Bon-Secours; plus loin le moulin de Borgval, non loin de la rue des Pierres, puis encore le Baertmolen, ou moulin de la Barbe, el le Hriesmolen cdupaienl les profds d'amas de soupentes, de vastes carcasses démantelées, d'une (•()ni|)licali(in primitive d'iustallatinns, et tout le jnnr ronflaient, hoiu-dminaietil, faisaient une musique assoupissante sur laquelle se détachait le clair laiissellenn'ul ivIImih' dr^ milio en mouvement. \\n indre. des brasseries souftiaieni par leurs décharges des odeurs chaudes de houblon, si pénétrantes (pi'elles lleuraieut an large: et les connaisseurs, aussi raffinés, du reste, que les amis des vins de Bourgogne ou du l{hin, y savouraient à l'avance le ])arfiun de la bière nationale, l'épais lambic doux comme le sirop, et le lim|)ide faro à la fine saveui- acidulée. Tontes ces encomhrautes nia(;onneries s'aligmiii'nl (l;m> la reculée, espacées par de vieux mni> en liricpies. bombés dans le milieu et denii-eroidinits. par delà lescpiels ^'éiioin-itlaienl les |i)nl1c< violettes des lilas et retombaient les draperies massives des lierres, avec des mélancolies de paysage urhain poussé au soleil à travers les tessons de bouteilles et les c^ravats. LK nUAP.AXT. 37 La bonasse rivière avait poiirlant ses moments (riuuneur : au temps des crues, elle pénétrait dans les sous-sols, montait l'esealicr des eaves. souvent même envahissait les rez-de- chaussée, il ne fallait qu'une nuit pour opérer la transformation des bas quartiers en un vaste lac, duquel émergeaient piteusement des tronçons de maisons, et dont les remous, parfois violents, prenaient, au détour des rues, des airs de marine que contemplaient, lésignés. les bourgeois en Lonurt de colon, surpris ;ui saut du lil par rimindation. r '^■^''^^-''f'^^wii^i^^ k^ I .t^'i-\ri\\j^^i^-^ chai: r. F. I TK iik i.Airii r, k. ^Voyez ji. :!!. C'étail un arrél momentané dans raclixilé de cet enchevêtrement de populeuses ruelles; les condition- de la \ie éliiieul cluingées ;. des barques faisaient le ser\ice du ravitaillement, allant des hahilations à la bouciu'i-ie et à la boulangerie voisines; çà et là un énorme che\al llamaud, si IkiuI que son poitrail était à peine submergé, naviguait, calme et lent, toute une famille pendue à ses crins. Naturellement, ces envahissements de l'eau occasionnaient des désastres : des bicoques mal assurées s'écroulaient; le travail s'interrompait dans les fabriques et les moulins: les ménages, obligés de chômer. maiu|iiaii'nl (l'iniiiMii el (le inisÎTC ol de iiiiiliiilic s';ij(Uil;ii(Mil à la pci'lr des mnibles cl des ustensiles. Hriisquomcnl. le Idiif joué, la fantasque rivière rentrait dans son lii. laissanl |iar les rues de jaunes limons infcclanl le marécage et sur les pa|ii('is de Icnluic des niaiMin- d'indélébiles moisissures (|ni Unissaient par monter jusqu'au plul'ond. Eh bien, malgré ces frasques, on aimait la Senne d'iuie ail'ection tenace; il \ eut d'énergiques ]n'otestations lorsque les ingénieurs se ligni-rcni conlrc elle : c'est (pi'cn la su|»prinianl «ni abolissait du même con|) luie circnlaliini considérable, un uiou\ement d'atVaires incessant, des habitudes d'existence ])arliculiéres el un des cùlés les plus caracté- iisli(]nes de la |)livsionomie bruxelloise, celui-là par lequel s'éternisaient la vieille cité, les \ieillcs coutumes, les mœurs du bon temps, à un pas de celte place Saint-(iéry réputée le berceau de l'antique Brucsella. Le bour])eu\ et jaunâtre cours d'eau établissait, en elfet, une démarcation |i;irnii les gens de la ville; une race à pari, nullement comparable à celle des liants ([uarliers. s'était petit à I. A l'I.Att i>*l.\ 1 h-C* 1 H ERIN K. I.» .\Ol\ELI. E ET r, A\l.lK\.\h LGLISE. petit formée dans ses atmosphères grasses de houblon, pei'péinant la tradition de ce carac- tère étalé et rond, primesaulier, prompt à l'iujiu'e, dépensier, mais an fond Imu enfant, que l'histoire prèle aux k'ifhcfri'ttcrx on mangeurs de poulets, sobi'i(|uel (|u'a \aln aii\ liinxeliois leni- amour des nuingers succulents, ("/est dans le voisinage des brasseries et des nuinlins, entre la place Sainle-t^atherine et la rue d'.Vnderlecbl, la place de rHùlel-de-Ville et la place Saint-tiéry. que florissiiit le vieux hoin-geois bi'uxeliois; raremeni il franchissait les limites de la circonscriptitni oi'i il était né, où il a\ail pi'is femme, où il s'était enrichi ; toute son existence se renfermait entre le cabaret, sa boutique et l'église. On le l'cconnaissait à sa face pâle et rasée, à sa cliaiiun'e (''paiociété, a\ec des aises de grosse \ie animale, lion ( allioli(pie. il pari ici pa il à tontes \v> ueii\aines et à tnule< les octuves, LE KKAMANT. 39 s'Iiduoriiil (ra|)|Kiilfiiif a une coniVéric l'I jin-sciiic (mijours. en diiln'. adliriail à (luehjue Serment, ces aiiUques milices l)oiirgooises jadis exercées pour la baUiille et, aujourd'hui dégénérées en simples réunions de plaisir. Il existe au musée de Bruxelles un noir et séculaire tableau où 1(> peintre a représenté Tintante Isabelle abattant le papegai devant les membres du Serment réunis; elle savait bien, la rusée princesse, cpie rien ne pouvait plus llalter l'amour-propre de son peuple que cette condescendance à se mêler à l'un de ses jeux favoris. Le noble jeu du tir n'a pas cessé de passionner le vrai Bruxellois : même en ces temps pacitiques, il aime encore à se rendre, les jours de frairie, dans les prairies qui avoisinenl la ville et à y lancer nue volée de grosses flèches l' \ TIR A li B E U 0 B A U . avec l'espoir d'être proclamé roi et de gagner les couverts d'argent qui, pres(pie iinarialilement, constituent le prix de la joute. Il faut se rappeler la jovialité brabançonne |)our se rendre compte île l'animation de ces parties, où les cris, les rires, les cliquetis des verres dissoueid, pendant que, obèses ei trapus, l'uu après iaidre, les ri\aux bandent à la force des poings leui's énormes arcs ; la corde se tend comme uu câble, et tout <"i coup fait siffler la tlè( lie (pii part droite, rapide comme l'éclair, effleure le but. oscille lentement dans l'air, puis retond:)e, et d'autres fois, mieux projetée, va culbuter d'un coup sec le versicolore oisillon huclié à la pointe du màt. Naturelle- ment, l'installation de chaque roi est accompagnée de promenatles triomphales, de tournées de bière et de grands banquets où le sacre se consomme au bru il des fourchettes. Le tir au berceau n'excite pas moins d'enthousiasme; nombri; de vieux cabarels de la ville possèdent une allée droite, palissadée de planches et prolongée sous une voûte de verdure, io [-A r.Kr.oiori;. — (lo l;'i le iiniii (le Ix'iccMii - .iM'c, ili- ilishiiicc en (li>l;iiiir. des ai'ciulo lii;iiriiiil nue itcrspcclivc (11' |iiMli(|iii'. L'oiulirc (!('> rciiillccs |ici'silli' les Wxrvs idiii^ciuHlcs dos (ir(Mirs (|iii. ;iii Irais sons la channillc. par la Iniill'riir des a|>r('s-iiii(li cslixalcs. allrriicnl avec le niaiiiciiiciil (le l'arc on de l'arlialclc lo lam|i('i's à jtlriii i;osi('r drs i;raiidi's clioiics l'ciiinaiilo. \idaiil de loi'aiix d'ailleurs, aidaid de socicics; ( liaciiiii' a son licdcaii. ses coid iiiiifs. >oii palroii |tarli(iilicr, cl, les jours Af rcjoiiissaiiccs |inl)li(|iics, proiiii'iic par les laio un cleiidaid où l'or llciiril on arabcstpies lorlilli'cs sur le j;rena(, cl l'cnierandc des \el(Mirs. A ces jcnx, (pii soni le parla,i;e ilii lHinri:(>ois aisé, s'en adjoij;ncMl d'anircs. pins spi'ciale- nienl ri''si'r\ (''s an piMiplc. les (piilles cl le palcl, sin'ionl. lai nn''nie lcnip> (pic la naliirc du dixcrlisscincnl. le pri\ \aric : dt"- \ iciiiaillcs, un ipiarlicrdc porc, un janihon l'iinK'- rcni|)laceiil ici les niassixes ariicnlcries orre\r(''cs. Mais lonjonrs nous \o\oiis rcparailrc an houl do ces rcnnioiis les ai;apcs ahondaiiles cl liiiniilliicnscs, le coup de deni à lra\ers le làre (hdiridi''. nnc sorle Ai' noce de (laniaidic inlcrniinalilc (pii l'ail parlie des r(''licil(''S de la \ie llainandc cl doii compler parmi les ra\is>eiiiciils de son paradis. Tmd ici. d'ailleurs, es! pridexlc à lioire cl à inaniicr. nii liaph'ine, nii cnicrreineni, une ïrlc de l'aniillc, les solennil(''s palroiiales, — cl inui soulonicnl les corps conslilii(''s. les soci(''l(''s, les f;'i'an(ls sernienls luil leurs |ialrons, mais les proiossions cl li's nn''licrs; — de pins. idKupie semaine de Iraxail s'abrège du cli('imai;(' dn Inndi, iariicmenl ahronM'-; cl C(umne elle a c(miniciic('", raiin(''c s'acli(''ve dans une succession do .Noi'ls pemlanl lescpicls la _i;aieli' se donne larjiiciiK'nl carri(''re. Tu cliapiiro snr los i;aielos In ii\cllois(^s sorail inciniipicl >i l'ini ii'n parlail des jen\ popn- jaii'cs. ces f;i'olcs(pies divcrlisscmcnls on l'adresse (\[\ corps cl la snrclc de lieil (piel([n(d'ois sonI rc(piis. inai> dans nn lin! (pii n'a pins rien d'Iiéronpie. Il \ a d'alionl les courses de sacs pour rcmnies cl cni'anis; cnrcriin's pisipi'anx aisselles dans des lionrses liernu''ti(|iuMncnl closes ipii leui' eiilc\enl la lilterh'- des nnnixemenis, on les voil S(Mil)resanlei'. par i)elil> hoiuls sacca(lt''s, les \cn\ ardcmmcnl lixés snr If^dape. roiii;('s, s(niriianl. snanl, enire deux HIps d(> l'onle lussôe el iini'lanlo. A mesure ipi'ils appi^u lu'iil, leurs sanis s'acct>lèronl. lenrs déliani licmcul^ dc\icniicnl pins secs cl jilns r('d)ri!cs; soiixcnl leur impalicnco los perd, cl, près d'allcindre la liicnliciircusc limltale. ils roiilcnl dans la ponssiiM'c, lii l(''le en a\anl. Ce soiil oncoro les uiàls iW cocagne; l'un après l'anlro. Iionunes vl enlanls grimpenl le long de la porolio onduile de savon, mais la plupai'l se laissenl glisseï- à mi-cInMuin; un |dn> a\is('> se liisso onlin jusqu'à la cmn'onnc (n'i pendeni des jamlions cl di-s objets di\(>rs. l'ail rapidemeni son idn>i\. cl dcM'cnd an\ a|i|ilandi>semciils de la rue, en agilanl Irionipbalcincnl son lr(i|dice. \illciir>. le jeu d(> la cn\clle passionne la curiosili' publitpn'. l'"igiire/-\ous. en plein milieu dn pa\('. nn appareil d'escarpidclle a\ec nue cum'IIc se balancaid enire les nnailanls ; la ouvolle, pleine d'ean, csl ninnic d'un anneau dans loipiol un couitui', lancé à fond do train, doit |>assor une lance, .lin lu'' sur une (diarrotlo (pio poussent des camarades, il se ramass(\ s'aiv - bouli\ lend *a picpic. cpiaiil l'i^'lroilo (uivorlm-e; toni à coup le >igiial csl donne; alors la cliarrellc^c prccipilc ; le ri'cipicnl . la pliiparl dn lemps l'iappi' dan- -on milieu. s't''paiid en Ciiscado, Irouipant loule l'cipiipc; et un antre r(>C(Uiimence. ipii espère ('Ire pins lieurcii\. (Jn il cogne an iton endroit, il prend alors des airs de Iriomplialenr romain -iir -on cliar. (Jnchpicl'ois los b("'los sont a->ocii''es à ces parties, mais a\cc une barbarie ciin-lle. Le jeu de la grenouille, par exemple. c(nisisle à lancer, sur une pisic dclermin(''e. des br(nicllcs prèalabl(Miienl nanlie- de (pialrc on ciii(| mallicin'eux batraciens, anxcpiels le- caliotenuMits d'une conr-e \crligineu-c imprimciil bienlol d'oilVovables soconssos. La grosso allairo est de los emp(''clier de glisseï" à ba- i\[\ \idiiciili': Ir premier (pii arri\e a\ec sa cargaisini complelc gaguo le |nix. (pic souvent les painrcs bc-tiolcs. ('crasées. le- entrailles pciidanlc-. paxcid d(> leur \ie. Le JEC t>e L4 CCVELLE. LE 151; A 15 A NT i3 VI La GiaiiirPiaci'. — I>"eslomac île Bruxelles. — I/estaminet et sa physiologie. — L'estaminet apiiliiiiié au principe de rassociation. — Le Denier des écoles. — Charité et mendicité. Il'aillciiis, le vieu\ Itriixolles n'a pas lolaleineul disparu ; il siiftit de parcoiirii' le réseau des rues (jiii avoisinenl la Graiid'Place pour retrouver en partie la saisissante physionomie que présentait l'agglomération antériein-e. Là encore, elles s'entre-eroisent à angles brusques, UNE RLE PRES DE LA G R V M> 1" I. A C E . entre de petites façades étranglées, garnies de \i(riiies aux menus rarreau\ ([uadrillés, (niel- quefois saillissant en avant-corps sur le trottoir. l'rinciitalemcnt entre la place et le marché aux Poulets, le regard s'amuse d'un pàlé de maisons tellement resserrées qu'une voiture a peine à y circuler. A chaque pas qu'on fait là dedans, c'est une invitation à boire et à manger ; il n"v a pas une de ces petites habitations basses, aux lanternes clignotantes dans la nuit, (lui ne sollicite la gourmandise : ici, un amoncellement de volailles grasses, de lièvres et de chevreuils ; là, une marée jetée toute perlante sur un étal, ou des bourriches d'huîtres éventrées sur le seuil ; ailleurs, contre des rideaux festonnés entr'ouverts sur im rang de tables dressées, des plats où marinent dans les coulis des viandes roses, parmi les légumes et les fruits. Et plus loin, le spectacle recom- mence : toute une rue, celle des Boucliers, s'emplit du produit des carnages journaliers ; poulets, coqs, dindes, pintades, faisans , s'entassent par charretées derrière les vitres ; à côté, des boutiques de tripiers regorgent de dépouilles animales ; et partout, sur les rayons, 44 LA BELGIQUE. des tètes de veau, luisantes et blanclios, immobilisent leurs ranf!:ées mornes. C'est ici le cœur, c'est ici surtout TestomaTc de la capitale. L'étranjïer jeté dans ces appétits sans cesse renaissants défaille, comme (ie\ant la sensation d'une existence sui'uourrie ; et cependant il est attiré par les matérialités |)lanlu- reuses qui s'oflrenl à lui |)erpétuellement. Aussi ne manque-t-il pas de pousser la porte d'un de ces cabarets tentants devant lesquels les écailles d'buîtres arrondissent des dômes ; et bien lui en prend, car il peut voir à l'intérieur la jouissance prodigieuse des gros mangeurs du cru, savourant avec de lentes béatitudes les préparations culinaires qui leur sont servies. Hien de curieux du reste comme ces gargotes : presque toutes se prolongent en un étroit boyau sous un |)laruu(l bas, verni par les fumées, avec une encoignure pour le comptoir ; la plus grande tiendrait à peine Ir'cnte personnes. Il faut attendre, debout, qu'une table soit dégarnie; encore n'est-on pas sûr de l'occuper longlemps seul, car les arrivants l'envabissent par chaque bout. Pas de dégagement au surplus dans ces logis exigus : un escalier, escarpé comme une échelle de meunier, conduit à l'étage, où l'on entre en baissant la tète, de peur de cogner les solives. L'évier, la cuisine, la salle s'allongenl sur le même plan, à tra\ers un brouillai'd de vapeurs montant des marmites; el l'odeur des fourneauv se répand parmi les consommateurs, par boulVées chaudes et continuelles. Aucune coquetterie de vaisselle ni d'argenterie non plus; les assiettes sont jiosées devant vous, avec des couverts en élaiu, sur une serviette râpeuse ; le public est considéré par le traiteur comme une machine qui fonctionne et qu'il n'est pas nécessaire d'allécher par des raffinements. A quoi bon d'ailleurs? ces grosses natures voraces se passent volontiers de parade, lialtiluécs (ju'elles son! stmvent à se satisfaire chez elles sur lui coin de table, dans les intimités de la cuisine. Cette profusion de la nourriture a pour complément naturel une abontlance de cabarets. .V tout bout de champ, des lanternes jieinturlurées, des enseignes barbouillées de tons crus et représentant en quantité innombrable des chevaux bleus ou rouges, des coqs d'or et d'argent, des bécasses, des cygnes, des lions, des renards, un véritable muséum d'histoire naturelle, signaleiil la présence d'un débit de boisson : ordinaii-ement une salle oblongue ou carrée, décorée de rinceaux siu' un fond jaiinàln' iiiiliivernissé, avec des bancs en bois dont les dossiers s'alignent aux murs, des tables massives veinées à l'imitation du chêne, des chaises à fond plein, un grand poêle monumental projetant un luyau aux angles compli(|ués, un plafond noirci par les brouillards du tabac, enfin un carrelages rouge pommelé de molles de sable. Sous les animaux fabuleux don! la sillioiielle correspond au lunn de l'endroil, vous apercevi'ez généralemeni ci' mot : i'istaminel, (pii serl à dt'siguer les maisons où l'on consouune spécialement de la liiêi'c. Ce n'est pas le café wallon hi|ii>s(' de pnpier à lleur>. d'une gaieté faite pour amuser l'œil, d (pii le relienl par des coquetteries d'images el de glaces et les bariolnres de ses comploirs reluisanls de verres de couleur. Ici règne une simplicilé rudimen- taire : aux mui's, des affiches de ventes notariales jaunes et bleues pour tout oinenuMii, quel- quefois des cages où s'égosillent des canaris, un cadran émaillé pareil à un gros d'il, ou une vieille gaine scul|)têe d'horloge. Visiblement, toute dislraclion ipii pourrai! Iidublei' le clicnl dans la dégustation du liquide fermenté est écartée comme attentatoire à la gravité de celle occupation ; une antichambre officielle n'a pas plus d'austérité; et les gens (pii sont assis auloiu' des tables, séiieux, un peu endormis, avec des gesl(>s anlomalifpu's, parlici|tenl de la séiviiilé (pii s('iid)le l'alnnisphère de ces lieux, l'ai' surci'oil, des paiicai'les accrochées an-dessus des lêles rappellcnl i|ui'l(|uefois au respeci de l'oidre les bu\eiii-> cpir !(■> lilialions rt''p(''li''es poussei'aii'iil à s'êcliaulVer outre mesure; telle dil hc- nelii'uieiii : lirl is rcrhiKlcn te rhtr/,/,rii lil est défendu de blasphémer); telle autre enjoint de ne point clianter. Aus^i u'enleiid-on s'c'lcxer soum'uI avec une insistance polie. Ou comprend la prospérilé croissaide d'une pareille onivre, quand, populaire comme celle-ci. elle s'appuie siu' un coucoius de dé\ou<'meuls aussi universel. D'ailleurs, le public ne regimbe jamais; celle l'acililé à melire la main à la poclie est même un Irail du caractère linixelhds; non seulemenl il donne pour les écoles, mais il donne pour les pauvres, les vieillar'ds, les victimes des calaslroplies. el ipiehjnefois sa charité s'étend aux désastres des autres pays. UN UtFll.É 1)E SdCIÉTÉS. LE lUi.vnANT. 51 / Généralement, dans les estaminets du cenlre de la ville, un collecteur appartenant à l'un des hospices, souvent un septuagénaire, rasé de frais, linge blanc, redingote élimée, mais soigneusement brossée, fait le tour de la salle à pelils pas, agitant de ses mains tremblantes une tirelire sur laquelle est inscrit le nom du refuge pour lequel il (piémande; et personne no se dérohc l'i rollraiide. Il exisie même à ce sujet une tradition : cliacuu des collecteurs, installé non loin du coniploir, i-c(;oit par soirée lui ou deux verres de bière (pril sirote enfumant sa pipe, el, au bout de l'an, une dépulatiou des vieillards remet, en témoignage de gratitude, au chef des élablissemenis où la colleclea fructilié le mieux, unependide, une glace encadrée d'oi', un tableau ou quelque objet analogue, avec lu mention du don et des donateurs. Naturellement, la remise est accompagnée d'une régalade qui fait jaser les bons vieux comme une compagnie de pies el leur nui aux yeux des clartés mouillées, où flottent les souvenirs du passé. il l'aul ajouter à cette dépense régulière l'habitude des distributions d'aumônes; les vendredis et les samedis surtout sont les jours privilégiés des mendiants, qui sortent alors en bandes pressées de leurs taudis, se répandent à travers la ville, manchots, infirmes, culs-de-jalte. hydropiques, scrofuleux, bancals et aveugles, se poussant à bâtons et à béquilles, étalant leurs plaies, empestant l'air de leurs haillons, et vont de porte en porte prélever la dîme sur la cliarilé avec le même air délibéré que s'ils exerçaieni un droit. Et cette mendicité professionnelle, qui finit par s'alimenter comme une renie, est considérable à Bruxelles; j'ai connu des maisons dont les pauvres se chiffraient par centaine, et chacun arrivait à son heure, marmottant des bénédictions dans le couloir, d'une voix bénigne ipii finissait par ronfler, exigeante et bourrue, si la distribution tardait. VII Les monuments de Bruxelles. — La fiUice de l'Hôtel-de-Ville. — Les églises. — Le panorama des toits. Je me suis attardé à ces particularités, persuadé qu'on ne saurait mieux se faire une idée d'un peuple que par le détail de ses habitudes et de sa physionomie, llu reste, je l'ai montré, Bruxelles a beaucoup perdu de son originalité antérieure : à part quelques recoins échappés à la démolition et l'étonnant décor de la Grand'F'lace, elle ne possède point les séductions des autres vieilles villes du pays. Tout au plus, parmi les séculaires vestiges restés debout sous l'envahissement du moderne, pourrait-on signaler : l'hùtel d'Arenberg, cette grande demeure mélancolique sur laquelle plane le souvenir charmant et tragique de d'Egmont, toute perdue au demi-silence du s(piai(' où, dans l'animation pétrifiée d'un peuple de statues perpétuant les anciennes industries locales, s'érige le fraternel el funèbre groupe de ce même Lamoral d'Egmont el de Hornes incédant au supplice; les torves ruelles angustiées de la rue de Flandres, où, dans les angles, des vierges miraculeuses, protégées par des grillages, commémorent des désastres populaires; les restes des anciens remparts toujours émergeant des pousses débordées du lierre dans les jardins du Trcurenberg ; les profils lambrequinés et taillés en gradins des [lignons qui, le long des raidillons de cette curieuse et vivante artère prolongée de la montagne de la (lour aux nouveaux boulevards, endentent et festonnent l'étroite bande de ciel visible entre l'avancée parallèle des corniches ; les symétriques et majestueuses ordonnances de la place Royale reliées par ce qui subsiste encore des arcades jetées comme des ponts par-dessus le mouvement de la rue; et, près de la place Royale, les façades correctes du palais des princes-gouverneurs, actuellement aménagé pour les collections 52 l-\ lîKlJiiniK. (io lii liihlinllircuic rnyalf ri des .Miisôt-s de peinture, ces niaisdiis de l'Ideid (Hi se garde iiicorniplibleiiieiil, cmniiie en des reliqnaires, la pure essence des cliers-dd'uvi'c de l'art : à la l'.ihliotlièque les livres, les manuscrits, les gravures, les médailles, les merveilleuses <'nluminures IVaîclies comme des Ixniquets el (|ui semblent avoir été coloriées avec le sang des lleurs. le livi'e d'Heures du seizième siècle repi-ndiiiMiiil avec des \aiianli's la pliiparl des niiuialures du célèbre bréviaire Cirimani de \Cnise. le Liber l'ivangelionini du di\ienie siècle. r(Hliciiiui angelori I i/.ième. un vrai scinlillemeni de lumière paradisiaipie à travers des tlambées de vitraux; — aux Musées, l'Adoralion des Mages di^ ,ian \'an Kyck, la Kescendancc apostoli(iue de la N'ierge par Mendiug, le Sain! Lié\iu et le INjrtemeui de (auix de Uubens. rAutomne et cet autre exiraoï'diuaire tableau de .lordaens, le Satyre el le Paysan, une volupté des yeux, une splendeur d'après-midi de soleil éternisée par les magies de la couleur JOliDAEXS. LE S \ T m E ET I, E PAYSAN. et comme une sorte d'allégoiitpie a|)olliéose du paiillièisme des Flandres, symbolisé pai' la fraternelle connnuninn de l'iKuiime de la glèbe et des primordiaux esprits de la Genèse, enlin d'admirables porli-aits de Uembrandi, llubens. Hais el \an Uvck. un clioix sévère des plus beaux maîtres, mais surtout des maîtres llamands et liollaudais. La (jrand'lMace, à elle seule, il est vrai, avec ses arcliilectures surchargées de colonnes, de pilastres, de statues et de bas-reliefs, sullirait à compenser la pi'uuric di-s monuments historiques. i{ien de plus pittoresque et de plus aiiiusaul pour Id'il (pie celle succession de maisons dorées, festonnées, tailladées, de haul en bas encombrées comme des élagères. b-i. la maison du (^ygne, ancien lieu de réunion de la corporation des IJouchers, lei-minée en galerie ajourée; là, la maison des Mrasseui's. surmontée de la si a tue équestre du prince Charles de Loi'raiiu'; ailleurs, la maisnu ilu lloi nu liranillnn/f; iiiai^nn du l'aiu , d'où les C(imt(;s d'EgnuMit et de llorues sorlireiil pnur mai'clier à rè(dial'aud cl ipii. après s'élic liiugh'm|)s L HOTEL UE VILLE. Lt: BHABANT. 55 coifîée d'un lourd Idil uiodoriio, vieid de reprendre enfin son faite gothique, angulé d'aériennes tourelles; ailleurs encore, la maison dos Imprimeurs, ornée de vases et de médaillons à l'elfigie des inventeurs de la presse; i)lus loin, la maison du Renard, autrefois le siège des merciers, reconnaissable à ses piliers doriques et à ses ligures représentant les quatre parties du monde; le Sac, qui apparlenait moitié aux tonneliers, moitié aux menuisiers et aux ébé- nistes, mélange de doi'iquc et d'ionique, sous une profusion de bas-reliefs et de Termes; la Louve, local primitif du Serment des archers, d'une décoration massive et touffue, où s'amal- gament des empereurs romains, un groupe de Rémus et de Homulus et quatre statues : la Vérilé, le Mensonge, la Paix et la Discorde; enfin le C.oi'net, proj)riété des Bateliers, bâtie en proue de navire, avec une nuée d'emblèmes, tritons, matelots et chevaux marins, qui mettent sur la pierre comme le mouvement et la gaieté des appareillages. Imaginez ensuite, dominant tout de sa masse, l'ilùtel de Ville déployé sur une longueur de quatre-vingts mètres, avec son portique de dix-sept arcades ogivales, ses deux étages percés de (piaranlc fenêtres rectangulaires, son toit à balustrade capuchoniié de (piatre rangs de lucarnes, le groupe symétrique de ses tourelles octogones s'efiilanl aux quati'e angles; ima- ginez-le, guilloché sur toute sa surface antérieure comme une colossale orfèvrerie, en une |»rodigalité de dais, de culs-de-lampe, de niches, de modillons. la pierre animée d'un four- millement de personnages, partout la vie et la complication turbulente d'un livre d'annales, tout cet étonnant fouillis supportant d'ailleurs un chef-d'œuvi-e d'élégance et de hardiesse, la tour qui, d'abord carrée jusqu'au faîte des loils, puis polygonale et partagée en étages, s'élance, jailli!, iiiiil en une Oèche évidée, lis tout à la fois et fusée, en liaul de laquelle rutile le groupe de cuivre doré du saint Michel, patron de la ville, terrassant le dragon : vous aurez une idée de celte place unique au monde. Mais, si |tres(igieux que soit le (ableau, il faut, pour l'animer, l'incessante circulation, à la l'ois active et désœuvrée, qui, de toutes les rues avoisinantes, afllue dans cet étonnant cadre d'or et de pierre. Le bourgeois que sa promenade a conduit jusque-là ne manque pas de se piéter sous le cadran de la tour et, sa montre à la main, de régler son heure sur celle des grandes aiguilles. Immobile, les mains sur le dos, l'amateur d'oiseaux s'attarde devant le jabotement des perruches sautillant, grosses lucioles vertes, aux montres des oiseleurs. Le pêcheur à la ligne, lui, planté devant la boutique où s'enchevêtrent cannes et filets, s'absorbe en des études comparées d'hameçons. Toute une lente flânerie piétine le long des vieilles maisons historiées, dont les rez-de- chaussée, bondés d'engins et d'ustensiles de toute sorte, offrent le spectacle des encombrements les plus variés, taillandiers, peaussiers, débits de tabac, grainetiers et cordiers, achalandés d'une clientèle qui ne s'interrompt pas. Puis c'est l'animation des criées aux enchères, le carreau encombré d'un amas de mise-bas, de meubles écornés, de vieux luxe fripé que se dispute une nuée de regraltiers, les portefaix en blouse blanche rognonnant et jouant des coudes pour se livrer un passage, le moutonnement des curieux prolongé (juel(|uefois jusqu'au milieu du pavé et s'attardanl avec des convoitises devant cette mélancolie des objets qui ont servi au honlieiu' domestique. C'est encore la rumeur du mar(dié aux Fleurs, le pavé ocellé de floraisons diaprées, les grands parapluies verts ou blancs des marchandes, la lente promenade des femmes à travers la gaieté et la clarté des odorantes jonchées. Puis, le dimanche matin, un immense frétillement d'ailes, un égosillement sans fin de pinsons, de loriots, d'alouettes, de tarins et de chardonnerets monte vers le Saint-Michel, du fond des innombrables volières lassées à même le pavé et où pantoie, captive, toute cette folie des paysages, tandis que, du côté de la maison du Sac, l'aboi sonore ou grêle des caniches et des toutous semble requérir l'apitoiement bénévole du maître qui les emmènera tout à l'heure. 56 LA BELGIQUE. Eiiliii, il fuiidrail si; roprésciilLT les éUilages d'or, tie brocart, de velours el de broderies qui, aux farauds jours, défilent par la place, sous forme de drapeaux et, de bannières, avec une profusion de faste et de mise en scène digne de la splendeur éternisée de toutes ces anciennes demeures des corporations. Ou a pu en juger, aux l'êtes du (Cinquantenaire, lors du cortège de toutes les sociétés du pays; la plupart arboraient au bout des hampes de véritables trésors d'art dune r'icliessc surprenante; et il était facile de deviner leurs mutuelles rivalités poui' la possession des étendards les plus sui'cliargés. Les Flandres ayant toujours été par excellence le pays des associations (rimninies réunis pour le ])laisir, la sécurité personnelle et les alfaires, on remarquait là, dans ce déroulement de gildes et de serments faisant reluire au soleil leurs insignes, des gloires vieilles de deux, (juatrè et même liuil siècles, perpétuées par des campagnards, des ouvriers, des bourgeois, les fils et les p(îtils-fils de ceux d'autrefois, tous défilant processionnellement derrière les porteurs d'orifiammes et de pennons changés en vivants l'eliquaires et des pieds à la léle parés comme des figures de vieux tableaux. Au premier rang marchaient : le royal serment des arbalétriers de Bruxelles, avec son roi et son conseil chargés de lourds colliers d'argent massif; la société des arbalétriers de Tliielt. qui fait remonter ses origines à l'an H00 et dont le drapeau était porté par un quidam en chapeau claque, atfublé d'un costume vert à boutons de métal ; les archers de .\eder-lleenibeek. fièrement groujiés autour de leur président, celui-ci coiffé d'un papccjuay ou oiseau de tir à long plumet blanc, et paieil à im chevalier de la Toison d'Or, sous le superbe collier ciselé qui lui remplissait hi poiti'ine. Les archers de Marbaix s'avançaient ensuite dei-rière nu des leiu-. plastronné d'une énorme placjue d'argent gravée, sur laquelle s'incrustait lâchasse de Sainte- Marie, avec cette date : 1()98, et cette inscription : /?cx, Grcfjoriiis de Ballii: A Pestr, Faiiic c/ Bello, Libéra //os, Maria. I^iis venaient à la file ; la gildc de Deyn/e (liOi), la gilde de Saint- Nicolas de VVillebroeck (lobl), en justaucorps tailladé, chausses, écharpe et toquet de velours; les arquebusiers de Monlaigu (1000), ceinturés d'une large échar])e de soie à franges dorées, une mitre en \elours rouge sur le chef; la gilde de Sainl-.lac(pies de Louvain, pi'écédée d'un porte-bannière en dalmatique rouge brodée d'or; les arbalétriers d'Evere, la société du comte d'Egmoid, celle des Huatrc-Saisons, celle de (iraaf van Manderen, etc.. etc. Pendant près d'une heure ce fut un ruissellement ininterronq)u d'orlcN rei'ies merveilleuses, d'élotfes festonnées de filigranes, passequillées de perles, soulachées d'or et d'ai'geiil. avec un carillon- nement de médailles enti'e-chocjuées qui faisait ciiimler les l'Iendards el sur cette Inude d'oripeaux gioi-ieux prolongeait connni' la palpilnlion joyeuse des siècles. Ces profanes magniticenccs n'ont de comparable que les pieuses richesses qui se gardent au trésor celé des sacristies et, à l'éporpie des processions, chatoient par les rues comme la gloire et la lumière visibles de (ihrist. l'artout, en Belgique, la ferxeur pid)li(pie se complaît dans les tendresse- piiui' les helles églises fastueusemenf décorées, et un respect devolieux s'attache à la consi'r\atiou des \ieii\ iiinuumeids du ciilje. Non loin du l'aie, au lia> du Treiu'culierg. dont le udiu significatif (montagne des Pleurs) perpétue le souvenir d'ime prisim du seizième siècle, Sainte-liiulule dresse ses deux immenses tours quadrangulaires inachevées. (;ha(|ue gi'ande époque d'art a laissé de son génie à l'édi- fice; vous y verrez se succéder le gothicpie primaire au byzantin, puis les toiu's, le |)ortail. les nefs latérales se façonner au mysticpu- ca|irice du gothi(pie lleuri. In jour m\>li''rieu\ ruisselle des \errières, illuniiniinl de icllels (lijqnw's les M(imlir( u\ nivitnires (pii garnissent le pourtour. Huchpies \ilraii\ sont admirahles, principalement ceu\ (|ue peignit eu I.I.JS Bernard van Orley et où s'aperçoivent ('-harles-(Juint e| sa femme Isabelle de Portugal, agenouillés en costume de cérémonie devant itieu le Père |iortant la croix, et ailleurs Louis de lh)ngrie et L\ C ITlIKll IIAI. t. LK r.llAltA.NT. 59 sa feinnio Marie, sœur de C.liarles-Oiiinl, en adoi'aliou tievaiil la sainte Trinité, l'his loin, un .lni;em('nl dernier de lo28, par .loc({ues de VriendI, tland)()ie par-dessns le jnbé, an fond de l'église, comme une agonie de soleil, [ne abondance de tableaux, de sculptures, de liUrins ciselés, de tombeaux illustres, dv liipisseries de haute lisse, concourt à la sompluositi' du temple; mais peut-être toute cette décoration pâlit-elle de\aid l;i merveilleuse et déconcertante chaire de vérité taillée par lleuri \ Crbi iii^gen, avec ses anges voltigeants, son Adam et Eve poursuivis pur la .Mort, et, tout en haul, la N'ierge et l'enlaut Jésus debout sur l'ai'bre de vie. .\ .\otr(>-l)anie des Victoires, la richesse des autels et des sarcophages comliine un mélange de pom|)e catholique et mondaine, hans l'une des chapelles, celle de la Tour et Taxis, une femme en marbre blanc, flgiu'aid In ^e^tu. tient àlamaiu une chahie d"or par ia(|nelle le Temps la tire a\ec force. .Ailleurs, ])roche de la chapelle dédiée à saint Marcou, un mausolée en marbre noir et ronge porte le nom du poète .F. -15. Rousseau, mort en exil à Bruxelles le (i ;i\ril 1741. l'uis l'intérêt archéologicpie grandit avec Notre-Kame de la Cluipelle. ici s'atteste la tradition vénérable de la période de transition. Ce sont d'abord les |)iliers, de style byzantin; ensuite les colonnettes en faisceaux alternant avec des colonnettes isolées, sur le pourtour du Iriforium, signalent l'avènemeiil du roman; enliii, pai' delà le Iril'orium, la frise et la naissance lies nerv lires s'entre-croisant plus loin |>oiii' formel' nue vonte en tiers-point in:inifesleiit le gothique. .Mais l'incendie, le bombardement, les déprédations ont successivement altéré la physionomie de cette grande construction religieuse : en \UÏ.> les trois nefs sont anéanties, et on ne les relwlit qu'en 1 i2i ; la tour romane quadrangulaire qui s'élevait à l'intersection des transepts et du chunir disparaît ensuite en 1095; à peu près vers la même époipie, on élargit les IfiiiMres du clneur, et l'on bonche les niches servant, l'une de reposoir au Saint Sacrement, ranti'e de l;i\oir poin l'abliitioii des |)rèti'es, la troisième de presbyterium où s'asseyaient les iiltlciimls. (Jiielipic temps aup;ir;iv;iiil. le miiitre-aiitel lui-même tombait sous les coups des sectaires, et on le remplaçait par une de ces spécieuses architectures où Hubens i»rodiguait la pierre et le marbre. Une toile du maître, VAssonijilJnit de la Vicrf/o, vint alors s'encadrer dans le décor fait exprès pour s'accorder au mouvement de ses ordonnances, mais elle fut cédée, depuis, par les margnilliers à l'électeur de Bavière. De nombreuses chapelles garnissent les bas-côtés de l'église actuelle. .Vrrête/.-vous devant celle qui est consacrée an Saint Sacrement : un mausolée y exalte la mémoire des Spinola, avec un groupe de trois grandes ligures d'un goût violent représentant le Temjis, la .Mort et une Renommée. Tandis que celle-ci jiroclame les vertus des défiiiils, le vieillard à la f:iux dispute an sipicletle symbolique le souvenir de leur gloire. .\ l'entrce de la même cha|)elle, un monument surmonté d'un médaillon en marbre blanc à l'etligie de Trancois Anneessens rappelle l'héroïque trépas du maitvre populaire, victime ilii mar([uis de Prié. Naturellement, l'extension toujours croissante de la ville a déterminé l'édification d'un certain nombre d'églises nouvelles qui, ajoutées aux anciennes, à celles dont il vient d'être pai'lé et aux autres, h Saint-.Nicolas, à Notre-Dame de Bon-Secours, aux Riches-tllaires, à Saint-Jacques, au Béguinage, alimentent largement la piété publique. Toutefois le moderne l»iii\elles, épicurien, jouisseur, porté à l'ostentation, se fait peu sentir à travers la sévérité lies monuments religieux. Comme toutes les capitales pour cpii la prospérité est venue tout d'une fois, on le trouve plutôt dans les étalages surchargés des édifices laïques, les façades richement décorées des maisons, l'abus des somptuosités extérieures qui frappent l'œil et font penser à une grande dépense d'ai'gent. Le palais de la Bourse dit bien son penchant à l'architecture bruyante : on ne peut imaginer un fouillis plus encombrant de statues et de cariatides, allégories géographiques, attributs, mythologies, lions couchés et debout. Kt en GO LA P.r.L(ilnL !•: plus (l"(m (Midroil les noiiveauv bouleviiids s'ap])iirionl à colle lourde débauche de carton- pierre. Combien plus charmanle la vieille promenade baptisée du même nom avec sa topo- graphie tournante et bosselée, son défilé d'hôtels bordés de jardins, nids de verdure et de fleurs, et ses longues lignes d'arbres parallèles, comme les avenues dun bois! lue xisidu df canipagne se dégage de celle rusticité urbaine aux perspectives variées s'ouvranl sur de vastes découverts : ici, le Jardin botani(iue avec son lac, ses fontaines, ses parterres diaprés de planicis ol'licinales, ses galeries vitrées rattachées à une rotonde coiflee d'une coupole de cuivnî; là, dans une large écliancrure, l'aérienne s|)lendeur des lointains, layée |)ar le grêle élancement de la colonne du Congrès; ailleurs, se détachant sur un rideau de vieux arbres, la Porle de liai, utilisée aujounl'liui \u>\w les collections d'armures et danliqiiilés, une masse de pierre hémisphérique, dentelée de créneaux et accostée de tours, avec escaliers colimagon- nant, barbacanes, mâchecoulis, grandes salles ajouiées de hautes fenêtres ogivales sous la If JAi;iii\ liOTAMyi ►:. lumière descpirllo hii>anifnl les cuirasses, les orillammes. les coites de mailles, les vitrines remplies dObjcIs rares, les antiques retables dorés; ailleurs encore, les feuillages touffus du l'ai'c, (ifNanl Itruscpienient sur uik^ |jercée où s'érige un général Belliai'd en marbi'c, liinninan! la iicclie de l'Ilôiei de N'illc diminué |)ai' la recidée; puis les longues façades de riMilrepnl. émergeani d'un amas de peliles maisons à pignons, parmi rcncondjrement des bassins; plus loin, le lourbilldnncnu'id des fumées des quarlicrs iiidiisiriris, Vndcrici lil. Cureghem et Molembeek-Sainl-.lriin ; lniilc une succession d'aspecls. donl chacun a sou caracléi'c cl sa plnsionumie. L'ensemble, \ii d'un point élevé, de la lanieriu' (|ui couronne le l'alais des mu>ées. par exemple, déroule un lableau mouvemenlé et fourmiiianl. A l'ouesl, une bousculade de loils en escaliers, imhiifpu's de Itiiles et d'ardoises, coilVés de cheminées, capuchonnés de huarnes, se prolonge, dégringolant les pentes, s'enhincant coninie en des erdonnoirs, brus(piement haussée aux montées, amas de ((UistiMiclions en tous sens >illonii(' de rais (pii s'entorlillent et sont les rues, ici liéi-issi' de pointes de clochers et de grêler aii;uilies, là barri' de lourds che\ets CHAiEE nE sAiNTE-Giniii.i;. (Voyez p. 5!).) LK HI;AI5.\.NT. 63 d'église, avec des espacements de verdures claires qui tranclieul >ur réclii({uier des maçonne- ries grises et brunes, et toujours le cahotement ininterrompu des petits pignons |)cnchés , rechignes, emboîtés sous leurs rouges calottes de guingois. Émergeant du tas, Notre-Dame du Sablon, la Chapelle, les .Minimes, Notre-Dame de Bon-Secours, les Hiches-Claires, Sainte-Catherine, Saint-Nicolas, le Finistère, s'asseyent dans leurs robes de pierres au milieu de leurs paroisses respectives; et, plus à droite, la cathédrale élance ses deux tours jumelles, comme des bras tendus vers le ciel, parallèlement à cet autre élancement vertigineux, Faiguille de rii(Mel de Ville. Sur la même ligne, au loin, Sainte-Marie, échouée dans la perspective, comme une autre Sainte-Sophie, arrondit ses dômes. iHms la reculée se découpe la rosace de LES TOITS llE lil! l \t LLES. la nomellc Saiute-Catlierine. toute blanche, en regard île l'ancieiuie. \icil cdilice aux sculptures frustes. Puis encore, s'espacant en diverses directions, c'est Saint-Jean-Baptiste du Béguinage, avec sa façade criblée de saints et sou ornementation tarabiscotée; Notre-Dame de Laelven, aux arcs-lioulanls découpés siu' riidi'i/.ou <'omnie de gigantesques vertèbres; Saitil-.Iacques de Caudenberg. ddiil le dôme lamé de cuivre vert boud)e au-dessus d'im fronton peint à rrc>(pie. Non loin des massifs du .lardin zoologique, Saint-Joseph dresse la pointe de ses tourelles en pierres bleues; et tout à coup l'o'il aperçoit une croupe gigantesque, le Balais de Justice, vraie construction babylonienne, plongeant dans les quartiers bas de la ville au moyen d'escaliers géants, avec des porches de cent pieds, des labyrinthes de salles et de préaux à riuliiii, des façades qui semblent la réalisation d'un décor d'opéra. 64 LA i!i:r,r;inrE. Selon la saison, des l)rouillanls pâles el cliaiids eMxe](,|,|,eiil .-el enlassemenl de maison^ cl d'édilices. dont les l..i(s et les rlocliers s-écailie.d ah.is de larges luenrs ni(m\aiiles; d'autres fois la masse entière plonge dans les humidités lourdes du eiel. Le plus souvent une atmosphère presque opaque borne l'hori/on dans un cercle rétréci, (jù et là tuulelbis une trouée d'azur s'élargit, comme une décliiiiu'e au\ rchords déclii(|uetés, petit à petit refermée sous ramoncellement des grosses nuées précipitées d'ini ni..u\cmenl éternel ; puis à réseaux LE xoiVKAi- l'.u.vis DE JUSTICE. ^Voyez p. 03.) pressés la pluie lisse sur les grises perspectives les mailles d'un Miel où s'engloulil ce qui reste de lumière ; et une tristesse sourde s'abat dans les âmes, les prédisposani à des conso- lalions malsaines. VI Les rMivirons ,1e Bruxelles. - Le bois ,1e 1,. C^.iiil,,-,.. - |,a f„r,:.t de iR.tres. - Terv ueren. — Waterloo. A mesure qu'on s'éloign,. ,!,■ l!M,N,.lles, la variété de la contrée brabançonne s,, lai! .enlir dans le contraste des paysages et des liabilations ; l„ule un,, parii,- rappell,. les Flandre, par le déroulement de ses gras pâturages ,h'.. .lans les hautes graminées. I,.s heslianx pl,.n:;,.ul a ( LE BRABANT. 65 pleins fanons. Le long de la Senne, surtout, les herbages, fré(|iieninient arrosés par les débor- dements de la rivière, ont une ampleur riche et saine qui annonce les laitages abondants et les viandes affermies par une alimentation inépuisable. Du même coup, on perçoit la nature du travail et les directions de l'industrie, celle-ci agricole, avec une large part consacrée à l'élevage des bêtes, et tirant profit des interminables prairies, comme d'un vaste magasin de fourrages où la chair animale constamment s'élabore |)Our les voracités d'une capitale exigeante entre toutes. Ailleurs, une succession de terrains sablonneux et nus, emmêlés de broussailles, fait penser aux landes de la Campine, aux solitudes emplies du froissement des bruyères. Et de nouveau, ensuite, les aspects changent, le grès crève le sol, la plaine se disloque, on croit voir saillir sous la croûte terrestre les premières vertèbres de la grande ossature ardennaise. En même temps le travail se modifie : la maigreur de la terre ne parvenant plus à alimenter les pâturages, la charrue péniblement en fouille les flancs pierreux afin d'en faire jaillir les céréales, et l'activité humaine supplée à la production ralentie de la glèbe; puis, quand l'exploitation agricole n'est elle-même plus possible, le pic se taille une voie dans le roc, les carrières ouvrent leurs fissures profondes ; ou bien les machines fonctionnent au sous-sol grondant des laboratoires industriels. Autour de la ville, toutefois, la campagne présente plutôt l'aspect d'un grand potager, où les cultures, pareilles aux cases d'un damier, alternent en carrés réguliers avec le vert puissant des champs de choux et de pommes de terre. Schaerbeek, Jette, Evere, Laeken, Vleurgat, Uccle et toutes les communes environnantes sont le jardin nourricier de l'agglomération bruxelloise ; la terre, spongieuse et brune, régulièrement fécondée par un travail qui ne s'interrompt en aucune saison, nourrie d'ailleurs d'engrais puissants, dont les relents se répandent dans les brouillards d'automne, produit sans relâche des espèces touffues et savoureuses, aux robustes verdures étalées. En tous sens, les banlieues disparaissent sous le déferlement continu des champs, formant aux maisons une ceinture d'un velours profond sur lequel se détachent les habitations villageoises, disséminées dans ce vert universel, avec le rouge clair de leurs toits de tuiles, semblables à de grands coquelicots. Enfilez le mince sentier bordé de haies derrière lesquelles le paysan, tout le jour trempé de purin fétide, engraisse incessamment son lopin de terre animalisé à force de litières et de déjections de bêtes : l'attirail agraire emplit partout les hangars, vans, charrues, herses, cylindres, fourches, bêches et râteaux ; sous le toit sont rangées les cages en bois où mûrissent les fromages, ces pestilentiels disques ronds appelés fromages de Bruxelles ; dans les cours, des charrettes bondées de bottes de carottes, de chapelets d'oignons, d'amas de navets, attendent le moment d'appareiller pour la ville ; près de l'étable, un matin allonge son museau au bord de sa niche, regardant scintiller le cuivre des cruches à lait sur les petits tombereaux aux- quels on l'attellera tout à l'heure. Et par les fenêtres basses vous apercevrez, dans les chambres proprement échaudées, les hommes et les femmes accomplissant des besognes qui toutes ont trait à l'alimentation urbaine. C'est une préoccupation unique de faire suer à la terre un rapport sans trêve qui lentement augmente l'épargne des ménages ; et dès l'aube les routes grondent sous le roulement d'un millier de roues qui, par longs convois, charrient aux citadins une nutrition plantureuse. Ici. comme toujours d'ailleurs, la couleur est la note essentielle de ce train matinal ; elle domine dans les harmonies fondues de la plante et de la bête, dans les jonchées éclatantes qui encombrent les chariots, dans le poitrail bosselé des pesants limoniers, chatoyant comme un caparaçon de moire sous les bardeaux étoiles de clous de cuivre, dans les joues vermil- lonnées des |)aysannes assises entre les paniers, avec leurs bonnets surchargés de rubans. 66 LA BKLGIOUE. leurs châles à fond hlanc ramage de fleurs et d'oiseaux, leui's courtes jupes de Urelaine lie de vin, sur lesquelles la jaquette vert pistache ou jaune safran retombe à plis raides d'empois. On dirait une colossale nature morte barbouillée sur un bout d'horizon, avec de la vapeur, des s(-inlillemeuts furtifs, des jets de lumière rose tombés des hauteurs thi ciel, un ensemble d'accords graves et nourris, réveillés par la gaieté des tons, l'arioul la ligne se noie dans les moiteurs d'une atmosphère brumeuse qui fond les contours et leur donne une ])lénitude de colorations vigoureuses, résumant les gammes du prisme. Cependant le caractère prairial et maraîcher des villages suburbains n'est |tas exclusif. A l'extrémité de la longue avenue Louise, séjoui' préféré de la haute bourgeoisie, commence le bois de la Cambre, ancienne dé|)endance de la forêt de Soignes, dont les taillis et les futaies, épars à travers tout le l'este du pays, ne formaient autrefois qu'un prodigieux enchevêtrement de sentes où |)àturaient les sangliers et les daims. 11 a"\ a pas trcnle ans, la partie de cette forêt qui avoisine FabbaNe de la (Cambre, aujourd'hui trans- formée en lycée militaire et (pi'on ajjerçoif (le la route, avec ses fac^ades régulièrement alignées, son grand portail d'entrée et sa chapelle isolée au milieu des cours, restes du monastère oîi l'abbesse Giselle conduisait un troupeau de religieuses, s'enténébrait d'obscurités per|)étuellemcnl maintenues par des arbres séculaires dont les racines se nouaient au ras du sol comme des biceps, et dont les cimes, hantées par le chat sau- vage, l'écureuil et les corbeaux, mettaient au-dessus des allées encombrées de mousses et de feuilles mortes des épaisseurs sombres de dûmes, appuyées sur les troncs rugueux comme sur des piliers de basilique. Une sauvagerie délicieuse régnai! djins cette lilCIlEllONS AU BOIS DE LA CAMUUE. soliliule où les végétations croissaient par loulfes folles, obstruant l'espace, et aux bousculades du vtMit osciliaitnit comme une mer mugissante. Les dimanches, |)iétons et cavaliers, par petites troupes, s'engageaieni sous les noirs arceaux de la l>reve de Lorraine, au boni i\c laquelle (in icucontrait le pavé (pii mène à UoisforI, le bul des parties d'alors, que dédaignaieiil les amoureux des marches forcées à travers les bruyères et les futaies plus lointaines de Groenendael, de Waterloo ou de la llulpe. A présent, l'ancien bois, émondé, redressé, syniétriciuemeut coupé de vastes percées sans mystère, avec boulingrins, |iièces d'eau, chemins d(! ronde, mails, laiteries et Irink hall, ressemble à un jardin aligné au coi-deau, où les restes éclaircis des frondaisons |)rimilives serveiil de (oilc (h; lnnd au (lélilc des écpiipages, à l'étalage des loilelles, à la llàucric Icnle des familles déversées par les Iramways. Dépasse/ cepemlanl la première enceinte : le silence de la forêt recommence brusque- mcnl. iwoc les grands hèlres. Çà el là des campemeiils de bûcherons gi'oupenl leui's hutles LE BKAHAM. 67 basses, en haut (lesquelles tirebouclionne un peu de fumée, et des amas de bois coupés s'amoncellent au milieu des coupes éclaircies où le rauquement des corneilles rythme le bruit sourd des cognées. Tandis que vous cheminez, des bardes de cbevreuils bondissent sur les pentes, elTarouchées, et gagnent l'épaisseur des taillis, sveltes silhouettes d'une grâce fuyante, qui sont comme l'incarnalion de ces paysages solitaires, perdus dans la profondeur des clairières. Par moments, une chaussée au pavé houleux, sur lequel cahotent des attelages de roidiers. prolonge entre les files d'arbres sa monotone ligne grise. Suivez-les : l'une vous mènera à Tervueren, l'ex-résidence royale, à présent ruinée par le feu et où, dans le silence des bois, la femme de Maximilien. pauvre impératrice déchue et frappée dans sa raison, promena longtemps son infortune, lue autre vous conduira aux champs funèbres de Waterloo. A voir le gros village aux maisons trapues que traverse celle-ci, on ne s'imaginerait pas (|u"une guerre épouvantable a passé par là. si déjà des monuments douloureux ne se LA PLA1\E DE WATERLOO. dressaient au milieu de ce bien-être villageois, perpétuant la mémoire des exterminations. Derrière les boutiques industrieuses, les cabarets peinturlurés de teintes vives, les fermes bruyantes et l'active rumeur des ménages oublieux du vaste cimetière qui les avoisine, une église, toute tapissée intérieurement de plaques tumulaires décorées d'inscriptions anglaises, arrondit son dôme, proche du jardin où lord Uxbridge fit enterrer sa jambe, comme une personne qui lui aurait été chère. Ce ne sont pourtant encore que les avant-coureurs de cette procession de lamentables souvenirs éternisés par le bronze et la pierre aux alentours du champ de bataille même, si toutefois la matière brute est capable d'éterniser les désastres plus que la plaie demeurée saignante au cœur des peuples et des familles. .\ mesure qu'on avance, il semble que les maisons s'espacent, pour mieux préparer à l'horreur du tableau; et, la dernière borne franchie, celte hôtellerie des Colonnes dont l'hôtesse continue à vous montrer, avec un respect simulé ou réel, le balcon d'où chaque malin Victor Hugo pouvait contempler les horizons fatidiques sur lesquels, en ce temps, il faisait se dérouler l'iliade intercalée dans ses Misérables^ une sensation de solitude frissonnante vous envahit comme à l'approche des lieux de repos. Bientôt, en elTet, à travers le rideau 68 LA BELGIO[TE. des arbres rie la route, l'énorme ossuaire apparaît, élançant vers le ciel une butte chauve couronnée d"un bonasse |)rolil de lion en i'onte, que sa gueule entr'ouverle ne parvient pas à rendre menaçant. Vous n'avez jdus qu'à vous replier en vous-même, enfants de toutes les nations qui s'entre-choquèrent sur cette terre et qui venez ici honorer vos morts : vous êtes entré dans la bataille. Au pied de la butte, trois habitations isolées, à la t'ois cabarets et musées, la table tou- jours prête, les voitures attelées, les guides obséquieux et tournoyants, guettent le passant comme une proie prédestinée à l'inéluctable rançon. Le lion, la plate-forme de laquelle on croit voir onduler les lignes en marche, la glèbe grasse d'entrailles qui par moments semble bouger sous les pieds, le soleil ruisselant sur les nappes de blé déroulées au loin comme sur l'or et l'acier des cuirasses, les ombres crépusculaires et le tourbillonnement de spectres dont elles peuplent l'étendue assombrie, tout ce frisson, toutes ces visions leur appartiennent, comme le cours d'eau et le vent du ciel appartiennent à la roue et à l'aile des moulins. Traversons donc l'enclos du gardien et escaladons l'escalier presque à pic qui aboutit à l'entablement de pierre sur lequel est posé le fauve symbolique. De là-haut la plaine se développe dans son immensité rigide, rayée de minces sentiers qui filent entre les cultures, celles-ci déroulées jusqu'à l'horizon, avec une pâle teinte uniforme sur laquelle tranchent, par places, de larges consji-uclions blanches disséminées. A l'est et à l'ouest, des lignes d'arbres, qui vont s'espaçant dans la profondeur, pointent interminablement leurs baliveaux feuillus, évoquant l'idée d'une fde de grands soldats coiffés de bonnets à poil : l'une longe la chaussée de Nivelles; l'autre la chaussée de Charleroi. Et au nord, un peu eu avant du colosse de fonte et à un pas des musées, une autre rangée de feuillages ondule, à demi émergée d'un large renfoncement de terrain, pareil à un entonnoir où les champs dévalent en pente ra|)ide; c'est en effet la ravine, autrefois encaissée entre de hauts talus et bordée de haies vives, ([ui a gardé dans l'histoire le nom de chemin creux d'Uhain. L'élévation des talus primitifs, petit à petit diminuée par les éboulements, ne s'apprécie plus guère à présent que par comparaison, au moveii de l'obélisque hanovrien et de la colonne Gordon; de l'excavation que Napoléon ne soupçonna point, et qui pourtant en LSIii creusait si profondément la rase campagne, il ne reste qu'une vaste ornière entre des berges broussail- leuses. D'ailleurs, toute cette étendue a été bouleversée ])Our la construction de l'immense taupinière, au point que les notions exactes sont difticilement perce])tibles; pendant quatre ans, les botteresses liégeoises, espèces de bêtes de somme à visage de femme, (|ui, en ce temps encore, s'employaient pour les transports par liotles el ([u'on voyait, li^s épaules tendues sous les faix les plus accablants, descendre ou remonter sans ployer les rampes escarpées du l'erron dans leur cité d'origine, exhaussèrent constamment la m(»nlagne de toutes les terres rapportées des alentours, préparant ainsi de renaissants sujets de conjectures aux annalistes et aux voyageurs. Là-bas, diins les lointains, la France, ouvrière infatigable qui répare ses désastres en croissant d'inie coudée, fait sa rimiciu' de ruche eu iiinail. Les yeux loui-nés vers elle, voici ce que nous apercevons. Le long de la chaussée de Charleroi dont les arbres moutonnent à notre droite, un carré de lourds bâtiments à toitures en ardoises profile ses murs é|)aulés de contreforts au delà desquels s'allongent des cours bordées d'écuries et d'étables ; d(> hautes haies vives, épaisses comme des maçonneries, clôlureul les vergers, encombrés d'une débandade de pommiers déjetés et bossus, pareils à de très vieux invalides. « La Haye-Sainte ! » vous dit le guide, en relevant de ce côté la pointe de son bâton. La ])aix des élables, les mugisscMuents des boMifs, le claironnemenl grêle des coqs ont Ll- HRABAM. (39 depuis loiiiifeiTi|)s rompliicr les eIVruis de la canonnade sur ce lliéiilre des combats sans merci; et cependant l'isolement continue à donner à ces vieilles pierres blanches cl nues, qu'aucune fenêtre n'anime du côté de la route, l'aspect morne des lieux dramatiques. De nouveau, le ])avardage nasillé du cicérone trouble le silence, et, désignant sur le prolon- gement de la chaussée une tache claire, entrevue dans les arbres, il décline un nom : « Belle-Alliance ! » Puis, étendant la main d'un geste circulaire, il vous montre : au loin l'Ianceiioil, tour à tour redoute des Français et des Prussiens ; la ferme de Hossomme (du nom de ce van Uossum qui l'habitait au siècle dernier), en avant de laquelle l'empereur demeura assis presque toute la journée du 18, étudiant tout à la fois la plaine et la carte du pays ; puis le ravin où attendirent les douze bataillons de la vieille garde ; la maison du guide flamand de Coster, francisé en Lacoste; et linalement, sur un point plus rapproché de la butte, un massif de feuillages pareil à un bois et qui fut pris pour tel par l'armée impériale, le verger du château de Hougomont. En même temps, dans un bredouillement chanlonné, le \\'allon qui, à force de ressasser des mots anglais devant un auditoire britannique, a conservé le sifflement des désinences finales, articule les particularités de chacun de ces lieux mémorables. « Là, à l'angle de la chaussée et du chemin creux d'Ohain, le duc de Wellington se tint, pendant toute la bataille, appuyé contre un orme qui, depuis, a été scié et vendu au détail en Angleterre. « A côté, regardez le monument hanovrien, élevé par les officiers de ce ré(jïinent à l'honneur de leurs morts, avec sa forme à'ohélisse et ses tables de pierre où sont inscrits les noms des braves.... Et, en face, la colonne du brave lieutenant général Alexandre Gordon, aide de camp du général Wellington, enlevé à la fleur de son âge.... « Dans la même direction, la Haye-Sainte, prise et reprise plusieurs fois et sur laquelle, du côté de la route, une plaque en fer rappelle les événements.... Voici la Belle-Alliance, recon- naissable aussi à sa plaque en fer C'est là que les généraux NN'ellington et Blùchcr se saluèrent mutuellement vaincjueur s, le 18 juin, à neuf heures et demie du soir.... La Belle- Alliance, ainsi nommée à cause du mariage ridicule d'une fermière de l'endroit.... Puis Hougomont, ces arbres noirs, là-bas, où l'action commença — Et maintenant, comprenez bien.... Le 17 juin, les Anglais et les Hollandais, après s'être battus aux Quatre-Bras contre les Français, passent à Genappe ; et, un peu après eux, l'armée de l'empereur passe à son tour, trempée jusqu'aux os par une pluie abominable.... Les Anglais et les Hollandais viennent se mettre ici, droit dans la direction de mon bâton, au nord-ouest; et les Français bivouaquent là, à la hauteur de la Sainte-.411iance,... à vingt minutes de distance, et comme qui dirait les Français à la tète du Lion et les Anglais à la queue.... Napoléon, lui, pendant ce temps, établissait, dans la soirée du 17, son quartier général à la ferme du Caillou, après avoir reconnu le champ de bataille avec ses généraux // (lormait encore quand on réveilla, le 18 au matin.... Et il alla s'établir au bout de mon bâton, là où vous ne voyez pas, mais où je vous ai montré la ferme de Rossomme.... Tout à coup, à midi, il aperçoit des troupes qui s'avancent nu- la Chapelle-Saint-Lambert, à six kilomètres de Planceiîoit : c'était l'avant-garde prussienne. Pendant ce temps Grouchy, qui avait été envoyé à la recherche des Prussiens, était à déjeuner à la tête de ses trente mille hommes, chez le notaire Hollaert, d'où il entendait le bruit de la canonnade.... .Même que Gérard lui dit : « .Marchons, brave ami! » « lue supposition : si l'empereur, au lieu d'envoyer promener Grouchy et ses trente mille hommes, les avait eus sous la main, il gagnait la bataille.... Mais cet homme cjènait Dieu.... Et alors donc, les Français étant nu nombre de septante-deux mille, quinze mille chevaux et deux cent quarante canons, les autres ayant cent cinquante-neuf canons et treize s 70 LA BELGlQL'i:. mille cavaliers, en tout, pour leur part, seplante mille hommes, sans compter l'arrière-jïarfle de Bliicher, les trente mille Prussiens de Bulow qui attendaient le moment de prendre en tlanc l'armée française, à onze heures trente-cinq minutes le sifînal est donné.... Les lignes se replient sur le château de Ilougomont, d"où les Français tirent par des trous faits dans le mur.... Aune heure, l'artillerie française commence son attaque siu' le centre.... A une heure trente minutes, le général d'Erlon marche sur la Haye-Sainte, occupée par les alliés, mais c'est à trois heures seulement que le maréchal Ney s'en rend maître. « A quatre heures, les cuirassiers de Milhaud font une charge, qui est repoussée : et, à cinq. une nouvelle charge dure pendant deux heures.... Jamais on n'avait vu rien de pareil; mais les alliés tenaient bon, et à cinq heures et demie les Français pliaient déjà parlnut... Plancenoit est ]tris alors par les Prussiens, Grouchy n'arrive pas, et tout à coup la garde, commandée W \ T F. R L 0 0 . LA I1AVE-S,U\TE. par Ney, forme le carré. L'ennemi l'entoure de toutes parts; on lui crie de se rendre, mais e//e refuse, el le maréchal s'écrie : a La garde meurt et ne se rend pas! » A huit heures, le duc de Wellington, qui était resté tout le temps de la bataille snm .mi nnnc s'ébranle enlin. « Napoléon est perdu : l'armée française fuit dans toutes les directions, repasse par Genappe, bouscule l'empereur, qui fuit avec ses soldats. Il en tomba hvnle et un mille; les alliés, eux. avaient perdu vingt-deux mille hommes. » La lamentable antienne terminée, il ne reste plus qu'à s'isoler, en se retraçant à soi-même, dans le silence de la pensée, l'effroyable tableau de la bataille et de la déroule qui s'ensuivit. La plaine alors se change en un prodigieux cratère rouge où l'amoncellenicnt immobile des fumées est déchiré par les paraboles des boulets et où roulent, désordonnées, des masses humaines inconscientes qui se ruent les unes contre les autres, avec des mouvements précipités de houles. On revoit les grenadiers, hautes statures lentes, resserrer leur mur entamé sur tous les points par larges brèches béantes, tandis que les cuirassiers, pareils à une trombe, s'enfoncent dans les lignes ennemies, bousculées par le poitrail des chevaux et évenlrées par la pointe des sabres. Un tourbillon vertigineux emmêle dans imi corps à corps formidable des i-égiments entiers, qui, hachés, décimés, pantelants, ne fornienl bieulôl plus, sous le vomissement perpétuel des canons, que des tronçons secoués de (répidalions furieuses. LE BRABANT. 71 jusqu'au moment, où ces Ironçons eux-mêmes, foudroyés par les décliarges, disparaissent dans le naufrage de la mêlée. La chair vivante s'abat par rangs compacts comme de la viande d'abattoir, augmentant à chaque minute l'énorme boucherie; et sur les moribonds râlants, dont le cri rauque s'assourdit parmi les fracas de la mitraille et le galop éperdu des escadrons, ceux qui restent, pris de frénésie, passent comme sur un pont, les pieds par moments enlacés dans des entrailles, sous la mer oscillante des fumées. La Haye-Sainte, Hougomont, Belle-Alliance, Plancenoit ressemblent à des îlots submergés, où pourtant le massacre et l'extermination continuent; chaque ])ierre abrite un fusil qui crépite sans relâche ; quand elle s'émiette, fracassée sous la volée des balles, une tête de soldat se vide de ses moelles du même coup. Il semble que l'humanité entière se détraque dans l'horreur de ce choc qui heurte entre eux des peuples de race et d'âme différentes; cependant, à mesure que l'heure avance, la face désespérée de la défaite se lève par-dessus l'armée impériale tléchissante, que les pro- WATEIII.OO. — LA BELLE-ALHANCE. diges d'héroïsme de ses officiers et de ses soldats ne peuvent bientôt plus arrêter dans le débordement de la déroute. Alors on vil ceci : les nuées sombres qui, pendant toute la durée de ces combats homériques, avaient enténébré le champ de bataille, crevant i)ar moments en ondées, puis se reformant en lourdes brumes grises, s'écartèrent sur le rouge braséement du soleil plongé dans les gloires du couchant; et cette royauté éternelle eut l'air de saluer l'empire qui s'en allait. Tous ces souvenirs vous reviennent à la pensée et l'impression est écrasante : elle redouble quand, descendu de la butte, on suit pas à pas, à travers le charnier aujourd'hui bouleversé par l'atTouillement incessant des charrues, les phases de la bataille, comme les stations d'un pèlerinage partout marqué par le sang des hommes. Je n'ai jamais longé le petit sentier, filant parmi les cultures, qui mène aux terribles ruines de Hougomont, sans me sentir remué dans les profondeurs de mon être; c'est que là le carnage est demeuré inscrit dans les moindres pierres, et tout y porte à jamais les stigmates de la dévastation. Dès que vous avez franchi l'enceinte du verger, l'herbe, plus haute en cet endroit, d'une épaisseur tiède qui fait penser à de monstrueux engrais, vous monte aux genoux. 72 LA BELGIQUE. et, entre les espacements des pommiers bistournés, pareils, les uns à des parnlylicpies tendant leurs moignons, et les autres à de grands soldats ayant gardé l'allure violente du combat, les murailles de l'ancien parc vous apparaissent, en partie, recouvertes d'un manteau de lierres et de chèvrefeuilles. Il n'existe plus, sur toute leur longueur, une trace de crépi large comme la main; la brique partout se disloque, mutilée par la volée des balles, avec cà et là des ouvert lucs de créneaux. \ l'est, particulièrement, les trous se rapprochent au point de percer à jour toute celte partie de la clôture, eu une continuité de brèches qui ne linit qu'à la porte charretière de la ferme. La ma(;onnerie, massive et trapue, a résisté d'ailleurs à ses blessures, moins désastreuses que les incessantes déprédations des vandales (jui, sous prétexte de reliques historiques, élargissent les meurtrières originelles et ajoutent aux mutilations glorieuses une irrémédiable et sotte ruine. Ilougomont, en 1815, était habité par un comte de Neuville et se composait d'une agglomération de bâtiments de ferme et de château appartenant à la femme du comte, la comtesse de Ilougomont. Dès l'approche des troupes, tout le monde avait déserté; le comte et la comtesse s'étaient réfugiés eu France, et la domesticité avait gagné les villages voisins. Quand les serviteurs revinrent, ils trouvèrent la maison incendiée, à l'exception de l'Iiabitaliou du jardinier et d'une partie des communs; mais aucun des deux époux ne revit ce funeste séjour : (rois jours après la bataille, le comte mourait à Paris, l^n an se |)assa, |)uis la pljopriété fut vendue. 11 semble qu'on se soit gardé, comme d'un sacrilège, de loucher à l'œuvre de dévastation laissée par la guerre; les bâtiments n'ont pas été réédifiés, et la cour continue à dérouler ses espaces vides, dans une désolation morue à laquelle ajoutent les pans de mur émergeant des briques éboulées. Des ménages de paysans se sont installés dans les dépendances épargnées; celles-ci alignent sur la gauche une suite de constructions basses, faisant écpu-rre avec une façade plus haute, la demeure de l'ancien jardinier, encore occupée aujourd'hui par son fils. On vous montrera dans les chambres l'œuvre des balles : ici les crépis criblés d'ératlures, là les excavations de la pieri'e déchiquetée, ailleurs uiu' porte en chêne trouée à jour. Dans une petite pièce carrelée de dalles, moisit un médiocre fonds de musée, rongé par la rouille : étriers, baïonnettes, fragments de sabres et de fusils ramassés dans les décombres. Au milieu de la cour, une nuu'gelle de puits dresse une maçonnerie ruinée comme tout le reste; en vous penchant par-dessus l'ouverture, vous apercevrez un amoncellement d'ais pourris et de briques jetés pèle-mcle. Le guide ne uiaii(|uera pas de vous dire que deux cents cadavres gisent dessous, empilés les uns sur les autres, sans qu'on ait jamais i-ieu fait pour leur donner une sépulture décente. C'est une des rencontres lugubres de cette maison hantée (pie ce trou sombre; ri^gorgeant d'épaves humaines, balayées là des hécatombes du verger et qu'on a entassées dans les promiscuités de l'ombre et de la mort, charognes putrides petit à petit désagrégées par les eaux, sur lesquelles ensuite, comme pour mi(Hi\ les séparer des vivants, on a déversé des gi-avats et de la volige. Même, s'il faut eu croire les récits nn abbatiale; au lexanl. les alloirs, l'église Notre-Dame et l'église des (Ihanoines ou Saint-l'aul : au septentrion, le cloître: enfin, au midi, l'énorme l)l()c de Sainte-ticrlrude. une des plu< belles architectures romanes ar envahir les dallages et maintenant moutonne en petites bosses verdoyantes. On longe ensuite les grands murs du ])alais abbatial, bar- bouillés d'ineples griffonnages, au milieu desquels tlamboyait, il y a quelques années, sous un quatrain courroucé, le parafe de Viclor Hugo, depuis bêlement gratté au couteau. Puis on aboutit à des salles aux voûtes surbaissées, appuyées sur des piliers massifs; l'une d'elles, la cuisine, a conservé sa monumentale cheminée, entre des colonnes encore garnies des modillons sur lesquels se superposait le manteau. Rien qu'à voir la prise d'air, large comme un corridor et béante comme une gueule, il est aisé de conjecturer les amoncellements de victuailles journellement passées aux flammes de ce brasier : des bœufs entiers y devaient cuire à l'aise, et des rajtports s'établissent entre les exigences de cet .lire démesuré et les parcs gorgés de viande animale qui circonvenaient l'abbaye. De la cuisine on passe au réfectoire, vaste salle oblongue que cinq colonnes partageaient en deux nefs, et dont les quatre murs, ajourés de hautes ogives géminées et par places colorés d'un reste de peintures, sont seuls demeurés debout. Tout un coin de l'existence monacale se ravive dans cet espace ; on revoit l'entrée lente des moines traînant leurs san- dales, la circulation silencieuse des frocs tombant à plis droits, la ligne brusquée des épaules sur les nappes chargées d'argenterie, avec des blancheurs reluisantes de crânes frappés par la lumière des fenêtres, et, tandis que le service de l'office s'active et que s'allonge le repas, l'empourprement graduel des faces substitué à la pâleur transie du jeûne matinal. De colons qu'ils étaient à l'époque où saint Bernard les envoya défricher la contrée, les cénobites, d'abord au nombre de treize, aidés de cinq frères convers, étaient devenus des seigneurs largement comblés de prérogatives et de donations. .Vu treizième siècle ils sont quatre cents moines et trois cents frères convers, vivant dans une abondance de biens, espèce de troupeau humain engraissé où les facilités de l'existence et une constante augmentation de bien-être amènent petit à petit des relâchements. Puis, au seizième, le pullulement diminue : il n'y a plus, en ce temps, dans l'énorme abbaye, que soixante religieux. Mais les sensualités 80 LA RELG1Q['E. de la table et de Texistence vont leur train, prédisposant les esprits à des lernientations orgueilleuses qui déterminent par moments des dissensions intestines. Plus tard le contre- coup des luttes politiques se fait aussi sentir dans cette ruche remuante, qui défend alors ses privilèges avec des énergies accrues par la longueur de la possession. Deux fois le monastère est saccagé; la seconde fois, les paysans s'ajoutent aux Français pour le piller. Ce fut alors comme le signal précurseur de la dispersion définitive : le 7 thermidor an V. la puissante communauté, dissoute à l'égal des autres établissements religieux ilu pays, se vida de sa population, et l'église, le cloître, le palais abbatial, les jardins, les moulins, toute cette opulence et cette source de revenus infinis passèrent aux mains d'un négociant de Saint-Omer. Une déchéance irrémédiable s'ensuivit : pour payer le prix de l'acquisition, l'iconoclaste propriétaire mit à sac les bâtiments, enleva les fers, démolit les charpentes, vendit le marbre des chapelles, le grès des tombes, le plomb des meneaux. Ce qui resta devint ensuite l'habi- tation du monstrueux bourgeois; et on se le figure prélassé dans son œuvre de dévastation, avec des aises nonchalantes et introublées. Après cela, il ne sera plus besoin, pour achever l'abbaye, que d'un dernier ébranlement : en 1815, lors de l'arrivée des alliés, une bande de rustres féroces se rue sur les démolitions, pressurant la ruine et la mort poiu- lui l'iiire suer un rendement suprême; puis, dans le silence des enceintes rendues à la solitude, commence le persévérant travail du temps, opérant pierre par pierre la désagrégation totale et préj)arant le morne et superbe tableau qu'on a aujourd'hui sous les yeux, comme la réalisation matérielle d'une lamentation de Bossuet. Cependant, si effacée que soit la vie dans ce lieu funèbre, empli de pierres tombales roulées par le chemin et où chaque pas qu'on fait dans les rudérales floraisons du sol remue une poussière d'humanité persistante à travers les décombres, on peut coujeclurei' le Irain de l'existence journalière en cette collectivité fourmillante qu'un peuple de manouvriers aidait dans son exploitation. Débouchant dans le réfectoire, le chauffoir, où les moines avaient coutume de se rendre après le chant des laudes, à pointe d'aube, pour \ élirer à la chaleur des feux leurs membres raidis par l'office de la nuit, lalilc sur de massifs piliers dessinant trois travées sa lourde voûte arquée, pareille à celle de la cuisine, du lavoir cl du garde-manger. Plus loin, le réfectoire des domestiques communif[ue avec une cour décou- verte où s'engraissait la volaille, proche des bâtiments de la pharmacie, qu'uu petit jardin précédait, avec ses parcs étoiles de plantes médicinales. Le cliaulVoir. d'ailleui-s, de même que le réfectoire des moines, s'ouvrait sur nu |)réau bordé le long de ses quatre faces de galeries découpées en ogives dont les retombées s'adaptaient à des chapiteaux de colonnes historiés de bêtes symboliques; des quatre galeries, deux subsistent seulement : l'une qui date de la fin du dix-s(^ptième siècle, avec de maigres applications de pilastres sur le mur du fond, frivole bizarrerie décorative au milieu do la majesté du reste; l'autre, du treizième siècle, solennelle et profonde sous le déroulement de ses arceaux ployés avec les belles élégances du style rayonnant. Douiiuanl loul de ses amas pantelants, le chevet de l'église élargit ses brèches, pareilles aux jouis d'une rosace (|ue Je tenqjs aurait percée en regard de l'étoile de pierre ouvrée par rarcliitecie. .Malheureusement la snper|tositiou des st\les et les démolitions du vandale de Saiul-Omer ont presque piu-toul dénaturé l'aspect primitif. \ ti'avers la ruine et les transformations, le chœur et le jubé n'attestent plus (pic vaguement la perdurabililé du roman, tandis que la partie moyenne; du uKumment se rattache netlemenl ;i lu lin du treizième siècle : vraisemblablement une |)i'emière église romane avec crépie existait là el plus fard s'accommoda aux e\igeiu:es d'un slyle nouveau: mais l'ogive elle-uiènie fut altérée au siècle dernier dans ses motifs essentiels par l'application à l'extérieur de revêtements en renais- 11 11 I \ K s U E 1. A U B A ï E DE \ I L L E 1'. S . Il LE RRARANT. 83 sancc hàlarde et à rinlérieur d'un grossier badigeoniuige ocreiix qui empoîcra les sévères profils de la pierre. De toutes ces arcliitectures, les murs extérieurs ont seuls subsisté avec des fragments de voûtes béantes sur le vide, comme les échancrures largement ajourées d'une coupole, et, dans le chœur, les nervures de la grande rose mystique épanouie an milieu du délabrement universel. Une forêt d'arbres a poussé à travers les joints des pierres descellées, balançant ses ombres sur la nudité des nefs ; et le tortillement des racines enchevêtre autour de ce qui persiste des chapiteaux une complication de mouvants i-eliefs, qui semblent par moments faire bouger l'énorme construction. Ainsi, la nature a repris petit à {tetit possession de la demeure des hommes, faisant fleurir sur ses ruines des gerbées de ravenelles et de saxifrages et criblant l'obscurité froide des arceaux d'un étoilement de lumières. J'ai vu les neiges de l'hiver succéder sur la sombre abbaye aux rousseurs chaudes de l'automne; j'ai vu disparaître sous un linceul blanc ses fûts découronnés, où des nuées de corbeaux faisaient un fourmillement noir ; et puis je l'ai revue, à travers l'aveuglante clarté des midis d'été, mêlant à l'allégresse des choses comme une etVervescence sourde de vie, ses solitudes bourdonnant dans les souffles tièdes de l'atmosphère, son cloître remué d'une palpitation continue d'ailes, l'orée de ses souterrains tremblant sous l'oscillation lente des floraisons, ce néant d'ossements et de débris pris du tressaillement de la germination, tandis que là-haut, de toutes ses fenêtres changées en lyres et de tout son vaisseau transfiguré en orgue, l'église, droite dans ses chapes comme un prêtre ofliciant devant l'Eternel, semblait entonner un prodigieux hosanna. .Mais je ne sais si le spectacle de la fête wallonne et ce long piétinement all'olé sur les tombes n'étaient pas plus extraordinaires encore. Dans le cimetière qui s'adosse au temple, des robes éclatantes tournoyaient, et la ronde continuait dans l'église, le cloître, le réfectoire, les cours, enlaçant de ses grappes bondissantes les froncions gisants, culbutant les antiques sculptures sacrées, indéliniment prolongée sous l'évidement des ogives. Nous montâmes à la léproserie, maçonneries informes envahies par les mousses, sur le flanc d'une roche hérissée de broussailles : peut-être trouverions-nous là un peu de silence ; mais une bande, échappée du bal, y savourait bruyamment l'aï pétillant. Hobermont s'escarpait au-dessus; c'est là, dit la légende, que saint Bernard, avant de quitter l'abbaye, en 11 i7, planta son bourdon, duquel sortit un chêne. Nous y poussâmes, mais sans parvenir davantage à nous isoler; un amateur de chansonnettes, appuyé contre la petite chapelle élevée en l'honneur du miraculeux bourdon, y dégoisait son répertoire devant un cercle de jeunes gens en bras de chemise et de jeunes filles étendues sur l'herbe, soulignant son débit de gestes grotesques et de mines saugrenues. Partout des poursuites de nymphes froissant les feuillages, des gaietés luronnes crépitant sous les ombrages, une rumeur de mastication traînant parmi les chants et les rires; il n'est pas bien sûr que les souterrains eux-mêmes, les ténébreux cachots et le dédale profond des catacombes où, le long des murs, s'alignent les sépultures des abbés, parmi les éhoulements et les filtrations, n'eussent, ce jour-là, des hôtes. C'était la sensualité épaisse d'une kermesse à la ïeniers, où les habits noirs et les robes de barège auraient remplacé les grosses étoffes pileuses ; et, à mesure que l'heure s'avançait, le relâchement grandissait dans cette cohue en fermentation que l'ébriété j)Oussait à des hilarités immodérées. Lentement le ciel s'estompa dans le gris crépusculaire, et l'ombre s'élargit au l)as des piliers de l'église. En ce moment une illumination pailleta de ses flambées de pots à graisse et de ses lueurs sourdes de lanternes vénitiennes les entre-colonnements envahis par la nuit. Sur la pelouse, l'orchestre précipitait ses rythmes, les danseurs tourbillonnaient dans des 84 1- A IU:iJiin| E. rouficiir?^ fie Inrchos qui inconfliaioiil les visages et les mnins; et. |i;ir intervalles, des l'iili;iii-iitions vertes et roses montaieni dans l'air, éclaboussant les grandes arcliiteetures somltrcs, comme le décor d'une féerie gigantesque. Un instant les ruines parurent se transformer en brasier; une pluie d'étoiles s'abattit sur les voûtes, tandis ([ue les fusées décrivaient leurs trajectoires ensanglantées, et (oïd à coup l'on ne \i( pins qu'une vaste napj)e immobile de clarté lunaire, où quelquefois passaient des couples silencieux. Le bal dura jusqu'à l'aube; les premières tlammes du soleil tombèrent sur une dél)an(lade de tigures |)àles, et de la colline où nous étions montés nous aperçûmes, sortant de la vapeur nocturne, le haut des murs déjà enveloppé de lumière rose^ sur laquelle se détachait la tache mobile d'iui vol de corneilles. X Vestiges liisliirii|iir>. — \.f |iilori Av nraiiic-lc-Chùteaii. — Heloiir au pays flamand. — Hal ot son pèlerinage. Les ruines de N'illers ne sont pas les seuls restes histori([ues du Hrabant. iNou loin de Braine, entre Hal et Nivelles, le touriste ne manque pas d'aller visiter, dans le petit village de nrainc-le-Ciiàteau, un pilori dressé au milieu de la place et faisant face à une rangée de maisons modernes proprement badigeonnées, (Ion! l'une, (jui sert de lien de réunion à la société des fanfares de la localité, s'historie de cette enseigne pacifique : .1 Sdiiitc-i'f'c'ilo. Le contraste est saisissant entre la monotonie paisible des existences actuelles, gravitant sans trouble autour du funèbre terre-plein, et la machine hideuse où la justice des seigneurs garrottait les miséraliles paysans d'autrefois; bien peu, parmi les rnsires (pii les côtoient incessamment aujourd'hui, se doutent du sang des leurs demeuré sur ces piiM'res lugidires; les vertèbres à la torture de leurs devanciers ne Innl pins passer le frisson dans leur échine, et l'appareil du supplice a liui par devenir pour le \illage nu uioiiinneiii aidonr duquel il mène des rondes. Il y a un an, poussant de ces côtés, avec ce goût des soliludes agrestes (pii |irend les travailleurs après les grosses besognes accomplies, je débouchai sni- des baracpiements forains, installés à nu pas du pilori; les marchands avaieni dressé là leius IV('les cliarpenles rcciuivcrles de toiles, où les pàtissci'ies sèches alternaient a\ec, les élalages de xerroleries; et nu pilre souillait un boniment dans sa trompe de fei-blanc. un casipie en lra\ers de >a face eid'arinée. \^\\v: chaleur de fin d'été enveloppait les groiqies, et les plaisanlei'ies gi-asses nionlaicnl. alimentées |)ar les visites aux cabai'ets prochains. Soudain, au-dessus des tentes grises, des dos ni(inlonnanl> el des peliies ligures éjouies d'enfants, j'aperçus celle chose noire. denieun''e sinubre dans la clarlé nialinale: la Laiilerne, comme on l'apitelle diins le pays. Ce l'iil nue sensation i)i'US([ue, counue une échappée sur un monde disparu : je revis les seigneiu's an coMir d'airain, les h'oids hommes d'armes, la victime blême, sentant ses os cratpier à l'avance; puis je reportai les yeux sur celle lourbe imbécile, jouissant de sa sécurité présente, comme un gios animal, sans une pensée grave poui' le passé. Haremcnt j'éprouvai mieux la mélancolie du long martyre soull'ert par nos ancêtres el qui nous a faits ce (pie nous sommes; el, tandis (pu', immobile, je i-epenplais la petite place des procession> liuiienlaliles (pTelle ;ivail \nes défiler, un placide leriassier, sa |iipe i)raséaule à la main, un' Itiuclia dn dnigi et me dit : ■. .iolinienl conserve, (oui de même. LE I! Il AI! A M. 85 C'est une colonne enli'c qiwilre supports en l'cv sur lesquels s'appuie une cage de pierre formée de six piliers à chapiteaux reliés par des arcatures cintrées, le tout sur un entablement également en pierre, partagé en trois étages. Par un rallinement cruel, l'art s'ajoute à l'hor- reur dans cette construction svelte où le patient se tordait sans que l'œil du justicier fût choqué parles aspérités grossières du cadre. Six énormes (illeuls entremêlent leurs branches au-dessus, noyant dans une ombre douce ce lieu tragique ; et le ruissellement continu d'une l'iior.l DE BR.\I.\E-LE-CII4TE4U. source sourdanl (hi soubassement se confond avec le bruissement des feuillages. Maintenant, en effet, l'eau coule où coulait le sang : le pilori s'est changé en fontaine. Et qui sait? Peut-être le châtelain actuel du vieux manoir entouré de fossés dont on aperçoit, eu se retournant, au fond d'un parc planté de hêtres et de marronniers, les tourelles effilées en poivrière et la grosse tour dentelée de créneaux, a-t-il aidé de ses deniers à cette transformation utilitaire du menaçant monument auquel les anciens hobereaux ses prédécesseurs avaient attaché la marque de leur omnipotence. 86 LA BEL(ilQ( K. Celle station faite en Ixin pèlerin qui ne vent omettre aucun (ies lieux où l"hunianité a saigné, enfilez aux Oualre-Bras la chaussée tantôt encaissée par des talus, tantôt bordée de prairies, qui, de bosse en bosse déroulant son pavé cahoteux, mène à cotte petite ville de Hal si miraculeusement protégée par la Vierge pendant un siège terrii)le (hi (piinzième siècle. A mesui-e que les boulets pleuvaient sur la cité, la bonne Dame les recueillait dans son tablier, consternant l'ennemi, qui ne pouvait s'expliquer pourquoi les maisons ne s'écroulaient pas comme les capucins d'un jeu de cartes, et. bien an contraire, semblaient les narguer de leurs rouges pignons indemnes. Les merveilleux projectiles s'entassent à présent en pyramide dans un des angles de l'église, mais la légende veut que nul n'en puisse dénombrer le chiffre exact. J'affirme, pour ma part, n'avoir pas essayé. Hal est demeuré l'un des pardons traditionnels de la Belgique. Chaque dimanche, un tas de maupiteux s'engouffrent sous les voûtes de Notre-Dame, étalant leurs plaies, avec l'impudeur des désespérés, dans les fumées de l'encens et le resplendissement des tabernacles. A peine est-il permis de circuler dans les flots pressés de la foule, les uns agenouillés sur les dalles, les autres épaulés aux piliers, mais tous ployés sous l'attente anxieuse de l'aide céleste et dardant des yeux dévorés de fièvre vers l'étincelante image de la Vierge, habillée de drap d'or, et dont la petite face d'ébène s'incruste comme un noir soleil dans la lumière pâle des cierges. Le prêtre va et vient, dans sa chasuble reluisante, élargissant sur l'immense misère grouillante qui déborde jusque par delà le parvis les gestes solennels et propitiatoires par lesquels il attire au-dessus des fronts courbés le bienfait de la régénération ; et, sans discontinuer, les tintenelles des enfants de chœur carillonnent, ajoutant leur musique à la basse sourde des lamentations montant des profon- deurs du temple. Puis, après que l'officiant une dernière fois a imposé les mains, l'énorme bloc immobile se rompt en une oscillation lente, comme la surface d'une étendue d'eau congelée, et la circulation se refait, au bruit des béquilles cognant le pavement, des saccades furieuses des danses de Saint-Guy, de l'interminable glissement de pieds des valétudinaires. A la file, femmes, vieillards, mères chargées de nouveau-nés, traînent alors des affiiclious sans nombre le long des murs flamboyants de croix et de banderoles, où les ex-voto l'ont à la brique un revêtement de plaques d'argenteries, sombrement saignantes sous les feux des candélabres ; et la procession serpente, circonvenant les nefs d'une ceinture ininterrompue de figures ravagées, d'orbites ulcérés, de tètes branlantes dont la trépidation semble continuer dans la pénombre le vacillcment des hautes chandelles partout allumées à profusion. Parfois la cohue devient funèbre, comme un ossuaire debout : d'efl'royables consomptions font saillir les verlèl)res, des charpentes disloquées s'iAideiil avec des creux de \\ru\ saints gotlii(]ues, ou croit entendre sortir un râle des |ioilrines étranglées; mais la \ie s'iirliai'nr m ces décombres vivants. Kl, liluliani, choppanl, quelquefois même roulant sur le sol dans un accès subit (|ui les tord comme dos haillons, ils conliuuent leur lugnlire promenade, gravissent à la suite des autres les marches du cIiomu-, déiilent devant l'autel, les genoux ployés, des bégaiements affolés aux lèvres, toute 1(mii- vieille âme martyrisée éclatant brusquement dans des supplications, sur lescpielles les cierges semblent faire descendre l'illii-inn d'un pâle sourire de la Vierge, puis s'écoulent et disjiaraisseni dans l'éloignemeut . recommencaul à chaque station et de chapelle en chapelle leurs niarmoltcments monotones (pii çà et là s'élèveul comme les litanies de la chair tenaillée. On n'imagine pas de speciiide plus Iragicpic : loules les désolations sont réunies, à de certains jours, dans ce vaisseau de pierre (pii in(^l en présence les deux grands suppliciés éternels, se tendani muliu-llement les bras sans par\cnir à s'étreindre ; et le Christ, du haul de la croix, semble pleurer sur son frère mortel les mêmes larmes de sang cpii mouillèrent ses paupières au moment des affres suprêmes. Lne géhenne terrestre l'oule à travers les colonnes LE HHABANT. 87 SCS noirs su])|)lices; les visages sont lerrilianls comme le seraienl coiix de morts vivants ; c'est une palliolugie de tons les man\ qui assaillent le corps luimain, de tontes les plaies qui le trouent et le déchiquettent, de toutes les difformités qui le font dévier; et de cet amas de douleurs, de ce tlu\ de sang vicié, s'élève une pestilence fade de charnier. L'un après l'autre, l'éclopé, le hancroche, l'ophtalmique, le paralytique vont poser une bougie sur le porte-cierges, branché comme un ai'bre, qu'on aperçoit, ai-dant de centaines de luminaires, derrière le grillage d'un réduit transformé en brasier et où les cires coulent de longues larmes blanches par-dessus le résidu tlgé des vieilles otVrandes. Près de là, un guichet ouvre une baie mystérieuse au fond de hupielle un piolil immobile de chevecier, réalisant le type des rigides comptables à bec de chont>tte qui découpent dans les intérieurs de Metzys leurs faces glabres et ridées, gratte il'une plume active de \olumineux registres au papier rèche et jauni : levez les yeux ; au-dessus du trou noir vous lirez ce mot : Trésorerie, (-l'est, en etfet, la trésorerie de cette officine de guérison, largement entretenue par l'afllux perpétuel des prix de messes et de cierges et dont les revenus servent à alimenter la somptuosité de l'église, ruisselante d'or et d'argent du l'aile à la base. Kleur de l'ogival du quatorzième siècle, l'élégante et sévère Notre-Dame de liai est devenue avec le temps comme un pompeux reliquaire d'art, indéfiniment enrichi par la \énération |)ublique. Il faut voir le grand retable du maitre-autel, datant de 1333, avec son ornementation fouillée, ses motifs ingénus, ses proportions harmonieuses et régulières marquées de l'intluence italienne, les deux porches renaissance en bois sculpté, le tabernacle finissant en arcades ogivales sous lesquelles s'abritent deux scènes de la vie du Christ, et sm'tout les admirables fonts baptismaux du fondeur tournaisit'ii (iuillanme Le Febvre, en forme de calice à pied octogone porté par huit lions accroupis : un couvercle entaillé de niches où les (hjuze apôtres sont représentés debout couronne la cu\e d'une galei'ie finement ajourée, laissant apercevoir en retrait trois statuettes, saint Mai'tin, patron de l'église, saint (îeorges terrassant le dragon, et saint Hubert en contenqjlation devant le cerf merveilleux, dans des attitudes à la fois tières et na'ives. Cependant les pèlerins se sont petit à petit espacés sous les porches, bousculés à la sortie par des flots nouveaux qui entrent à leur tour et réitèrent les prosternations à chacune des bienheureuses images. Sans interruption, de l'aube à midi, les offices se succèdent ; à peine la célébration d'une messe est-elle terminée que la porte de la sacristie se rouvre et livre passage aux lévites chargés du service suivant. .Mais les lidéles n'incèdent pas tout de suite : généralement la promenade des autels est précédée d'un certain nombre d'arrêts à l'extérieur du temple, devant les portails et les calvaires. Et, ces stations recommençant à l'issue des messes, on les voit alors tournoyer une dernière fois autour de l'enceinte, difficilement résignés à quitter le lieu saint auquel, de si loin la plupart, ils sont venus demander un adoucissement à leurs misères. Un grand christ rouge, la tète ceinte d'épines, pleure de grosses larmes de pierre sur un entassement de rocailles, près du porche d'entrée, et, à la gauche du chevet de l'église, les saintes femmes entourent la croix, dans des proportions presque humaines. D'un peu loin, l'illusion est complète : l'Homme-Dieu, avec ses chairs lie de vin, son front chevelu et sa face douloureu- sement crispée, met sur le mur des contorsions de corps vivant, et les pleureuses agenouillées tournent vers la rue des visages d'une désolation terrible. Le peuple, prosterné devant ces niches, tend les bras et s'abîme en des contemplations, ou bien, recueilli en soi-même et les yeux demi-clos, ne voit plus que les taches rosées qui semblent continuer dans les inertes statues sa propre humanité. Vous vous figurez, à ce détail, le tableau qu'offre la place aux grands jours de [tèlerinage général. Une multitude de crovinls prosternés, tète nue et quelquefois pieds déchaux, tous 88 LA lîELr.lOUE. courbés, affaissés sur les f;ciioiix, l'écliinc cassée, flans une promiscuité de sarraux bleus et de cliàles multicolores, s'enfonce à travers la perspective par longues files immobiles et gémis- santes, comme des contreforts de chair et d'os prolongeant à ras du pavé l'armature gigantesque de l'édifice. Au-dessus de c(îtle masse de dos pétrifiés, la dentelle des balustrades, la floraison des dais, l'évidement des niches, la profusion merveilleuse des culs-dc-lampc, des chapiteaux, des gargouilles, touffus comme des feuillages, fait penser à une forêt de pierre où à la pointe des branches grimacerait une animalité fourmillante, guivres, tarasques, chimères, licornes, bœufs symboliques, marmousets à tète de singe. Fruste, décliiquetée, rongée par la moisissure dans toute la partie cpii n'a pas encore été grattée par la restauration, avec de larges lèpres envahissantes, Notre-Dame ajoute encore à la comparaison par la mêlée de ses flèches et de ses dômes, pareils à des liges flexibles et à des épaisseurs rondes d'arbres. Puis, pour toile de fond, à l'opposé, l'hôtel de ville, en brifjues rouges, avec ses avant-corps, ses arcades du rez-de-chaussée, ses toitures percées de quatre rangs de lucarnes, ses pignons terminés en poires auxquelles commande la bulbe du campanile, son architecture simili-moyen âge du dix-septième siècle, faisant face aux petites maisons basses du reste de la place, boulicpies et cabarets, toujours emplis d'allées et venues dont l'illustre violoncelliste halois, feu Servais, semble du haut de son socle de marbre recueillir la rumeur. Lentement les pèlerins se dispersent, tandis que, rigide à l'égal des silhouettes de pierre déployées dans les niches, un groupe de mendiantes demeure rivé au chevet de l'église, par la pluie ou le soleil, tendant la main d'un geste éternel et quelquefois poussant, du fond de leurs osseuses poitrines, une petite toux lointaine (pii ne les secoue même pas. XI Le pays brabançon. — Les villages. — Les ruines. On aime les courses pédestres en Uelgique; les dimanches surtout sont consacrés à des excursions pour lesquelles on se met en bande et qui se terminent à la vesprée, dans la gaieté des fins de jours passés au grand aii'. Au collège nous avions déjà la passion des explorations; filés malin, nous enjambions le ])avé des routes a\cc la curiosité inquiète (i(! l'inconnu; et tantôt nous parlions |M)ur \ ilvorde, .Vlalines, Louvain, tantôt pour l'un des villages qui se trouvent enire liai et Bru.xelles. J'ai conservé une tendresse pour ce dernier itinéraire, cpii m'avait révélé une rusticité aimable dans des paysages naturellement riants. De légères inflexions font onduler le pays, partout couvert de prairies et de cultures où parfois s'avancent des pointes de bois et que sillonnent en tous sens de hautes lignes d'ypréaux : c'est la grasse glèbe flamniide, incessanuneiil (l'availlée par le cultivateur dont on voit le loil (le cliaume (lu de tuiles s'élever derrière les renllemenls de la gi'aiide plaine verte, par-dessus la tache blanche ou bleue des murs. Kl dans les labours bruns, le long des chemins poudreux, se meut la lourde cr'oupe des bêles (|u'il associe à son travail, les aumailles au garrot puissant, les lourds limoniers llaniauds faisant saillir comme des cor- dages leurs muscles sous le velours des robes marron, aubère, rubican et moreau. Pas de vastes installations ni de fermes spacieuses; les habitations, élroites et basses, se collent les unes au\ aulres, foi'mani des hameaux, ailleurs s'espacent au milieu des labours, toutes faites à la taille de l'homme qui, une fois l'hiver arrivé avec ses neiges, le verrou tiré et le volet clos, peut se croire isolé dans inie carapace, loin du reste du monde. Nomltre de UNE SCENE T>L 1' E L F n I \ i G E A NOTHE-DAMK 11 E II l 1 1-2 LK llliAlîA.XT. 91 ménages ouvriers campent là, l'iillivaiil leur' lo|)in a[)res la journée de travail; quelquefois c'est la femme ((ui bine, lierse et retourne la terre, pendant que le mari et ses fils, maçons ou terrassiers, demeurent jusqu'au samedi à la ville; mais la ditïércncc n'en est pas moins grande entre ces travailleurs refaits chaque semaine à la sève vivifiante des campagnes et les pâles ouvriers urbains, casemates dans des logements puants, dont l'insalubrité finit par leur vicier le sang et les rend débiles avant le temps. l'ai" fournées innombrables, la veille du jour dominical, on les voit traverser la capitale à grandes arpentées, alertes, leur bissac sur le dos, sui'cliargés parfois de meubles et d'ustensiles, mais tous se pressant, heureux d'échapper à l'atmosphère enfiévrée des rues et rappelés CHEVAUX KL,vMAi\i)S. Voyoz p. 88.) là-bas par les mains rouges des pelits. Soyez, sur qu(i le cabaret aura beau multiplier, ce soir-là, ses lanternes tentantes sur leur chemin : ils savent que la maison les attend, par delà les bois et les plaines, et, à mesure qu'ils se rapprochent, la lune allonge derrière eux l'ombre de leurs jambes plus rapides. Aux noms sonnant la jovialité wallonne qui décoraienl, dans la circonscription nivelloise, les agglomérations villageoises, Baisy-Thy, Monstreux, Loupoigne, Sart-Dames-.\velines, Bousval, Cortil-Noirmont, Grand-Rosière, Tourinnes-les-Ourdons, Jandrain-Jandrenouille, Thorembais-les-Béguines, Chasire-Villeroux-Blanmont, Roux-Miroir, Pielrain, Pietrebaix, Beauvechain, Jodoigne, succèdent les désinences alourdies des noms tlamands. Buysinglien, Bellinghen, Pepinghen, lluysinghen, Loth, .Vlsemberg, Buysbroeck, Droegenbosch, P'orest, Anderlecht sont, aux approches de la ville, comme les poumons de la grande machine 02 LA HELCiorr:. bruxelloise. C'est iiii (Irroiiiemenf de paroisses, signalées imi des pointes de clurhers émergeant des bossellonienls du sol, en des coins de nature altiayants, d'une grâce jolie que ne brusquent ni les raides profils ni les rampes escai-pées, avec des renllements légers, des pentes insensibles et, dans les descentes, des scintillations d'eau\ vives sous le couvert pro- fond des verdures : une, sorte de bucolique noyée dans les feuillages, et où luii retrouve encore les gourds paysans de Teniers. A ces particularités de la campagne brabançonne s'ajoute, par places, l'aHmii d(>s ruines. \ Heorsel, au milieu de prairies (-oupées d'ormes, un château du douzième siècle, contre lequel marchèrent plus d'une fois les Bruxellois, dresse sa massive tour ronde reliée par d'épaisses courtines épaulées de contreforts _--_^. ^.^^^^_, _==>. --^ggsaj et criblées de meurtrières aux dilférents corps de logis espacés sur le pouiMour. On y pénèlre à présent par un petit pont de bois, brdi sm' des arches en briques : mais le poni n'enjambe plus le moindre lilet d'eau et rattache seulemeni le bastion à la crête des ;iiiciens fossés, à demi comblés de hautes herbes qui lentement ont en\alii les pierres éboulées. L'ne clef, remisée clu'/ le fermier voisin, vous ouvre le seuil di' la féodalité partout dormanle dans l'ancien nid de vau- tours, et vous circulez dans ce passé plein d'ombres, évuiiiianl, à la UKinicrc roman- tique, le fantôme des châtelaines ddiil vous croyez apercevoir les pâles silhouetles errantes, ou bien, si vous préférez les investigations posilives, vous clVorçanl de reconstituer , d'après des réminiscences d'archéologie, l'outillage inlci-icin- cl le détail des installalions. S;ille des gard(>s, barbacancs, tourelles aux escaliers colima- çoimants, fenêtres allongées par Icstpiclles coide un jour sombre, restes de chapelle, débris d'àlres, basses-fosses et oubliettes, rien ne manque à ces ruines, malhenreuse- nii'iil ravagées par le paxsiiii (|iii. \eiigciu' inconscient des maux soulfei'ls piu' ses ancêtres. i)àlil avec leurs épaves les assises de sa maison. C'est la lanière d'un carnassier, merveilleusemenl organisée ])0ur les rapines et rexierminalion, dans un pavs plal où les hautes consiructions olfriraienl liop de prise. A moins de deux lieues de là. une; aulre seigneuriale maison, domaine des sires de (iaesbeek, érige au milieu des bois, dans une solilude admirable, ses longues façades coilVées de loils en poivrière, avec des saillies de pignons irrégidiers. accrochés tan! bien s demeures féodales, le pialfemeiil des lia(iuenées, les allées et venues bruNanles des pages. IIU I \ E s DU C II A T I: AL l> K K li K 11 S U I, . ^^K3^^^?SWî?flSs?^^!^S~4^*5-Vi? IMÉniEir, DE PAYSiNS DniHANÇONS. LE RliABAM. 95 l'aboi dos meutes, le branle-Las des remparts, le démènement des hommes d'armes, l'entrée des chariots gorgés de vivres, tout ce fourmillement des ruches abondamment emplies aboutit aujourd'hui au silence d'uuo gentilhommière déserte la j»lus grande partie de l'année, où un concierge vous précède par les longs corridors muets et les escaliers tapissés de portraits d'ancêtres, un trousseau de clefs dans la main. La visite a d'ailleurs son charme : (juand on pénètre dans la séculaire salle des gardes, encombrée de panoplies sombrement étincelanles sous la nappe de lumière déversée par la haute fenêtre, il semble qu'une trouée s'ouvre sur l'humanité de sac et de corde dont cette chambre-arsenal était comme l'organe essentiel; et tout à coup le spectacle des croupes de bois moutonnant à perle de vue dans le clair iiiiroii' des vitres vous ramène à des sensations de nature (pii vous l'dnl (uiblicr la mélancolie du lieu. Le pays garde à peu près partout, auiuui' de llruxelles, les mêmes aspects. Huaud uu a dépassé les installations industrielles de MolembeeU-Saint-Jean, le remuant faubourg dont les fumées font au nord de la \illi' un perpétuel nuage immobile, pai'-dessus le grondement des usines emplies d'ime multitude pâle, on entre dans une belle campagne unie, divisée en prairies sillonnées par de petits cours d'eau et boi'dées de longues tiles d'arbres, au milieu desquelles, pressés et se touchant presque, se groupent des villages riants. Toujours l'ex- cursioimiste est récompensé par la découverte d'un coin pittoresque, sur lequel s'exerce l'action très particulière de la lumière. Elle est la magicienne, en effet, de ces grandes éten- dues planes qui n'dut pas la majesté farouche des contrées rocheuses et tirent leur charme de la mobilité et de la succession des impressions lumineuses. Il faut avoir vu l'ascension lente d'une aube de printemps sur l'humide vert reluisant des pâturages brabançons, l'étincellement de toutes les herbes emperlées d'aiguail sous les flèches d'or rougeàtre du soleil, les scintillements profonds des canaux encaissés entre les floraisons des berges, pour se faire une idée de la clarté partout réfractée et tissant entre ciel et terre comme ime immense dentelle couleur d'arc-en-ciel. Les dégradations du ton, dans cette mer de verdures prolongée jusqu'aux horizons, s'effectuent par transitions insensibles, à travers des couches d'air moite où les premiers plans se colorent de teintes appuyées et lentement se fondent dans l'irisation des lointains. L'hiver lui-même, avec ses fines blancheurs diamantées et ses congélations transformant les hauts peupliers en orfèvreries, garde ici comme l'en- chantement d'une féerie. Les souvenirs et les particularités abondent, en outre, dans cette partie du pays. Chaque lundi de Pâques, vous verrez s'emplir les routes d'une population dolente, les hommes et les femmes chargés de pâles enfants débiles, aux petites tètes oscillant dans le giron paternel ou maternel. Toute cette foule se dirige vers le village de Dieghem, dont la gothique église se coiffe d'une haute tour bizarre à quatre étages décroissant vers le sommet, avec des airs vagues de pagode. C'est le grand pèlerinage de Saint-Corneille, guérisseur de convulsions, (ju'on voit à l'intérieur représenté sur uu tableau du peintre CraVer; et, l'un après l'autre, les |»èlerins apportent des offrandes en nature, chacun selon sa condition, grosses oies charnues, moutons bêlants, canes cacardantes, qui. à l'issue des offices, sont vendus au bénéfice de l'église, dans une criée bruyante où les voix humaines sont étouffées parla clameur épeurée des bêles. Autour de Dieghem, le paysage s'anime d'une succession de |)etites échappées changeantes, variant selon le caprice et les fuites d'un joli ruisseau jaseur, la W'oluwe, sur les bords duquel l'idylle a élu domicile et ([ui donne son nom à tous les villages an milieu desquels elle circule. Saventhem se rencontre bientôt, évoquant les amours du galant cavalier van Dyck et de la belle Anna van (>|ili('ni. celte |)iitririeiiiie de hupielle s'éprit, dil-oii. le peintre et dont le 96 LA BELGIQUE f,n-aci(Mi\ souveiiii' dciiiciirL' allaclir à iiii lableaii (■('■Irhi'c \i' Saint Ma/ii/i (JnnjKdtl (iii.r iitntrres }(i t/ioifié (le son manteau. Un jour, les fahriciens de Téglisc, cédant à l'appàl du gain, \cndirenl lit ;;l(iricus(' iicinlure; mais les paysans, dévotieux gardiens du hésor, s'armèrent pour en empèeher l'enlèvemenl, c! racli(>l(Mn' anglais dut renoncer à déposséder le village d'une nnivre à laquelle ceUii-ci (enail |)lus (piaux écns. Depuis ce lemps. le clieval gris pommelé enfourché parle secoural)le évècpic, en qui l'amoureux s'est peint lui-même, tout rayonnant de belle vie souriante, continue à courber sa puissante encolure derrière le voile vert qu'un sacristain lire moyennant l'octroi d'une piécette. N(jii loin. Maclielcu s'cnoi'iiucillii d'un manoir aii\ \astes tours cai'ri'cs. constiiiil au I.K tllAlRAl I>E UOICIIOUT. dix-septième siècle pai' le ((unli' di' Taxis sur le pcmliaul d'un cnlcau. dans un décor Maiuicid clianqièlre (u'i riniaginati(Ui suscite ces silhoiu'lli's illustres, le roi d'Angleterre (iuillauuH' 111. (|ui en KM).'} établit au château son (juailier général, et Marlburougli. <''s do sciilptiires, des files de façades percées (riiiiiombrai)les fenêtres : c'est le (juartier des écoles. De j^raiids christs en pierre, des croix, des niches emplies de vierges accrochent une lumière fiirtive dans la profondeur des recoins, conviant les Ames chrétiennes au recui'illciiiriil de la prière el iiiariiuant à (■iiatpic |)as la prédominance de l'idée reli- gieuse. Vous êtes, en eifel, dans la cilé (•ath()li(pie on régne VAInui Jlatcr; indin'érenle aux investigations de la science, elle s'isole dans l'enseignement Iradilionnel el ne vent connaître ijue les véi'ités révélées; les yeux tournés-vers le (lolgotha, elle s'absorbe dans les contemplations rétrospectives. Kalalemeni, l'existence de cette grande inaison du l»ogme prédestinait la ville ;ï une pli\sionomie dill'crciile de celle des autres villes universitaires; Il É U U I N A U E II K I. O U V \ I \ . partont des séminaires el des convenls, aiijum dcsipicls l'arliNiié se ralenlil el demi les bàlimenls se probtngcnl dans le \i(lc des mes; le junr \ Cdnliinn' la iiiiil silencieuse, à travers une atmosphère assou|)ie de lra\ail e! d'i'iinlc ; cl seiilemeni à de cerhiincs lieiu'es, les squares avoisinants se peu]jlen[ d'allées ri mmiiics de sillinnellcs. les unes pdilanl la soulane. les autres l'habit laïcpie, el tpii, médilalives, arpenicnl les allées, sabordant (piehpiel'ois d'un nu)t bref. La parole di^s maiires de la lliéologie geiine dans ces cervelles; c'csl ici la pépinière où se recrutent les défenseurs de la hocirine, le giron où s'embrase d'amdiii- •■■\iingéli(pic I ànic des prêtres fuliirs. III dans ci' milieu nuMuitonc, d'une utiimalion cuncenli'ct' à l'inlérienr, l'initiation à l'isolenu'iil délinilH' se lail pai' la (h'SMélndc giadiicllc de la \ie. Poursuivez cependani \nlrc piumcnade : à nic^iii'c (pic xons \(uis éloigne/ de l'ai'lèrc principal(!, la solitude rcdoidtle; les maisons, par endniils. s'cnirecdupeiil d(> \erdmcs: sdiis HÔTEL DE VILLE DE LOLVAIN. C^'nyeZ p. 101 ct 106.) LE BRABÂNT. loi les saules, au fléloiir diiiie maoonneri(; disjointe, le glissement d'une eau paresseuse s'écaille de scintillations. On dirait une [tointe avancée de la campagne dans la circonscription urbaine. Au bout de la rue du Souci, une architecture en forme de rotonde découpe de hautes fenêtres par lesquelles la lumière s'épanchait autrefois sur des salles de dissection. Ailleurs un béguinage s'enclôt de murailles avec un fouillis de toits réguliers que dépasse une pointe de clocher. Et tout d'une fois vous arrive la senteur humide des haies; vous touchez aux limites de la \ illc. Orientez-vous ensuite sur rilùlcl de Ville. Dans le silence accru, la maison géante vous apparaît, avec ses élancements de tourelles et ses tloralsons de dais et de statuettes, comme une ai'borescence colossale, accrochée au sol par de vivantes racines et se ramifiant en végé- tations loulfucs dans l'espace. Vous ne verrez qu'au grand jour la prodigieuse complication de ses feuillages, l'enchevêtrement de ses guirlandes, la mulli[ilicité fourmillante de ses petits personnages et de ses motifs décoratifs; mais l'Impression d'une grandeur élégante, compliquée d'uni' sorte d'animalité de la pierre, se fera mieux sentir à la faveur de la nuit. Qu'une nappe lunaire inonde le merveilleux éditice, et l'enchantement vous tiendra les yeux grands ouverts, comme devant une féerie : coupée d'ombres brusques, qui dessinent les reliefs sculpturaux, la haute façade a l'air de [)alpiter sous l'ondulation de toutes les bêtes symboliques et de tous les patriarches légendaires qui habitent ses niches; un braséement de paillettes Incendie les vitres, et l'énorme toiture reluit comme une croupe de chimère hérissée d'arêtes grill'ues. De l'autre côté de la place, la Collégiale projette ses tours, opposant à l'orgueilleuse ascension des pinacles du palais communal, symbole des hères revendications populaires, l'écrasante masse de ses superpositions de pierre, image des indestructibles assises spiri- tuelles de la religion. Ces deux grands survivants des jours évolus continuent dans la nue leur colloque séculaire, sans paraître s'inquiéter des changements ((ui ont tout bouleversé autour d'eux. Un champignonnement de petites maisons basses végète au i)ied de Saint- Pierre, plaquant ses crépis jaunâtres aux puissants contreforts sculptés, et fait penser à un pullulement de magots tortus sur l'orteil d'un Gulliver. La ville cependant s'est enfoncée plus avant dans le sommeil; un à un les cafés se sont fermés; les réverbères eux-mêmes, clignotant au vent de minuit, ressemblent à des yeux qui ne demeurent ouverts qu'à grand'peine. Le lendemain, à votre réveil, vous entendrez le bruit d'une circulation sans hâte et la rumeur sourde d'un grand corps tranquillement actif. Longtemps Louvain fut un centre considéiable d'exportation; sa dépense alors était en rapport avec sa production. Là exubéralent, comme à Gand, à Ypres, à Bruges, la sura- bondance de la vie elles effervescences de la passion. Dès I3'r0 une révolte éclate parmi les ouvriers drapiers; vingt ans plus tard, ils se soulèvent de nouveau, à la voix du tribun Pierre Couterel; mais le moment le plus tragique apparaît en 1379, quand le peuple précipita sur les épées et les pertuisanes tendues d'en bas les pati'icieus qui s'étaient enfermés dans l'Hôtel de Ville. Ce carnage eut des conséquences funestes pour la prospérité des métiers : le duc Wenceslas ht décapiter les chefs du mouvement, et quantité d'artisans passèrent en Angleterre, où Ils transplantèrent les perfectionnements du drap. C'est le signal du dépéris- sement : le travail se ralenlil partout, reçoit finalement le coup suprême des mains de Marie et de .Maximilieu, cjui, jiar représailles de la sédition de 1477, frappent les Louvanistes d'Impositions mortelles; et la puissante halle aux draps, délaissée, se transforme, avec l'au- torisation du duc et du pape, eu cette université qui, aujourd'hui encore, est l'àme de la ville. Ainsi l'esprit s'est substitué à la matière, dans la fournaise éteinte; le cadavre s'est iialvanisé au souffle de la théolocie. 102 LA BELGIQIE. Hien nimlhjiic mieux l;i Inrcc de rcllr ciladelle de la scolasli(|iie (|ue l'iiin|ileiii' el lélendiio de ses inslallations; ces! l'appareil d'une Ionique richesse accumulée que les privilèf;es ont largemenl l'ail lleiirirel (|ui lui ]»erniet de prospérer au milieu des tourmentes les plus cruelles. De grandes cours spacieuses, des bàlimenfs imposants, une successiou de vastes salles, des escaliers monumenlanx donnent l'idée d'un j)alais de prélat luxueusement logé au milieu des aises de la vie. On sent qu'un maître souverain règne ici sur la pierre et l'inlelligence, également asservies à sa volonté; et en effet le recteur a conservé la pleine juridiiliim sur tous les membres de l'université. L'armée entière marche à son commandemenl : il jn^c sans appel les infractions et les délits. Il n'y a pas trente ans, une discipline sévère défendait aux étudiants la fréquentation des cafés et des salles de spectacle; et les punitions se graduaient depuis la réprimande jusqu'aux arrêts el l'expulsion définitive. La bibliothèque est l'arsenal de cette grande institution; et, pour la rendre atfravantc en même femps que redoutable, on lui a choisi un em|)lacement somptueux. Fondée au dix-septième siècle par le chanoine BeyerlincU et continuée par Corneille Janseniiis. Pierre Stockmans et Jacques Boonen, archevêque de ^latines, elle s'est accrue d'un afflux ininterrompu de legs, d'achats et de donations; aujourd'hui plus de cent mille volumes s'alignent sur ses rayons; elle possède mille manuscrits, une riche collection d'incunables, un trésor de livres d'une rareté avérée. A de certaines heures l'endroit a une solennité particulière : des ombres à longues robes noires circulent avec des ondulations lentes entre les rangées d'armoires; il semble qu'elles aient peur de réveiller le temps sous le linceul des vieux parchemins; le seul bruit qu'on perçoive est le grincement d'une clef dans une serrure, le chuchotement d'une voix dans la profondeur, ou le soyeux froissement du papier tourné d'une main lente. La querelle des religions et de la science se poursuit dans celle solitude, sans violences; les armes, entre ces doigts pacifiques, sont des arguments tirés des textes sacrés; el ils les polisseul sur la pierre triangulaire de la foi, jusqu'à ce qu'ils en aient fait des flèches capables de transpercer leurs adversaires. Le recueillement qui règut; dans les églises n'est lui-même que la continiialiou de celte paix quasi monacale de l'étude. Saint-Pierre et ses ])rèlres agenouillés devant l'autel incarnent dans une réalité visible au grand jour l'élaboralidu secrète du grand mystère catlioli(iue de l'uiiiversilé. La Somme s'inscrit ici dans le jaillissement des colonnes, l'élancenieul aii^u des fenêtres, l'évidement des trèfles, le décou])age merveilleux du jubé, la slrucliu-e inqui-anle des porches; el l'immense vaisseau se rallache par une anci'e idéale au pdi'l nii s'apprend la conjuration d(!s vents. ("ne première église Sainl-Pierre avait été bàlie par Lambert le Itarliu. el, -ous sdu successeur, s'accrui d'un clia|)ilre de sepi cliaiKiines. augmenté successivenu-nl jusipi à dix- hnil; mais les tiammes anéanlireiil pai- deux l'ois le lenqile, el cène lui qu'au (piiu/ieiiuî siècle i|ue Siilpice \au Vorsl, originaire de l>iesl. jela les l'oudemenls de la (■(lu-lrucliou déli- nilive, secondé dans la parlie sculpturale de son u-uvre par son fils et l'imagier Kusiache. 1/arlisle n'eut pas la joie d'assisler à l'achèvement de l'édilice ; soixante-lrei/.e ans seulement après le début des travaux, on posa la première pierre du porche ouvert sur la grande |)lace et demenre ineomplel. l'.ncore l'eiisenible de l'église différa nolablemenl de la conception pre- mière : d'api'ès le plan du maçon (pie xni lalenl avait élevé au rang de niaihe el le modèle en relie!' (|ui. Inii el l'aulre. sont gardés à l'ilôlel de \ ille, la voûte devait êlre surmontée de cinq lleches, dont la plus gi'aude aurait en iiin' éle\alion de cimi c(Mit trentc-cin(| pieds. .Mais les fondements furenl jugés insullisanHuent solide> poiu' ce faix énornn\ e! les lours s'arrclèrent à la hauteur du toit. Telle que nous l'ont transmise les siècles, la ^(dlégiale se I \TÉiui:i. Il ET juut Ht: l'église sai \t-im tunt iik ldlvain. LE BRABANT prolonge eiitre ses vingL-luiil faisceaux de colonnettes, avec une majestueuse ampleur, rendue jjIus saisissante encore [lar le bel accord des proportions et la simplicité du style. Des chapelles on grand nombre garnissent les bas côtés, avec une profusion d'œuvres d'art qui préparent aux étalages fastueux des églises d'Anvers : c'était dans une de ces chapelles, celle de la confrérie Sainte-Anne, que, plus d'une fois, les yeux éblouis par la lumière diffuse des verrières, je me suis absorbé dans la contemplation du triptvque de (Juinten Matsys, ce chef- d'œuvre d'émotion familiale que possède actuellement le musée de Bruxelles et (jiii ou\rail sur le mur une si large trouée lumineuse quand le sacristain lirail la serge verte qui la celait. Ce n'était qu'un des nombreux trésors de l'église; la Descendance apostolique de la Vierge partie, il lui est resté la four- millante ornementation de ses autels : dans la chapelle des Fripiers, un beau tableau à la manière de (jonzalès Coques ; dans celle des Brasseurs, l'admirable Chw de Thierry Bouts, longtemps attribuée à Memling; dans celle des C.hinu'giens, le Supitlire (le sai/if PJ /■as/ne, une horreur su- perbe où ce niaître-torsionnaire se livre à de prodigieuses cruautés d'invention et fait voir le patient tranquillement en contemplation de son ventre béant, duquel dégorgent les entrailles, attirées par le mouvement d'un moulinet; puis, ailleurs, répandus dans les sacristies, le chœur, les oratoires et toute l'étendue du sanctuaire, des peintures de Roger van der ^^'cyden, de Crayer, de Gérard Zeghers, des fonts baptismaux en cuivre forgé, œuvre de Matsys, lui lustre eu fer étonnamment tra- vaillé, un tabernacle en pieri-e de taille haut de trenfe-cin([ pieds et ajouré comme une dentelle, un hanc de communion en marbre à l'inceaux de Papenhoven, que n'aui'ait pas répudié Duquesnoi, une quantité d'édicules, d'ex-voto, de piei'res tombales, de grands niouuinents funéraires, une chaire en bois LOll V Al N, 1 Alilii;NACI,K 1) K S A 1 M T-l> J li II 11 E. li 100 LA BKLGIQIE. compliquée et tuulliic, avec un cheval el son cavalier grands couinie nalure : puis encore, dans le transept, les grands autels des sculpteurs Collin et Fayd'herbe, et, au centre de l'i^glise, l'incomparable jubé à trois arcades tout enchevêtre de feuillages et peuplé de statuettes, que l'arliste du quinzième siècle a semé des prodigalités de son caprice. Saint-Michel, Sainte-Gertrude, l'église du Grand-Béguinage, l'église des Dominicains, Saint-Jacques même, malgré ses reliquaires, son tabernacle et sa célèbre balustrade en cuivre i'ondu, ne peuvent soutenir la comparaison avec cette richesse ; seule la façade de l'Hùtel de Ville, fouillée comme la plus arabesquée de ses stalles, ciselée comme le plus orfèvre de ses ostensoires, historiée comme le plus étofîé de ses tableaux, espèce de gigantesque châsse où les métaux et les gemmes sont imités par la pierre, rivalise avec les somptuosités religieuses de son sévère vis-à-vis. En ce temps-là, Philippe le Bon régnant, un Mathieu de Layens l'ut requis pour dresser les plans de la Ciirïa publira: ceux qu'il présenta émerveillèrent les magistrats de Louvain, qui toutefois, se défiant d'eux-mêmes, soumirent le jtrojet à maître Pauwels, architecte de monsei- gneur le duc de Bourgogne, lequel trouva l'invention de Mathieu fort de son goût. On se mit donc à l'œuvre, et d'un travail incessant sortit à la fm le bijou glorieux dont la possession enorgueillit à bon droit les descendants des puissants drapiers du quinzième siècle. On s'imaginerait diflicilement le miraculeux guillochis de cette grande dentelle de pierre; les surfaces se compliquent en tous sens d'une végétation de sculptures; l'entour des fenêtres se festonne d'ourlets taillés; les angles disparaissent sous un amoncellemeni de pinacles et de dais ; c'est, dans toute la hauteur, une broderie perpétuelle de chape, dont les entrelacs s'emmêlent dans un fouillis de formes et de motifs décoratifs. Toute la Bible s'incarne en ces parois llouries; vous y pourrez suivre, de niche en niche, les épisodes principaux de l'.Vncien Testament, et le naïf imagier, pour les rendre plus compréhensibles, a donné à ses personnages l'aspect des hommes et des femmes de son temps. Les graves visages des patriarches se surchargent de cascades de mentons tlamauds; les matrones juives ont des chairs lourdes de bourgeoises surnourries; les vierges laissent crouler à leurs pieds les cassures des grandes robes dont s'habillaient les patriciennes. Partout on se délecte les yeux du tableau de la rue au quinzième siècle; et les statues ressemblent à des passants entre-croisaiil dans un décor d'architeclure leurs allées et venues. Naturellement, les sujets d'observation ne nuuKiueiit pas: tel hiiiihniMuie perpétue dans sa structure et son geste le vice pour lequel il était connu dans la \illi': l'édilice a l'iuiporlauce cl la malice d'une \asl(' (liiiuiiquc joyeuse, où uiaini (■(uileui- poraiu a pu se voir sculplé idul Nil'; cl la gaieté à loul IikuI de champ s'émancipe jusqu à la licence, dans les culs-de-lampe énigmatiques qui semblent le commentaire rabelaisien de la vaste satire. Bien de plus léger pourtant, sous sou revêtement compliqué, (pie l'élonuanle façade; elle plonge dans l'air duu jet svelte el liaidi, et les six toui-elles qui In ininciil >a toiture donneul à l'édifice enlier un uKinveuiciil d'ascension. C'est le clief-d'd-uvre de la iMopdcliou exactement mesurée; et la multiplicité des ornements, qui aillems paraîtrait dégénérer en prolixité, s'atté- nue ici par le ])ro(ligieux élancement des grandes ligues verlicales prolongées jusqu'au faîte. L'aménagement intérieur ramène la vue sur des (lis|)osilions simples, des suites d'a|)par- tements logiquement coordonnés, une superposition d'élages desservis par des escaliers tournants. Le iiiuhilier et les décorations soûl iJumc lirlie-^c uiodérée, comuie pour uc |ias distraire des graves préo((Upali(uis publi(pies ; dans ce cadre sévère, les fiers magistrats pouvaient travailler avec recueilh'uu'ut sans être déroulés par des sollicitations vaines. Louvain est plein de coins charmants: j'en connais ])eu ercé de rues élroiles au JMprd desquelles s'alignent de petites nniisons i.K l'.liAIJANT. 107 basses en liriqiies, préc(^d(^cs de jardins et d(''corées de slatuettes de saintes et de saints. (Jnciqnefois, par les portes cntr'onvertes, on aperc^oit des silhouettes féminines dans rallitiide (In travail, les unes sarclant les plates-bandes ou ratissant les allées, les autres vaquant aux besognes ménagères ; et çà et là d'autres silhoulles s immobilisent dans la posture de la méditation, ('/est un lieu de refuge où les femmes et les tilles se retirent, quand, fatiguées du Iriiiii (in nidiidc (iii frappées par un désastre, elles ont soif de retraite et de calme. Elles y vivent en communauté, sans connaître toutefois la discipline monastique, formant entre elles de petits groupes qui logent sous le même toit et se composent de trois, six, huit personnes, selon l'ampleur de l'habitation. Une liberté relative leur permet de sortir dans le jour, aux heures qu'elles veulent ; mais, le soir, les rues se closent, et, la dernière des petites ombres rentrée, une tranquillité morne s'abat sur la cité. Il n'y a du resie (pi'un peu plus de silence ajouté au silence : même le jour, l'agitation humaine y vient mourir dans réloulVement d'une atmosphère où Iraînent des balbutiements de lèvres murmurant ties prières; et des formes noires, ces ombres de tanhM, pâles ligures cachées sous de lonys manteaux, lilent enire les cl(')lures à pas muels, rendus perceptibles seulement par le cliquetis des chapelels. Entrez cependant dans une de ces demeures : vous y verre/ de l)ouues femmes, quelques-unes autrefois mères et épouses ; celles-là, dans le visage et le maintien, ont gardé l'animation de la vie; d'autres, il est vrai, en qui le ressort intérieur a peu à peu subi les usures d'une ferveur étroite, semblent participer de la rigidité des statues de pierre devant lesquelles elles vont prier. Mais questionnez celles qui sont demeurées vivantes : elles vous diront le mécanisme de leur institution, l'absence des vœux, la tutelle de la mère ou supérieure des Béguines, et vous feront voir leurs ménages de célibataires, reluisant d'ordre et de propreté. Vous n'aurez pas de peine à transpercer leur existence limpide, dont une bonne partie est consacrée à des pratiques religieuses et l'autre partie à d'interminables caquets, qui, même dans cette solitude, perpétuent le monde et ses dissensions. Contraste curieux que ce Béguinage placide, où les esprits aussi bien que les sens sont endormis, si on lui oppose les activités intellectuelles des écoles de théologie voisines. Tout le bruil des querelles scolastiques aboutit dans la ville universitaire à cet assoupissement de quelques bonnes âmes naïves ignorantes des luttes modernes. D'ailleurs, sortez de la ville : vous ne tarderez pas à rencontrer une somptueuse abbaye bien faite pour parachever le tableau de ce grand boulevard du catholicisme. Fondée en H 79 par Godefroid le Barbu, l'abbaye de Farc, consacrée à la règle de Samt-Norbert, n'arriva toutefois que par étapes à sa magnificence actuelle. Du monastère primitif la chapelle seule est restée : elle est devenue le clurur de l'église; toutes les autres constructions s'espacent entre IGGi et 1752. L'ensemble donne l'idée d'une splendeur à son apogée, et l'on est frappé autant par le grandiose des installations que par la pensée des accumulations de richesses résultant d'une aussi considérable possession. 11 faut franchir cinq enceintes successives avant d'arriver à la cour où le bâtiment principal dresse son perron d'honneur, et chacune de ces enceiules s'ouvre par un porche surmonté de deux lions de pierre soutenant des écussons d'armoiries. Là sont les brasseries, les moulins, les fermes, les étables, les écuries, les granges et les blanchisseries ; dans la troisième enceinte s'allonge le vivier, proche des murs du cimetière; et le monastère proprement dit, superbe et largement déployé, avec son église décorée de marbres et de sculptures en bois, est en rapport avec la beauté des entrées. Une ceinture de bois l'entourait autrefois, mais des cultures ont rem])lacé les fourrés sauvages : de l'ancienne forêt charbonnière subsistent seuls aujoui-d'hui le parc toufi'u de lleverlé et les profonds ombrages qui l'avoisinent. 108 LA BELGIQUE. Xltl Aerscliol. Dicsl . Tirlemnnl. Léaii. De Louvain à Aerschot la voie ferrée traverse une contrée dont les aspects ont prog^ressi- vemcnt changé; aux riantes pcrspeclives du pays brabançon s'opposent des étendues mélan- coliques; le sol est partout raviné de fondrières; des bulles chauves mamelonncnt çà et là: LES (iliWIlS-SlOUHNB A AlillSClIOT. pour louLe végétation, des saules éhouriifés au bord des mares, el des bois de sapins dont le noir feuillage troue durement la monotonie de la plaine. La Campine s'émane déjà de cette décrépitude; la charrue a beau défoncer la terre, celle-ci ne prodiiil qu'ime récolle avare, el ce maigre rapporl va s'éclaircissaul encore, à mesure (prou s'écarte du polager verdoyant {piOu a laissé derrière soi. Nous sommes dans le Ilageland. Des souvenirs se réveillenl à ce nom : on pense aux farouches paysans révoltés qui choisirent cel endroit désolé pour refiig(!, dans leur lutle conlre les soldats de la Uépubliipic française. Avant eux, les. drapiers, |)roscrits par Wenceslas, avaient également habité ces tourbières et de là ravagcaieul loiil le pays voisin. Arrêtez-vous à Aerschot, le temps d'examiner l'église, d'un beau style ogival primaire à sa LE IJRABA.XT. 109 partie antérieure, et le remarquable jubé archif'ouillé qu'elle renferme, ensuite la fameuse tour d'Aurélien, qui défendait autrefois les remparts de la ville, puis encore les restes d'une halle témoignant d'une prospérité ancienne, enfin le pittoresque endroit dit les Grands-Moulins : vous aurez tout vu. (l'est l'irrémédiable décadence d'une petite cité que les luttes religieuses du seizième siècle ont dépossédée de ses énergies. Telle autre n'existe plus qu'à l'état d'humble village, Sichem, par exemple, la plus vieille ville du Brabant, selon le dire populaire, et qui n'a plus, pour échapper à l'oubli définitif, que sa vieille tour isolée, vestige de ses anciens remparts, jadis haute de trois étages, avec des salles à chacune d'elles; une seule, encore visible, développe une voûte en ogive ornée, à la retombée des crêtes, de consoles sculptées de figures d'anges. Diest s'offre ensuite à vous. Une entrée mesquine et pauvre ; par delà les fortifications, CnASSEniE A UIEST. une rue étroite et qui finit par s'étrangler en un mince passage, civant d'aboutir sur la place; une rivière longeant de hautes maçonneries où ronfient les brasseries; quelques carrefours spacieux; deux belles églises, Saint-!^ulpi-ce et Notre-Dame; au pied de Saint-Sulpice, la grand'garde; et, si c'est le dimanche, les ménages installés sur le pas des portes, les étalages avancés jusqu'au milieu du pavé, une fermentation de grosse vie provinciale tramant sur la face des passants, des bandes de militaires battant les trottoirs minuscules, mêlées aux bourgeois qui vont prendre l'air des remparts. 11 se brasse à Diest une bière mousseuse et pétillante; elle porte le nom du pays à l'état de bière jeune; vieille, elle s'appelle gulden biei\ ispargum de saint Grégoire de Tours; mais rien ne subsiste plus du berceau des rois francs, à [lart une coutume perpétuée jusqu'à nos jours, Ilii LA liELGini t:. le mol salu/iii' ait|in)|)iié à des panellcs de terre. Même les souvenirs plus rapprochés de nous se sont petit à petit eiïacés sous l'action du temps et des hommes. La \ieille industrie de la laine, llorissante an (juatorzicme siècle, a laissé deboni uni' halle délabrée, où se détaille aujourd liui hi boucherie, et qui u'ancsic phis ipie lointainement la prospérité de la ruche autrefois bourdonnante, à présent délaissée par ses abeilles. Toute cette gloire du passé semble dormir à l'ombre d'une abside en ruine, merveilleusement enchevèlrée de lierres lonlVus comme des lianes, dans l'étonnaul cimetière qui. aux limites de la ville, s'ouvre par une massive arcade ogivale, d'un aspect tragique et monumental. Lue vieille femme que nous vîmes là, agenouillée devani un calvaire et les bras en croix, i-esseml)lait. dans le silence de cet endroit funèbre, aux figures de marbre (|ui. sur les sarcophages, matérialisent le regret des choses évolues. Tirlemont nous laissa des impressions dillérentes. Nous retombions ici dans la bombance flamande. Positivement, une iiùtellerie voisine de lu gare suscita [)our nous la réalisation de la célèbre image de Breughel : les Gras, sous la ligure enluminée et réjouie iriiiie douzaine de beaux mangeurs, hommes et femmes, demeurèrent attablés quatre lieuies dlidrloge. Encore quillànies-nous la salle du festiu bien avant que les serviettes fussent repliées. On nous affirma, au surplus, que ces repas n'avaient rien d'extraordinaire et même que. durant la semaine, alors que les clients abondent , la mangeaille s'éternisait jusqu'au soir. Ce fut merveille de les voir mano'uvrer : les gigots saignants, les poulardes, les bécassines, les cuissots de chevreuil, les râbles de lièvre s'engouffraient dans ces larges mâchoires, d'un mouvement continu ([ui ne semblait pas les épuiser. El nous en emportâmes, dans noire pi'omeiuule à travers la ville, une idée de grasses après-midi passées à boire et à manger que confirma uu coup d'œil jeté en passant dans des intérieurs où le même spectacle d'une table bien garnie se reproduisait. 11 est vrai que c'était jour dominical, et que. à pari le cabaret. Tirlemont ne présente guère d'occasion de j)laisir. Il y a bien un théâtre, mais dont les portes s'ouvrent à intervalles irréguliers, lors du passage fortuit d'une iroupe de comédiens. Ou comprend mieux le bonheur de s'enfermer chez soi, dans l'intimifé d'une chambre emplie des fumets de la cuisine. Ville proprette et endormie, d'ailleurs, comme la plupart des villes tlanuuides, avec des rues accidentées, une place assise sur une bosse, des rangées de vieilles maisons à pignons en gradins, et, quand on s'écarte un peu du centre, des échappées de verdure, un empié- tement de la campagne sin- le noyau urbain, l'ne énorme église domine les toits étages sur les pentes de la butte : c'est Saint-Germain, four et piliers romans, les fenêtres et le chœur en gothique primaire. Ailleurs, devant l'Hôtel de \ ille, l'église de Notre-Dame du Lac, inachevée, dresse une belle lour reposant sur quatre piliers qui primitivement formaient le centre de l'édifice. Et toujours une profusion d'ornements ruisselant le long des murs et dans le fond des chapelles. On n'en finirait pas s'il fallait détailler toutes ces richesses : la piéfé publique pai'toui a |)n)diguc la dorui'e, le tableau peiuf. la décorai ion en couleur, les sculptures pittoresques ; et naturellement beaucouj) de mauvais goût se mêle aux délica- tesses de l'art pur. X Saint-Germain, par exemple, un christ repose dans une espèce de loge grillée, sous des draps festonnés de dentelle el recouverts d'un velours broché d'argent; non loin, un vaste panneau en bois sculpté représente un paysage d'arbres et de fabricjues, d'où se projettent trois croix, avec deux gros anges figurés en imide bosse, l'un l'aisaui un geste de désespoir, l'aufre, placide, le bras passé dans une échelle. Juste en face, \\n autre christ pend au mur. \è!u d'iiiie longue robe rose fanée, brodée d'argent; et le tout s'aperçoit près d'un autel hérissé de flammes pourpre et or, an-dessus des([uelles un christ colorié prend sou vol. .\ l'heure des offices, une procession de femmes pâles el blondes, aux LE RRABANT. m yeux rêveurs, traîne le long de ces pieuses images, et des soupirs de ferveur se mêlent au murmure des prières. Les adorations, dans le pays tlamand, vont de préférence aux expressives effigies matérielles ; la religion ici s'enveloppe de réalités tangibles qui semblent provoquer la masse à les palper. Ce déploiement d'imagination souvent baroque n'aboutit pas, il est vrai, à ressusciter la mystique poésie des églises qui, comme celle de Saint-Léonard, à Léau, ont gardé leur ornementation primitive. L'impression est forte de rencontrer, dans ce petit village perdu au milieu des campagnes, un musée lilléralement peuplé de reliques arcbéologiques. L'église de Léau n'est pas autre chose. De loin s'annonce la tour, avec I. I LI M II I hli l: tl K 1)1 hb l . ses fenêtres lancéolées à lancelles accouplées, surmontées d'un trètle ; on passe dans des rues étroites, bordées de maisons rustiques, et tout à coup la voie s'élargit : on a di'Miiil les yeux une superbe église du treizième siècle, dont quelques parties, notamment la galerie ouverte en arceaux Irilobés aidour du chœur, se rattachent à la période de transition. Dès le seuil, une émotion vous prend : dans la première chapelle à gauche, un retable à volets laisse voir les merveilleuses complications d'une suite de scènes empruntées à la vie du C.hrisl : et la première chapelle de droite vous en montre un autre plus admirable encore, vrai fouillis de personnages et de rinceaux. Du haut en l)as, nue dentelle de bois se prolonge, entrelacée de feuillages et de figures, avec des dais, des lancettes, une ramificatidii inouïe de motifs sculpli's : à ta |iai'lii' supérieure, la Vierge 112 LA BELGIQUE. tenant lEnfiint sur ses genoux ; sur les panneaux, la Visilatiou et .Martlie embras- sant Marie ; le long des montants qui séparent les com- ^ parlimcats. clos silhouettes et des groupes d'anges, et |iarl()ul (les dames en almirs. des chevaliers armés do rapières, prêtres aux longues dalmatiques, tout un coin du Nouveau Testament restitué à travers les costumes et les attitudes de l'époque. A peine avez-vous détourné les regards, vous apercevez, au-dessus d'un obit daté 1604, un haul relief enluminé cl doré d'une perfection non moins prestigieuse. Mais vous n'êtes pas au bout de vos surprises : la deuxième chapelle à droite vous arrête devant un saint Hubert mitre et la crosse au poing, ayant à ses pieds le cerf miraculeux, dans une niche qui surmonte une peinture représentant le saint en costume de chasse mi-parti rouge et jaune, joignant les mains et tourné vers la bêle aux cornes nimbées d'un Chi'isl dans une gloire. In peu plus loin, par-dessus un triptyque dont le panneau central re- présente Jésus et les saintes Femmes, un saint (jeorgos fait le geste de terrasser le démon sous un dais en ciiène sculpté. Toujours sur le même rang, le saint patron de l'éghse, crosse d'argent aux doigts, de gros cabochons à la poitrine et aux genoux, occupe le milieu dune niclic surmontée d'une balustrade dentelée de petits édicules, comme un jubé en miniature: de chaque côté se dévelop- pent des compartiments remplis de petits personnages et orfèvres, comme la niche, d'une profusion de motifs déco- ratifs. La même abondance de richesses se remarque dans les bas côtés de gauche. Vous j)assez successivement devant un retable où trois ligures peintes et dorées habitent îles niciies à fond d'architecture, festonnées sur tout leur pourtour; ilc\;iiil un autre retable couronné d'un étoMuiiiil |H'lil li;il- da(piiu dentelé sous lequel se silhoiielle une \ ieige ; puis encore devant des triptycpies dont le nuiins curieux n'est |>as celui qui re|trésenie le démon sous la forme d'inie espè((! d'iiulre se débaltanl au milii'U des eaux bouil- lonnantes. Il faudrait citer aussi les magnifiques dinan- deries dont l'église surabonde : le grand candélabre à sept liiMiiehes, la centrale torsée et finissant en croix, cha- eune des autres terminée par une balustrade découpée et tréllée. d'une hautoiu- totale de douze pieds: le lutrin su|i- porté par des lions el de^ ciiieii^ alternés ; une inlinité d'autres raretés dont le détail encond)rerait ces pages. Encore |)rdissent-elles devant la magnificenee de l'incom- [larable Tabernacle (pii. à l'angle du eli(eur el du Iraii- sejtt. se dresse, liaid de seize mèti'os, formé de neuf étages, i.f.Au. décorés ciiacun de groupes el de l)as-reliefs. IJien ne peut -f',^ii. 'Nï i LE BRADANT. 113 dire la délicatesse de ce clier-dVeuvre de Corneille de VriendI ; il semble jaillir du sol, comme une flèche, sans paraître alourdi de l'inlini peuple de personnages qui s'enroule à l'entour; et, si liaul (piil monte, c'est la même linesse de profils, les mêmes élégances de liiines, la même prodigalité d'ornements. LCLISK SAINT-t.ÉOKARD A LÉAU. {VuVL'Z p. III. Quand, les yeux éblouis, ou ipiille eiiliii l'église et qu'on dirige ses pas vers la place, on a devant soi l'ilùlel de Ville, un bijou d'architecture renaissance, d'une coupe charmante et svelte. avec ses deux rangs de fenêtres allongées, son perron bordé de rampes en pierre et garni de liuus, ses trois iii( lies taillées dans la façade et occupées jiar des ligures, son d('C(iii|ié en escaliers et tlanqué de tourillons. io grand toit m LA BELGIQUE. Nous renconirerons souvent, dans la suite de colle relation, des édifices plus somptueux; nous en verrons peu qui aient au même degré la justesse de la proportion et l'harmonie de l'ensemlile. IHÎTEI. IIK VII. IK IlE tf.W. PROVINCE D ANVERS ï-€mi(i MALINES. — VUE S l II LA DYLE. ^YoyCZ [). 119.) PROVINCE D'ANVERS Miilini-s. — Entive cl;ins la ville — Les vieux souvenirs. — La Dyle. — La Grande Place. — Saint-Rombaud et le carillon. — Les Halles. — La limichcrie. — Les Bailles de fer. — Vieilles maisons. — Séminaires et couvents. — Le Béguinage. On longe de grasses prairies, des campagnes coupées de longues files d'arbres, des villages aux toits de tuiles et de chaume, groupés autour de leurs clochers, une succession de paysages frais et reluisants sur lesquels la moiteur de l'atmosphère étend une sorte de vernis : c'est la continuation du potager brabanç-on. llicn encore ne trahit le caractère du pays anversois, ce partage de la terre entre de mornes étendues sablonneuses et de plantureuses zones cultivées, et pourtant, à chaque tour de roue, on pénètre un peu plus dans la contrée. Là-bas, dans la perspective, s'estompe la liante siliiouette de Saint-Rombaud, dominant de sa masse carrée la cité malinoise ; et des clochers, des tours, des faîtes aigus, élancés par-dessus les toits des maisons, en grand nombre, semblent autant de cadets groupés autour de leur aîné, rs'ous sommes ici dans le centre du catholicisme belge ; déjeunes lévites y tourbillonnent incessamment au pied des autels, et, du fond de son palais, le cardinal-archevêque commande atout le clergé du pays. Cette grande ombre que la religion étend partout autour d'elle et où s'alanguit le mouvement de la vie publique, vous la retrouverez à Matines dans le silence de ses places, i'atfairemeiil mesuré et lent de ses quais, la rumeur étouffée de ses industries et jusque dans le geste frainjuille de ses habitants, lin peu du recueillement qui règne dans les sacristies se répand par ses rues, comme un air subtil mêlé à l'atmosphère respirable ; les bruits semblent s'y dissoudre dans du sommeil, un sommeil (pii monterait des pavés, gagnerait le 118 LA BELGIQUE. dedans des iiiaisons, |)i'lil à petit, eiidoiuiiii-ail les êtres et les choses; c'est la torpeur d'un jour de diniaiiclie eiiipiélaiit sur le reste de la semaine, avec une douceur triste et continue; et la placide petite ville y est à ce point enroncée, (pi'eii de certains ([uarliers le battant d'une porte frappant >()n eliandiranle suscite, dans rassou|)issenient général, comme l'inquiélude d'un événenuMit insolite. Matines partage, d'ailleui's, avec les villes en qui saigne le deuil du passé, le charme de celte |)hvsionomie silencieuse, un i)eu (dlacée, où se marcpie le regret des jours révolus. Il send)le (pie la déchéance soit au bout de toutes les splendeurs humaines comme une expiation, el (pie, poui' les cités comme pour les h(uiinies, la gloire doive être suivie d'un abaissement irrémédiable, il v a loin de ces (piarliers déserts où le pas dn promeneur éveille aiijonrd'lnii des échos, loin de cette existence monotone et casanière, aux magniticences bruyantes de la cour de Marguerite d'Autriche passant par les mes au galop des équipages el par désoeuvre- ment s'aniusant à traquer à travers places et carreloiirs un dix-cors allolé. En ce temps, l'esprit el les grâces florissaient à Matines ; le palais de la régente retentissait du bruit des musi(pies et dn récit scandé des beaux \ers. Elle-même composait des stances à Notre Itaiiie; et, sons les lambris sculptés, Jean Second, Erasme, Corneille Agrippa, .h-aii Lemaire se donnaient ta réplique, écoutés des peintres Mabuse, Coxcie el Van Ortey. Chevauchées, kermesses, ballets réunissaient les belles dames et les beaux chevaliers dans de grandes parties joyeuses, égayées par les parades de rosse Bayard, les farces des Aymon et les saltations grotesques des Géants. De ces temps lointains il n'existe plus que des vestiges; les pierres seules pailenl encore, en leur muet langage, des grandeurs passées; un vent de mort a souftlé sur le reste, sur les fêtes, les tumultes et les gaietés; et les figures illustres et charmantes, la grâce et la toute- puissance d'un jour ont disparu sans retour à l'hori/on. Ce n'est point encore la douloureuse nécropole que nous trouverons à Bruges ; le contraste entre la grandeur ancienne et la médiocrité moderne est moins saisissant; mais d(''jà, à Malines, nous pénétrons dans celle obscurité que laisse après lui le soleil des belles époques de l'iiisjoii-e el (pii rend si irréparablement mélancoliques les lieux aulrefois célèbres. Elle ne fera que grandir quand nous aurons dépassé les cercles de la vie et (|ue nous nous rapprocherons des villes mortes des Flandres. l'énétrons dans la \ille par une de ses arlèi'es princi|)ales el suivons, [)ar e\eni|de, la Grande-Bue (pii part de la gare. Des bouli(pies basses, à petites vitrines garnies d'étalages, allerneiil avec des maisons boin-geoises, reluisantes d(> peintures, les fenêtres ornées de mousselines d de i;iiipnres, comme un clair brouillard au fond duquel s'entrevoient des ap])arlements confortables, d'une l'icliesse souvent snramiéc. Bien de particulier dans ces échappées sur h; train des ménages; on rêvait de vieilles pcliles chambres éclairées d'une lumière ti'ouhle el nnuiblées de diTssoirs, de bahuts, d'escabeaux noircis par le temps, avec d'archaïques personnages se mon\aiil lentement et pareils h des figures de tableaux gothiques; il fan! en inhalire : la hanalili' uniforme des élagères chargées de brimborions, des crédences en acajou el des fauteuils en moleskine a remplacé la vétusté |)illoresque des ameublements. Malines a perdu, principalement dans les quartiers commentants, son caraclère de ville historique. Partout les magasins, les cafés, les restaurants s'all'ublent de dénominations fran(;aises, peinlurlurées au-dessus des portes en grosses lettres noires, ou incrustées en zinc doré sur les enseignes. A peine la joyeuse i'anlaisic des écns pciidiis à des tringles et alfec- tanl des protils de demi-lune, de soleil ou d'aniiual elninéii(pie. se reinaiNpie encore dans quelques recoins perdus, .\insi s'en vont pelil à petit, sous le renouvellement de la coulnnie, les gaietés de la veine populaire. l'IKiVINCE llAXVKUS. 119 ileurcusement la vieille résidence de Marguerite d'Aiitriclic possède toujours, pour dédommager la curiosité, ses pignons, ses rues enchevêtrées et ses canaux. Nous venons de passer le ]iremier (1(> ses ponts, et, à mesure que nous |>rol()ugerons noire promenade, nous verrons se muUi|)lier les autres, au gré de la capricieuse rivière qui coujtc la \illc dans tous les sens. La Dyle en effet étend partout ses bras, ici s'ouvrant eulre les maisons de vastes corridors où passent les bateaux, là s'étranglant en de brusques coudes, au pied de grands murs rouges, tleuris de mousses et de ravenelles. Selon que la marée monte ou descend, elle couvre ou laisse à nu les fascines et les pilotis qui protègent ses digues, tantôt roulant à pleins bcirds des eaux limoneuses et grasses où retlue le tlot épais de l'Escaut, tantôt s'attardaut sur les boues jaunâtres de son lit, avec des clapotements lourds contre ses rives engluées de vase. Souvent ces bouts de marines s'animent d'un passage de bateaux aux ventres bruns, /.ébrés de rouge et de vert. Toutefois la vie n'eu paraît pas sensiblemeni liaussée dans la ville : les lourds mouvements de ses bateliers semblent ryllimer une activité sommeillante, MALI\i:S. — STATUE U F. M A P. G L ER IT li l) A l T P. 1 C H E FT IF> liUllS. (pii n'a point de raison de se presser: même le grincement des poulies, manœuvrant au long du quai, se pi'rd parmi le silence de l'air, comme une plainte sans échos. La rue suivie naguère nous mène à la (irande Place: au milieu s'érige une .Alarguerite d'Autriche, en marbre blanc, tenant d'une main le traité de Cambrai et ramenant de l'autre les plis d'un manteau bordé d'hermine. La tière gouvernante a la face tournée vers Saint-Houdjaud, dont la tour massive, élancée par-dessus les maisons, échafaude dans le ciel ses prodigieux contreforts ; derrière elle, comme un fond de décor sur lequel se détache sa siliiouette, les Halles, vieille consinicliou inachevée et lourde, se coilfenl, par- dessus un graïKl luil tiajju, d'une courte tour carrée, (lanquée à ses angles de tourelles octogones. L'ensemble de la place est pittoresque: des maisons la bordent sur trois faces, avec des jeux variés d'architecture, les unes s'eneapuchonnant de toitures à lucarnes, les autres terminées en pignons découpés et semblables à des proues de navires, presque toutes élroiles, de hauteur égale, emboîtées l'une dans l'autre et faisant jouer au soleil des moulures, des festons, des bossages, des enseignes, dans un amusant chatoiement de façades. Recule/ jiis(pie sous le porche des Halles : vous verrez s'emmêler devant vous. 120 LA BELGIQUE. par-dessus la liyiie loiirmcnlée des loits, la l'orèl des liais, des lleiiiuns et des aif;iiiiles, partout accrochés au chevet de Saint-Uombaud ; et du même coup les hautes fenêtres à pinacles se projetteront connue des glaives enire-croisant leurs pointes. De toute sa masse, la toiM- iMiiiieiise plonge dans le ciel, avec ses hautes baies etfilées, ses balustrades ouvrées et ajourées, sa profusion de niches et de sculptures, ses énormes cadrans dorés, vastes comme des arènes. De là-haut, comme une volée d'oiseaux chantants, part, chaque quart d'iieure, la sonnerie du carillon, dont le vent disperse an loin ou rabat par les rues les basses ronilanles et les légères vocalises, on larges ondes sonores auxquelles se mêle en sourdine l'accompagne- ment des bruits de la ville. Ce n'est encore (ju'uii pi'élude, un frisson de notes se mourant au bout d'une mesure, el comme le premier coup d'archet de l'orchestre de cuivre caché dans les profondeurs de la tour ; mais, aussitôt que l'aiguille a marqué l'heure, la gigantesque muraille s'ébranle, la musique, un instant assoupie, se réveille, l'air inachevé se continue à travers un bourdonnement joyeux, une folie d'arpèges tourbillonne dans le ciel, et les niarleauv frappent, les timbres retentissent, les cordes s'étirent el grineeiil. an dirait, de tonte cette gaieté ailée qui passe comme un vent, l'éclat de rire éclatant des guivres et des tarasques sculptés dans la pierre. A ces moments, Malines la silencieuse semble sortir de sa léthargie ; un frémissement parcourt ses |)laces, comme un peu de vie qui lui viendrait de son carillon ; aux angles de ses vieux murs, dans ses écheveaux de petites ruelles entortillées, sur le seuil de ses maisons muettes et jusque dans l'obscurité de ses ponts, des voix, de vieilles voix chevrotantes d'ancêtres chuchotent alors des mots depuis longtemps oubliés : el, tandis (pie s'égoutle la pluie des ciiansons, comme une rosée (pii fait l'elleurir les choses d'antan, le morne Béguinage lui-même s'anime au ruissellement de ces gaietés cristallines. La Grande Place, du moins, a gardé (pielque chaleur dans la déi'répilude du reste de la ville ; elle est comme le cœur d'un corps frappé de paralysie. C'est là, dans sa vaste enceinte, que passent, à de certains jours, les cortèges, que traîne la flânerie lente des habitants, que roulent les eliarrelies des maraîchers se rendant aux lîailles de fer, e( que, le dimanche, stationnent, au sortir des messes, les groupes qui ensuite s'éparpillent du côlé des estaminets. C'est là aussi que, les jours de liesses ])opulaii('s, appai'ail, à l'une des fenêtres de l'hôtel des ;\rciiives. l'imiuéuiorial Ojj S/f//wr/ie?i, le boulVou maliuois, dont l'origine elles aventures ont largemcMit défrayé la conjecture des archéologues. Ajoutez (ju'à un pas se dresse le Schcjienlniis, nn joli édifice garni de tourelles, oîi siégeait en 1 i7,3 le grand Conseil, aujourd'hui refuge des collections d'art d(! la ville: qu'à l'enhée de la rue de Bell're s'aperçoivent les élé- gants vestiges d'un palais coniuieneé par lîoiubaiil Keldermau. sur l'ordre d(> Charles-Quint, pour y loger le susdit Conseil; enliu, (|U(^ les priinipales ai-lères de la ville débouciienl à chacun des coins du spacieux quadi'ilatèi-c dessiné par la jilace. .\u fond, les Halles, avec la lourdeiM' éei'asée de leurs gros murs plats, ressemblent vaguement à une prison où achèverail di' mourir la vieille gloire de Malines. Cependant, qu'un clair de lune enveloppe ce Irouçon de lour, écaille les ardoises du loil. glisse dans les niches vides, l'iidniiue construction, noyée dans ces blancheurs, silhoiielle rouiaiili(pieuieii( el non sans liei'lé ses ligiHîs déchiquetées dans la luie. \a\ ])orche encadre une perspeclivc de coiu", b(»rdé(; (h; c(uisliuclious désespérément vulgaires: c'est le réceplaele d'une iniiuilé d'objets disparates (pii eucombrenl le pavé, comme cil ni! chardier' hiinal. Toiilei'ois, si vous ne craigne/ d'escalader les las de voliges el de plâtras, ])ousse/. droil au fond de celle cour misérable: \(Uis ne larderez, pas à (icc(ni\rir, siii- la (Iroile, un gracieux uiolif darciiilccline. cncasiré dans la brique moderne el se rappor- tant au palais inachevé de Keldermau. La sensation est brus(pie. de voir s'cnivrir, parmi ces maconiwric^s dérisoires, im porche vraiment roval, (h'-veloppant dans l'iniihre les fines If IllÉ- ' ri''' ■If 10 PliOVlXr.E I»' VNVEHS. 123 échancrures de sa voûte coupée de nervures, avec des retombées de culs-de-lampe historiés et écussonnés aux armes de la maison d'Autriche. Un escalier aux marches descellées colimaçonne dans l'épaisseur de la muraille et se perd, après une courte spirale, dans un appentis quelconque, étage par-dessus la noble construction. Traversez la place dans sa longueur, vous arriverez à une vieille boucherie publique installée au niveau de la rue. Aux ais trapus du plafond pendent des cages à claire-voie, des poulies, des balances, un enchevêtrement de cordes et de perches qui, dans la demi-obscurité brumeuse, s'emmêlent avec des complications bizarres. Quelquefois un coup de soleil, glissé par les baies latérales, accroche une poiu']>re vive aux grands quartiers de viande achevant de saigner aux crocs, et détache sur les pénombres roussàlres un tablier blanc de bouchère cognant à coups de hacliette les billots éclaboussés de rouge. Et, tandis que l'on passe entre deux rangs de bètes immolées, étalant leurs ventres ouverts, une odeur fade de charnier monte aux narines, des profondeurs sans air de la sombre halle. Là pullule un peuple de rats qui, la miit, sort de ses retraites et fait la chasse aux dépouilles abandonnées sous les établis. Dehors, le long du mur extérieur, s'alignent des échoppes protégées par des auvents de bois : c'est la continuation de la boucherie, dans la clarté crue du plein air ruisselant sur les veaux roses et les vieux bœufs à chair lie de vin. A de certains jours de la semaine, ce coin de la ville s'emplit d'ambulations de ména- gères. Fraîches sous leurs bandeaux aplatis à la mode flamande, elles circulent, le seau de cuivre au bras, à travers les Bailles voisines, marchandant les fruits et les légumes, d'une voix chantante et aigre qui par moments tourne à la crécelle. Le type féminin n'a pas, à Malines, la solidité saine que nous trouverons au fond des Polders: la chair, pâle, souvent bouflie, prend, sous le capuchon qui l'hiver chaperonne la tète, une blancheur cireuse de cierge; mais les yeux, d'une teinte effacée, où semble s'alanguir la vie, gardent, dans l'ovale irrégulier du visage, un air de songe. L'être humain participe ici de la déchéance qui a frappé la cité magnifique du passé, et, comme elle sommeillant, traîne la mélancolie d'tm corps en (pii le sang s'est ralenti. Les Bailles forment, de suite après les bâtiments de la vieille boucherie, une place en forme de carré long, bordée de maisons modernes çà et là égayées d'un pignon ; au milieu, entre les deux allées parallèles qui constituent la rue proprement dite, s'espace une zone pavée, circonscrite par des chaînes en fer. C'est le marché. Par hautes pyramides s'entassent sur le sol les produits de la terre, avec une abondance de tons vigoureux et clairs, et les larges parapluies sous lesquels s'abritent les marchands ajoutent leurs taches vertes et rouges à cette opulence débandée de nature morte. .Vu fond de la place, émergeant des toits, la tour de l'ancienne maison des .Arbalétriers effde son aiguille pareille à la pointe d'un chapeau de pierrot. Et, maintenant que vous avez touché le cœur de la ville, éparpillez-vous : à droite, à gauche, des rues tortueuses s'enfoncent entre des rangs pressés de maisons, de styles souvent indécis, du milieu desquelles surgit, par places, une vieille façade en bois, demi-vermoulue, aux étages surplombant sous un faite en saillie. Les escaliers y craquent sous le pied, la brique des murs intérieurs s'effrite, des lézardes fendillent les planchers; mais l'ensemble est demeuré debout, semblable à une relique précieusement conservée. J'en ai vu de ces maisons, rapiécetées comme des liabits de travail: des planchettes bouchaient partout les trous de l'armature, formant une chape de losanges et de carrés de bois par-dessus le bois de la façade ; et des clous, en grand nombre, comme des points d'aiguille, tentaient de conjurer la dislo- cation finale. Quelquefois la masure était surmontée d'un toit qui, au printemps, se changeait en jardin, sous le verdoiement des fioraisons sauvages et le pépiement des jeunes couvées. Il en est, parmi ces vieilles demeures, qui ont mieux résisté au temps : on vous monti'era. i24 LA BELGIQUE. quai aux Avoines, un f;roii|)0 de trois maisons épaulées l'une à l'autre el dont la spécieuse architecture est bien faite pour capter les yeux. Celle du milieu, en pierre et en bois, figure une série d'étages séparés par des poutrelles horizontales; chaque étage à son tour se su])divise en compai'timents où s'intercalent les fenêtres, quadrillées de vitres à meneaux de plomb. Trois cariatides satyriques se campent, au-dessus de la porte, en postures sataniques, donnant le nom à la maison : Duyvebgevel ou Maison du Diable; et d'autres figures sculptées, d'une tournure cynique et grotesque, s'accrochent aux angles de l'entablement par delà le- quel s'aiguise le toit. A gauche, un pignon anguleux coilTe une construction formée de deux arcades superposées, l'une et l'autre festonnées de guirlandes et de rinceaux sous lesquels des hauts reliefs, hardiment façonnés el bariolés de peinturlurages crus, font bosser en modelés maftlus un Adam cl Ere au paradis formant pendant à un Adam et Eve chassés du paradis. La Iroi- siènie maison, celle qu'on désigne sous le nom à'Hùlcl de l'E/ifant jirodiyuc, très orne- mentée à sa partie supérieure, masse ses oves, ses entrelacs et ses pilastres par-dessus les encorbellements d'un rez-de-cliaussée agrémenté de figurines dans les tympans. Visiblement l'enseigne et les sculptures se rapportaient à la destination intérieui'e; les béatitudes d'Adam et Eve au paradis sym- bolisaient les joies grasses et ace ueillanle hospitalité tpii atlendaieiil le passant de l'autre côté du unir; el, pareillemcnl . les contorsions des trois satyres l'invitaienl aii\ hilarités obscènes. Quai au Sel, la maison du Saumon (/// den (jronl.cn Zalm) se reconnaît à l'énorme poisson d'or banderole qui s'effile au-dessus du seuil. L'Iiabilalidii est fasiueuse. d'une in-ilimnauce régulièi'c et riche ([ui Irahil la renaissance ilalieniie. Ue grands pilastres, appuyant la retombée des encorbellements, encadrent les hautes baies carrées des lenè- Ires, celles-ci au nombre de quatre à chacpie étage; el des sculptures, des feuillages, des molifs \ariés occupcnl les surfaces planes, s'en- roulent aux chapiteaux, orneinenlent les angles el numlenl juscpia la c(.rni.he du i'ailc Kri celle délicieuse installaiion, comme \ iinile la marilime enseigne, ((.nrahidail el siégcail hi corporation des Poissonniers. Tout proche, une façade d'estaminet: In dcn Zcticnpruct, étale son prestige lkunbo\aut, Henri de rinceaux à l'étage. Au rez-de-chaussée, l'entremêlemeni des coquilles et des feuillages semble greffer sur le travail primitif une décoration aiijoucli\c. Ici, du reste, comme dans les MAI.INES. — MAISO\ nil SAUJION, PHOVINCE HA X VERS. 12c maisons du quai aux Avoines, la sculpture a été utilisée pour distinguer l'Iiabilation des autres. Deux figures, un guerrier casqué dont les moustaclies décrivent une parabole hardie, et une femme, à demi nue, tenant l'un et l'autre une banderole, de chaque côté d'un cartouche, se silliuueltenl dans le tympan, au-dessus de la porte d'entrée. L'intérêt du vieux Matines n'est pas circonscrit dans ces seules maisons : il faïuh'ait en citer vingt autres. A peu de distance du l'alais de Justice, merveilleusement restauré d'après les plans de l'ancien palais de la régente, avec ses grandes salles lambrissées de chêne, ses escaliers à rampes évidées, ses balcons en saillie sur la rue. ses tourelles en poivrière, ses fenêtres à croisillons fermées de serrureries complirpiées, l'Académie de Musique occupe les MAISONS Dl OLAI A li \ AVOI\ES. bâtiments du vieil liùlel Busleyden, une superposition de galeries découpées en arcades ogivales et reliées à un corps de logis dont le pignon s'étage en gradins. Quelquefois des souvenirs plus respectables encore s'offrent aux veux : témoin la l'orte de Bruxelles [Overs/e Puoii, avec ses deu\ tours ventrues et son bloc de lourdes maçonneries, dernier reste des fortifications de la ville ;ui quatorzième siècle. (•u est dépaysé, en sortant de ces cont<'iii|il;ilinii>. de i-encontrer, dans de certaines rues, de longs murs percés d'un»^ infinité de fenêtres liantes, sans rideaux, les carreaux dépolis, des saints de pierre peinturlurés au fond des niches; aucun bruit ne sort de ces grandes demeures, livrées au recueillement et à l'élude. l'ar moments, la massive porte ontr'ouvre un de ses vantaux, derrière lequel setfacc une silhouette, sœur tourière ou frère portier, dans une coiffe blanche ou une redingote traînante; et, pendant ce court 126 LA nia (i loi E. instant, les yeux se sont projetés sur une l'chappée de cours et de jardins, à peine animés, aux heures de la promenade, par la marche lente d'un groupe d'hommes et lie femmes. Ce sont les séminaires et les couvenls. La solitude qui est le caractère essentiel de la ville, se fait plus profonde encore dans ces parages, comme pour laisser toute leur ardeur aux récollections et à la prière; de temps en temps une panvi-e femme en grand manteau usé par les lessives el le temps, le capuchon rahattu sur la lète, un vieux mendiant il la marche ployée, allongent les doigts vers la tringle rouillée pendue à l'entrée ; et le tintement sourd d'une cloche se prolonge, comme hésitant, sous l'arceau des corridors. Chaque couvent d'ailleurs a ses jours pour les disirihulions d'aumônes : les loqueteux, accourus de tous les coins de la \ille, se tiennent alors rangés près du seuil, le dos voûté, marmottant des patenôtres, sous le soleil plombant ou la bise cou- pante, jusqu'au moment où la i)orte, en s'ouvrant, laisse voir le chaudron fumant, duquel, à grandes cuillerées, les secourables sœurs écopeiil le potage et les légumes; puis les maigres échines décroissent au lointain, les verrous grincent sur les battants refermés, et le quartier rentre dans son mutisme et son mystère. Par intervalles réguliers, ce- pendant, l'heure sonne au campanile des chapelles, et ce rappel du temps, avec les occupations (pi'il amène, fait conjecturer, derrière les hautes fenêtres obscures, des vivants comme nous accoutumés au partage mesuré des soirs et des matins. La physionomie de la cité s'accommode de ce fond d'ombre monacale ; il semble, aux heures crépusculaires, qu'un bourdon- nement pieux traîne le long des maisons religieuses, et l'oreille croit discerner les rythmes prolongés des cantiques. Ce n'est point toujours une illusion, .le me souviens d'une nuit claire d'hiver où, attardé par les rues mortes, sous les blêmes réverbères, j'entendis s'élever dans l'air un concert de voix à l'unisson; elles s'échappaient, voilées el |)rofondes, d'une vaste construction dont les longues fenêtres llambaient dans la |terspective; l'éloigiicnient leur pi'êtait les sourdiiu's d'un chant (pii serait descenuil(iiil la mélancolie de leur condition un jour que. m'élaul mis à la recherche de la kloestcnne ou sacristine (c'est le nom que porte celle d'entre elles (|ui garde les clefs de l'égliseï, je vis apparaître, à l'aigre tintement de mou coup de sonnette, une grande fllle pâle, la |)oilrinc large el le corps robuslement cliar})enlé : sans rien dire els'élanl seulement inclinée, elle me précéda par la i-ne, puis, ayant ouvert la porte d'entrée, s'effaça pour me laisser passer. Tandis que je pém''trais dans la wv'i. regardani s'allumer sous le j()ur des fenêtres les marbres et les ors des autels, elle denieiirail agenouillée près du seuil, sou trousseau de clefs dans ses mains jointes, et sa forte silhouette se découpait sur les boiseries du fond. L'église, de ce style surchargé qu'on a ajipelé le slvie jésuite et qui caractérise la renaissance flamande du dix-septième siècle, renferme (piehiues particularités intéressantes; des tableaux, noircis par l'encens et riiumidité, rappelleni la manière de .leau de iMaubeuge, de Cravei' el de Ouellin; et un grand sarcophage de cuiM'i-. recelant, dit-on. le corps de saint Damien. reiiiil derrière de grandes vitres, dans la nef de gauche. Je remai'longent avec une einiosilé \agiie dans les orbes tlamboyants que tracent en évoluant leurs dalmatiques surchargées de broderies. Oaus la lumière des haides fenêtres et le resplendissement des vilraux scintillent le cuivre el l'argenl. en traînées de llammes ailées qui montent dans l'air, voltigenl aufoiu" des slalues dorées, ardent au fond des pénombres bleues, et les encensoirs braséent, les biiires hiiseni, les fer- moirs des livres sacrés rayonnent, les grands clnisls d'iNoire se lacheiil de pdinpres sauglanles. Lenteu)eu( la m:iiii du suisse fait glisser sur leur tringle les rideaux \erls (pii ui.isipieiil dans le trans(!pt septentrional le C/irist en croix d'Anloin(! Van I>\(k : alors la pierre à son lour se revêt de gloire, l'agonie de l'ilomme-ltieu, magniliée par le pinceau d'iui magicien, se Iransfi- gure en apothéose, el, pareilles à des geuunes, les larmes de la mère des Douleurs laussel- lent en longs ruisseaux que des chérubins recueillent dans des calices d'oi-. C'esl eiuiime tiue lueaidarKiii (|ui s'aeeumplirail aux pardies Sdleiiiielles du |M'(''lre. Le r(Hi,L;e irendilenierd des lorclières prêle dans ces momenls une \ie surnaliu'elle à I(MiI l'inlilice : du liaul de leiu's consoles contoiuaiées en rocaille, les douze apôtres de la grande nef huil de grands gestes vagues sur lesquels se rythme la salnlatiou des saints, des évêques, des martyrs, d(>s dona- teurs, pendus aux colonnes, accrochés aux niches, arc-boulés aux chapileaux : les ligures des confessionnaux, à leur loiu', agileul leiu's mains dans im luouNemeni leul de iM'uédiclioii ; 1(> (die\al de saiul .Norberl, ahallu aux cùlés du cuiiNerii, sur le rocher (pie doniiin' la chaire d(! véi'iié, leud les muscles de s(Ui |)oi(iail. comuu' eu l'elVorl d'un i ahreinenl : el. au S(H1i- nu't de la corniche eu marbre noir (pii domine les blanches colonnes du graml aulel, un saiul l{ond)au(l de (piaire mèlres de hauteur élève par-dessus la foule inclinée la croix dont le \acillemenl des cierges prolonge l'ombi'e jiistpraux vofdes. Comme im nuisée graduellemeid wcrm par des douali(Uis incessantes, l'i'gli-e iik'- tropolilaine, bfdie eu l'an !l(i(l, si l'on en croil les chioiiicpies, ('(Hisiderablemenl agrandie L\ Cllïlr.E UE VÉI\[TÉ A S A IN T- 1\ O M B A l b. nid VI.NCE DA.WKIJS. 135 aux treizième ei quatorzième siècles, ruinée en partie en \:iil pnr un incendie terrible, ipuis reconstruite cent nus plus tard, avec son ciio^ur actuel, sa grande nef appuyée sur des :piliers cylindriques et son énorme tour, conception de W'autliier Coolman, étale à profusion les chapelles, les portails, les sarcophages, les confessionnaux, les statues de saintes et de saints, les tableaux, les verrières, les retables, les triptyques, les tabernacles, les stalles, les bancs de communion, les cartels, les écussons, une abondance de marbres et de métaux, INTÉRIEUn UE JiOTKE-UA.ME. ^VoyCZ p. 13U Cl 138.) une magniricence de surfaces taillées, ciselées, dentelées, festonnées, à Fimilalion de la vie. La chaire à prêcher, notamment, est une merveille; elle fut achevée en 1723, d'après les dessins de Michel ^'ervoorl, d'Anvers ; on y voit au premier plan saint Norbert frapi)é par la foudre, près d'un cheval abattu, les crins envolés, les naseaux frémissants, et grand comme nature ; à droite de la tribune, entre la Vierge et saint Jean, Jésus crucifié est pleuré par une grande figure assise, représentant l'Humanité ; à gauche, Adam se laisse tenter par Eve qui lui offre la pomme; et tout en haut, s'épanouissant dans l'abal-voix en forme de nuée, un grand 136 LA lti:L(iHil Iv pommier élend ses IVoiidiiisons. Le banc de communion (|ui Icrmo l;i cliapelle consacrée à Arnold de .lellaer, t'ondaleiir de douze l)énénces au chapitre, n'est pas moins étonnant; le sculpteur Arnold (Juellin l'avail ouvré, en 1()7S, poiu' le monastère de Leiiendael, d'où provient également la chaire de \éi'ilé; c'est une complication loulVuc d'aral)es(pu's, de feuillages, d'emblèmes religieux el de lii;uriues scidplées dans k^ bois, avec un sujcl princi|ial, un religieux iiorbcrtin et une religieuse norbertine prosternés devant l'ostensoir. Mais par-dessus tout, dans sa beauté vigoureuse et tendre, rayonne r(euvre de \an l'ycU, avec son (Christ livide baigné des larmes de la N'ierge et de saint Jean, ses larrons tordus et grimaçants, son bourreau demi-nu et le soldai allendii (pii, raide sur son clieval, contemple gps0ms;>^r--^H^ ^ .^- L* PECHE MlllACULEllSE, l'Ail llUBENb. la scène. L'ordonnance en est pa(héli(pie avec un acceni d'alHiction |)rolonde dans les tètes, cl la scène se déploie dans une lumière j)àlu\r(>s éternelles. Ce sont des morceaux de peiuim-e radieuse, échappés au grand pciiihc dans des lieures de bravoure; la pleine matiu-ilé avait sonné pour lui (piaud il les Icrrniua l'uiu' et l'autre, et elles soûl comme l'apogée de sa maîtrise. !)aiis chacuiu' d'cllo, \'v\\v\ varie aulaiil (|ue l'IÎOVlNCE DA.WEHS. 137 les figures et que le sentiment général; V Adoration ressemble à un bouquet de fleurs sonibre- ment enflammées, la Pêrhc à un écroulement de pierreries dans un éblouissemenl de clartés; mais, si différentes, une chose les apparente : le jet magnifique de la vie. Elle circule à pleins bords dans l'air salin de la Pèche, dans sa grande mer bleue, dans ses rudes pêcheurs tannés par le hàle ; elle circule non moins dans les gaietés tumultueuses de V Adora t'io». Si celle-ci fait penser au train des kermesses, avec sa bousculade de personnages égayés et béats, l'autre évoque la sensation d'un rite mystique, accompli sans violence. Sur la première les flambeaux projettent des reflets vacillants qui, dans la pénombre, allument les pourpres, les ors, une pompe de fête; la haute splendeur méridienne ruisselle sur l'autre, dans la nudité sévère d'un paysage grandiose. Et, tandis qu'on croit ouïr là-bas les flûtes et les violons, accordés sur des rythmes pressés, le mugissement sourd des flots se prolonge ici avec lenteur. Ce fut pour la corporation des Poissonniers de Matines que Rubens exécuta le tableau de Notre-Dame. En ce temps on associait l'art à toutes les idées de munificence, et de simples marchands ne trouvaient pas de plus bel emploi de leur argent que l'acquisition d'un ouvrage de peinture. Le maître, en représentant le miracle qui lui était demandé, songea sans doute à glorifier la puissance infinie des eaux : la Pèche, en effet, évoque l'idée des forces secrètes et des genèses inépuisables que l'Océan cèle en lui ; les filets regorgeant de marée y disent le laboratoire perpétueUement en travail de la création sous-marine, la fermentation active des éléments propres à constituer la vie, l'animalité éternellement jaillissante des abhiies. C'est le miracle permanent des flots que chante la couleur avec la gaieté de ses notes claires et IVémissanles, semées par l'air comme les gouttes d'une pluie astrale. Elle s'abat sur la mer, les hommes, l'amas scintillant des poissons, du haut d'un ciel divinement pâle; et les vagues se confondent à la nue, dans les fluides dorés d'une atmosphère d'après-midi. Des hommes rudes, à face boucanée, les muscles en saillie sur des membres bien d'aplomb, se meuvent dans ce cadre éclatant ; une silhouette les domine, altière et douce : c'est le Christ ; et la noblesse de son attitude tranche sur la virilité bourrue du groupe, comme la marque de sa divine origine. On se souvient, à regarder les apôtres, des robustes marins des ports : ils ont de ceux-ci les mouvements rythmés et forts, les larges torses noueux et les pieds carrément plantés sur le sol. Le maître les entrevit sûrement à travers les fumées des tavernes anversoises. Au contraire, la belle tète de l'Homme-Dieu signale un de ces efforts par lesquels le réalisme de l'école savait s'élever à l'intuition d'une humanité supérieure; Jésus ne cesse point d'appartenir à la race mortefle, et pourtant une viesublimisée se lit sur son front, comme un reflet des gloires célestes : il marche dans une apothéose, et son talon semble fouler les degrés d'uu escalier qui mènerait au\ étoiles. U Adoration des i/iar/es, d'aulre part, a la clarté et la grâce d'une vision. Quand, au fond de la vieille église de Saint-Jean, dans les ors et les marbres du maître-autel surmonté des statues de Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit, assises sur un nuage parmi les chérubins, se découvre, au mouvement du sacristain tirant les rideaux, l'éblouissante peinlure, on croit assister à l'ouverture des portes du paradis flamand. A gauche apparaît la Vierge; ses yeux noyés, placides, chargés de langueurs maternefles, illuminent comme de charnels soleils; et il en descend un sourire qui tombe sur la foule, autour de l'enfant divin. Ce sourire est irrésistible : il est en quelque manière le point central du tableau; c'est II' bonheur dans son expression la plus haute. Cependant des splendeurs de costume et d'accessoires flamboient dans la pénombre, aux poussées de ce peuple qui s'entasse et veut avoir sa part de la fête, sur les pas des rois mages drapés d'étoffes chatoyantes et pieusement accroupis dans des postures d'adoration ; les soies, les broderies, les aciers sont moins scintiflants toutefois que les regards, vrais brasiers où s'attise un feu d'amour à la fois humain 18 138 LA BELGIOME. et religieux, humble et hardi, (l'une dévotion soumise qui s'idterne avec des allégresses de paternité; et cette scène d'étable, voisine des bœufs mugissants, tout à coup se transforme en nuignilicences royales, dans uu Iraiu de palais dont la paille gisante à terre simulerait un lapis tissé d'or et de laines précieuses. Lh\ accord de couleurs claires, légères, fondues, forme l'atmosphère de la toile, se combin(! aux blancheurs lactées de la N'ierge et du bainhino, lénifie les graves harmonies du clair-obsciu", avec je ne sais quoi des soupirs, des haleines lièdes, des oraisons tendres d'hommes soudainement amollis par la contemplation derenfaul frais comme une rose. Même sous le noir de fumée qui petit à petit a encrassé la peiutui'e exposée à l'action constante des encensoirs, le célèbre tableau a gardé sa belle jeunesse immortelle; une musique séraphique semble sortir de ses profondeurs, accompagnant le respectueux murmure des rois ; (it il est comme une messe à grand orchestre par laquelle le peintre aurait voulu glorilier la luussance du Sauveur, entremèlaul aux basses solennelles des fonds, comme aux grandes voix des orgues, le chant ailé, le joveux épilhalame des tons assoupis, chatoyants et nacrés. Le génie de Rubens contient la vie tout entière ; l'horreur tragi(iue s'y confronte avec la grâce la plus riante; les ailes blanches y frémissent sous le vol des ailes noires; le jour y succède aux lourds crépuscules ; et tantôt c'est Ézéchiel, Dante et Shakespeare, tantôt N'irgile, Anacréon et ïhéocrite. A peine a-t-il fini de faii'e fleurir les tendresses et les sourires de \ Adoratinn qu'il trempe ses pinceaux dans du sang fumant. L'un des volets qui accompagnent le panneau central représente la Dî'collation de saint Jean : le corps est cou- ché à terre, comme celui d'une bête; à un pas, la tète, martyrisée, a roulé; des carotides s'échappe un fleuve rouge, bouillonnant. Ainsi un morceau de boucherie effroyable l'ail antithèse à la tète radieuse de la maternité : la moi't couli'asle avec la vie. L'autre volet nous montre saint Jean dans les gloires et les ignominies du supplice ; la chaudière bout, léchée par les flammes, sous le corps du martyr que des bourreaux maintiennent assis. l,n fond d'apothéose, cette fois, encadre les affres de l'agonie ; là-haut, dans les nuées, apparaissent des anges blonds, balançant des palmes; et, convulsé, blême, les yeux à demi sorlis de la tète, mais heureux, serein, souriant, Jean les contemple, comme la promesse des félicités futures. L'allégresse sacrée de mourir pour sa conscience rayonne ici plus haut ipie la (l(ud<'ur cl l'épouvante ; le corps du saint lui-même, éclatant de jeunesse lumineuse et rosée, a déjà comme le reflet des paradis; et, tandis que les froids fourmenfeurs activent sans hàl(> les souffrances suprêmes, la chair, rôticî, saignante, ouverle, glorifie inépuisablement le Hieu (riomphaiit. Tel est ce beau monument de jieinturc. On sait que Hubens l'acheva rapidement, (".ommandé le 20 décembre KiKi pur l'administraliou paroissiale de Saint-Jean, le laltleau et ses vantaux l'uri'ut installés en septeml)re 1(»17 : le maitre, il est vrai, se l'eudit à plusieurs reprises à Matines pai- la suite pour donner les derinères retouches et sans doute poui' accorder les tons du tableau à la desliiialion qu'il a\;nl reçue; personne plus (|ue lui n'avait le souci des harmonies décoratives. .>hiis moins d'un an axait sutli poui' jeter tout pantelant sur la toile, dans sa gi-àce et son horreur, le sujet complicpié on le sang du martyr et le lait de la femme aideul l'un el l'wiilre à maguilier le h'ils de I homme. C'est au fond d'ime vieille église délabrée, aux toits moussus, aux pierres etl'iilées (|ue repose le chef-d'œuvre : rien au dehors n'annonce la gloire de celte possession maguifi(pie; mais, (piaud on a pém'di'é dans h^ lemple, la sévérité des nets, l'aboudance des sculptures et des tableaux, la belle eiililade d'ogives qui se trouve à la gauche du maitre-autel prétlis- posent à la conteMq)l;ilion de ce morceau d'art liiouqiliaul. Notre-l)am(^, au contraire, où Irône /// Pi'ilic iDiranilcaxe, (lé\eloppe un liel aspect e\t(''- rieur; deux portails lat(''iMU\. eu sl\le ogixal lland)ovanl. lui l'ont une entrée glorieuse, et ses PROVINCE 1»ANVERS. 139 statues, ses autels, ses stations de croix, ses bancs de communion, dont l'un, taille' en 1018 par Antoine de Flo aux frais de la corporation des Bateliers, s'ornemente d'attributs mytlio- loi;iijues, avec accompagnement dé neptunes, de tritons et de sirènes, son buiret d'orgues, arabesque de sculptures et couronné d'une sainte Vierge parmi un vol de séraphins, ses oratoires enrichis de triptyques et de bas-reliefs, sa chaire à jirècher formée du groupe des quatre évangélisles assis dos à dos sous la tribune, achèvent de lui composer une physio- nomie imposante. Ce ne sont pas les seuls lieux saints de Mahnes où se déploie la magnificence du culte : ÉGLISE SAlNT-PIEP.IiE. Notre-Dame d'Answyck, Sainte-Catherine, Saint-Pierre, du fond de leurs tabernacles ornés comme des théâtres, attirent à eux les dévotions de la foule. Vous verrez dans cette dernière église les mêmes ordonnances fastueuses que celles qui régnent à Sainl-Rombaud ; et les autels en marbre, les confessionnaux, les statues, l'admirable chaire à prêcher du sculpteur Verbrugghe, avec ses quatre parties du monde, ses génies potelés et maftlus, ses groupes de chérubins déployés au-dessus du dais, ses apôtres drapés à grands plis et sa rampe enche- vêtrée de mille emblèmes symboliques vous prépareront à mieux sentir la pompe des temples anversois. liO LA HELGIQUE. m Abords d'Anvers. — Los forlincalions. — Aspect général dAn\ir>. — Impressions el suuvi'iiirs pcMsonnels. Le Iniiri qui va di- Malincs ii Anvers lon^e dos lianioaiix, des rullnn"^. iiin' lirii' iiier- veilleusement fécondée par le travail du |iaysan. Çà el là liaii dim fossé s'écaille au soleil, une liaslido rustique sVnfoure diin |)aie, une file de grand> arbres suit les sinuosités dune chaussée. El partout, l'aclixilé silencieuse des campagnes, les chevaux labourant en automne, les femmes fauchant en été, les hommes répandant le fumier en hiver. .\ux relais appa- raissent derrière les barrières (\(^^ faces placides où niiilcut des yeux somnolents et doux, des épaules robustes couvertes du sarrau bleu reluisant, des cabriolets poudreux qui -io])penl en attendant que le train soit passé. Point d'industries : la préoccupation constante est la glèbe; on vit el meurt dans ses sillons. La terre ainsi aimée paye largement ragriculleur. Dès avril elle se pare de Uoraisous grasses qui. s'étendant de proche en proche, finissent par couvrir tout le pays d'une clarté émaillée de bouquet. i\on loin de Vieux-Dieu, première station militaire sur la ligne, les talus du remblai s'enflambent à chaque printemps d'iun' immense traînée lactée; on dirait (|u"il \ neige des pâquerettes; et cet éclat magnifique est répercuté au loin par l'étincellemenl des prairies. Inopinément des snniiei'ies ih' clairons s'enlriidi'nl à travers les souffles ralentis de la machine : on s'arrête, et les veux se portent >ur ie.~ anguleux profils des buttes de terre taillées à angle droit, le long des fossés des fortifications. A la paix profonde des campagnes succèdent le va-et-vient des soldats, le roulement des caissons, le train d un ;i|ipareil guerrier; et le pantalon blanc du |ii:iii-|ii.iii en corvée remplace, dan- le paysage, la eulnlte en pi/oii éraillé du laboureur. Nous sommes entrés dans la zone des installations organisées pour la défense du pays. A Berchem, de hautes portes monumentales surmontées de colosses en fonte ont quehpie chose de menaçant, comme la barrière (pi'uii priil peiq)le vaillant oppose aux envahissements du (Iclmi ~. Bientôt Anvers sedessiin' ii I linii/mi ; des tours, de- pignons, une masse compacte de maisons s'estompent dans la perspeclivi': |i' huin traverse un pâté de construction- liinlMiniiinnes, coupées de rues au bout desquelles on aperçoit les verdures du l'arc; el tmil ii cou|i une nuée de commissionnaires et d'automédons insinuants s'agite sur le quai. Dès l'abord on se sent en j)résence d'une grande ville; la circulation s'active autour de la gare, déborde dans les tavernes avoisinantes, et, gagnant par les nouvelles artères le cœur de la cité, se répand vers les bassins, les entrepôts, les agences, la itniM'sc, les marchés. In bien- être solide se rrni;ii(ini' dans l'air des visages, la belle appnn'urc (aime des maisim-, les grandes percées nouvellement ouvertes et bordées d'édifices somptueux, le Irain pressé el bi'uvant de la vie extérieure. .V peine débarqué, on entrevoit, au passage, des théâtres, des hôtels liclie- mcnt décorés, de grands candélabres ornementés, des statues eu maibre et en bronze, une sorte d'animalion de la pifire en lapport avec de liaulc- i'oilunr- cl des goût- luxueux. 'Mi n'a |)oinl cniore lonrlif le porl. cette ouverture prodigieuse sur la mer el les grands appareil- lages, que déjà la méti'opole commerciale se fait sentir à l'oscillation dune foule cosmopolite courant aux affaires du pas diligent d'individus ]ionr qui les minutes sont de l'or, l'artout les écussons accrochés aux balcons signalent les consulats ; une forêt de hampes déborde sur les trottoirs, toutes prèles pour y suspendre les pavillons; et les grandes phupies de cuivre, les enseignes bariolées, l'étalage des firmes laissent deviner des magasins emplis d'onviiers, des l'ROVINCR l)'AN\ I:RS. 141 cours où se chargent les camions par centaines, des bureaux fourmillant do commis. Observez cependant les allées et venues de ce monde en travail : la fièvre n'est (|u"ap|tarente; une activité régulière rythme les gestes et la démarche; l'habitude des grosses entreprises où chacun risque à (oui bout de champ son avoir, une longue tradition de négoce et de spécu- liiiion maiiitiemiciil l'alVain-uicnt général dans un calme rclalit: on com|)ren(l qu'avec de tels hommes les perles et les gains son! prévus, (pic rien n'est laissé à l'aventure, et qu'ils sauront réparer lahoriensement les brèches laites à leurs fortunes, si la chance tourne contre eux. Le souvenir de mon premier séjour à .Viiveis remonte à une é|)o(pie déjà lointaine. .J étais LES l'Or.TES IIK tF.r.CIIEM : E\TI;tE UES lOl'.Tll IC ATIOXS. S 0 1. 11 A 1 S 11 U T P. A I X . allé relrouver un ami, soumis aux dures épreuves du concours en loge; il était peintre et convoitait le [trix de Home. La ville de Rid)ens et de Van Dyck a gardé, en effet, les privilèges de son ancienne gloire : son Académie des Beaux-Arts est demeurée le boulevard de la Iradi- tion des maîtres ; et c'est chez elle encore que se cueille le vert rameau. Une auberge, sise au Marché au Lait. a\ait, eu ce temps, pour hôtes principaux, oulre la |M'lile bourgeoisie de pidviuic et les jiorle-maroltes de banlieue, des jeunes gens turbulents et bavards, en qui les cheveux ébouriffés, la moustache effdée et les longues barbes hirsutes eussent suffi à faire reconnaître des peintres et des sculpleurs. On vivait là à bon compte. \n rez-de-chaussée s'étendait la salle à manger, une chambre sombre et basse, à papier de tenture ramage, sur lequel se détachaient, dans des cadres d'or tachés par les mouches, des paysages d'un vert cru, généralement des prairies étoffées de moutons frisottés et blancs, des ponts rustiques 142 LA BKLGIQLE. par-ilessuM des torrents, des chaumières décentes au seuil desquelles picoraient des poules. J'ai passé de bons instants dans le voisinage de ces peintures élonnanles; les heures du midi et du soir nous trouvaient réunis autour de la louj^ue table commune, nantie d'énormes quartiers de viandes et présidée par le maili'c de la maison, qui gravement dépeçait les gigots et les rosbifs eu (lanclies roses, tandis que les femmes passaient les porlions à la ronde. Par l'entre-bàillement des portes nous arrivait l'odeur de la- tabagie, avec la \oi\ liaiile des buveurs. Dans l'escalier, des canaris sirellaieiit. La nuit venue, après une promenade au port, où, attablés dans un cabaret, nous arrosions de bière d'orge trois sous de crabes et de crevettes, nous revenions à notre hùlellerie par les rues enténébrées, le long des maisons endormies aux fenêtres desquelles les lampes achevaient de mourir; et ce retour, sous le bleu des étoiles, dans le silence de minuit tombé des vieux pignons et nous berçant mieux qu'une musique, avait une douceur grisante, comme si nous eussions marché dans un songe. L'obscurité se peuplait alors autour de nous des visions du passé; il nous semblait voir circuler dans l'ombre les visages sévères et charmants des grands peintres, comme nous-mêmes rentrant le soir chez eux, après une ripaille suspecte ou un festoiement patricien ; et des mois d'amour, un baiser jeté du bout des doigts, un nom prononcé dans le vent accompagnaient leurs pas décroissant au loin. A chaque instant. \\\\ souvenir de cette époque brillante se levait devant nous : ici, le toit tailladé en dents de scie qui avait abrité le bel adolescent Antoine Van Dyck; là les portiques majestueux sous lesquels avait passé le triomphant Itubens ; ailleurs, les demeures, aujourd'hui vermoulues, où vivaient la Heur et la gloire de l'art, ces palais princiers, du haut en bas garnis d'étoffes rares et de meubles précieux, dont les escaliers étaient montés par les Jordaens, les de Crayer, les Otto Venins. Notre imagin.ation, surchautîée par la contemplation des toiles célèbres dans les églises et les musées, ne |)0uvait plus se détacher des temps qui les avaient vues se produire; elle se traînait dans le sillon qu'elles avaient ouvert devant nous, et notre nuit en demeurait proton d é i n e n t ( r o idjlé e . 11 me fut impossible, pour ma part, de trouver le sommeil pendant les trois premiers jours que je passai sous l'excitation de ce milieu extraordinaire. Les grands voiliers du port tihmt dans un air cliargé de vapeurs et de fumées, les statues |)lantées sur les places publiques, les chapelles peuplées par le génie des peintres, cette traînée de chefs-d'œuvre qui part du musée, va à Notre-Dame, s'étale à Saint-.lacques, s'étend à Saint-l'aul et court d'église en église, constellant partout les murs et rejaillissant jusque dans les maisons des particuliers, avaient laissé en moi un éblouissement. Je revivais par la pensée celte époque loiutaine de grandeur et de fécondité intellectuelles; je me voyais transporté dans des splendeurs de palais, parmi des existences royales, un ti'aiu de cour où trônaient des peintres, des musiciens, des scul|)leurs ; le faste des familles se traduisait an dehors par des cortèges empanachés; les JoMuises entrées faisaient le\(!r des arcs de triom|)lie au carrefour des rues ; et, l'esprit allant toujours, j'ouMiais l'histoire, le féroce Alvarès de 'l'olède. la saignée terrible pratiquée dans les ]ii'o\inees llamaudes, pour ne plus nie souvenir cpie du hrillani mensonge des apothéoses éeliafaiui(''cs par les magiciens du pinceau, he (juai't d lieui'c eu (piarl d'heure. le carillon de la cathédrale égrenait son clia|)elel de noies sautillantes ; leurs vibrations se répercutaieid dans la vill<> muette, s'éteiguant, se réveillant, cognant par moments mes \itres comme les tiidemenls d'un rire moqueur, et d'autres fois s'alauguissaut en des points d'orgue, un murmure de son|)irs, quehpie chose du vibrant silence (pii suit un chaut expiré; et, tandis que ce ruissellement de petites voix cristallines s'épamliail dans la unit de mon alcôve, ma rêverie prenait eorps dans une de ces luvueiises ordonnances, comme liubens aimai! à eu combiner. Les seigneurs et les dauu'- du leinp< se |ii'essaieut dans >ou atelier. uiagnilicpH-s, , PliOVfXCE IV AN VERS. 1 i3 aimables, souriant au (-aprice du maître qui les groupait pêle-mêle avec les portefaix, les hercules de foire, les marins du pori, tous merveilleux de force et d'audace; et les pourpoints s"allonc,'eaient en grands manteaux flottant sur des torses rudes do Ciirisls; toute la grâce ot la puissance du temps se mélamorpliosaicnt sous les pinceaux en belle matière vivante, (pie rehaussait l'éclat des lampes, des pierreries et des ors, dans le scintillement chaud des pénombres. La sève et le sang des Flandres coulaient à longs Ilots sous les cinabres doni rougeoyaient les fonds ; un éclaboussement de torchères allumées tombait sur les chairs, enflammait les satins, traînait sur les tentures; les voûtes s'élargissaient sur des perspectives de ciel; des floraisons étincelantes montaient du sol, croulaient de la nue, s'épandaient à travers l'atmosphère; et l'on entendait [)artir des recoins, de dessous les draperies et jusque des profondeurs de l'azur, des musiques qui déliaient les gestes, réglaient les attitudes et cadem^aient les mouvements. ("es visions me poursuivaient jusqu'au chant du coq ; et le lendemain, tandis ([iie j'errais à travers les musées, les œuvres sur lesquelles s'arrêtaient mes yeux en recomposaient les caprices. IV Grandeur, décadence et renaissance d'Anvers. — Le négociant au travail et au repos. — Les théâtres. — Le café- concert. — La musique de chambre. — Diverses classes d'Anversois correspondant à des quartiers divers de la ville. — Le quartier Saint-André. — La ruelle du Livre. — La foire aux speculalie. — Les démolitions : la porte Royale ou de l'Escaut, le Marché aux Poissons et les vestiges des premières fortiflcations d'Anvers. — La légende de Salvius Brabo et du géant Antigon. — Origine et armoiries d'Anvers. — Handwerpen! — Le Sleen de l'Inquisition. — La Halle des Bouchers. — Le Guignol anversois. — L'Hôtel de Ville. — La maison Hanséatique. — La maison de Hesse. — La maison Hydraulique et Gilbert van Schombeke. 11 est des villes privilégiées entre toutes, qui, semblables à l'oiseau fabuleux, renaissent de leurs cendres. Telle est Anvers. Héritière au quinzième siècle de la prospérité de Bruges, elle arrive à l'apogée de sa splendeur commerciale à l'époque de la Réforme ; les guerres de religion, les proscriptions du duc d'Albe, les sièges qu'elle soutient contre Alexandre Farnèse, duc de Parme, les traités européens qui sacrifient son port, les changements de joug qu'elle suint la dépeuplent et la ruinent ensuite, jusqu'au moment ofi la conquête la jette aux mains de Bonaparte. .Mors se dessine une destinée nouvelle. Avec cette sûreté de coup d'œil que ses thuriféraires comparaient au regard de l'aigle, le grand batailleur, qui savait être aussi à l'occasion un grand économiste, comprend aussitôt le parti qu'on peut tirer de sa situation topograpiiique, de son fleuve, merveilleux instrument de stratégie, de son port, le plus sur du monde. Si on l'a condamné h mort, c'est parce que toutes les puissances convoitaient ce riche morceau : ne pouvant se le partager, elles ont mieux aimé qu'aucune d'elles ne jouît de sa possession. Mais Napoléon, qui n'a ni les scru- pules ni les craintes des potentats de la paix de Munster et de Nimègue, décide que le moment est venu de restituer à la métropole décadente son ancienne importance. Anvers graduelle- ment voit s'élever ses premières installations maritimes modernes, celles-là mômes qui furent étendues plus tard par les rois belges Léopold 1" et Léopold II, après avoir été négligées sous le régime hollandais pour ne point porter ombrage à Amsterdam, sa rivale. Depuis, la prospérité est revenue et chaque année elle augmente. Tandis que Bruges n'a plus gardé de son ancienne opulence que des monuments admirables où sa gloire se survit, son héritière, qui fut d'abord son émule, s'est si bien relevée de ses désastres, qu'à l'heure présente sa population dépasse de près de dix mille habitants celle de la capitale. C'est lii LA BELGIQUE. acluellement la grande ruche où s'opèrent les Iralics internationaux, où s'élaborent les fortunes particulières, où s'alimente la richesse publique ; les millions s'y enfournent journellement au creuset des affaires ; elle est un des foyers les plus puissants de la prospérité nationale, et son activité n'a de comparable que celle des plus vastes ports de l'Europe. I>un bout à l'autre (le l'année, les vaisseaux de l'étranger abondcnl en ses e;ui\ d tous les pavillons du monde tl(»tleiil à leurs mâts; ses quais incessamment s'encombrent des ballots que les Indes, les deux Amériques, les Iles lui envoient, et elle n'a point assez de ses docks pour recevoir les cargaisons qui lui viennent de partout. Chaque vague de son fleuve roule de l'or, sous les espèces des produits variés qu'enfante la terre ou qu'engendre le travail des hommes ; et régulièrement, d'un effort sans hâte et sans trêve, elle fait au soleil sa grosse besogne d'ouvrière qui ne connaît pas la lassitude, l'arcourez ses rues, vous y verrez se confondre les types les plus dissemblables : le Russe à l'œil gris, à la barbe longue, aux membres courts et trapus, l'Anglais se dandinant sur ses hanches, avec le flegme de sa lèlc |iour appareillrr. Le |Hiissanl orga- nisme commercial de la métropole s(^ résume vérilnhlciiicMl. eu ce iiiouicul. dans ce gros homme bruyant et alfairé qui conri. les nuiins ouvertes devaul lui. i-oinuie un conquérant. Le port el sa prodigieuse agilaliou se répercutent dans les balfemeuls d(> son c(i'ur : il soufth; avec les poumons de ses machines, respire par les tubes de ses sfeamboals. va cl \icid dans cette multitude (jui groinlc iinloiu' de lui. en proie à loules les frénésies de l'argent, connue un capitaine sur le pool d un iiasii'e. Ce n'est qu'à la tombée du jour (pi'il redevii'iil l'huninii' de la famille, de la société, d'un l'J PHOVIXCE D'ANVERS. 147 autro commerce que celui de Mercure. Le soir il reprendra les manières du gentleman, que des rapports continuels avec de rognes capitaines de navires, des portefaix indociles, des charretiers bourrus lui ont fait [)erdre pendant la journée. Il abandonnera alors le ton du commandement, la parole brusque, l'air distant qu'il se croit obligé de garder devant sa légion de commis. Itans la tiédeur du milieu familial, près des tètes blondes et brunes dont les biMicles s'alhimenl aux retlets des bougies, son frcud se déridera, ses sourcils contractés se détendront, et, comme un homme qui se réveille après un rêve pénible, il mettra une bonne grâce souriante à caresser ses enfants. Tout ce qui l'entoure chez lui est bien fait d'ailleurs pour le distraire de ses préoccupations habituelles. Cet homme d'argent qui, en barbare expéditif, a déjeuné d'un plat du jour et d'une lourde piiilc d'ale, dans une tavei-ne aux rclenis rances, entre des coulissiers et des agents de change glapissant des chilfres, dhie mainlenant en gonrmel, luune le bouquet d'un cliàleau bordelais dans un verre ciselé, prend le lemps de s'essuyer la bouche pour dii'c des choses aimables aux siens, s'informer de leurs bobos, plaisanter, s'intéresser à des ragots de femmes ; et par moments, renversé dans sa chaise à haut dossier taillée sur le modèle de celles du vieux temps, les yeux à demi clos, comme en une sorte de béatitude de gourmet dilettante, il contemple un Teniers, lui Oslade, un Huysdael, suspendu à la paroi devant lui e( dont les tons mordorés de soleil couché se détachent sur les lambris de l'appartement. S'il a des convives, le patricien déploiera un entrain surprenant pour égayer la table; lui qui, sans trop se fâcher, se laisse traiter de ladre et chicane de pauvres diables pour les plumes, l'encre, le papier qu'ils consomment à son service, il ouvre sa cave à larges battants, prend plaisir à éterniser le repas, stimule par une large ostentation le zèle d'un cordon bleu auquel il paye souvent des appointements qu'il refuse à un correspondant pour les langues étrangères. Après le dîner on se rend au théâtre. Le théâtre, c'est ici l'opéra, exclusivement : le monde » comme il faut » délaisse la scène flamande et l'abalidonne au peuple, à la petite bourgeoisie, à un groupe d'artistes et de littérateurs amis de la langue crue des ancèlres. En réalité, pour une ville de l'importance d'Anvers, qui aime la féerie, les pompes décoratives, les parades, se pique de diletlaniisme musical et a fourni des compositeurs d'élite à la Belgique, le Ihéàtre, même lyrique, est peu fréquenté. Cette indilTérence s'explique en partie par la concurrence que suscitent aux auditions publiques les nombreuses sociétés privées et les réunions particulières où l'on exécute d'excellente musique de chambre. Les idolâtres de Beethoven, de Mozart, de Ihiydn ont l'embarras du choix. Chaque soir ils sont invités chez l'un ou l'autre marchand (pii les régale de quatuors et de quintettes, et l'importance croissante de la coh)nie allemande dans la ville tend à répandre de plus en plus le goût de ces concerts intimes. La jeunesse dorée, elle, est attirée par les salles de cafés-concerts où se débitent les « scies 11 qui on! fait (rois mois auparavant les délices des iiabitués de l'Horloge et des Ambassadeurs. Il n'est pas rare, au surplus, (jue le gros négociant lui-même, l'important gentleman de tout à l'heure, après une courte apparition à l'Opéra, brûle la politesse à Rossini et à Meyerbeer pour les cumulets et les sauts périlleux de (pu'lque compagnie de trapézistes, et s'en vienne au prochain Eldorado accom[)agner du bout des lèvres, en battant la mesure avec sa canne, les gaudrioles d'un quart de chanteuse, étalée dans des falbalas pailletés. Le goût de la distraction existe d'ailleurs dans toutes les classes, mais plus particulièrement encore chez les hommes d'affaires, si rares que soient leurs loisirs. Sans le négociant, le théâtre resterait vide, les sociétés chômeraieni, les éhdagistes demeureraient les bras croisés devani des rayons encombrés. C'est le « monde du négoce » qui donne à dîner, organise les sauteries, prend l'initiative des grandes solennités artistiques, imprime partout à la vie l'impulsion. ■148 LA BELGIOUE. Ici se place une conslatiition : les rangs de celte grande société anversoise organisée pour le travail et le plaisir sont divisés par de véritables murailles chinoises de préjugés et de traditions. La ville elle-même est complice de ces distinctions, et on peut faire une étude bien curieuse sur la population rien qu'à se promener dans les divers quartiers où elle est répartie. Les marchands, suivant la nature de leurs affaires, ont leurs bureaux et leurs magasins le long du ileuvc, à proximité des bassins ou aux environs de la Bourse, et leurs maisons dans les quartiers nouveaux, les avenues voisines du parc et les faubourgs. Le noble, lorsqu'il ne vit pas, hiver et été, sur ses terres de la Campine ou des Polders, se retire dans un de ces froids hôtels palrimoniaux, fermés et muets comme un cloître, qui bordent la rue de rifùpital, la place de Mcir, la rue Neuve, la rue Saint-l'aul, etc. Les descen- dants des vieilles familles bourgeoises se claquemurent, d'autre part, dans les rues étroites et sinueuses du centre de la ville, princijialement du côté de l'ancienne église des Jésuites. Les petits détaillants ouvrent leurs boutiques et leurs débits le long de celte artère (jui |iart du .Marché aux OEufs pour aboutir à la plaine Kalcou, tandis que leurs coiu-urrents, plus amJjitieux, in- stallent des magasins et des bazars copiés siu- ceux des capitales dans la rue des Tanneurs, au rempart Sainte-Catherine et au Marché aux Souliers. Enlin, les (piar- tiers Saint-André, Saint-Arnaud, du Stuy- venberg, du Sclieleke, et les ruelles des centres bourgeois ou aristocratiques, telles que \q. Z/faiic(j(mij, ciitte mal famée allée du (Agne, dérobée au plein cœur de la ville riclie. avec ses amas de cliarreltes. le liniou en l'air, son gronillemeut de petit peuple, son ramassis de marchandes d'oranges, de moules et de crevettes, le regai'd hardi, le geste cynique, sont dévolus à la plèbe et à la ribaudaille. Quant aux marins, aux bateliers, aux |)(>rtel'aix, aux gens (|ui \i\enl exclusiveuKMit du lleuve et (|ue leurs occupations retiennent près (le l'eau, aan l'iiuilcr, ils ont elioisi la partie la plus aucieuue de la uu'tropole, se tassent dans le lal)yriuthe des pittoresques venelles entrelacées aux abords de l'am^ien .Marché aux Poissons, sur remplacement du />;«'//, la première forteresse d'.Vnvers ei le berceau de la cité, ou bien encore débordent dans l'encheNètrement de bo\aux et de culs-de-sac qui enclavent les canaux réservés au batelage. he ioule cette tassée humaine sort une haute riuneur de vie (pii, h^ matiu, s'accroît de l'activité des dilVéreuts marchés, où les |)aysaunes de la Cauqiiue et du Poldei'. eiiitVées de grands l)ouiiel-^ ;'i itarhes llolliintes, \ieiiiieul xendre les laitages e| les h'f^unies. -j^ li; zwAi\i;(;A\(; ^/vi.i.kk du cvgmî) /H«^= l'IiOVINCE DA.WERS. \n\ l'anni les ivcophu-les li;il)ilrs presque exeliisivcnient |)ai' le peiipli', le qiiarlier Saial-Aiidré montrail aiilrefois le plus (raniaiation. 11 élail traversé par iiiio rue longue et étroile, baptisée d'un nom signilieatir, le L//i:Pii Mcrkt (Marelié aux Poux). De cette artère s'élendait, à droite v(>rs l'Escaut et à gauche vers la ville, un réseau de ruelles et d'impasses, suant l'humidité et le miasme, au bord desquelles, rongées de lèpres, les plâtras écroulés, les portes sans fermeture, iiscillaient de hautes façades de bois, noircies et comme calcinées, se rétrécissant à pariir du second étage en un pignon à escaliers, et la plupart du tem])s recevant les eaux du ciel à travers leurs carcasses disjointes, dont les ais ressemblaient aux vertèbres de quelque énorme squale. Certains " enfers ^ de Londres et de .^h^nchesler donneraient seuls une idée des foiu'nées qui s'entassaient là, flopées d'enfants et de commères trôlant dans les boues de l'égout, grappes (le ra(|iiins arrêtés à l'angle des rues, les mains dans les poches, l'ceil provocateur, bandes de lilles impudentes, la It'vre incarnadine. des braises dans l'œil, riant aux plaisanteries cyniques de leurs adorateurs en sarraux. .Vvec ses maisons déchiquetées, ses pignons dentelés, sa patine de crasse et de misère, sa rude population de laborieux et de faméliques, ce quartier ménageait des ressources abondantes aux artistes. De superbes lascars y promenaient leur crànerie picaresque, sous d'épaisses crinières à reflets bleus trahissant une origine semi-mauresque. On était étonné lorsque partaient, de la bouche d'une fillette évoquant certains portraits de .Murillo, de gros- sières injures proférées avec un accent rogomme, dans le patois traînard et péjoratif de l'endroit, .\ssise en plein vent près de sa brouette, telle marchande de pommes rances, d'acres saucissons et de inastelles lapidiiiées, aurait pu vendre sur les l)ords du Xénil, une rouge tleur de cassis dans les cheveux, les oranges savoureuses et les limons parfumés. Peut-être même celle noiraude aurait-elle eu à la cour de Madrid un labourel au pied du trône. Je ne plaisante pas. Certains des habitanis (hi (piarlicr Saint-André ou des autres centres ouvriers d'Anvers ont non seulement gardé le type espagnol, mais même des noms castillans, souvent retentissants à travers l'histoire de l'Ibérie. On m'a cité le cas d'une marchande de légumes, veuve et mère de dix enfants, la femme Armiroto, du nom de ce marquis Armiroto qui fut un des seigneurs de la suite du duc d'Albe. Sa descendante, indilVérenle à cette haute origine, lirouettc aujourd'hui des choux par les rues, traînant sa fière hérédité dénaturée par un sobriquet ignominieux : Annn Botte (Pauvre Pourrie). La transformation de ces quartiers pestilents et squalides est consommée; une voie magnifique, bordée de construclions monimientales, remplace, sous le nom de rue ^^ationale, r immonde Litizcn Merkt et ses ramifications. l'ius rien n'j est demeuré de la population d'au- I refois; les êtres ont disparu en même temps que les choses, et l'air, la lumière, les bromes salubres des eaux llu\iales coulent à larges Ilots dans des percées spacieuses, là oii se vautrait une humanité vicieuse, gangrenée de maux sans nombre, l'n effrayant bouleversement, depuis bientôt quinze ans, met en coupe réglée la vieiUe ville, éventre les anciens quartiers, taille à blanc estoc dans les maisons historiques, ramenant partout la pensée au regret de quelque gloire abolie. Nous ne verrons plus, du moins telle qu'elle s'offrait autrefois, cette superbe et triomphante porte de l'Escaut, ou porte Koyale, surmontée de son énorme dieu marin et construite par Arthus Ouellyn, d'après les dessins de Rubens, à l'occasion de la Joyeuse entrée du roi d'Espagne l'hilippe IV. Ouand on descendait la rue, au haut de laquelle s'élargissait son arcature,le fleuve s'apercevait par delà, comme à travers un porche ouvert sur le ciel et l'eau. 11 nous faut faire notre deuil également du .Marché aux Poissons, ce pittoresque et bruyant rendez-vous des ménagères s'agitant autoui' de la marée jetée toute vive sur les étaux, en longues traînées d'or, de nacre et d'azur. La destruction, comme une brute inapitoyée, a surtout frappé les quartiers 152 I.A P.Klj;iO| E. où se rominômorail le vieil Anvers. Ainsi on a ahalln. malgré les artistes belges, malgré Vioilel-le-]>iic, <|ni s'en élail ému, un vieux bastion lonnu sous le nom de Tour Bleue, dernier vestige des forliticalions du (|uinzièni(> sii-cle ; ainsi a disparu encore le délicieux et fruste hospice de la rue (Hlo Venins, dans la ((inr (lu(|n('l Loys aimait à sisoler cl (|ni lui a servi à envelopper plus d'un de ses lahleanx de la mélancolique atmosphère du nnixen âge. LE MAiiciiÉ àux roissoKS. (,Voyez p. 151.) Kt le Burfj, le glorieux Mui'g lui-même, ne sera peul-élrc plus, an boni de loutes ces mutila- tions, qu'un souvenir ell'acé. (|ui s'en ira l'cjoindre lanl d'aulres, où se perpéluait l'ancienne grandeur de la cité marchande. C'est pourtant dans l'inlériein' du Itui:; ([uc la i^iaudc ciii' pril uais>anc('. Va\ ce temps-là, un géant, le méihaul hiuoii \ulig(ui. doul l'effigie en papier uiàché est encnre promenée parles rues les jours de kermesse, ravageait les rives de THscaul . Mans la pn-iiidn du cnlossc de lUiodes, un pied sur la rive du pays de Flandres, l'aulre sur la plage aiiNersoise. il giicllail le passage I n;0\|\(,|<] IVANVERS. Iri3 (les lldlMlIcs (|iii rcmoiitiiifiil le coiirs du fleuve. Malheuf aii\ lialcaiix iiiivii;iiaiil à itorlée du géant ! Uruon sebaissail, étendait le bras cl empoignait l'esquif comme un singe cueille une noix. Si les pauvres diables pouvaient payer le pi'ageiixé par Tborrilicfue écumenr. celui-ci les dépo- sait sans trop les endommager, eux et leur embarcation, sur la surface des (lots. Mais, s'ils étaient à court d'argent ou se montraient récalcitrants, le barbare broyait leur bâtiment et LHOSPICE DE LA nUE OTTO \E.MLS. m- Icui- reudail la liberté ([u'après leur avoir coupé la main droite, qu'il jetait dans l'Escaut. Le hruoii Aiiligon, ayant ainsi mutilé grand nombre de mariniers, rencontra un jour, comme Goliath, un brave Paladin, époux de Liviana, sœur d'Octave, et cousin de Jules César, qui le provoqua en combat singulier, et finalement l'abattit avec sa bonne fronde et la grâce de Dieu. Salvius Mrabo. le nouveau David, trancha alors à son tour la main du vaincu par représailles de toutes celles qu'il avait mutilées, et le nom de la ville, A/ilfrerpen ou Hand ivcrpen (jeter la main'i, perpétua à jamais le souvenir de l'énorme débris précipité dans l'Escaut. 20 154 LA BELGIQUE. Cette étymologie, ;i lu vérité, n"a pas salisiail les ériidil^: iiiai>. |iariiii hion (raiitres, ollc est la plus populaire et la plus poétique. Ajoutez que les armoiries dWnvcrs lui douneut raisou : celles-ci figurent en effet sur fond do gueules un château d'argent flanqué de deux mains coupées. D'après un récit dill'érent, rapporté par l'historiographe Augustin Thys, la mort de Druon aurait été consommée par sept jeunes gens qui devinrent les fondateurs des sept familles patriciennes d'Auvei's : des Zeren Scliakcn. Dehout parmi la ruine du quartier, un délicieus édilicc «lu douzième siècle, le Steen, épargné par l'universelle dévastation, continue à profiler son e\|)ressive silhouette, au haut d'un tertre qui l'isole el l'exhausse ; c'était là que, sous les ducs de BrahanI et leurs suc- cesseurs les ducs de Bourgogne, on enfermait les criminels de droit commun. Plus tard Charles-Quint et surtout Philippe IL son fils, représenté par le duc dAihe. rafl'ectèreul à la détention des hérétiques, des iconoclastes, des gueux el en général dos patriotes ennemis MAISONS IlE 110[S, 1M.ACE S S I N T F. - W A I.D l P. (; IC. de Rome et de Madrid : sonit)re épocpio duraul la(|uelle ses cachols CDidiiiiieUenieul reten- tirent des lamentations des malheureux prisonniers à (|ui un dounail la ipiestiou avaid de les livrer au hras séculier. Il y a une dizaine d'années, les murs s'éelahuussaionl encore d'éruginenses souillures, pareilles à des euq)reinles de memhres torturés, et une exhibition de ferraiUcs, mangées, assurait-on, par le sang autant que par la rouille, com})lélail ce hideux spectacle. Un jour, une édilité trop pratique vendit ces engins au poids du vieux fer. Aujourd'hui la l'uuèlu'e geôle abrite un musée tl ;uili(|iiili's dmil elle l'orme elle-même la pièce la plus curieuse. Loin d'évoquer l'horrible Iu(|uisilioii, la délicate façade, avec sa cotpielle logette, guillochée de fins ornements entrelacés dans un goût tlem-i. fait venir au contraire à l'esprit la pensée d'une cour princière, de visages blonds et roses se pressant derrière les petites vitres cmmaillées. .Mais la réalité de l'iiistoire dément ce prestige menteur. Et comme pour la rendre irrécusable, à «pielques pas de là se dressait naguère un calvaire devant lequel le condamné à mort, conduit processionnellenieut au supplice, grelottait ses dernières orai- sons, avant d'être traîné sur la (ii-and"l'iace. oi'i s'accomplissait « l'acte de toi ». I'I!(IV1.\CE DAXVKHS. 1 ao Il m'est souvent arrivé, aux approches de la nuit, de parcourir les tortueuses ruelles qui s'entre-croisaient à l'entour de la place Sainte-\\'alburge. disparue comme tout le reste avec l'amusant caprice de ses maisons de bois, embriquées de lamelles vermoulues et coupées de \ilrages bosselés, vieilles masures que chaque an l'on radoubait comme des chaloupes après la tourmente. Tandis que j'approchais du Steen. je croyais ouïr se traîner dans l'air des LK I'n\T AI \ ANGliLLES iVOJ'eZ p. lj(!.) gémissements, de longues plaintes désolées, entrecoupées de sanglots ; ce n'étaient souvent (pie les rafales venues du porl. le grincement des mais entrechoqués, ou le cri des goélands et des courlis; mais tout, en ce quartier rempli des ombres du |)assé, prêtait si étrangement à l'illusion, que je cessais de voir le petit pen|)le de boutiquiers, de marchands de marée et de gagne-petit qui l'habitaient, pour m'oublier au charme des dolentes récurrences. Après avoir longé le fleuve à partir du canal au Sucre, j'enfilais les caiUoux pointus d'une ruelle en pcnlc. Une puanteur \ircusc s'exhalait du iMarché aux i'oissons, dont je longeais 156 LA BELGIQLi:. les murs, et bientôt je rencontrais une noire voûte en anse de panier, soutenant un pont, le pont de la Prison. Je débouchais ensuite dans une rue profonde, enclavée, comme un souter- rain à ciel ouvert, entre des maisons branlantes et elVritées; puis, à un brusque toui'uant, un nou\<'au lunnel enca\ai( le lihii'dlifj'ji (Montagne de Sang). A cIiikjiic pas le cauclieuiar de l'Inquisition surgissail, me montrant pailoiit, comme une sorle de calvaire, les stations doulou- reuses (le riuimanité opprimée. Enlin mes regards se portaient sur une construction énorme, un géant de pierre si robuslemenl ancré dans le sol. qu'il semble (pH> la |iinclie n'ait osé se prendre à ses invulnérables assises ; j'étais devant la Halle des Bou commerce florissant et la prospérité matérielle récompensani un labeur constant, c'élait. eu ce bief espace, comme les opprobres et les gloires de toute une époque. Cependant la vie présente gardait ses droits à travers ces résurrections du passé, et un contraste s'émanait de l'éclat de rire du marin, du marchand, de l'homme du peuple, en ce (pnirtier hanlé de visions tragiques. J'y Ils un soir une déconverle bi/.ai're. J'avais erré sous les voûtes sombres du ])ont aux Anguilles; j'avais vu luisarner aux rayons de la lune les cliarpenles des vieilles masures |)rocliaines ; j'avais réveillé, au pied des sai- gnanis crucifix, le fantôme des rouges lorsionnaires et des patients en sdn-lifiitln bariolé de flammes. Des clameurs qui semblaient partir de dessous terre briis(piemeul frappèrent mes oreilles, au moment où j'arpentais pour la dixième fois une mince ruelle lilant entre l'énorme mur de la Halhï el uu pàlé de haules maisons sans fenêtres, pareille à un de ces tortueux boyaux où lloré. dans ses caprices d'iui chimérique moyen âge, suspend, au boni de tringles tordues, des panonceaux découpés en siliioiielles d'animaux. C'étail comme uu gromieuient inleiinilleut. uièlé d'explosions de colères et d'hilai'ités. Une vague lueur filtrait d'un soupirail au ras de la l'iie. Sans aucun doute le bruit partait de là. L'esprit préparé à de faulasti(pies conjonctures par mes rêvasseries uociiu'iu'S, je n'hésitai pas, et, m'appuvaut aux parois, je descendis un escalier de pierre aux marches inégales qui plongeaient dans l'ombre. Le tapage aui^nientait. .Mn main reiiconti'a le hxpiel d'une ])orte : sans doute j'allais pénétrer dans une asseuibh'e de gueux conspirant, on peut-être encore troubler un coin'ilialnile d'Espagnols; le UH)ins (pi'il pni marriver. c'était d'êli'e poignardé par les uns comme espion, ou questiiMiné par les autres comme rebelle. Je poussai le battant et me ti'ouvai dans une foule gesticidanle. .Mors seuleuieul je m'aper(;us (pu; ces catacombes recelaient nu Ibéàfic. Guignol, le (iuignol anversois, me découvrait les mystères d'un Pocsjenelle I, rider icave à policliin(dlesi A la (•larl('' tremblotaide d'im (piinipiel suspendu à la \(inte. dans uu brouillard d'iialeines et de l'iunées de pipe, je distinguai des bancs iliAalant eu gi'adins iiisipià la sccne el chargés I.A IIAI, 1. 1 DKS i;oi LU t r. !.. l'HOVINCE D'ANVEHS. 159 de bateliers en camisole de laine, de mousses au l'eulre mou, de jeunes flambarts coiffés de la ilpfifnit.i' anversoiso, de poissonnières et de marchandes de moules, les hommes |iileu\ cl rudes, les femmes (;à el là fraîches et grasses, tous ensemble oscillant au fond des pénombres, dans une grosse trépidation de fureurs el de l'ires. Sur la scène un drame local déroulait ses péripéties. La foule trépignait, hurlait, se démenait, applaudissant la vie- lime el anathématisani le traître. A vrai dii'e, il eût fallu élre initié aii\ habitudes de ce |iul)lic simple et fruste pour distinguer ses bordées d'enthousiasme de ses marques d'impro- bation, lanl les unes et les autres s'assimilaient dans des tumultes presque identiques. Derrière la rampe, ligurée par un cordon de chandelles, gigotaient au bout de leurs PO liSJENlil.Lli KELDtn l C 4 V li A I' 0 1. 1 C 11 1 \ E 1. 1. E s). fils de laiton des fantoches en carton peint, affublés, qui en Soliman, qui en Fra Diavolo, qui en roi de jeu de cartes, qui en berger, qui en matelot. Le dramaturge, non content de se moquer des unilés classiques, s'était atfranchi des dernières entraves et passail, avec une désinvolture très goûtée par son public éclectique, des vers à la prose, du récit au dialogue, du quator- zième siècle à la bataille de Waterloo dont Charles-Quint racontait les péripéties à Geneviève de Brahant. De temps en temps les régisseurs de ce caricatural théâtre cessaient de mouvoir et de faire parler leurs marionnettes pour se chamailler entre eux avec des jurons et des poissarderies de haut goût. Le parterre alors s'agitait, attendant la lin de la querelle. La police de la salle était faite par un grand diable de batelier basané, l'air farouche, armé d'un manche à balai qu'il promenait à la ronde, particulièrement sur la tête des gamins tro[i bruyants. L'entrée du théâtre coûtait deux renfon (quatre centimes), et la représentation 160 LA BKLCinri:. durait Jusqu'à dix heures. .Moyennant un pourl)oire, j'investis les coulisses, où je ])us jouir à l'aise du s|K'ctacle de l'auditoire, m'éjrayant de ses gaietés et seiilaiil pa^^seï- dans mes veines le magnétisme de ses tumultueux courroux. Le spectacle fini, la foule secoula en commen- tant les événements de la soirée, et longtemps je regardai moutonner dans les pâleurs de lune les larges épaules des hommes, les hanches déhordantes el dandinées des femmes. Ce qui subsiste de la ville ancieime otTre encore, du reste, de nombreuses surprises à l'observaleur. Depuis la Grand'Place jus({M';ni\ primitifs bassins, le regard est partout attiré par des architectures, des recoins mystérieux, des motifs d'art, des perspectives au fond desquelles s'encadrent des tableaux tout faits, ici l'IIùtel de Mlle, construit ])ar Corneille de Vriendt et décoré à la partie centrale d'un élégant avant-corps, suscite les scènes de la furie espagnole, cette Sainle-Harthélemy des Ânversois (i novembre 157G), pendant laquelle l'incendie détruisit presque complètement le vieil édifice et où périrent six à sept mille personnes de tout rang, parmi lesquelles l'écoutète Cioswin de Vauck. le bourgmestre Vander Meere et les échevins. Plus loin, des maisons de bois, à pignons déchiquetés, laissent voir leurs intérieurs sombres, où un petit jour vert, descendu à travers les carreaux cul-de-bouteille, fait reluire des travées enfumées, des escaliers de bois sculpté, un mobilier |)rimilif, par places allumé d'un paillc- tement de cuivres. Ailleurs on s'arrête devant un amusant travail (rarcliiteclure, une porte massive et armoriée, un bas-relief symbolique, une naïve sculpliu'c taillée dans la pierre. Et tel édifice évoque la i)ériode tourmentée des luttes civiles, tel autre une ère évolue de splendeur commerciale. A ce dernier groupe appartiennent la maison Hanséatiipic cl la maison de Hesse, également déchues et délabrées aujourd'hui; rien pourtant n'égalait leur gloii'c dans le passé. La maison Hanséatique était Imit à la luis, au seizième siècle, le comptoir et la résidence des négociants allemands appartenant aux villes de la Hanse. C'était alors une somptueuse demeure, avec trois cents appartements où logeaient les marchands; et au re/.-de-chaussée se succédaient d'in- nombrables magasins dans lesquels s'entassaient les marchandises. La façade antérieure était surmontée d'une tour quadrangulaire à double galerie, d'où l'on signalait les navires. .Vu sommet, l'aigle impériale d'Autriclie déployait ses ailes. « Soixante-quinze villes allemandes contribuèrent iiu\ frais de construction de cet iiiunense palais, jus(iu"à concurrence de soixante mille florins; le magistrat d'Anvers intervint pour trente mille florins. Les Hanséates, qui restaient cbargés seuls de la décoration intérieure et de l'ameubltmient. y mirent tant de luxe, que les marchands de Dantzig s'en plaignirent amèrement, disant que l'édilice, avec ses grandes et petites tourelles, ses donjons, ses cloches et sa splendide ornementation intérieure, ressemblait plutôt à un palais (pi'à une lialiilalion de négociants. » Air,. Tiivs. Ce faste, (|ue leurs confrères plus timorés trou\ai('iil incompatible avecla graxité du négoce, les patriciens hanséates le déployaient dans tous les actes de la vie. Lorsqu'ils se rendaient à la messe et mémo à la lîourse. ils se faisaient précéder d'une troui)e de musiciens jou;inl du fifre, du violon et de la llùle, cette longue tlùle du temps, de six pieds de long et la circon- férence en proportion, dunl le bec el les clefs étaient en argent doré. L'immense bâtiment, dépossédé de ses toui's et de ses toiuTlIes. connue un cdi'ps aïKpicl nu auiiiil cimpé les mem- bres, n'olîre plus aujinnirinii (pie la vue d'uni' nia(;onnerie fruste et massive. Plus éprouvée encore, sa sunu* d'infortune, (jui fut sa rivale en splendeur, la maison de Hesse, formait autrefois le tpiartier général des iH'gociants hessois. C'est là cpie. le :22 juillet l.'iSO, l'archiduc .Malhis donna, en présence (l(>s Etats, sa démission de gouverneur des provinces belges fédérées. Cette abdication fui \>n\\v la hautaine maison comme le signal de la décré- pitude ; elle (pii avait connu le train magnifique des grands armateurs seniani l'nr sm- lem- route, (h'clinl au puint de n'être plus (pi'nii lien de ca-erneuu'nt pour les trimpes. PHOVIACE D'ANVERS. 101 Une autre construction, qui doit peut-être à ses proportions modestes d'avoir échappé aux mutilations de la civilisation et du progrès, souvent aussi perfides que celles des révolutions et de la guerre, avoisine les restes de ces orgueilleux palais : c'est la maison Hydraulique, {.l'apparence extérieure ne Iranclie pas sur l'aspect des maisons en bois qui l'entourent et qui, comme elle, se terminciil eu pignons à gradins; mais, dès l'enlrée, on croit avoir sous les yeux l'un de ces tableaux des peintres hollandais où, dans des pénombres rayées de filtrées jaunes, monte un escalier à rampe sculptée, ou l»i)ut d'im corridor dallé de losanges bleus cl blancs. L'évocateur par excellence des |)articularités anversoises, Leys, et après lui ce peintre des intimités pensives, Henri de Braekeleer, ont souvent représenté, dans les ors brunis de leurs toiles, le palier en chêne par lequel on aboutit à la grande salle de l'étage, garnie encore de son mobilier séculaire et de haut en bas lambrissée d'un antique et merveilleux cuii' le Cordoue. Aux murs, des portraits, des artes lopographiques alternent avec les ristaux des girandoles ; et une grande allégorie de Jordaens étale ses torses nus sur le manteau de la cheminée. La maison doit son nom à la destination que lui donna un ingénieur illustre, Gilbert van Schombeke, et son histoire se rattache à celle des prodigieux travaux qui trans- formèrent complètement au seizième siècle, en quinze années de temps, l'aspect de l'antique cité. En 1552 Gilbert van Schom- beke ayant acquis, sur les bords du canal des Brasseurs, quatre cents verges de terrain, y érigea vingt-quatre brasseries. Pour les approvisionner d'eau douce, il avait imaginé de construire la maison Hydraulique, où les eaux d'un canal éloi- gné étaient amenées, par un tuyau sou- terrain, dans un immense réservoir; une chaîne à godets les remontait ensuite jusqu'en un vaste bassin élevé de vingt-trois mètres; de là enfin elles se répandaient, par une infinité de conduits, dans toutes les brasseries et dans plusieurs maisons du quartier, .aujourd'hui encore, la Waterlniys appartient à la corporation des Brasseurs, qui tient ses séances dans la grande salle laléralement éclairée par de petites baies vitrées de carreaux à meneaux. Gilbert van Schombeke fut mal récompensé des bienfaits dont il dota sa ville natale. La maison Hydraulique touchait à peine à son achèvement et les eaux douces nécessaires aux brasseries arrivaient encore par bateau d'un \illage riverain de l'Escaut, ([uand on répandit le 21 ESCAI.IFn DE L* MAISON II V D II A l Ll IJ 1 K. 162 LA BELGIQUE. bruil que ces eaux étaient corrompues. Une émeute populaire éclata le 11 juillet Mili't. Les milices bourgeoises et les filiildes furent obligées de s'armer pour préserver les jours de (iilbcrt, accusé de dilapider les fonds publics. Le grand homme, découragé, ruiné, s'exila à lîruxelles, où Charles-Quiid l'avait nommé membre du conseil des Hnances. Mais le chagrin causé par l'ingraliludc de ses concil(i\eus ne iardii ]i;is l'i miner sa conslilulinn nduislc, el il miuiumiI à peine âgé de Irente-sept ans, expiaul la gloire d'avoir laissé à ses C()ni|ialri(p|es, ouli'e plusieurs indusiries unuxeljes. r;ii;raudissemeul. rassainissemeni el remjjellissemeiil de leur \ille. Caractère de l'Anversois. — Ficrlé du Sûjnor. — Ses enthousiasmes, sa générosité, son dilettantisme. — La l de musique, ses expositions de peinture, ses sociétés liltéraires llamandes, ses chamhres de rhéloiiipie, pour ne parler ipie des inanires(ali(Uis inlellecinelles collectives, iulligcnt un démenli à ces pré\eiitions et à ces |)réjugés. Il est gai. au surplus, d'une gaieté liirbulenle et frondeuse qui se révèle surtout dans les occasions de réjiMiissaiices pui)li<|ues. Il faut avoir pris part à ses kermesses, à ses défilés de cavalcades burles(jiies, à la JKUilhmne procession de son historique Oi/imcf/mif/, pour démêler d'avec le signor grave et distant qu'il alfectc de paraiire le bonte-en-tiain iiilareel gogiielii caciiê en lui. Il n'est point à Anvers de véritable fête populaire sans une sortie de cavalcade; (^1 c'est chaque fois une orgie de formes et de couleurs, oîi le géant Urnon Aniigon, la (iéante, des navires, des chaloupes, des chars, la célèbre baleine el les non moins célèbres dauphins évoluent dans d'étonnantes pr(nnisciii(és. Dès le midi, le gros bourdon de No(re-l>aiiie s'ébranle à pleines volées dans la cage dentelée (pie lui a sculptée le génie d'.^ppelmans. Aussitôt les rues se remplissent. Les ouvriers, les poitelaiv, les gens du port (uit endossé leur sarrau bleu reluisant; la eas(pielle en pointe sur le coin de l'oreille, leurs faces débarbouillées, bien (pi'encore linilenses des crasses de la semaine, ils vont, tendaiil leui's nerveux jarrels sous (lO ( ( l'IWiVI.XCE D' AN VERS. lo;} (les |i;iiiliiloiis de velours boulTanls. Les femmes uni i\r< jupes de soie iimii-ée. des licluis de eoideiir, des cœurs eu or formaut broehc, des bounels blancs aux larj^es ailes feslonuées, des cliapeauv de paille blanche enfermant la tête dans un tuyau oblouj; que de longues brides eu soie éclatante rattachent sous le menton, ("à et là les paysans des environs, arrives eu carrioles ou déversés en grandes bandes par les convois, balleul le pavé, les hommes rasés de frais, les femmes arborant des jjonuets à dentelles et à fanfreluches, des tire- lniucliDiis (le cuivre dai'dés des coilîes en tulle, des chapeaux profonds comme des enton- noirs et garnis de longues brides claquant au vent, les garçons rouges comme des coque- licols dans leurs vestes noires de première communion, les hllettes portant avec candeur sur le iront une sorte de casque en cuir bouilli à rubans de soie brodés de Heurs. C'est une foule bigarrée, versicolore, chatoyante, à laquelle s'ajoutent les marins de toutes les nations, en piiiilalous blancs ou bleus, eu vareuses aux cols relombants et lâches, en feutres mous ou cliapcaiiv de toile cirée, dandinés sur les hanches, les pieds largement plantés à terre, les uns hronzés, tatoués, couturés d'érathu'es, vieux loups de mer trempés dans les écumes de toutes les eaux de la terre; les autres, simples sc/iijijwrsjoiit/ers (aide-bateliers), les joues glabres, les jambes convexes, courts, trapus, solides, l'oreille percée d'anneaux d'or. Et tout ce monde s'entre-choque dans des poussées sans fin, les yeux fixés sur le bout des rues. Puis un cri éclate, domine toutes les autres rumeurs : « Daa/- zi/n zr ! Ils soni là! » In mouvement de houle se produit dans la fourmilière humaine, et s'accentue encore (]uan(l la tète du cortège débouche sur la place. D'abord apparaissent de petits dauphins en carliui portés à dos d'homme : ils se suivent par rang de taille, grandissant de proche en proche, jusqu'à atteindre les dimensions de lu baleine ou plutôt des trois baleines qui les suivent. Celles-ci s'avancent supportées par des chars attelés de six chevaux; à califourchon sur la croupe de chacune d'elles, île petits génies aux ailes de papillon manœuvrenl (hi lùté de la foule des lances alimentées par un réservoir musse en la carcasse du monstre. Comme on choisit [)our ce r»Me de fontainiers des gamins dégourdis, ils prennent plaisir à doucher les bonnes gens endimanchées, les chapeaux de soie neufs, les bonnets tuyautés des contadines, et là-haul, par delà les balcons chargés de jolies femmes, les salons enrichis de tentures et reluisants d'or. Plus la façade de la maison révèle d'aisance, plus le rusé gavroche multiplie ses malices, use de feintes pour ne point elfaroucher ses victimes et leur darder au l)on momeni la terrible gerbe ruisselante. Les esprits chagrins que rebutent les grosses farces populaires seraient bien plus choqués encore s'ils assistaient aux gaietés d'un mardi gras à Anvers et si, s'aventurant dans les rues livrées à tous les excès d'une véritable saturuale, ils étaient lapidés à coups de pejicrnote/K grossières pâtisseries à la farine et au miel, dures comme des cailloux, avec lesquelles s'en- gagent d'homériques combats entre les jeunes gens massés en plein milieu du pavé e( les dames debout dans l'embrasure des fenêtres, guettant la grêle qui tombe de tous côtés. Des volées de marmots s'empilent et se désarticulent à ramasser les projectiles saupoudrés de poussière ou maculés de boue, qu'ils croquent ensuite à belles dents avec une avidiié de jeunes singes broyant des noix, .\u-dessus d'eux, le bombardement continue. — A loi. celle-ci! — (iare là-dessous! — Houp, la belle! — Enfoncées les vitres! — J^es caircaiix des fenêtres voient en éclats, le carloii i]r> chapeaux se bosselle, les chairs délicates des assiégées rougissent sous les meurtrissures, mais on rit tout de même. Le jour où l'on supprimera les milrailles de pepernoten, le carnaval anversois aura vécu. La rue des Tanneurs, le Marché aux Souliers, la rue des Peignes, la vaste place de .Meir, imposante comme un forum, présentent durant l'après-midi des jours gras un spectacle d'animation dont Home et Venise seules pourraient donner l'idée. Les calèches découvertes, les 164 LA BELCIOIlv landaus rcrinés, les (iog-cai-ls. les roiii-in-hands, les allelagcs en (lèche détileni on colonne serrée h travers la haie compacle des curicnx. Ici d'aillenrs. comme aux fenêtres des maisons, le dnel s'engage entre les piétons et le monde des voitnres : des dames, des messieurs, arc-hontés dans leurs huit-ressorts, visent à travers la foule, lancent le pejicrnntc. à leur lour cherchenl. |)ar (oute sorti' de virevoltes ctdc contorsions, à inircr l'averse ; cl les huées. I liilarilé, la clameur toucheni au délire. Des mascarades souiiaul delà Irompc cnloun-nl les passanis ahuris. Les CA 11 NAS AL 1)1! S llUES. IIATAILI.E DE l> 1 1' E li \ 01 t X . vessies de pure gonllées s'ahalli'iil a\i'c iiu hriiil niuu sur lr> dus en houle. Les feunnes se laiiieiileiil. les homuies houi;oiiueul . les enfanis lii'aienl. Soudain ou euleml un cri : sarojicn- broeike (petit pain de sirop), lu jo\eux drille lra\e>li eu chie-en-lil élève au-dessus dune hande de jeunes drôles une façon de canne à |ièche dont la ligne porte en guise d"hameçou un hareng saur ou un petit pain trempé dans le sirop. La (rogne en l'air, la houche ouverte, les mômes sautent après l'appeau, s'englnanl à la mélasse les mains, la l'ace et les hahils. Celui (pii parvient à serrer l'amorce entre ses deuls recoii wn ci'ns du piopriélaire de la caiiru- à pèche, ipii gravement ensuite poursuit son cheiuiu el recoumuMice un |ieu phi> loin ses exploits, .\illcurs '% PHOVIM'.E D'ANVERS. 167 un loustic campé au coin d'une rue abat, à coup d'oranges pourries, les chapeaux des cochers, iui fur et à mesure que les voitures débouchent sur la place. Et les costumes baroques, les Iravestissements insensés, les bigarrures facétieuses, les lapées de pierrots, d'arlequins, d'as- trologues, de débardeurs, de petits marquis, de seigneurs en fraise, grouillent, déambulent, tumullueni, péle-mèle avec les animalités chimériques, ours, onagres, loups-garous, girafes, autruches, hommes-poissons, gorilles, etc. Vers le soir, toute cette folie investit les cafés, les bars, les tavernes, les bals publics. Un de ces bals est célèbre, celui du Théâtre des Variétés. Voilà près de cinquante ans que la foule se donne rendez-vous, les nuits de carnaval, dans cette énorme baraque, qui, avec son clin- quant d'or et de fleurs, son éclairage fantastique, ses statues en stuc, ses fontaines artificielles, ses réchampis iniilani h^ marbre et les porphyres, sou (inlicslre où dominent les aigres |>istons et les ophicléides mugissants, stimule les grosses fermentations d'un peuple en goguettes. Comme les pagodes des idoles de l'Inde, le sanctuaire a sa crypte, un caveau où les libalions de bière pCde alternent avec les consommations de saucisses bouillies, tandis (ju'au-dessus des tables gronde, comme un tonnerre, le piétinement de milliers de talons martelant le parquet. L'Anversois de tout rang est l'ami forcené de la chorégraphie. Chaque soir les miis'iros du port regorgent d'un peuple de marins déhanchés en des bourrées frénétiques, au miaule- ment des orgues de Barbarie. Les « salles » des environs de la gare de l'Est, par contre, sont dévolues aux militaires et aux servantes. Le saute-ruisseau et la « tille de boutique », de leur côté, s'en vont tournoyer dans les innombrables Eldorado., Alliambra, Palais liuljciis, T/ialias, Palais des fleurs, etc., du quartier de Borgerhoul. Puis, l'été venu, on se répand dans les guinguettes de Berchem, où des jardins entourent les salles de bal et ménagent à l'intimité des causeries le retrait de leurs tonnelles. Une certaine effervescence se mêle à ces pastorales, qui souvent dégénèrent en rixes et en bagarres, parliculièrement dans les endroits fréquentés par les marins et les soldats. A la passion de la danse s'en ajoute une autre, le canotage, la partie sur l'eau, la promenade à l'aviron ou à la voile. Yarenl Naviguer ! c'est la grande dilection. Le cockney n'a pas plus de tendresse pour la Tamise, the silent a:ai/, que le Signor pour les grasses eaux plombées de son cher Escaut. Il met à conduire un esquif sur les vagues houleuses, à portée des passages dangereux, par des temps de tourmente, le même amour-propre intrépide qu'un turfiste à dompter et à dresser un cheval de sang. Les clubs nautiques sont presque aussi nom- breux que les sociétés de fanfares et que les cercles dramatiques. Yachts, centerboats, gigs à quatre et à six avirons réservent aux amateurs autant de sports différents. Et quelle ému- lation, (juelle rivalité lors des régates ! Quel entraînement héroïque et persévérant avant le grand jour ! quelles angoisses durant la joute! quels hourras acclamant le champion ! Le goût des exercices du corps, alimenté par cette infinité de clubs, par des sociétés de gymnastique et d'escrime, des cercles de patineurs, d'excursionnistes, etc., règne à fous les échelons de la population anversoise; et cet amour des activités physiques a peut-être contribué, avec l'air salin de l'Escaut, à propager dans la métropole une race forte et saine donl la large carrure frappe d'étonnement l'étranger. On ne rencontre pas à Anvers ces figures faméliques et minées, ces peaux blettes et talées qui impressionnent si pitoyablement le visiteur dans les villes industrielles du pays. La beauté des femmes d'Anvers, particu- lièrement, est proverbiale. Ce qui distingue l'Anversoise, c'est la fraiciieur lumineuse de son teint marbré de rose sur un fond laiteux, le carmin de ses lèvres saillantes et charnues, le dessin du nez, pincé à l'attache du front, mais s'élargissant vers les narines, découpées et mobiles, enfin la limpidité cristalliuc des yeux, variant d'un brun chaud, amoureux, pailleté 168 LA BELGIQUE. d'or au I)leii vcrdAlro ot dianiroant de raigiie-marine. Qiianl au corps cl aux membres, si les attaches manquent sou\eiil de finesse, si la main est plus potelée que loufiue, si le pied, large et court, pose solidement sur le sol, en revanche les lignes du busie et des hanches, pleines, onduleuses, hardies, se groupent dans un Icnnc dessin compléle par les contours puissants de la poitrine, la cambrure svelle du dos. la loiuicur des é|»aulcs laillé(>s en pleine ciiair. Hubens cambrant les croupes flexibles de ses sirènes dans les écumes du Déhnrqucmcnt de Marie de Médiris ne l'aisail (pie l'elléter la belle struclure e( le ]i|ein épaiiniiissemenl des femmes de son temps. Le type de l'homme (i(>s bords du bas Escaul n'es! pas moins remai(pialile. Massif et carré, le \isage plein, l'o-il clair, les cheveux abondants et ras, souveni crépus, le cou \ii;(»u- reusemenl l'allachéà d'herculéennes épaules, il se révèle en sa beaulé inallércc aii\ nicntuurs i.K TiiÉÀinR n.»M»\h A awehs. (Voyez p. 170.) des entrepôts, sur les quais, parmi les affiliés des « nations » cl des corpoialidiis de débar- deurs. Aucun spectacle, poni' les arlisles épris de la force agissaule, ne prévaut sur la nia- no'uvre d'un déchargement de navire; par longues files, on \iiit les ndliei/KsIen icompagnons des nations), les reins d'abord ployés sous la pesanteur du faix, redresser giaducllcnicnt leurs torses dciui-iuis, aux pectoraux écpiarris comme des dalles, jusiiii'à ce (pie la charge soit bien assise sur ré|)aule, puis, d'un pas égal, leius biceps saillanls comme des câbles, s'acheminer par la frêle passerelle oscillante qui relie le nM\ire à la iei're ci sans eifoi'l apparent, le soiifde régulier, le corps balancé en des moiivemenls cadencés, gagner les hangars où. ployant leurs jarrets, demi-i'envcisés en arrièi-e, ils déposent enfin sur le sol leur fardeau. sous lequel pantellerail un \nvn\. Anvers compie au i-ang des \illes les plus saines du pays. La r('piilalioii pernicieuse de ses fièvres, déterminées par les iidliiences paludéennes el qu'on appdail ■< lièvres des polders», a pelil à pi'lii décru de\anl la Iraiislucniaiion de ses xiriix (|Marlicrs. La cih' hàlie couvre l'MOVINr.E D'ANVERS. 1G9 actuollemcnt un territoire de di\-liiiil cent quatre-vingt-liiiil hectares, et les grandes percées, taillées par la pioche, ont ménagé partout, dans les nouveaux quartiers, l'air et la lumière. (Certaines régions de la ville neuve tiennent même du faubourg par leur caractère de demi-rus- ticité, traversées qu'elles sont de spacieuses avenues bordées de jardins en pleine végétation : tels sont les quartiers Léopold, Saint-Laurent, du Iviel, etc. Et cette abondance de la verdure, dans de larges espaces découverts où poussent ù l'aise les arbres et d'où s'évaporent des senteurs ;,vM ^M|^*|l|^)îOT^5ÇS*^T,^^^^ SJ. 1iti/_ - r -- "* ^ LE MONiiiiENT Loos. (Voyez p. 170.) \iviliantes, n'est pas la moindre cause de la salubrité d'Anvers. Vous n'y verrez point d'ailleurs les hautes maisons écrasées sous des superpositions d'étages, particulières aux capitales à l'étroit. Les hôtels des riches sont en général plus larges qu'élevés et n'ont que deux rangs de fenêtres au-dessus du rez-de-chaussée. 11 en est de même, toutes proportions gardées, des babilations bourgeoises construites dans les nouveaux quartiers; proprettes sous leur peinture il l'huile vernissée, elles ont un air de bien-être et se suivent à la file avec une monotonie heureuse, un peu morte, de maisons où vivraient de vieilles gens. 22 170 LA liKlJiinl K. Cependanl la soudaiiieU'' cl l'iinprcMi des Curliineï; se l'ail |iai- inninciils ^nilii'à des étalages prélonlieiix, d'un décor encoinhraiil cl niassil': l'arinalciir enrichi, le iiiarcliaiid de liarengs devenu millionnaire {/liei/tccn ri//it'/i. coninie les appelle le peuple; se signalent par la recherche et lexcès du faste au dehors, le lire-rceil de l'arcliiteclure, une profusion de saillies, de fleurons, d'astragales où se heintcnl Ions les styles, où se confondeni loiilcs les époques, cl (pii niclcnl cM>cniltlc les cliinières, les dieux niai'ins. les niappcnuindes. les allas et les |)inacles gothi(pies. Ou sent là le besnin (rostenlalinn (pii dcMirc le parvenu. C/esl, au sur- plus, un faillie tout auversois (pie l'amour dn cossu, des monumciil- laillcs en pleine carrièi'e, des statues aux formes pléthoriques, des magnilicences de la rue. Quelques monuments toutefois ont mieux (pie des prétentions : le Théâtre llaiiiaiid, un ensemble de lignes balancées et pleiiio; le Palai- de .iii^lice. f;i aiid (•dilice proche du l'arc; la Banque Nationale, résurrection élégante des châteaux de la lienaissaiice et (|ni. mic de loin. avec ses tourelles aiguës, ses sveltes arêtes, ses clochetons ouvrés aux girouettes dorées, évoque le souvenir d'un petit Chambord. Non loin se dresse, dans un marbre tourmenté, le nioiuimeiil élevé à la mémoire du bourg- mestre Loos, sons l'administration duquel fut proclamé l'atlraiH hisscment de l'Escaut : c'est une vasque entourée de grandes ligures miisciileuses et lourdes, doiil les nus boursouflés, les énormes profils alblélicpies en saillie, les assiettes massives et étalées rappellent la vieille sculpture flamamie et s'accordent avec le goût anversois ]ioiir les ordonnances fastueuses et redondantes. \ I U- |H,ll. l'ne curiosité constaiile pousse vers le jhmI tous ceux ipic passionne le >pe(lacle de l'acli- vité humaine se déployant dans un cadre magnifique, (lent fois j'ai assisté, sans me lasser jamais, au déchargement des immenses bâtiments venus d'Amérique el d'Australie, avec la dépouille des Eldorados lointains. Le navire amarré le long du quai vomissait par ses chemi- nées noires des flots de vapeur, en hoquetant furieusement. Des grues, fixées sur des |)lales- formes mobiles, tournoyaient incessamment avec un va-et-vient de chaînes, pareilles à des trompes qui iraient chercher les fardeaux et les déposeraient à terre. \ chaque \olle de la machine, des ballols énormes étaient enle\és par ses crocs, emportés dans l'air, ajoutés sous les arbres à des entassements prodigieux de marchandises qui menacaienl de débordci' la voie et empêchaient la circulation. In peii[>le d'alhli'les modernes, véritables cariatides arc- boutécs ou dressées dans des atliliido sciilplurales. se pressait avec des hâtes calmes, la tète prise dans une sorte de capuchon de toile goudronnée et relombaiil >iir les épaules. Puis s'avançaient de longs camions plats, attelés de chevaux énormes, comme bâtis exprès pour traîner des moiilagnes, et les sacs, les barri(pies. les caisses bariolées d'estampilles s'amonce- laient par-dessus les essieux gémissanls. Uans le \eiil passaient des odeurs acres el chaudes, odorant le suif, les épices et la viande fermentée. iJes relents putrides pénétraient dans les narines en même temps que des fragrances balsamiques : l'imagination vagabondait de la hutte de rEs(]uimau et du Samoyéde lleurant l'huile lance el la colle de poisson à la ca- bane du .Javanais embaumant le gingembre et la cannelle, (les impressions ethnographiques étaient encore renforcées par la variété des types qui délitaient sous les yeux ; le Norvégien silencieux, le Hollandais couil el liaïui. l'Écossais aux cheveux i-oiix. le l'orliiiiais alerte, le PROVINCE D'ANVERS. 171 Français loquace, l'Espagnol irrité et nerveux, l'Éthiopien reniant des yeux blancs dans des chairs bleues, apportaient là l'âme et le sang de leur race, lieurtant entre eux les langues graves ci gutturales du Septentrion et les idiomes musicaux du Midi. Tandis que les natierjasten travaillaient à soulager le vaisseau bondé jus(iu';i fond de cale, la gent maritime, débarquée après de longues traversées, s'entraînait du .ùié des tavernes, avec des fureurs joyeuses de bêtes IIKCH Anr.EMENT l> L' \ \ A V [ r. !■. 1) A \ S I. K l'dnT DAWEIÎS. lâchées. Par bandes ils liaitaient les ruelles louches du Canal aux Harengs, prenaient d'assaut les salons lambrissés de glaces, étaient tons également saisis d'un besoin de grosses sensualités Ailleurs on assistait à l'embarquement d'un' convoi d'émigrants russes ou allemands, hâves, déguenillés, pouilleux, [)ortant sur leurs faces le deuil de la vie, et à travers leurs tristes lambeaux, ramassés sur le carreau des fripiers, montrant une chair endolorie, des corps émaciés, une peau sous laquelle perçait le squelette. Ils allaient, les misérables, cheirhcr :iii loin cette forlunc ipii leur avail rclia|i|ié clie/. eux. et, tout saignants des hles- 172 LA BELGIQUE. sures du sort, recommencer, dans les californies de leurs rêves, leur éternel lidjeiu' sans trêve de parias traqués par la faim, les maladies, la misère renaissante de cliaque jour. Quelquefois leurs blêmes visages désolés, où les larmes, à force de couler, avaient creusé des trous comme l'eau dans la pierre, s'éclairaient du vague rayonnement des songes inlérieui's ; peut-être voyaient-ils se dessiner dans la prnluudeur des Iniri/ous. dcniêreles masses grises du ciel on plongeaient leurs reganls, le repos inutilemcn! deiii.iiiili' ;'i la mère patrie. Leur départ, à ceux-là, était comme une envolée; ils ressemblaient aux oiseaux qui, les frimas venus, gagnent à tire-d'aile les pays du soleil; que leur importaient leurs compagnons de chaînes, demeurés sur le sol natal, à présent que l'espace s'uuvrait devant eux ! La terre des ancêtres n'avait été pour eux qu'une marrdre ingrate, aux mamelles de laquelle ils avaient sucé l'absinllie ; et, leur mélancolie n'ayant rien à regretter, ils qiiillaicul prcrcjuc ju\euse- ment la glèbe engraissée de la dépouille de leurs trépassés. Mais tous n'avaient pas le même détachement ; on en voyait qui erraient, du pas irrésolu des gens qu'un rappel mystérieux, venu du loiulain, empêche de partir; et d'autres, accoudés à la proue, regardaient de leurs yeux mornes passer sur les quais les vieilles gens, les jeunes femmes heureuses, les petits enfants rieurs. Des souvenirs les assaillaient en ce moment suprême : ils songeaient à la mère dont la tête grise branle dans le fond de l'àtre, à la compagne ddiil les mains auliefois actives s'immobilisent sans courage, aux petits (pii seront bientùt des hommes el pour les- quels eux, les pères, s'en vont chercher fortune par delà les mers. D'autres fois c'étaient des femmes qui pressaient des enfants sur leur sein, des jeunes fdles sanglotantes dans un coin, des vieillards courbés par les ans et l'infortune. Tandis que l'énorme navire s'emplissait de celte fournée humaine, il me semblail \iiii' entrer un passager auquel personne ne prenait atlention : c'était la mort. Elle allait de l'un à l'autre, les marquant au front d'une croix invisible comme les bêtes d'un Iroupeau destiné à l'abattoir; et les vieux s'enfonçaient dans la contemplation du passé, les jeunes se plongraienl dans l'espoir décevant du futur, sans s'apercevoir qu'il leur faudrait gravir le reste de leur calvaire, sous le faix de cette croix plus lourde que toutes les autres, .\iusi l'inexorable sort, qu'ils croyaient avoir dépisté, leur chevauchait en croupe, pt'iidu à leurs ci-inières et les éperons enfoncés dans leurs moelles. Et je pensais aux liuu'tières, aux agonies, au Dr iiriil'iindix de l'Océan berceur de cadavres. Cependant les poumons de la machine s'activaient dans des souflles rau(pies: le capitaine, debout sur la passerelle, jetait par-dessus le tassement de la foule des ordres brefs; et des femmes glapissaient, des enfants criaient, des sanglots retentissaient, plus hauts et plus pressés. Çà et là des passagers attardés fendaient les groupes, ludelants d'axiiir i ruu'u ; cl. pi'ii(lii~ |)ar grappes à ces détresses, d'horribles vendeurs, l'éventaire gaini de [làli^-eiie- pulvéï'ulenles et de saucissons pustuleux, oll'raient leurs marchandises dans un jargon |i()lvgiotle. Puis un gémissement ])roi'ond |iarhiil des lianes du navire: la monstrueuse cheminée éructait dans des jaillissements de fumée ; et tout à coup d'alfreux beugleuu'uls de bête blessée, des halètements caverneux d'hippopotame et de cachalot sigualaieiil le départ. Parmi les émigrauls penchés par-dessus le Itordage. un grand silence s'élail lail ; ils regardaient décroître la terre, comme ou assiste à la ruine d'une iiahilude. muets, anxieux: quelques mouchoirs étaient secoués par des moins fébriles ; on enlendail des cris, des adieux, des lamentations; puis ciiacun s'occupait de se ménager un peu tle coufort, se carrait, ne pensait plus qu'à soi, dans une férocité grandissante d'égoïsme. Et bieidùt l'hùpilal iloliant, la morgue des morts vivants diminuait au loin : lentement les émigrauls s'enfonçaient dans les Ilots. Toute celte détresse avait passé comme une vision. Constamment, dans l'ininieii-e |hirl I PliOVINr.E 1VANVERS. 175 retentissant, les antithèses se lieurtenl, mettent en présence la Vie et la Mort, donnent an\ choses l'aspect changeant des lionles. Après les cargaisons luimaines exportées pour les Indes cl l'Australie, les cargaisons de viande animale convoitées par la vorace Angleterre; elle hêle, meugle, grogne, piétine et grouille sous l'aijparence de gras moutons dodelinant la tète, de grands hreufs cornus roulant des yeux glauques, de porcs fouillant du groin le sol. De cette tassée s'élèvent des rumeurs indescriptihles (pii par moments s'unissent dans un Inpage assourdissaul où la cornemuse rontlanic i\u gros hétail l'ait une basse continue aux grêles gla- pissements des autres bêtes. Le troupeau, pris en écharpe par de sil'tlants coups de lanières, traverse enlin In passerelle, moutonnant dans des bousculades d'écliines, les croupes et les lètes emmêlées, puis se débande par le navire, au milieu des cris et des jurons des conducteurs ipii les poursuivent, les repoussent, linissent par les parquer, apeurés, ahuris, laissant aller de leurs peaux frémissantes une fumée de vapeurs. Plus loin la même agitation règne dans nu navire qui vient d'entrer en rade, avec un arrivage de chevaux de sang; à grand'peine les maquignons font sortir des box, en les lixant par le licol, les bêtes qui résistent, renâ- clent, chancellent sur leurs jambes, battent le pont de leurs sabots mal assurés. Puis encore, ce sont des transports de victuailles, de salaisons, de tonnes de pétrole ou de goudron, déchargés par tas énormes qui encombrent les quais; des amoncellements de cuirs de Huenos-Ayres; des amas croulants de peaux de bêtes saignantes; des montagnes de cornes (le buflle répandant une pestilence fade de charnier ; et le bruit des eaux, la clameur des hommes, le vacarme des chantiers, le ronflement des machines, le grincement des milliers d'essieux broyant le pavé, composent un orchestre prodigieux dont les rauques sonorités ébranlent l'air, du lever au coucher du soleil. Pas un coin de l'horizon où ne s'encadre un tableau : un navire est signalé ; un autre démarre; les salves de bienvenue se croisent avec les salves d'adieu; une voile fuit au tournant d'Austruwell ; une autre apparaît du côté d'Hoboken ; des hélices battent l'onde, comme des nageoires monstrueuses, laissant derrière elles des mousses blanches d'écume; des pavillons banderolent au bout des mâts comme des flammes ; un paquebot a l'air de s'en- gloutir dans du métal eu fusion ; une chaloupe émerge des gloires de l'horizon embrasé ; des incendies vermeils irradient des fonds ; il y a des moments où les rames, en sortant de l'eau, semblent s'égoutler en pluie de feu; et, sur l'autre rive, les chantiers ouvrent leurs vomi- toires obscurs sur le bleu de l'fiir. Une vie débordée, ailée, furieuse, une activité incessante d'appareillage, une gaieté du ciel et de l'eau chantant dans les cordages et battant le ventre des carènes remplissent le paysage d'une mobilité éternelle ; sans cesse les points de vue se déplacent, les perspectives fuient. Ce qui était de l'azur se bouche avec une carcasse sombre; la buée des eaux s'augmente du noir vomissement des ciiaudières; un vol de goélands se change dans un glissement de voile : des îlots roses qui sont des sloops semblent se détacher de la terre, doucement se dissoudre dans de la fumée violette; et des tubes de steamboats sont pareils aux tours d'une ville vue de la rase campagne. C'est le royaume de la chimère et du mirage: les barques bondissantes sur la crête des vagues font l'etfet de poissons volants; les immenses murs immobiles des vaisseaux de grand tonnage plongent dans les marées avec des airs de promontoires ; et d'autres fois des silhouettes, indéterminées, demeurent flottantes dans le vague de leurs contours. Par moments aussi la nappe liquide paraît se rompre en rejaillissements d'étincelles ou se dresser en d'oscillantes colonnes de fluides, puis encore s'efTumer en un tremblement de brumes diamantées ; aux heures d'orage, les nuées y appuient des architectures piranésiennes, d'où fulgurent les éclairs et qui s'amoncellent, pantelantes, par-dessus la ville ; et les couchants, de leur côté, l'éclaboussent d'une pourpre d'apothéose. Mais ce sont là les aspects extraordinaires de l'Escaut, et les Flamands l'aiment 176 LA BELGIQUE. surtout qiiiiud il coule plombé et sombre, étaltint eulre ses rives un ventre terreux de squale. Il est par excellence le corridor de la iirisc nier du Nord : les lourds nuages pluvieux courant à la débandade dans un ciel d'automne, oomme un troupeau de b(eufs. finit à ses eaux leur cadre naturel. Cette animation d'un décor toujours changeant au gré de l'aii- (jni l'alluuii' ou i'assoni- bril. cette circulation incessante de foules cosmopolites, cette infinie variété des scènes auxquelles donne lieu la vie des eaux, se retrouvent sur tous les points du (piartici' mari- time. Une des surprises les plus étonnantes du port est le spectacle des bassins, réservoirs immenses dans lesquels se pressent et s'enciicvêtrent les navires de toutes les nations du monde. Un fourmillement de mais met dans l'air comme l'amas tonll'u d'une forêt, à travers un lacis embrouillé de cordages et d'agrès dont les linéaments déliés ressemblent aux dé- coupures d'une gigantesque toile d'araignée dans laquelle des hommes s'agiteraient. |iareils à des lutins exécutant sur des tils de la Vierge d'etl'rayantes voltiges. Des ondidalioiis IciMes par moments font onduler toute la masse, et, par grands lambeaux qui se déciiirenl et crèvent sur les percées de ciel, un perpétuel tourbillon de fumées monte, s'allonge, finit par tout noyer dans le llottement d'une brume violette. Non loin se creusent une succession d'arènes, comme les cirques antiques, étagées eu gradins immenses et modelant leur structure sur les ovoïdes parois des carènes : ce sont les cales sèches. Quand le bâtiment avarié, glissant sur la marée comme sur un levier, a investi la cavité, celle-ci est rendue étanche, et bientôt le vaisseau en touche le fond ; il est visible alors et abordable sur toute sa surface, prêt à être soumis aux opérations que réclame son état, lîne nuée d'ouvriers l'attaquent à l'instant de toutes paris; calfals, menuisiei's, charpentiers, blindeurs, forgerons, peintres, cordiers se ruent sur ses flancs, se glissent sous sa quille, se pendent à sa poupe, entament à coups de maillet ses vertèbres, lui posent des cautères de goudron, lunl tous ensemble l'énorme opération chirurgicale apiè> lacpielle le moribond, remis de ses avaries, pourra de nouveau délier les tempêtes. La coque ralis- tolée, on fait rentrer graduellement les flots dans le réservoir. Puis le blessé est débarrasse de l'appareil de madriers et de tuteurs qui rélan(;onnaienl aux parois de la cale. Le bouil- lonnement des écumes monte autour de lui, le voilà qui se balance à tleui' des eaux, et enfin il regagne fièrement, à travers les canaux, les sas et les écluses qui avaient servi à l'intro- duire dans la cale réparatrice, le fleuve et plus lai'd l;i plcsine mer. Au Iront du quai des Bassins anciens, eu face de la maison llanséatiipie, se gi-oupent, au nombre de trois, sur une siqierlicie de près de trente-deux mille mètres, les pa\illons des enfrepiMs, reconnaissables à leurs avaul-corps entaillés d'une colonnaile et à leurs larges fVonlons. A l'inlérienr, d'interminables liles de magasins, des bbxrintlies de (M\es reliées par des coidoirs larges à y faire passer des élé|)hanls chargés de leuis loiir^. i-ealis déchargemenis. la danse des navires dans les houles marines aboutissent à ces cavernes non nu)ius tlambovantes . an figuré, d'escarboucles et d'or (pie les palais eneliantés des noirs Kobolds. ('.e|)en(liinl anloin' d'eux la vie gronde^ les essieux roulcul. les poulies grincent, les grues manœuvrent, un tonnerre incessant ébranle l'aii'. Indéliniment les installations se succèdent. dévelo|)pées sur des étendues considérables. a\ec des magasins, dcr^ entrepôts, des casenuiles, des embar- cadères : ici, les aires couvertes qui servent à la dessalaison des peaux, vastes hangars emj)lis d'une population de femmes, les faces alluuK'es et trognonnanles. les bi'as rouges, la 23 PROVINCE D'ANVERS. 179 laillc niaflliic, riulaul. à i^raiids coups de lialai, des dépouilles de hèles élendues à (erre; là, les baraquemeids. isoh's du reste des quais [lar des fossés inondés et où, par ranf;ées innoni- lirables, s'aliiinenl les barriques à pélrole; ailleurs, les halles sous lesquelles se remisent les rargaisons en formation, les chargements en quaranlain(>. les arrivages non réclamés. Et à liavers cet amas de (diarpentes, ce dédale de rircuils, ci"! enclievélremeul de locaux, cette UN CWAl. Al l'OUT. |trise de possession ellVayante de la lei'i'(> par le travail de l'homme et cet encouihrenient de cordages, d'ancres, de chaînes, de ballots, d'épaves, circulent des voies ferrées, plongent des canaux, s'ouNreu! des écluses, s'allongent des biefs, mugissent des machines. Sur l'aulrc ri\e, les niaiieaux reh'ulisseiil, les forges llamheul. les enclumes niènenl leur branle (lau> l'cufer (dunaiil des chantiers. Faites un pas pourtant, et, dans le silence d'un déserl. le petit hameau de Sainte-.\nue semble sommeiller, perdu aux limites de la vie. I>e quart d'heure en ([uart d'heure, de petits sleamboals font hi traversée, débarquent des passagers, des vicluailles, des marchandises, par moments un troupeau de hèles, qui, 180 LA BELGIQUE. cornant, sifflant, piétinant, l^ousant,. accompagne de ses clamenrs le ronflement de la niaciiino. Ce petit hameau a bien son charme, soit (ju'on longe les fossés, au pied du talus des forti- fications, soit qu'on s'attable à la ial)le des cabarets où les gens d'Anvers vont arroser de bière pâle des matelotes d'anguilles. De la jetée les regards se portent sur un panorama merveilleux : devant soi la rade et ses flottilles de navires, le fleuve aux eaux limoneuses, les hélices tourbillonnantes, l'entrée et la sortie des barques de pèche, un bouillonnement d'écumes, des envolées de voiles, un perpétuel frisson de l'aii' el de l'onde; au secdud plan, le turbulement du port, les allées et venues de ses équipes de marins et de portefaix, les mon- tagnes de caisses el de ballots s'étageant sur les quais, un mouvement de caravanes battant le pavé sans relâche ; puis, pour fond, la ville avec son lohu-bohu de toits, d'auvents et de chevets d'églises, sa mêlée d'aiguilles, de tourelles et de clociietons, ses fouillis d'architectures dentelées, lambrequinées, ouvrées à jour, vraies broussailles de pierre hérissées de pignons, Ï^S^'U. 4 liAli(,lUF.S IIK PECHE E!VT1HNT D4NB 1. K P 0 1; T . de dais, de pinacles, du milii'u destjuels daide en plein ciel, comme dans une gloire, et plus haut que toutes les auti-es, la Iriompliante flèche de la cathédrale. (Juand, l'été, ce paysage de briques et de moellons s'enveloppe d'un rayonnement de tous mordorés, par-dessus la mer osciilaide des fumées el des hnuiii's, (pii' Inulcs ces IdaiirhiMiis. émei-geani des dess(Uis laissés dans l'ouihre, éclatent à la fois sur les bleus (lanspaicnlv du cjcl. r( (pic. dmis la claih'. le vent, la gaieté du midi, les tours ressemblent à une floraison de lis prodigieux, eu de\ine par ce qu'on voit les maguilicences inlérieui'es, les splendeurs cachées, le trésor jaliMisemeut gardé au cœur des musées el des églises. Souvent je me suis allanh' jus(prà la uiiil dans ces couli'ni|ilalions ; cà el là une pafllette s'allumait dans le joiu- uiiMiianI : des vitres s'enllaniinaicnl ; aux mais des iia\iics tremblaient des fanaux, comme l'or pâle d'une éloile : puis les feux grandissaient : le ga/. prenait par traînées; des pans de murs s'illiuuiiiaienl siu- toute leur haideui': en liant, en bas, dans les airs, à ras du sol, des milliers de points scintillants épinglaieut l'amas graduelle- ment obscurci des maisons; de moment en moment l'incendie s'étendait, moulait comme une mai'ée, finissait par projeter ses flammes dans les rougeurs immobiles du ciel; et, à mes LA FLCCIIK l>l: l.\ C ATI[ tDI',4 LE 1) A \ V F H S . l'IinVI.NCK hA.NVKIîS. 183 [lieds. l'l''scaii(, clapolanl cl unir, se |ii(iiirl;nl de rouniiillciiiciils |tour|)r(''s, se eonslollait (•(uiiiiic dans rcTlaboiisseiiH'iit d'iiiii' |iliii(' de l'usées, roulait sou llol lourd, cusaui;lau(é de iclli'ls, lundis (|M'au-dessus, |iai' luillicrs. (•lif;nolaicut daus le uoir, eoiunie des lucioles, les lanlernes li\ées à la [loinLe des mâts. Leuleiuent le siit aventureuse; et la fièche d'Appelmans aurail fini par se coiil'er d'un jiinacle Iravailli' an goût de la lîenaissancc. Ttdle qu'elle esl, hi ealliédrale deuu'Uie une des [iliis admirables basili(pies du monde chrétien. I>e partout elle domine la ville cachée à ses pieds, comme l'image matérielle de la Providence, el Ihisloire établit l;i communion étroite qui existait enire le géant de [)ierre et 184 LA BELGIQLE. le peuple aiiversdis. A loiiles les époques |);irl;iien( du snninief de ses Imiis le> ,i;i-aiides voix de rallcgresse eL des arilitlions; de lù-haut se répaiidail siii- le pays d'aleuloiu', eu jjourdouue- ments de tonnerre, les épillialames, les lainentos, les appels aux armes, toute la vie |)opulaire soiuiée dans le elairon des cloches; et la iiierseilleuse cape, ajoiuée (■(uiiine un nsleiisoir, prenait, sous les branles encolérés ou joyeux, des airs de heilVoi. (l'élail. en elVel, le bellVoi anversois; la maison de Dieu devenait, aux lieui'cs d'ell'ervesccnce, la maison des hommes; et la cité, en écoutant chanter les oiseaux d aii-ain nichés dans ses contreforts, coujecturait toujours avec évidence le temps qu'il faisait à l'iKJi'i/.on politique. En plein azur, aussi haut que peut aller le regard, plonge la lleche; d'étage en étage, de galerie eu galerie, elle va, s'exhausse, croît, Unissant |>ar- mesurer à son l'aile cent \ingt- Irnis mètres de liauleiu'; et rien ne vaut l'étendue de pays ipi'iui emhrasx' de la plale-lniiiie (le sou carillon, (iravissez, un matin de clair soleil, l'escalier en spirale colima(,'onnant dans les pai'ois de la tour. A intervalles réguliers, des lissm-es miuces pareilles à des sarbacanes aj<»urenl la maçonnerie, laissant tillrer sur les degrés lournoyants des rais de lumière blanche, et en même temps ménageant des ouvertures par lesquelles le regard coule dans un dédale de rues, une |)erspecli\e liiiiiiilliieuse de maisous et d'édillces. ('.lia(pie crevée est comme u\\ cailre (u'i s'intercale un morceau de la ville; par places une toutfe de \erdure balance sa laclie sombre dans le tassement des façades, et des fenêtres ouvertes soi't le bruit des ménages. On n'est encore qu'à la centième marche; la rumeur humaine se perçoit, distincte, avec des chants, des ci-is, des rires, qui sont comnn' l'adieu de la vie à mesure tpi'on se rap- proche de l'intini; puis les voix s'étouifent dans un bruissement diminué, une sorle de gronde- ment lointain qu'accompagne la basse l'onllaule du venl. (lelui-ci gi-andil bieulôl, justpi'i'i emplir la haute spirale d'un bourdonnement ([iii ne cesse plus ; on dirail la respiration de (piel- qu'un qui anliélerait dans le vide; et le paysage s'élargit, les horizons reculent, ou est presque dans l(ï bleu de l'air. ^ oici que dans les fumées,'les ors chaloyants de la lumière, les tloc(nis de brume roulant à la dérive, commence à se découper la vu(; des campagnes; au-dessous de soi, nue (h'bandade de (piarliei's, un l(diii-liohu de loiis el de pigiKUis. une mêlée de cheminées noires, de grêles aiguilles et de tourelles venlrues. Tu poudroienieid vermeil enveloppe les bri(pies roses, les tuiles sang de bœid', les ardoises bleues, glisse le hmg des chevets moussus, {)énetre dans l'entonnoir profond des rues, tout en bas ennuage le pavé scintillant. Et l'escalier géant plonge plus avant dans le ciel, la foule n'apparaît plus ipu' comme un fourmil- lement de ])etites mouches noires; on entre dans la région des oiseaux, dont le vol par moments l'ail une oudire sur le j(Uii' des meneaux. Ile uiiiiule en niinide, la ville s'enfouci" un peu plus dans l'abîme; elle se (h'roule à |irésenl loni entière, avec sa lopogra|iliie accideiili'e, a\ancanl ici à travers les sentiers luM'bus des champs la ])oiute de ses banlieues, là dressani ses amas de vieilles demeures illustres, ses églises, ses chapelles, ses hôtels de \ille, ses bourses, ses entrepôts, les nu'lancolies d'autrefois, les gaietés d'aujourd'hui, ailleurs s'excavani poiu' faire un lit à ses canaux, puis, brusquement, s'écornant sur toute la ligne de ses (piais. hn Kiel aux nouNcaux bassins, le grand lli'ine niiiuili' dans la claile coiiinie une gigantescpie cuii'asse, guilloché |)ar les mille deidelin'cs des agrès, et ses chantiers, ses docUs. ses enlrepiMs l'cssem- blent à des navires échoués parmi les flottilles errantes de ses Irois-màls el de ses steamers. L'énornui escalier s'arrête enfin ; une galerie circulaire découpe anioni- . put croire à une intervention de Marie, la patronne du sanctuaire et de la ville, tant les obus et les grenades avaient rasé de près, sans les atteindre, les tines ciselures du grand joyau de pierre. Cependant l'intérieur de l'église eut à souIVrii' au seizième siècle du vandalisme des ico- noclastes, conduits par le président Herman Mode. Si grandes, en ces néfastes journées de discorde- religieuses, furent les déprédations, que Notre-Dame ne s'en remit jamais complè- tement. Soixante-dix autels, la plupart en marbre, furent renversés et brisés, ainsi que trois orgues, les jubés, les fonts baplismaux, les boiseries sculptées, etc. On alla jusqu'à lacérer à coups de poignard des toiles précieuses, un Christ en croix de Quinten ^lassys et une Assomiitioii. de la Vierr/e de Frans Floris. Hubens, heureusement, ne parut qu'après cette épo(pu' tourmentée, et les deux chefs-d'œuvre sortis de son pinceau, qui ornent actuelle- ment le transept du clueur. à droite el à gauche du maître autel, la Descefile de la croix et XErecùon de la croix, atténuent jusqu'à un certain |)oint la perte des autres trésors dont se parait autrefois la cathédrale. Le prodige qui s'opère à Saint-Jean de Malines. quand, le rideau tiré, apparaît aux yeux, dans ses magnilicences fleuries, la Pêche miraculeuse^ se renouvelle, sous les arceaux de Nolre- ilame, chaque fois que les deux tableaux sont exposés au jour. Ce n'est plus des hautes fenêtres lancéolées que pari la lumière : elle est comme concentrée dans les carnations étincelantes et les rutilants satins qu'allume la couleur : et. Aw torse fléchissant du Christ, de la face douloureuse de la \ ierge, des linges étalés sur les corps, mieux que des plus flamboyantes verrières, ruisselle le uiNstique soleil auquel prennent feu les pénombres du temple. Pourtant le maître n'attise point ici sa fournaise; une gamme chaude sans violence baigne les deux scènes dans une sorte (rapai-emeut : \\x Descente surtout s'enveloppe de luualilés tranquilles; mais la sérénité, chez 188 LA BELGIQUE. ce magicien, est encore à ce point de la llaninie e( du sanj^. que les autres peintres paraissent ternes à côté. Son calme n'est que rclalif : même dans l'apàlissement des atmosphères au milieu desquelles le cadavre divin est descendu de la croix, les étolVes précieuses projettent des éclairs; et la sourde symphonie s'aiguise de sonorités juiissantes. ])areilles à des stridences de trompettes. Au fond, c'est toujours la même grande estliéti(jue, la même prédominance de la vie, la même recherche des etl'ets cuntiastants et forts. Les étrangers (jui croient admirer à la cathédrale les maîtresses œuvres du itrodiginix artiste, celles dans lesquelles il se serait surpassé, n'admirent (|iii' des pages où s'est dépensé son génie habituel; tout au plus li'ouverait-on dans la Dcscriilc des élégances plus serrées et un dessin moins tourmenté. Comme la plupart des grandes toiles du maître, celles-ci ouvrent à l'esiuMt des échap- pées sur un monde énergique et rude, sur des visions d'humanité réelle, induite seule- ment en un grandissemeut d'idéal, sur les grosses sensualités d'un paradis tlamand ; elles égalent ses autres chefs-d'(euvi"e et ne les dépassent pas. lin intérêt considérable s'attache, il est vrai, à l'une d'elles : V Erection se rapporte au temps où Huhens, revenu d'Italie, cherchait à cduMiiner l'exemple de Home et (le Florence avec son pr(jpre instinct de l'art ; nuiis la nature, déjà plus forte que l'imitation, fait percer le goût de la belle e haiii en bas évidée au nnu'teaii. en d'inliiii-- enirelacs de feuillages et de Heurs, la cage s'é|iau(iuit comme un biUKpiel de métal, avec nue légèreté inc(nnparalile. un eldiuiaul diMuiipage île foli(des ci de vrilles; et les braïu'lies lUdUlenl. se Idilillent, s'intlécliis>eiil dans iiu phiiement gracieux de cep, jus(pi'au s(unmet oi'i. |iar-de-«-us leur jiniction liiiale. >e dresse la slaliielle ^w légendaire Salvius Ihabo |>iètà lancei' la imiin i\y\ géant .\nligon. Une légende d'amour se rattache à ce délicieux travail de ferronnerie. (Juinlen. étant encore %&: I, E l' l 1 T S DE o l I \ I 1 \ M A S S ï S . Si hidx'us II drah INTEKIEIK IIE LA C V ï 11 É l) 1, A L E DANSEIÎS. PHO VINCI-: D'ANVERS. l'.M orlevro. s"('|)iil de la lillo d un liclir bourgeois, jiinateur d'ohjels d'arl. Celui-ci >'u|)j)Osai( à l(MU' union. " Passe encore jiour un artiste! disail cet homme; mais donner mon héritière à un tViri;i'nin, le dciMiier des ai'lisans! » I'i(|ii('' dans son aniou:'-]ii'n[)re de balteui' de fer, comme aussi aifiuillouné par les liean\ \eu\ de sa mie, Hiiinten oH'ril au patricien de lui çonfeciioimer un ( hef-d'oHivre à l'aide de ce fer méprisé et de son grossier maillet. Le père acquiesça, e( aussitôt reulhousiasle artiste se mit au travail; avec un goût exquis il martela le puits du Marché aux (iants; et celle merveille enliu lui conquit la main de l'espéi'ée. L'histoire est consolante, car elle nous prouve qu'en ce lem|is les cœurs unis triomphaient des rigueurs du sort. l'^l c'est un délice tou- jours renouvelé de voir s'ériger, à l'ombre du porlail, en pleine circulation de la place, les rauunes de ce joli arbre de fer. Tout autour s'active la rue, roulent les baquets, gronde le mouvement du port prochain; sous les neiges et les soleils, il coutiuue à fleurir, comme l'arbre éternisé des anciens noéls, des noëls abolis, portant à ses branches des roses d'a- mour. Le vieil .\n\ers abonde, d'ailletu's, en petits monuments commémoratifs, bien que tous n'aient pas une valeur d'art égale; mais ils L .\ COIN Dr VIEIL ANVERS : 1,1 \ 1 h 1. (. ]. h I 1.4 MU SON JOr. IS. témoignent du goût de l'habitant pour la [ilas- lique qui parle aux yeux; ils avèrent aussi les racines profondes de la vieille religion, l'resque à chaque tournaut, on rencontre des autels peinturlurés eu des encoignures de rues, de grands christs crucifiés le long de vieirv murs, des œuvres de miséricorde appliquées à des chevets d'église, des saints avec leurs attributs légendaires juchés dans des niches à pina- cles, des évocations du Jugement dernier, de douloureuses et efl'rayantes Passions, ou bien encore, comme en cette cour de la maison .loris, des vierges aux adilndes naï\es. habillées de longues robes plissées en raides cassures et portant sur leurs bras, avec un geste de maternité adoranle. de petits .Jésus empotés et dodus. Le soir, de grosses lanternes pendues à des tringles lixes ou balancées par des chames mobiles s'allument devant ces images tou- jours vénérées du peuple, qui font se signer les passants et se prosterner les vieilles femmes en manteau noir. Chielquefois l'image décèle un peus(M' satirique; dans un coin du .Marché aux OLufs se remarque une silhouette de paysan basané, à la bai'lie hirsute, le corps enveloppé dans un manteau gros bleu, ayant sous lui lui panier d'œufs et tenant un autre panier pareil sur ses genoux. C'est Teun (Antoine) Koekeloer, le Pasquiim anversois, dont la naissance remonte à ItiBT. Un citoyen aussi ancien peut se permettre des critiques, et Teun ne s'en fait pas faute. (Ju'un é\énemenl se produise, le rusti'c l'apiirécie à sa façon, avec une grosse gaieté rabelaisienni' et trnculenle. Il \ a ([uelques années, il échangeait des vues sur la politicjue locale avec une autre statue du même acabil. la nelile lailiere du Marché au Lail. La rusée 192 LA BELCIOIR. paysanne hii doniiail la l'i'plicuio. dans un lanf;:ii;(' iinii iii(iiM> im isil' (jne le sien. Tenu n'a plus cette joie aujfnii'd'inii : on lui a dérobé sn vtiilhnie commère, el, l'aligné de monolofiner. il s'est tu. D'ailleurs ne lui a-l-on pas ( liani;é mim \ieil Anvers au point dr Inul icudre mécon- naissable auloni' de lui? Peut-être en a-l-il i;ai-de une rauciiue au\ uuigistrats de la \ille. Comme le Maniiehcnjux de lîi-ii\elles, Tenu Koekcloer et la lailiere élaient velus de ri(dies vêtements lors des kermesses ou des Joyeuses entrées de souverains. I>'bumeur délibérée, ils s'exprimaient en vers de iiaule graisse, avec la verve moi'danie et f;rivoise A'L'ijlenspieficl lui-même : on en peut juger par les anagrammes et les cpialrains du digne couple, recueillis par un érudil curieux. Ces im|iro\ isalions. concises el |)rimesantières. dnul le Irait cingle <'onniie une lanière, nietlenl par ununenls à jour l'Iiistoire intime et populaire de la remuante cité. J'ai relevé déjà plus liant le côté railleur et satiricpu' de l'esprit anversois, |»erpétué de nos jours dans des pampldels et des chansons locales, d'une ironie i'ustigeante qui ne respecte rien. Elle éclatait surtout autrefois contre les ordres religieux. En pleine église Saint-Jacques, sous un portrait de pliilantlnope du dix-septième siècle peint par Van Dyck, on lit une épi- taplie élogieuse, dont les deu\ derniers vers sont ainsi conçus : Mrll willl dru Ili'lllrl met i.'i\M'll (M'Ilis II- Hilop iiii't Ki'.irlil v.iii (iriill. Traduction ; <■ On gagne le ciel par la force ou par la puissance de l'argent. » Toutefois, en dépit de son naturel frondeur, l'.Xnversois, qui. le lire aux dents, bravait les géhennes du SIeeu et l'attirail du Petit ('ousin (C'oi-y/ï/te), lise/, le bouiicau, deuu'ura cou>taiil eu sa ferveur religieuse. Mais peut-être est-ce à de secrètes et invariables délectations, à l'allrail permanent de l'art pour les cerveaux flamands qu'il faut attribuer la multiplicité el la riidiesse des églises surgies du sol anversois. Les lieux de dévotion, décorés comme des Ihéàlres, abondent; il n'est pas de vieille rue qui n'ait ses ciiapclles, ses statues de saints, ses |)orches s'ouvrant sur un fond lumineux ilc tabernacles; el la fêle des yeux s'augmente, les jouis de procession, de l'éblouissemcnt des bannières, des élolcs, des ostensoirs, des reliipiaires, promenés en cortège pompeux par les places. Tout ce que les sacristies recèlent d'oi'fèvreries, de gemmes et d'élotVes précieuses se répand alors sur la voie publi(|iu^ comme un Meuve d'or, de pourpre et d'azur; l'air est embrasé par l'étincellement d(!s habits sacerdotaux; les images pieuses bi'odées dans le velours et la soie scm!)lent tissées avec des rayons d(> soleil, el les crosses, les mitres, les ciboires, les cassolettes, allumés d'un feu à cbaciiiie de leurs facettes. flambent, sous la volée de l'encens, ainsi (pi'iiii rutilaiil (h'cor de vitrail go||ii(|ue. .Nulle part la magnincence du culte n'ensorcelle mieux l'esprit el u'appaiait avec un |ilus étoiiiiaut ('clal. El l'on se reporte au temps où les ghildes, les corjKjralions, les métiers ne trouvaient pas de nH'illeur emploi de leurs deniers que la commande de cliefs-d'o-nvre d'art qui allaient grossir le trésor des églises. .Non conlenis de se construire des hôtels somptueux sur la Crand'Place, ils (■■rigeaient à leurs frais de som|»[ueux oratoires, chargés de marbres, de ciselures el de tableaux. I ii besoin de i:l(U'ilication personnelle se confondait avec leur désir d'élever uu mo- nument à la gloire ^\n ciel. ISieii ir(''lail trop coûteux pour leur ostentation, et ils rivalisaient d'invention et d'opulence, stimulés par l'ambilion de se surpasser muluellemeul. Les bois taillés, les marbres contoui'ués, les lissus rares, les métaux oi'févrés, les joyaux sertis dans l'or concouraient à exaller leur foi el leur orgueil. L'édifice terminé, ou s'adressait à Erasme ||o N'enius, à (iasjiai'd de Craver, à \aii hvclv, a lîubeiis. pour r('|iandre sur l'ensemble reiicliaiilement di' l'art. I^a Dcscriilc de crnt.r de IJubens, pour ne parler ipie du plus célèbre des tableaux admirés à .\nvers. fut commandée à l'arliste par le vieux Serment de l'.Vrbalèle. IMIOVIXCE OANVEUS. 193 Si les ghildes ont disparu, les œuvres dues à leur munificence existent encore, pour la majeure partie du moins. Parcourez Saint-.lacques, plus riche encore cpie la cathédrale, avec ses repo- S Al \ i -1.1 ORGES 1)E I11BE\S. soirs étincelants d'ors et de jaspes, ses grands vitraux ilamhovants dans le demi-jour des nels, son peuple de blanches statues prenant, dans le clair-obscur des voûtes gothiques, une grâce mystique et paradisiaque, ses chaires décorées de figures turbulentes et massives, ses murs constellés de peintures, toutes efîacées d'ailleurs |iar le bouquet radieux (\u Sn'int-Georyes, 194 LA BELGIOLK. sorte (lapolliéose que Riibens laissa de lui-iiièiiic el où il se représenta, avec ses femmes et ses enfants, escorté des tendresses de sa vie. diiiis un écrnidcmciit de roses, ime clarté réfractée d'élysée, une volupté de cliairs éclatantes et jeunes déplo\ant au-dessus de la dalle sous laquelle repose sa dépouille les allégresses riantes d'un songe amoureux. Visitez Saint- l'aul, moins vaste, mais non moins riche, avec ses boiseries fouillées comme des fougères tropicales, ses rudes ligures de saints taillées dans le ciiène. son cahaiie eiicombi'é de ligures INTÉI'.IEI 1\ IIE I.'ÉCLISK S A I .\ T - J A C y l i: S, A AWEnS. VoVlZ p. ID-i. grandeur nature, conloi'sionnées en des strapassemetil> de toitures comme un prodigieux martyrologe, son Jardin des ()li\iers à ciel nnxerl escaladanl un auia> aiinipl de io( ailles. sa crypte ajourée de lucai'nes grillées, derrière lesquelles brûlent des lampes mystérieuses, éclaii-anl les pilleurs sanguinolentes (Kun Christ conclu'^ au tombeau, plus loin son enfer empli (le Nociléi'ations et de grincements de dents, où. d'entre les tlammes (■cariâtes. s"aper- çoivenl. pai' tlelà les bari'eiiuN usés d'ailouchements, des nuées de damiu'S tourbillonnants. .Mie/, ensuite à Saint-.\ndré, don! la chaiic de \érité. i^iiillochée de liaul eu ba-. lisalise a\ec PROVINCE D'ANVERS. 195 les prestiji,es de l'orfèvrerie; ù Saiiit-Ciiarles, cette applicalioii curieuse, mais impuissanle, de l'art, de la Renaissance au grand style religieux; à Saint-Georges enfin, un essai de poly- chromie moderne (|ui fait songer aii\ mosaïques de Venise et de Rome. Partout vous verrez se manifester le goût de la plastique mouvementée et d'une représentation de la vie grassement pittoresque. Piu-ficulièremeut le soir, ces inlérieurs de sanctuaires revèlenl mie poésie incomparable. LE CALVAIRE UE S A 1 N T-l' A t L . C'est quand on a assisté à l'une ou l'autre des grandes cérémonies du rituel catholique, aux offices de la Semaine sainte ou de l'octave des Ames, par exemple, dans telle de ces églises meublées comme des palai>f, qu'on se rend compte de l'influence incomparable d un culte ainsi solennisé. La nef est à peine éclairée, les autels latéraux demeurant plongés dans une obscurité que pique un trèfle vacillant çà et là. Au pied des colonnes démesurées enfonçant leurs chapiteaux dans le unir des voûtes, comme dans l'infini, des cierges de cire sont fixés sur des ifs en fer, et leurs langues jaunâtres dardent du fond de la nuit, élargissant dans les \m LA BELGIQUE. pénombres des ondes lumineuses qui petit à petit se perdent sous les arceaux. Par les verrières, l'ombre du dehors pénètre presque en clarté, tant les ténèbres sont épaisses. Seul le maître autel où oiticie le chapitre resplendit de hautes clartés sur lesquelles se détachent des christs d'ivoire, au\ chairs presque himiaines, et des tableaux fleuris comme des jardins. Tous ensemble, les fidèles se tourncid de ce côté, inclinant ou relevaiil. au\ paroles de l'olliciant. leurs faces pâles comme aulanl de lis mystiques frôlés par un souflle du ciel, l'eudant ce temps, l'orgue soupire et gronde dans les profondeurs du temple. Ihi jidié, les voix des chanires descendent, caressantes ou irritées, avec d'inelTables murmures ou de retentissanls éclats. Et par moments le prêtre psalmodie les paroles latines auxquelles les diacres répondent avec un nasillement concerté; puis le rigide chant grégorien résonne seul dans le vaisseau, imposant silence aux mugissements de l'orgue; et d'autres fois des chants hiératiques, des mélopées lentes et douloureuses, comme un chœur de trépassés, traînent sous les piliers, énervant l'àme par la pensée constante de la fin de tout. .l'ai gardé, pour ma part, l'impression d'un office du jeudi saint réglé sur le rite etVrayant de la Sixline par le maître de chapelle de Notre-Dame, ce fougueux et hardi Peler Benoît, en qui s'est incarnée la musique flamande. Bien que plusieurs années se soient écoulées depuis, je n'ai pu oublier l'obsédante monotonie des répons succédant au cluuit désespéré des violons et des basses, avec un l)ourdonnement sourd, qu'on eût dit parti de dessous terre; c'était comme une lamentation qui revenait chaque fois, une clameur vomie par les catacombes, un De profii/u/i.s jeté sur toutes les joies d'ici-bas, et les voix, sombres, voilées, rapides, ressem- blaient à des croque-morts dépêchant une besogne lugubre. Des tentures de deuil recouvraient les autels, retombant à grands plis étoiles de larmes d'argent; des tableaux, des marbres, des ors, plus rien ne s'apercevait; l'église avait été transformée en sépulcre, où les vivants, par anticipation, avaient la rigidité des cadavres. Deux jours après, le temple, débarrassé de ses parures mortuaires, braséait dans les illu- minations du jour de Pâques et, de la voûte à la base ébranlé par des polyphonies triomphales, résonnait comme une forêt dans laquelle passe l'ouragan. VIII Le goût des arts. — Le musée de peinlure. — lUibeus. — Le iiuisée l'iauliii. Le goût de la coideur, déjà signalé dans ce livre comme un des côtés essentiels du caiMclen' flamand, s'exalte jusqu'au fanatisme dans la populali petit commerçant, celui qui vend en détail et vit derrière un comptoir, dans un nuigasin encombré, s'enorgueillit de posséder trois ou quatre tableaux (pi'il nu)nlre à ses visiteurs avec ostenta- tion. A un échelon inférieur encoi'e, j'ai vu dans des iiil(''rieurs nK'didcres, d'une tenue (|ui signalait la gène, les tendresses pour la tache colorée, le coup de pinceau spécieux, les chairs miroitantes et grasses se manifester par une dimimitiou du bien-être domestique en vue d'acquérir cet ornement de la maison, lii peintre m'assuiail. un jour, qu'il n'était |)as possible de mourir de faim à .\nvers, pour peu (prou sût barbuuiller un |iamieau : il y a toujours, à défaut de clients sérieux, un regrattier (pielcon(pie pour acheter de la peiiilui'e. Les boutiques de fripiers ahondeid en mise-bas d'ateliers nn'dées à toutes les autres; des esquisses recroque- villées, de vieilles toiles éraflées, des académies à moitié etfacées par le temps, et çà et là, dans l'HÛVl.NCK I) ANVtUS. 197 son cadre vermoulu, un placide portrait souriant au songe du passé, pendillent parmi les défro- ques, les cages sans oiseaux, les samovars bossues et les lambrequins déchiquetés. Tel artiste en renom a commencé par assurer son existence en troquant avec son boucher et son boulanger; plus tard, le goût des choses dispendieuses clauf venu, c'est au moyen d'échanges avec l'archi- (ecle, le charpi'iilicr. le lapissicr. le niarcliaud de bronzes, qu'il a bàli sa maison, édilié son toit, garni son atelier et ses salons. Tel autre, dans les moments diriiciles, s'en allait an port, entrait dans une taverne à matelots, le jour de la paye, olVrait en loterie le petit tableau qu'il portail sous le bras; presque toujours quelqu'un l'achetait, ou bien, moyennant une mise de fonds commune, on le tirait à la courte paille, et le pauvre garçon rentrait au logis, faisant sonner son gousset. C'est assez dii'c qu'il \ a à Anvei-s une \ie de l'arl. (pie l'art y est considéré comme un agent de richesse publique, et qu'un paysage, un sujet de genre, une nature morte s'y débitent aussi couramment que les nécessités de la subsistance matérielle. L'art constitue ici, en effet, une sorte de marchandise consentie et cotée à la Bourse. Il n'est pas rare qu'une transac- tion d'huiles, de grains, de cuirs, de denrées s'achève par la négociation d'un tableau. Quel- quefois le tableau passe dans une vingtaine de mains, aidant ainsi à la circulation des capi- taux, sans se fixer; puis, un jour de veine, après un coup de Ijoui'se heureux, un affréteur jette le grappin dessus, et l'errante peinture va s'immobiliser parmi le luxe lourd d'un salon, où les amis viennent processionnellemenl l'admirer. On l'aime tout à la fois, ce morceau de toile ou de bois colorié, pour la délectation qu'il offre aux yeux et la quantité d'argent mon- nayé qu'il représente : en le pressurant, on lui fait suer de l'or, comme à une balle de coton; et la jouissance d'une contemplation agréable s'agrémente de la certitude il' un placement avantageux. Il ne faudrait pas croire cependant à des préoccupations exclusivement mercantiles. En dehors des lluctuations auxquelles est mêlée l'œuvre d'art, celle-ci se perpétue dans les familles, s'intercale dans le bien-être intérieur, fait partie de l'existence commune. Elle répond à la dilection générale pour l'apparat, le décor pittoresque et brillant, et, dans les maisons riches, elle est comme l'apanage de la prospérité. Dans les autres, elle étoffe de sou luxe consolant le train réservé de l'existence. SouvenI il arrive qu'au lieu d'une simple pochade, c'est un tableau de maître ancien; alors une sorte de culte entoure cette possession; on n'a pas une ferveur plus grande pour une châsse. Et ce cas d'un trésor aux mains de gens d'une condition obscure est fréqueni dans la grande cité anversoise : les transmissions héréditaires ont fait descendre jusque chez le peuple des morceaux auxquels s'atlaclic la gloire des belles époques d'art. Il n'y a pas bien longtemps, une vieille femme dans nn dénuement absolu vendait une merveil- leuse tète de Christ de (Juiulen .Massys, qui. rachelée après, a fini par peser le poids d'une fortune. Anvers, examiné au point de vue de l'importance qu'y acquiert l'onivre plastique, est donc un foyer d'art considérable. A Home seulement on Irouverait un plus grand nombre d'artistes, et presque tous vi\enf dans une aisance relative, qu'alimente un travail continu, (iénéralement ils peignent l'histoire, le paysage et le genre ; bien peu se montrent sensibles aux particularités l (|u'une lioule de tètes et de dds; (juaud enfin les portes s'niivreiil. une clanieui' s'élève, et l'immense |»iélinemeid turbulent des trottoirs s'eiigoulfre sous les voûtes (\\\ corridor, graduellement apaisé. Dans le tas se coudoient des ap|)renlis de tous les métiers, des fils (li> bourgeois, des élèves peiidres, une promiscuité d'habits, de vareuses, de blouses; et des faces hfdées d'hommes mûrs, marins, employés d'entrepôts, commis du port, niililaiics. palrons d'iiidiisliMes, simples uvriei-s, s'ajouteni à la coline des jeunes visages indierbes. liieu n'est émouxanl comme le speclacle de cette l'ouie, composée, en de certaines années, m'assure-t-oii. de près de deux mille personnes, également stimulées par le besoin de savoir et se rendaid aii\ icoie-. comme à une fêle, avec un empressement joyeux. On comprend qu'avec un semblable aiguillon une race n"e-l pa-. près d'ahdiipier -a Iradiliun ai"tisti(pie. Il laiil voir d'ailleurs avec quel oi'j;iieil riioniiiie ilu peuple. l'oMNriei-. j'iirlisan parieiil (le leiH' i^rand liomuie, de ce Rubens dont la gloire est (le\eiiiie eu (piehpie sorte le patrimoine de chacun, (l'esl <|u'ils comprennent (pie toid un passé magnifique tient dans ce o l'IKtVI.NCE D'ANVERS. l'jy nom sonore, et, quand ils le prononcent, on sent qu'aucun nom ne leur paraît i)lus beau. Le souvenir du prodigieux artiste est si indissolublement attaché à la grandeur de la cité, qu'on ne peut l'aire un pas dans les rues sans se le rappeler. Le premier gamin venu vous montrera la princière demeure qu'il s'était édifiée sur la place de Meir, non loin de l'endroit où s'élève aujourd'hui sa statue, un ludu/c tléplorablement eniphali(|ue et froid; et les églises pleines de son génie, les architectures auxcpicllcs il a ini> la main, les \ieu\ carrefours cpii le \()\aient I.A MAISON DE RLDENS. passer, tout, juscpi'aux dénominations des lieux publics, vous donne l'illusion de sa présence perpétuée à tra\ers le temps. .Mais c'est surtout au musée qu'il troue, dans sa gloire sans rivale: avant même qu'il y apparaisse dans les apothéoses radieuses de la Vierye an pcrroquot et de l'Adoration des Mai/cs, on sent ses approches aux préparations de l'école qui le précède. Il est le dieu d'un olympe de talents et de renommées, et ceux-ci, comme des trompettes dans un cortège, annoncent sa venue. Aussitôt qu'on l'a vu. (piaud l'éblouissement de ses grandes toiles est descendu dans le 200 LA BELGIQUE. regard, tout s'efface devant ses clartés de soleil; assis sur l'escabeau d'or, il domine l'art flamand tout enlier, et il est vraiment an musée comme dans un temple. |)nrmi l'encens et les adorations. C'est qu'aussi Hubens incai'ne en lui luie é|in(|ue et une race. Il ari'ive à son lieure, cduinie tons les prédestinés, .\\aiil lui, un iiaxail sourd, considérable s'opère, qui le rend pus-ible et l'achemine à ses voies. Il est le dernier anneau de la cliaîne ((ui part des N'an Ey(di, de .Memling, de (juinten Massys et va jusqu'à .Michel Van Coxcyen, Eran/. Eloris, Marlin de Vos, en passant par Jean de Mabuse, Bernard Van Orley et Jean Mostaert : il s'assimile leur universel ell'ort, l'absorbe, eu fait son sang et son chyle, et, dans une combinaison prodigieuse, réuni! tou.s les caractères de l'école qui le précède. 11 est le sommet jaillissaid tout à coiq) pai'uii le mouton- nement des intelligences; les ardeurs, les troubles, les recherches, l'idéal lournn'idé des peinlics de son temps aboutissent à ses paro.xysmes calmes; il es! la genèse délinitive. Après lui, l'art des Flandres, abèli par celle grosse déj)ense de sève, loui'ue au mièvi'e et doucement s'engloutit dans la décréj)ilude. Mais l'énorme physionomie du Jiqiiler llamand ne s'expliqueiait pas complèlement sans ses voyages en Italie. Comme les .Mabuse, les Van Orley, les Mostaerl, il ((uinait les roules poudi'euses et ensoleillées qui mènent à Florence et à Home, Et, dans ce milieu cnllanimé, il s'initie aux maguilicences de l'art du .Midi, Les musculatures de Michel-.Vnge se gravent en traits de feu dans son cerveau. Les illuminations d'automne qui font flamboyer les pénombres de Titien réverbèrent dans sa rétine leurs pourpres dormantes. C'est une intuition rapide, émouvante, pleine de frissons; mais telle est déjà sa puissance, qu'il résiste à tous les enchantements : les œuvres qu'il fait à cette époque ne sont que passagèrement empreintes de latinité. Mieux qu'une cuirasse, en ell'et, son instinct de Flamand le préserve des entailles qui pourraient être faites à son originalilé : il pense en Flamand et il peint en F'iamand. Comme les gens de sa race, il a un idéal de santé plantureuse, d'existence cossue, largement calée en terre, et il exprime la vie matérielle, sensualise les choses, étale la tlcur d'une création à part, où tout est exubérance, désir de jouissance, absence complète de morliiication. .Mors que les llaliens rafliuenl la forme, épincnl la ligne, serrent de près leurs conloius, il enlle les silhouettes, il amplilie la nialière, il fait Irôner la chair déUnulue et grasse dans des agrandissements d'empyrée. Toutefois la concordance avec le génie de sa race n'est qu'une des lois auxtpielles se soumet cette personnalité étonnante : il appartient à sa race ; il ap|»artient aussi à son ép()(pu\ La trombe des inquisiteurs et des bourreaux de l'hilippe II à peine disparue à l'Iioi-izon rouge de sang, les Pays-Bas s'étaient comptés, redressés, remis à la forge. La fraclion la plus indépeiuliiiile élait deNeniie l;i liaulaine républi(pie balave, avec son cortège de héros, de grands citoyens, de grands peirdres, la pairie des Trump, des Barnevelt el des Bemln-andt. La fraction catholique, elle, s'élail soumise, Petit à pelil, chez celhï-ci, on vit alors relleurir les chandjres de rhéloi'i(pu', s'organiser les ommegangs, se reiormer les kermesses : el les maisons des bourgeois connurent des somptuosités inusitées, Une sorte de renaissance piiienne mar(pie celle péi'iodc : le seizième siècle avail élé unslicpie. rempli d'éhins sacrés, |)res(pie Ihéologique; et avec Allier! el Isabidie, c'est le \ieil Olvmpe (pii se chaule dans les |)oésies. Iiypei'liolise l(!s lelli'es et ménu' s'eni|iloie conti'c les moines et les abbés, (pie la satire remet en cause, malgi'é les ordonnances, l>ès lors l'énigme s'éclaircil : ce ])aganisme lardif, Henri, exagéré, imi l'elai-d sur les autres nations, jusiilie les mixtures de mylhologie el de légi'ude calholicpie cpie le maîtr(^ a fondues dans sou giganles(pu' creusel. lîidicns, eu cil'el, coiidiiiie lout ensenn)le la Flandre foulée aux pieds, rcuirée dan> l'ordre, puis reconipiise à la gaieté, aux fêles, aux pompes des églises et des coiir<. Il est l'hécatombe el rap()lhi'osonne et (pion désire: e| les atVres de la inorl. dans ses toiles, soiil loiijoin-- pi'oclies des sourires de l'aninur. •2ti 202 LA RFLCIOUE. Ses vastes compositions s'encadraient de colonnes et de volutes, se noyaient dans une fumée bleuâtre d'encens, dominaient la foule à genoux, caressants et terribles, jusfemeuls derniers mêlés à des ascensions triomphales. 11 y entassait tout ce qui bruit et luit, les cuirasses el les cascpies à cause des tons froids de l'acier, les simarres et les chapes à cause des Ions rli;iud> de l'or, les Ijrocaris, les soies et les satins à cause de leurs froissements lumineux, les vases précieux aigrettes de bluettes, la robe blanche des clie\au\. la rouge fourrure des lions, l'envolée claquante des crinières, le frisson pi'ofond des chairs, une sorte de fermentation ])rodigieuse de nature morte déliandée dans des tons odorant^ et cn])iteux de fleiii's et de fruits. Un Ilot bouilloniianl de vii' sort de son onivre, genèse jamais lassée, a\aid toutes les formes, subissant toutes les métamorphoses, touffue et siiH|ile ciunme la nature. Il improvise dans une sorte tie fureur sacrée; il fait servir la terre, le ciel, la mer à ses inventions; il prend à l'éclair son zigzag phosphorescent, à la nuit ses pénombres doucement étoilées, aux blés leurs roussissures de vieil or. à l'océan ses écaillements argentins di' poissons, à la voûte astrale la féerie de ses bleus dans la brume et le loj)a/.e brûlé de ses cuivres dans les apo- théoses du couchant, à la création entière des images, des comparaisons, des pratiques qu'il adapte à ses évolutions grandioses de masses en nioux émeut. Aiu>i il é\eille dans l'ànu' des sensations inoubliables qui vous bercent comme un songe ou vous remuent comme des coups de tonnerre. liegardez au musée d'Anvers la Vierge au j>errn(iiiel . tout imprégnée des tendresses fami- liales; l'harmonie en est si caressante qu'on croil entendi'e passer dans l'air la vibration des Ihéorbes et ties l\res. ('."est le tableau des i\resses maternelles. Jamais l'art n'a mieux l'ait sentir la joie extasiée d'une mère près de son enfant. L'adorable Vierge ou\re siu' la lumière du fond les bruns soleils de ses \eux pleins de songerie, el. assise dans l'éci-oulenieid de ses reluisaids satins, semble écouter un concert lointain. Hien ne peut dire non plus la chasteté inli'oublée de la jeune tille dans \ Edmation de la Vierge, ni la douceur, le détachement profond de la terre, l'aspiration aux délic(>s célestes émanées de ses chaudes prunelles ei'rantes. La grâce des flaudro n'a poiul l'espiré sous uue l'orme plus li(dle ; le UKude est ili\iu couiuie l'àme cpiil C(uuprime ; el la \ieille Aune, les perspectives bleuissantes du ciel, l'atmosphère eu\ermeillée. tout raxouue autiuir de la placide et chaste enfant, dans un grand frisson qui delà toile se communiqu(> au s|)eclaleur. .\ mesure que se prolongera votre contemplation, vous croirez voir vous sourire le songe d'une vie heureuse, dans les fleurs et la musiqiH\ sous les clartés d'une aurore printanière ; et des promesses de paradis, une joie Irancpiille (pu' rien ne trouble, vous emporteront, comme sur des ailes, au seuil unstérieux de la ( himère. Telle est la magie, dans r(eu\re de Uuheus, (\v\o les agonies, les deuils, les catasirophes gardent, sous l'enchantement de ses Ions comme sous une jonchée de Heurs, ré!)louissemeut heureux de la \ie à son apogée. La Sainte Thérèse délivrant du purj/atoire lieruardiu dans le lirouillard fuuiaul d'une aube de mai. Dans l'Adoratio/i des Mages, dans le Christ entre les deux larrons. \o charme se continue; ce sont des éclats voilés de soleil, des éfincellements sourds d'astres, on ne sait (pielle poésie de grands lacs tranquilles, eullamuies par le couchant, et, ))ar là-dessus, des musiques, des vols d'archanges, des parsèmemeufs de fleurs, de scintillantes égouftées de rosée, des sourires (jui oui la form(> d'une âme. l'uis, hrus(pieuieul. la bi'ulalili' du l'Iamaud perce, vous secoue dans les mollesses de rêve où vcuis glissiez, campe eu |)leine apnlhèose un Christ portefaix, PROVINCE D'ANVERS. 203 à taille athlétique nouée de musculature? saillantes et semblables à des câbles, comme dans la Trinité et le Christ à la paillr; mais un rais de soleil, un ruissellement de ciel bleu, une ondée perlée de lumière ont passé, radieux, sur le détail ciioquant, et l'esprit, reconquis après une déroute passagère, de nouveau flotte dans les surnaturelles voluptés. Si iiaul que soit au musée l'éclat de Rubens, il serait puéril de méconnaître la valeur des peintres qui l'y entourent. X'y a-t-il ]ias là. d'ailleurs. Van Dyck, Jordaens, de Graver, Snyders, ïeniers. F\t, tout un étoilement de constellations? Et ne s'y trouve-t-il pas aussi, parmi les LA \ I t n !.. t AL !■ t n U 0 0 L L T , D ' A I' L, L S L t T A C L K A L II L H l I! K \ b 11 -11 l S E E 11 A .\ \ L I; b . maîtres de la première heure. \an E>)clv, \aii (h'r \\e\ileu, .Memlinj;, .Massys, et. pour rattacher la hliation, les Mabuse, les Coxcyeu. les Gossaert, les Van Orley, les Mostaert, les Bosch, les Paienier? Le long des murs se succèdent ces chefs-d'onivre : le Christ en croix, la Déposition de croix, la 3Iise ait iniiibrau. d'.Vntoine Van Dyck. le jieintre des élégances pâles et des lumières lunaires, qui, dans une perpétuelle approche du maître, sut garder sa genlilhommerie raffinée, ses airs de tètes mélancoliques et patriciens, ses grâces longues et affinées d'amoureux des belles dames anglaises ; la Cène, le Christ an tombeau, Y Adoration des bergers, \e^ A//vijories de Jacques Jordaens, l'un des jdus merveilleux, sinon le plus accomph, 204 LA BELGIQUE. III' parmi les grands oii\i'i(M's i\r la |iaii'(|p: les natures aiiiiiialiere- et |i> |)eiiitni-e-. mortr Snyders. le |i()è(o dos i>ourinandises de la table; le Jir/i/is de ra'ujlr et les Deux lécricrs de Jean l'"vt. un artiste de luuilc taille, celui-là aussi, et (jui Iranelie sui' le lemi)s par ses sveltesses nerveuses, ses (inos anatomies, une f;rande mine de Velasque/. flamand: puis encore les Corneille de Vos, les Hreui;liel, l(>s ^^■\nanls, les Craesbeek, Imil le nuxau de l'école; et plus Idiii. ces clarlés du tiimamenl hollandais. ItiMulMauill. Hais, Sd rii. IViluirg, Oslade, (]u\|i, liereheni. \an de N'elde, Van der Ih^lsl, Wniiveniiaus. \iu^l autres uouis ipii. ajoutés aux maîtres d'Allemajino et d'Italie, composent la richesse de cette admii'ahle cullection. Il est à Anvers un antre musée, non point comme le premier', uniquement consacré aux arts, mais investi des plus glorieux souvenirs : le passé y dort dans sa poussière vénérable, de laquelle, aux évocations de l'esprit, s'éveillent des fantômes illustres, ("est la demeure des Plant in. Quand on débouche de la Poule rue du L'inu dans la |)lace du Mordw au Veui/reili, on a devant les veu\ une de ces onliutnances pittoresques de constructions d(>ntelées et pignon- nantcs aux(pielles s'accoutume le touriste qui parcoui'l les Elandres. Au l'ond de la place, une vaste habitation aligne sa façade, percée à droite d'une porte d'entrée surmontée d'un écusson, représenlaut une main sortant des nuages et tenant la coupe d'or, avec cette devise : Lahorc ci Constantia. Dès le seuil on est saisi d'une impression respectueuse; les dcuv tigures allé- goriques qui soutiennent le cartouche, taillées par Erasme Quellyn, et qui l'une et l'autre svmbolisent, dans une incarnation matérielle, les termes de la tière devise, vous avertissent que vous pénétrez dans une demeure régie par ces deux principes immuables : un persévérant elfort et un constant lalieur. 11 faut laisser dehors les frivolités de l'esprit; elles n'auraient rien à faire dans cette laiche d(> l'intelligence, demeurée bourdonnante à travers le temps; comme en un salon empli de vieux portraits, ton! y |)arle austèrement de la \ie accomplie. La vieille imprimerie de Christophe Plantin avec son logis et ses dé|)eudances, sa grande cour bordée de murs élevés, son labyrinthe de salles, de chambres et d'ateliers s'enfoneant à la lile dans les profondeurs des maçonneries et reliés ensemble par des couloirs, des passages, des escaliers, forme un ensemble de bâtiments du caractère le plus attrayant, où se retrouve, sous les changements qu'y apportèrent par la suite ses gendres et successeurs, les .Moretus. la dis[)osition primitive de la vénérable maison éditiée par le célèbre imprimeur. Dcii gulden Passer (le Compas d'or) {)erpétue dans les agitations du quartier, an milieu de la ville moderne, la paix active, le remuant silence d'une grande installation, merveilleusement outillée pour répandre au loin h; N'ei'be et concentrer les calmes méditations du penseur : il est tout à la fois une bibliothè(]ue. un cabinet d'étude, un laboratoire. Tandis que. dans les petites chambres du re/.-di'-chaussée, les lexicologues et les philoso])lies du l('in|)S, penchés sur leurs piqiitres. rayaii'iil de larges écritures les l'ames de papier jauni', l'idée se moulait, à un |kis deux, dans sa carapace de |)lonib, comme dans une armure d airain forgé; les petits ouvriers pou- dreux, maculés d'encr(^ (pi'on devine se mouvant dans lii pénombre, étaient les collaborateurs des graves historiens et des délicats humanistes; et ceux-ci. m xuc d'un Iraxail à demeure. (|ue la belle orgaiiisaliou iuti'rieure l'acililait. (''taieni eiiloiu'i's de collrrlions. de li\i'es et d'estampes. iiaNaienl (]u'à l'ieudre la main vers les [ilacards el les ra\ons pour \ irouvei' la certitude et la substance de leiu-s i-eiliercbes. Cédé il \ a (piehpies auui'cs à la \ille d'Anvers, pour un prix relatixi-ment minime, par un descendant de la famille .Mordus, riiùlel Plantin a gardé son mobilier du (piin/.ième siècle, son matériel d'imprimerie, ses vitrines garnies d'éditions précieuses et de gravures rarissimes, ses baliul^ eurouibrés des archixes de la maison, ses lauiliiis recouM'il^. des peintui'es du teuq)s. pa\sages et porti'aits, et, à pail les restaurations jugi'i's m'ccssaircs. l'aspect (iii'il a\ail PROVINCK D'ANVERS. 203 alor?; qu'il foiii:lioiiii;iil dmis sa pleine acUvilé. 11 nous souvient d'avoir visité, jusqu'en ses moindres recoins, antérieurement à la cession, l'immense oflicine, aujourd'hui placée sous la surveillance d'un conservateur; quelque cliose du désordre des chambres mortuaires refînait parmi les salles; les tiroirs regorgeaient de papiers entassés, dans lesquels la lumière n'axait point été faite ; el, par places, sur les murs, le délabrement commençait son œuvre. (h\ doit donc se féliciter qu'en abandonnant à sa ville natale le jtalrimoine de ses ancêtres, un patricien intelligent l'ait assuré contre le sort (|ui attend généralement les palais historiques et les curiosités qu'ils renferment. Les mains pieuses qui jusqu'à nos jours ont su préserver le vieil éditice et ses salles triséculaires des déprédations, des bouleversements et des morcel- lements sacrilèges, n'ont fait que se reposer de ce soin sur une protection plus stable. 11 L b E E P L i N T 1 N . l. 0 L l; 1 .\ T t 11 1 E U n E Tel qu'il se voit à présent, le musée Plantin ménage un sujet d'études el de contemplations unique au monde. En franchissant la grande porte décorée à l'extérieur du compas armoriai, le visiteur se reporte à trois cents ans en arrière; et cette impression rétrospective augmente à chaque pas qu'il fait dans la maison. C'est d'abord la partie moderne de l'habitation, une enlilade de pièces hautes, auxquelles on a rendu les fenêtres à meneaux de plomb, encadrant des vitres cul-de-bouteillc. l'alignement des chaises sculptées le long des murs, les pénombres brumeuses des plafonds saillants en travées, toute une disposition fastueuse et symétrique de clieminées monumentales, de tentures gaufrées d'or, de meubles façonnés dans le style du temps. Ile distance en distance se remarquent des sujets de peinture variés, alternés de por- traits : dans le [iremier salon, dix portraits par Rubens, dont quatre copiés d'après Fourbus, 206 LA BELGIQUE. e( les outres directemeiil interprétés d'après le modèle, représentant les uns el les autres Christophe Plantin, Jeanne Rivière, sa femme, Adrienne Gras, mère de Jean Moretus I". Martine Plantin. femme. du même, Jean Moretus I" et Jean Moretus II: dans le deuxième salon, sept Hubcns, restituant les traits d'Abraham Ortelius, Juste Lipsc, Arias Montanus, Nicolas V (Thomas Sarzano), Alphonse V, roi d'Aragon, Laurent de Médicis, Léon X ; dans la même pièce, un pur chef-d'œuvre de Van Dyck, le portrait de Baltliazar Moretus, tète fine, nez recourbé et pincé, yeux à paupières lourdes, peau tannée de ])aperassier oi'i le sang tiltre une bruine de Une couperose. Puis défilent des Pourbus, avec leurs chairs d'un rose de vie heureuse, leurs mains à la Holbein, leurs sévères ajustements noirs, des Corneille Schut, des Corneille de Vos, des Govaert Flinck, des Golzius, deux camaïeux ronds el gras de Rubens, l'un pour un titre de livre, l'autre pour une marque d'imprimerie. Des vi- trines occupent le milieu des salles; on y \oit étalées grandes ouvertes des bibles, ces belles bibles plantiniennes aux encres rouges et noires si finement estampées sur le papier. des manuscrits enluminés dont les vignettes, serties d'or et chatoyées d'eaux de pierreries, étalent comme des fragments de vitraux, des livres de compte, des documents relatifs aux affaires de la maison, puis encore une suite de dessins de Van Oort, d'Erasme Quellyn, de Martin de Vos, de Rubens, frontispices, titres d'ouvrages, compositions sacrées. Gagnez ensuite la cour, vaste carré bordé par les bâtiments de la librairie et de l'imprime- rie. L'émotion grandit à mesure qu'on se rapproche du mystérieux sanctuaire où s'élaborait le grand travail sacré de la ditfusion de la pensée. Le pas régulier des gardiens a cessé de se faire entendre : ici l'on est tout à sa songerie, et le lieu a quelque chose de solennel et de silencieux, comme un rampo santo. Sur les quatre côtés se dressent les façades, percées d'une infinité de fenêtres, les unes abritées par des volets en chêne à fermetures de fer, les autres épanouies dans leurs croisillons de plomb, avec la lueur verte de leurs viti'es bombées. Épaisse comme un rideau de velours, une vigne noueuse, énorme, pousse par là-dessus ses jets vigoureux, dentelle l'entour des fenêtres et des seuils, monte jusqu'aux gouttières, turbuleute, bruissant d'un éternel vol de mouches et du pépiement des moineaux. A travers les mailles de ce somptueux réseau, la même devise qui, dès l'entrée, signalait les activités intérieures de la grande maison, frappe le regard : Labore et Constantia; elle est sculptée partout, comme un blason nobiliaire et comme un titre de gloire, avec cette plénitude d'orgueil (pii sied aux héros de l'esprit et de l'épée. De distance en distance, le Inisie d'un des magiiilitpies impri- meurs, taillé dans un médaillon par quelijue maître, commensal de Iciu- foNcr. émerge de l'ove capricieux que leur font, en se recourbant, les sarments, et cette IVue placide, aux cimirs marmoréennes, par moments semble se plisser d'un sourire sous le frisson des grandes feuilles balancées. Une porte pratiquée dans les bâtiments de droite donne accès à une pièce éclairée par un jour dou\. Le long des murs, ^\v•^ armoires exhibent des tampons. de> brosses, des encres séchées ; près de la fenèli'e. un pupitre écornitlé et màchuré supporte des fragments d'épreuves, des feuilles apostillées de gloses marginales, des bouts de placards et d'édits, des règles, des écritoires, des mouchettes à chandelles. Un commencement de vie, où se devine le geste concentré, l'iitlilude penidn'-e des correcteurs, semble animer dexanl \(ius la |»oussière tournoyante sous le pied, el celle vie, vague encore comnu^ le prélude d"im cliiinl. comme le frémissemeid d'un carillon <[ui va sonner, grandira de moment en momeut. finira par devenir l'accompagnemenl de \olre vie propre, nu pliilôl l'absorbera dans son moinenieiil fantomatique. Une porte vient iece lihiiicliie à la chaux s"èri,L;eul deux antiques presses à bras, vraisemblablement de lu lin du seizième siècle, il \ a pres(pie un l'HOVlNCE D'ANVi:i;S. 20i aUendrissemeiit à coiisidérorccs vieux bois tailladés, j;i'ill'és |iar les clous cl les couteaux, aytint encore rempreinte chaude et la grasse salissure des mains. Kt la sensation s'est à peine efïacée ({u'une autre, plus puissante, amène, comme devant une résurrection, un frémissement dans tout l'ètie, à l'aspect de rinipi'imerie proprement dite, prolongée sous la clarté des fenêtres à coulisses, lamellées de pdilcs vilrcs enchâssées dans du plomb. A droite, les casses se dévelop- pent, pleines encore de caractères, avec les visoriums et les composteurs; à gauclie s'alignent cinq autres presses, demeurées des vingt-deux que la maison {)ossédait, et, dans le fond de latelier, des filets, des galées, des coins en bois, des interlignes traînent sur les meubles. C'est d'ici que partaient les belles éditions, les vélins rayés de lignes imprimées, les livres MCSKK l'[,A\Tr\, — I.tS l'UESSKS. enrichis de gravures, touie cette curiosité des bibliophiles d'à présent, celte lecture des bommes d'alors. On dirait vi-aiment que les typographes, qu'on s'imagine, on ne sait pourquoi, avec des figures en pointe, des barbes en dents de scie, des fronts nostalgiques et des yeux gris vaguant sous des besicles, viennent de quitter l'atelier ius(iu'ii demain. Or, demain, c'est aujourd'hui, un espace de près de trois siècles. I*uis des ateliers on passe dans une succession de réduits encombrés : ici, le cabinet de .luste Lipse, étroit et bas, avec ses murs tapissés de cuirs de Cordoue estampés de pâles tleurs éteintes sur fond d'or; là, la chambre des contrats, meublée de casiers où s'entassent les papiers de comptes et d'alVaires; ailleurs, la boutique où le greffier Grapheus venait confier à sou ami Christophe la rcliiii'c de ses volumes aimés: plus loin, le parloir où atteudiicul peut-être, en un join- d'alcrlc, avant de commencer leurs perquisitions, les envoyés du duc 208 LA BELGIQUE. (l'Albe suspechuil d hérésie le maître de céans, bien qne ceini-ci eùl é(é cliargé ])ar Philippe II (le la traduction de la Blhl'ia polyglotta. Tout ici parle de grandes ombres, tout garde l'indice de la vie et révèle comme un passage des âmes, à défaut des corps qui n"y sont plus. Un nouvel escalier s'offre; on le gravit, on pénètre dans les chambres de l'étage, et l'enchantement continue, le tableau se complète, une lumière plus certaine éclaire les destinations de la maison. \ uilà les cuivres, les bois, les premiers tirages d'eaux-fortes, les estampes de Ferdinand liol, \\'eenic\, Maldery, une collection de médailles, de moiniaies, de bois d'encadrement, de matrices, de sceaux, etc. Les yeux sont pris par tous les côtés à la fois. A peine a-t-on cessé de les fixer sur un point que d'autres surprises les sollicitent. Et l'enlilade des petites et des grandes pièces plonge plus avant, gagne le cœur de Thabitation, s'alterne de salons et de réduits, rattachés par des corridors sur lesquels s'ouvrent les éternelles petites l; \ E s A 1. L E DU MISÉE 1> I. 4 N T 1 N . fenêtres aux \ok'ls g;niii> de (■(uiiplicalioiis de serrurerie. Au passage, dans de l'oussàtres pénombres piquées de blueltes \ermeilles, comme les demi-leiiilcs pliosphorées des maîtres rembrauesques, on aperçoit des murs couverts de tableaux cl de bibliothèques, des meubles merveilleusement contournés, des boiseries arborescentes cl iouillées, des vitrines regorgeantes de pièces rares, dessins de maîtres, parchemins précieux ciunme des litres de noblesse, manuscrits du dixième au (|uiii/ième siècle, ceux-ci au nombre de près de deux cents. Et, tandis qucm regarde, l'air s'eMi|ilit d'iiuc rumeur de ruche en travail; les compositeurs, les correcteurs, les auteurs se croisent. s'inlciTogeut, se coudoicul. meltanl parloiil le Iraiue- ment soui'd de leurs voix; l'I de la presse sortent hinuiphautes, étalant lièrenicul la devise Laliore el ('onxtcu/fia. des pages aux encres alternées, aux iul>ri(|ues de sauguinr. pareilles h des grimoii'es cabalistiques. Partout la vie des anciens maîtres s'inscrit si pi-estigieusenicnl (ju'nii s'élouue de ne |i(iiiil a|)ercevoir en chair et en os, debout ihii^ reiicadrenienl dune des portes ou assis dan^ lui j IMi(l\ I.NC.K l»'ANVi:i5S. 209 faiitoiiil, lo (l(iii;l ornint sur lo lovlc ilc quelque in-folio, un do ces personnages graves et roses, In barbiche Une et la moustache en l)rosse, dont le poui'|)oint de velours noir, la fraise empesée el l'air avenant se retrouvent dans les Hubens et les \an hyck des salons du rez-de-chaussée. An moment de franidiir le seuil de la chambre des correcteurs, on s'attend à surprendre le docte Kiliaen dans son travail de revision. La lâche commencée est encore sur son pupitre avec le dictionnaiic liébreu ouverl à la Ixinne page, et, tout près, la plume où s'est grumelé un caillot d'encre. l'eul-ètre confère-t-il avec Erasme et FMantin lui-même, dans la bibliotlièquc voisine, parmi les livres précieux, lout |)rêts à être feuilletés par la main des érudits. Comme dans le château de la Belle au bois dormant, il semble qu'au tintement d'une heure mystérieuse un somme ait surpris à la fois tous les membres de cette famille industrielle, depuis le chi'l' jusqu'au moindic apprenti ; (pic tous ces êtres aient été rendus en même temps invisibles pour les yeux ; (pic les typographes aient (Hc saisis devant leurs casses par l'inévitable enchan- tement; que la main du graveur se soit arrêtée au milieu d'un trait; que le tour de vis de la presse ait à l'instant interrompu son évolution. Dans un composteur, un commencement d'alinéa s'arrête brusquement au milieu d'un mot; plus loin, des épreuves gisent sur des réglettes; dans le clair-obscur caressant des fonds on croit voir des silhouettes s'immobiliser, comme prises de léthargie; et les tentures, les rideaux, les volets demi-clos font flotter une brume chaude par-dessus de sombres étincellements. Le bruit des pas sous lesquels gémissent les vénérabl(?s parquets trouble uniquement la calme majesté, la muette grandeur de ce palais des intelligences. Soyez seul alors, n'ayez point avec vous de cicérone trop empressé. Fùt-il compétent comme Erasme lui-même, il vous gênerait et chasserait le délice de ce commerce avec les ombres. La voix intérieure sufht; n'écoutez plus que vos intimes suggestions! IX Les onviroiis d'Anvers. — Cnnfnrniifr de la terre et de la race. — Les polders. - - Le Bond. — Bien-être des fermes. Bêles et gens. — La kermesse de Piitte. Elle s'étend à rinliiii. la grande lande uniforme, à peine bosselée çà et là, avec le mélan- colique et doux aspect des paysages hollandais. Hobbema, Ruysdael, Van de Velde ont lustré dans leurs toiles ce clair satin des prairies, enveloppées, selon les saisons, de rutilances ou de tons assoupis, et tanl(')t chantant an soleil l'hymne des colzas, des coquelicots et des blés, tanl(M fondues dans les grises estompes des brumes. La terre flamande n'est monotone que pour ceux-là (jui préfèrent les gaietés turbulentes de la promenade aux impressions sereines des grands ciels appuyés sur l'horizon, aux tableaux riants de la vie rustique, à l'image d'un bonheur terrestre composé de l'accomplissement de la tâche journalière et de l'universelle abondance qui en résulte. De plus, elle est comme l'expression même du caractère de ses habitants el explique les grosses aises tranquilles, le goût du l)ien-êfre matériel, le renouvellement constant des humeurs du corps amenant la belle santé grasse en chair et riche en sang, enfin les habitudes de songerie silencieuse et jouissante qui font des grandes fermes de la contrée de ])etits |)ara(lis himiaiii<. (ui bêtes et gens connaissent i(>s apaisements d'une existence à l'abri des vicissitudes .Vu sud, vers Lierre, Malines et i5oom, régnent les labours, les gras pâturages, les champs coui)ês de fossés d'irrigation an ras des(pi(ds s'alignent les ormes et les saules; et cette fertilité devient encore plus grande dans les |)oI(I(m-s, tout le long (1(> l'Escaut, tant au nord qu'au midi, où les leireaiix ciuolaiiiiiienl rermeiitaii!^ doiveiil leur lécondit('' aux alliivions du tieuve. Harrant 210 LA BKLiilQUE. par places la perspective de leurs buttes aux criMes plates, des (•liaine> de dii;ues courenl à travers le pays, protégeant Tintérieur contre le danger des inondations et répartissant en même temps, dans une proportion régulière, le trésor des pluies entre toute la région. Sortes de montagnes arlificielles, ces digues ménagent de véritalilcs bassins cl empêchent que tandis qu'un champ se dessèche, un autre se trouve sous l'eau. De là cette prospérité égale du sol, produisant sur un espace considérable le froment, le seigle et l'avoine, avec une abondance qui ne tarit jamais, sans cesse se retrempe dans les luimidilés de l'air et des canaux, et fail de toute cette zone un prodigieux jardin d'une tloraisou continue. .Même le ]»elil cullixalcur. celui dont la maison, capuchonnée d'un toit de chaume, met au bout du cliemiu ses murs maçonnés avec de la glaise, connaît la certitude de la récolte. Dense, spongieuse, élastique sous le pied, la terre boit à une intînité de ruisseaux, s'alimente d'un arrosement perpétuel, s'en- graisse des buées flottantes à sa surface; comme le corps flamand lui-même, adipeux, lourd, puissant, d'un chyle épais nourrissant des tissus serrés, elle bouillonne à l'extérieur en un tlux de sèves tièdes et de renaissantes éclosions ; et le lopin bordé de haies, remué par les sueurs de l'humble travailleur, aussi bien que les hectares du grand fermier, verdoient, mûrissent, fructifient dans les brouillards et le soleil. Naturellement, une pareille productivité ne s'obtient cpie par l'action sans trêve des bras; une sorte d'organisation du travail s'est ajoutée ici à l'eflbrt individuel. Les propriétaires se constituent en association ou Bond, qui nomme un comité, ayant à sa tête un président ou di/fgraf [comte de la digue). Le comité du Bond représente les intérêts de tous les propriétaires, depuis le simple cultivateur jusqu'au gentilhomme rural. Il s'occupe de l'entretien des digues, des travaux d'irrigation, du fonctionnement normal des écluses d'alimentation, des débor- dements possibles de l'Escaut, car le grand tleuve nourricier, le père de la contrée, en peu! devenir l'ennemi, dans une heure de colère. C'est encore le Bond (pii transmet au gouverne- ment les vœux et les réclamations des fermiers, s'entremet dans les temps de crise, en tout temps est comme préposé à l'état sanitaire de la terre dont il étudie le diagnostic. A proprement parler, la misère n'existe pas au polder ; tout le monde y vit dans une aisance relative, de son fermage ou de son patrimoine ; et peu de spectacles sont plus réjouissants que celui de ses villages, avec leurs rangées régulières de maisons basses et trapues, peinturlurées de couleurs vives. Du milieu de l'agglomération s'élève l'église, une tour (juadrangulaire coilTée d'un éteignoir, et quelquefois une petite place s'espace devant, bordée de boutiques, de cabarels et de pignons de notables. Un peu plus loin, comme la pointe avancée du bourg, se grouponi les métairies, spacieuses la plupart, avec d'énormes cours tlanquées de façades construites en briques rouges : ici la maison d'habitation, lai'ge, confortable, égayée de hautes fenêtres encadrées de volets verts; là les écuries, les étables, les hangars, les remises, les granges, une installation à pleine étoffe pour laquelle la }>ierrç et le bois n'ont pas élé marchandés cl ijui s'anime d'un peuple de bêtes, oies gloussanles, dindes cacardantes, co(|s fanfarauls. chiens de garde aboyants, bœufs mugissanis, brebis bêlantes, chevaux hennissants, loulc une arche de jNoé se ruant à travers les litières, les purots, le brouillard chaud des paillers. .\ l'intérieur règne ]el)ien-êtrc dans toute son assurance Iranquille. Les chambres, gnindes h y mettre trois ou quatre ménages, se déroulenl sous des plafonds coupés de travées, d'un chêne enfumé et noir; et des bahuts, des di'cssoii's, des vaisseliers chargés de |)orce]aiue et d'étain, des chaises à fnud (]r l)ois, barbouillées d'uu Ion sang de bœuf, s'aliguenl le long tics murs, percés, aux encoignures, de cages profondes qui sont les alcôves. D'habitud(\ la famille se tient dans une salle commune, où coctionne la cuisine, lautôl sur de grands |)nêles à récipienis de fonte, encadrés d'une armature de tuyaux larges c( plats, tantôt dans l'àtrc profond des cheminées à manteau, ventilé |>ar des conduits vastes comme des corridors, cl (|iic garnit, sur ; IMiOVINCK irA.XVEUS. 211 iiii fVdiil do carroauv Uii!-;uil>. Iiisloiics de peintures^ lie de \iii selon le goût des faïences de Delft. l'appareil complique des crémaillères el des chenets. C'est aussi dans cette pièce que se consomment les repas, tout autour d'une table écurée après chaque usage et sur laquelle, aux heures vespérales, fument la pastanade odorante et les platelées de pommes de terre. A la tile s'assoient les maîtres et les domestiques, gardant dans cette promiscuité de la réfection en commun les dislances respectueuses de la hiérarchie; et le jaune soleil, si c'est le midi, les rousses clartés de la lampe, si c'est le soir, éclaiicnl à la ronde des faces hàlées. des cuirs xerruqueux, des peaux calleuses, devenues elles-mêmes pareilles à de la terre. Le repas terminé, la fermière aide ses servantes à enlever le couvert, les chats rôdent sous la table, en quête de rogatons, lentement le bruit des sabots décroît dans la profondeur des cours; puis, tandis que le fermier allume sa pipe aux fumerons de l'àtre et se prépare à inspecter une dernière fois ses étaJiles, la digne femme attire à elle un paquet de chausses, de linges et de surcots, et, les deux pieds sin- les barTcaiix d'une chaise, calme, se levant par moments pour surveiller l'achèvement d'un Iravail ou donner un ordre, elle presse activement sa besogne. C'est l'existence rustique dans son charme grave et sa noble placidité occupée; un peu de la solennité des monirs patriarcales persévère dans la régularité du train de maison, la ré|)artition éi[nitable du labeur commun, la soumission déférente du valel en\ers le maître, enfin dans la mutuelle concorde de la famille. Ajoute/ que la maison se distribue en une succession île |)ièces largement aérées, dans les- quelles l'existence se déploie avec facilité et où l'aisance se trahit par des armoires encombrées de linge, des garde-i'obes emplies de vêtements, un mobilier d'un faste rustique, sculpté en rinceaux massifs. \'ous y trouverez toujours l'alcôve tendue d'une belle toile reluisante pour les hôtes de la nuit, et les hôtes du jour sont assurés d'un large accueil dans la chambre qui sert de salon, décorée, celle-là, d'une garniture de cheminée, de services en porcelaine étalés sur l'armoire, de grands rideaux de mousseline tamisant une lumière douce. Les femmes, sous leurs bandeaux plats, d'un briui chaud qui, les jours de frairie, avive l'or de leurs grandes pendeloques et les décoratifs tire-bouchons pointant à leurs bonnets, ont de grandes figures régulières, des yeux humides et perlés, où semble trembler une goutte de café, des joues pleines terminées par des mentons rebondis. Dans l'intérieur, elles portent des coiffes en tulle, agrémentées de ganses de couleur, dans lesquelles s'enserre étroitement la tête; et sur leurs reins cambrés retombent les basques de courtes jaquettes ramagées de fleurs. Les hommes, robustes, les épaules carrées et le thorax développé sous leur veste de drap pileux, déploient un air de vigueur bonasse et de placide résolution; leur face rasée, d'une chair par moments bouffie, encadre des regards lents, tirant sur le bleu pille des faïences. Souvent il m'est arrivé de m'asseoir au foyer de ces fermes hospitalières, au retour d'une excursion dans l'immense plaine verdoyante; chaque fois j'étais frappé de l'aménité des manières, de la politesse du langage, de l'accord qui régnait entre l'âme et le corps, chez ces créatures robustes, entretenues dans une sorte de paix intérieure par les salubres émana- tions des champs. Je repensais alors à tes rudes romans, Georges Eekhoud, mélancolique el suggestif poète de cette contrée attirante, ton terroir d'élection, ainsi que tu le baptisas toi-même en ton Kecs Doorik. C'est d'elle, en effet, que procéda, toujours et sans défaillance, ton honnête iaheur d'artiste méprisant de la ville et fîlialement dévotieux à la teire. De ses sèves el de ses sueurs tu fis le sang de tes livres. Cependant il ne faudrait pas s'en tenir exclusivement aux apparences ; ces lourds terriens, ces patauds assoupis, ont par moments de furieux réveils. Vienne, par exemple, le temps des ducasses. et, entre toutes, cette mémorable kermesse de Putte, célèbre dans fout le pays, vraie noce de Gamache, compliquée des grimaces el des hilarités d'une fête des Fous, toutes lei» 212 LA BKLlilOt K. laces écarquillées do f^rands rires, les estomacs soiiiiiis à I'ciuiminc d'iiilriiiiiiialdcs j;oi;ailk's, les femmes el les hommes se clKM-clianl sous les saules: el l:i liuinhaiice. commencée au claii- soleil du iiialia. >c |Miursuil. à (i'iimms une l'ermenlation i^raiidissMidc juscjuc daM> les ombres de la nuil. (ne ivresse loiu'di'. lio(|ii("laiile. s'en mêle à la lin cl. l'nninic à coup> ilc iiiaillets. assomme les buveurs derrière les haies. Dès avant midi, la grande route est enc()nd)rée de \oilurcs emplies h délxjrdei'. cahotaul sur le pavé houleux des lapées d'hommes en cliapeaiiN de paille curidnimiés et de l'cmmes affublées de toilettes criardes, tous conron(lu> dans un empilement de laces roses, allumées, goguenardes. Quelquefois l'attelage s'arrête devant un cabaret : une poussée se l'ait dans l'in- térieur; tout le monde descend s'abreuver de bière sapide, tandis que les chevaux souftlent en renâclant ; puis on se prend |)ar les mains, on tom-ne en rond, ou bien on saute sur place, et souvent la bourrée continue dans le véliicule, après qu'on est remonté. Sur le chemin, des couples, des groupes, des llols de foule, mis en gaieté par cette joie qui passe, nouent à leur tour des sarabandes, b;ittent des entrechats, se livrent à des pas de deux burles(pies, en levant très haut les jambes et les coudes. I ne folie de gigoter s'empare d'ailleurs des plus calmes, dès qu'ils entrent dans le tourbillon de la kermesse; on les \oil lom-ner en roiul, avec des airs sérieux, une mine grave il'individus accomplissant une fonction; el, sous les blouses tloltani au vent el les rubans claquant dans l'air, la campagne a l'air de s'envoler dans un las de battements d'ailes. Cependant ce n'est encoi'e que le prélude. I)ans les cabarets qui s'éclii'lonneiil sous les arbres de la route, tonnent et meuglent des orgues, au mouvement précipité Ar< manivelles tournées par des hommes en bras de chemise. Quelquefois un orchestre de musiciens ambulants remplace l'énorme machine, ou simplement un ménétrier déguenille (pii. debout sur une futaille, racle de l'archet un violon pulmonique. l']t bien avant que la foule ar ii\e, ils sont inslallés, la contrebasse j)elant ses cordes sous des fi'ollemenls répétés, le cornel à piston salixanl en son cuivre fêlé, le tambour écorclianl de roulemenls de baguelles sa peau d'àne détendue, (^est un a])pel à la joie; (;à et là une paire d'amoureux se mel en (iMin: des essais de chorégraphie, encore timides, font trendjier les planchers; mais l'heure de l'orgie ne sonnera (juc plus tard. a|irès les lampées redoublées, l'engloulissemenl laborieux des mangeailles et les afijux de nujnde déversés par les trains stoppant à Ca|»pelle. (iraduellemenl la roide s'encombre; clKupie sentier apporle son contingent à la fête: de |)roche en proche les chanq)s sont sillonnés de longues liles pressant le pas. pour êlre plus tôt rendues, et bienlôl la ch;iii.ssée ondule sous une circulalion noire, acli\e. (pii dans le fond roule coinnu! un loirent. lue tempête de bruits s'écha|)pe à présent des débits, ions les orgues moulani à la fois leurs airs, à travers un charivari discord de llùtes piaillantes, de cuivres grincaiils. de basses mugissantes; et par moments une batterie de pa\illnn> de trompettes, en saillie sur- la boile. parlant (oui à cou|i c(unnie une canonnade. \im> envoie dans le tympan ses volées de sonorités. A nu'snre (pTun appi'oclie du l'uver de la kei'uu'>se. le tapage augmente, les cris redoublent, une énorme clameui', faite de rires, d'exclamalion>. d'appels, d'iniitalions de grognenn'nls de bêtes, d'apeurements de femmes serrées de li'op près, d'aigres chamaillis d'eidants. traîne par-dessus le |)iétinement de la foule qui nnirclie toujours, s'ai'rêlanl senlenu'iil punr danser. De distance eu disinuce. des IViiiu'es en plein veni sont ('lablies sur des tréteaux mobiles: un vaisseau de foule, aciive par des bouches soid'llaid an niilicn des joues gonllées, tels les Éoles des mvthologies. brasille s(in< le pélillement de la braise: cl un gril rouillenx. Iid)rilie de graisses, étale à plat de grantls harengs saurs, fendus e i deux, les entraille> iecid(pie- villées et pendantes. En d'aulres endroits, sous des lentes en toile, plantées sui- de- pi(|uel>. im;(»\ i.Nci': iiA.w Ki{s. 213 (le l(iiif;ucs tal)les s'oiiloiireiiL de liiiiics \acillaiils puiir les a,i;a|»cs de moules. (Jonslaiiiiuent Il-s labiés sont prises d'assaiil ; cliaiiiie cuusoiiimaleiir s'assied (le\aiil une pleine assiettée de mollusques bâillanl dans l'oignon el le persil, el un bruit aclif de mastication se fait entendre, landis (jue les mains, d'un mouxement r(\nulier, |)oi'tenl l'éiaillc à la IkjucIu', dans un mépris complet de la l'ourelielte el du couleau. lue i;l()nl<)unerie rei;(iide les estomacs de pains d'épice F E r. M I K l\ s D l 1' 0 I. Il K li . durs ronune le eailluii. de poissons sentant le torchon huiiiidc. d'o'ufs evlialaui un relent nido- reu\. Dans les cabarets, des buveurs s'immobilisent, empotés en des allaissements d'ivresse; les tonnes de bière, débondées coup snr conp. lâchent des tlots de clair liquide; et des aveugles, des bancals, des joueurs de clarinette et de violon, bousculés par la presse, s'efforcent d'cxciler la pili('' Ou ;uii\e eidin. Le village masse aiddur de ses deux églises, l'une proleslante et l'autre catholique, se> maisons Irapnes. aii\ façades (piadrillecs de lamboiu-des el ajourées de 21 i LA HKLliiniK. fenélrcs basses, la partie iiilV'iit'iirc reinoiilaiil dans iiiu' raimire : cl diaqur iuai>(iii c^l précédée iVww (mlldir m Ijriqiies allongées, (riiii rouge avivé par de iiiiiuilimix lavages. Ces! la Hollande : une borne, en fornu' de pvrainide, nii-parlie an\ armes belges el néerlandaise>, limite les deux tei'ritoires. Suivez la grande rue; dans toute su longueur elle est envabie par un lonrmillement de baracpios, d'éelioppes, d'établis, de tentes, d'éventaires débandés, tassés. :beva ucliant un >ur autre iei un étalage de bourrcliei', avee les lourds eiic\(Hre> à elou> de enivre, les l'ouels noués de glands l'ouges, les étrilles pareilles à des màelioires de grand poisson; là une mise-bas de fripier, avec des lo(pies éclatantes, des guenilles lustrées d'usure, des déiVocpies éraillées, polies par !<• coup de fer ; ailleurs un long frémissement de rubans (>t de bonnets pendillant à la boutique d une modiste ou coilfant des tbéréses niaisement sou- riantes; plus loin la montre d'un bijoutier, un cliquetis de pendeloques et de chaînes, un leu de verroteries, une traînée d'or el d'argent. des(piels dardent les spii'ales dont les femmes du pays aiment à se tire-boucbonner les lenqies; puis encore les pièces de tlanellc rouge, blanche, bleue des mercelots, étagées connue des assises de maison; des entassements de faïences peinturlurées de coqs indigo et sang-dragon, de grès râpeux, de terres cuites lustrées, toute une vaisselle entrechoquée à chaque instant par les poussées de la foule; des fonds d'ébéniste, de menuisier et de tapissier écroulés sur le pavé dans un amoncellement de matelas, de coussins, de lits, de berceaux, de tables en bois blani'. de chaises à fond de là. un lionnne râpé, les cheveux aplatis sur les tempes, accompagne des renàclements de son violon la conqdaiiite que nasille une femme portant un enfant dans ses bras; et par intervalles la femme promène sa sébille à la ronde, sans cesser de chanter. Des marchandes de pains d'épice, établies sur des charrettes transformées en boutiques, avec des gingas rouges et blancs tendus de haut en bas. se meiisenl. eu jaipietles fu>el(''es. tabliers blancs à grandes poches, bonnets barbelés pai-dessus des phicpies de niéhil. Ii;ip|ianl leurs pâtisseries l'une contre l'autre à grands tours de bras, el pur nujments dansant, pivotant sur elles- mêmes, battant le fond de la voiture d'un cognement de sabots. A côté se groupent les tirs à la chandelle, les tourniquets, les carrousels, les étalages de pepern(jles. de saucissons, de caramels el de chocolats, les baraques de géants et de géantes, les mystérieux cabinets des diseuses de bonne axeulni'c, et toujours les étei'nelles fritures en plein vent, gi'ésillanles à lia- vers d'épaisses fumées. Les saltind)au(pies. d'antre pari, ont dressé leiu's livteanx au lieu le plus apparent; le théâtre s'élève, dans une gloire de toile peinte, avec ses animaux tàbuleux, ses combats chimériques, ses atlas supportant des montagnes do (piintaux; el nu fracas de parade, un tintamarre de grosses caisses et de lifres, nu chupiement de souftlels donnés dans le creux des mains, un l'ainpuMnenl de voix loniiruani à travers des buccin-, lupuolisenl la foule, bouche bée, devant les dislocalimis des clowns, les jobarderies des (pieiio-ronges. la viande I / 1'|{(»vln(:k da.wehs. 217 débordée de la grosse ballerine, qui. majestueuse, sous son maillot violet et ses boulVantes mousselines, des accroche-cœur aux tempes, semble regretter des grandeurs lointaines. Cependant la gaieté va son train, les bâfres deviennent homériques, les gosiers gloussent en d'interminables lampées; et la fumée des réchauds, le crépitement mousseux des tirs, le brouillard des haleines, le llottement des poussières se mêlent aux pestilences des graillons dans lesquels marinent les beignets et les pommes de terre. Lentement le jour décline et, dans le soir, une soûlerie pesante bat les murs, les orgues rugissent par-dessus le rebon- dissement des couples, de bal en bal s'avive et traîne la grande kermesse inassouvie. Do- minant le tumulte des sauteries et des parades, le buste du grand Jacques .Jordaens s'érige, avec son sourire de bronze, sa large honnètelé épanouie, on ne sait quelle bonhomie joyeuse de se retrouver dans cette humanité gourmande et lascive, que ses pinceaux aimaient à re- présenter. Traqué pour cause d'apostasie, l'illustre Flamand avait quitté le sol natal et, loin des siens, était allé mourir dans l'humble bourgade où, il y a quelque dix ans, l'admiration de ses concitoyens lui éleva ce monument. Douloureux retour des choses d'ici-bas, celte gloire, isolée dans l'entrain d'une ducasse, a la mélancolie des lins de vie dispersées sur lesquelles s'acharne le sort. La foire de l'utte dure trois jours, pendant lesquels la chaussée ne se désemplit pas et les cabarets demeurent gorgés, chaque jour amenant d'ailleurs un public dilférent; c'est une salurnale d'instincts lâchés, de sensualités débandées, de toutes les convoitises satisfaites. Une fois l'an, le Polder se débonde dans ce festoiemenf, puis la chair, contente, se reprend au train de l'existence régulière. I.;i Ciimpiiie. — Aspect général de la contrée. — I.e paysan campinois. — Les superstitions de la- contrée. — Le berger de feu elle chien de feu. — La sorcière de Braesscliaet. — La ferme des Maigres. — Le polygone de Braesschaet. — LVruvre du défricliement généralisée dans toute la conirée. — Les fermes et les étables. — Courses de bœufs. — (jalnipthout. — Les dunes de sable. — Hoegslraeten, Herenthals, Mois, Turnhout. — L'abbaye de la Trappe. Tout autre que le Polder est la Campine, la région sablonneuse qui commence à deux lieues au-dessus d'Anvers, couvre le nord-est de la province et de là s'étend sur une grande partie du Limbourg. Ici le champ cultivé se fait rare, par endroits seulement met une enclave de touffes rabougries et pâles dans le crépèlement roux des herbes sèches. ,\u lieu des blés et des foins, déroulant leurs masses glauques que juillet ensuite allume de flambes rouges, la lande inculte et grise moutonnant de proche en proche; au lieu des digues et des talus verdoyants, oii des vaches grasses paissent à pleins fanons, des cônes brisés de dunes et de monticules à l'infini, ('à et là des bois de sapins plaquent sur la terre grise ou jaune des taches noires, funèbres, bordées à leur lisière de mares rouilleuses où s'échevèlent les ajoncs; puis l'étendue recommence, tantôt plate et tantôt bosselée, comme le désert du riche pays flamand. Quelquefois un famélique troupeau de moutons s'aperçoit, broutant les pousses au ras du sol, sous la garde du berger, morne silhouette immobile, et du .y/ifs, le chien fidèle, le com- pagnon des jours torrides et des nuits glacées, qui, le poil noir et hérissé, les yeux en feu, les oreilles droites, ressemble à l'esprit de cette nature farouche. L'homme, enveloppé dans sa limousine de bure, vous envoie un goedeu dag .'ivhle et grave; le chien, défiant, s'approclie, le museau tendu ; et lentement le troupeau passe en hélant, décroît dans la profondeur, ne laissant après lui qu'un nuage de poussière qui insensiblement se dissipe dans la clarté du joiu*. Le caractère du paysan campinois se ressent de celte désolation de la glèbe; tandis que le 28 218 LA BELGIQUE. fermier du l^oldcr, liilare el gOf;uelu, est porté à l'expansion, à la gaieté, à la iliMussion fron- deuse en raison de sou indépendance et de son bien-être, le Campinois, pauvre, vivant du produit des balais, des nattes, des fruits de conifères (masfentopjwn) qu'il porlo à la ville, est défiant, superstitieux, hostile aux idées de progrès qui soufflent des grands centres. Habitué à se replier sur lui-même, dans une concentration permanente, loin de sa hutte de chaume et des aigres glapissements de sa nichée, — car la terre qu'il habite et laboure, suant sur elle toutes les eaux de son corps, est souvent perdue, à de grandes distances, dans l'énorme broussaille aride de la contrée, — il s'enferme en de longs silences, tourne à la taciturnité, finit par ne plus vivre que sur un petit répertoire de mots, toujours les mêmes, liien n'est triste comme de voir ces hommes, maigres, les vertèbres saillantes sous la peau, évidés ainsi que des squelettes, s'escrimer sur le sable friable, infécond, pareil à de l'eau solide qui fil- trerait d'entre les dents de la herse. La lutte est terrible entre le sol et la créature misérable qui le fouille, cherche à en arracher la pierre et le chiendent, à grands coups de soc et de pelle le remue, et seul, pendant des jours entiers, sous l'ondée, la rafale, l'àpre soleil lancinant des midis, petit à petit tourne à la condition de la bête, les yeux mangés par la réverbération des calcaires, les oreilles emplies du bourdonnement perpétuel du vent, l'àme et l'esprit vides. Bien plus qu'il semble penser à la subsistance des siens, il a l'air, cet être solitaire et décharné, ce bœuf ù face humaine accomplissant son travail sans trêve, sur lequel la mort vient le sur- prendre, de creuser, dans l'ingrat giron d'un cimetière, la fosse où les autres le coucheront tout ù l'heure. Il ne connaît rien des satisfactions du labeur; toujours devant lui les brandes et le caillou surgissent, s'allongent, s'entassent; il n'a pas plutôt lini sur un point qu'il lui faut s'acharner sur un autre. Hue! dia! lui crie le sort; et il va, poursuit son œuvre insensée, pauvre corps usé qui se désagrège et se disloque chaque été un peu plus. Passez dans un mois, dans un an : vous le trouverez à la même place, hâve, crevassé sous les hides, se repo- sant à peine une heure vers le milieu du jiuu', quand juin rôtit et gerce la lande autour de lui, dormant alors, derrière un sillon, à l'ombre de sa charrue, son somme de brute à poings fer- més, puis reprenant son outil et se remettant à peiner. Ce grand etïort touche celui ([ui eu est le témoin, comme la lutte contre les éléments et les fatalités; ainsi l'on assiste, du haut de la falaise, à la bataille de l'homme et des flots, à la tourmente où tournoie un navire, pareil à un combattant dans une mêlée, et l'on conjecture lequel sera vainqueur, de la marâtre nature ou de l'implacable ouvrier qui cherche à mettre à nu sa mamelle. lu |»areil état de l'âme et du corps est bien fait pour engendrer les terrem's, les idées malsaines, les ci'oyances chimériques. A force de s'attaquer à la chance sourde et aveugle, on (luit par redouter l'hostilité latente d'êtres invisibles. Que la vache mal nourrie crève dans une colique, que le veau se boursoufle, que le blé semé dans la pierre se dessèche en terre, il n'en faut pas davantage pour expliquer la présence d'esprits rôdant sur le champ et la maison. Il y a ici comme une grande ondjrc grimaçante et cornue sur fout le pays; dans la lune rouge et déciiiqnetée, dans la brume d'octobi'e, dans le soleil caniculaire, la créalure tenue aux confins de la bestialité par l'absence d'éducation et le retour d'iui même labeur borné, discerne des signes funestes, des pronostics mauvais, racbarnement des |)rovidences noires. Elle se croit entourée de maléfices, voit partout le diable, a foi dans la haine tenace, inapitoyée, dont l'enfer poursuit la malheureuse humanité. Quelquefois, perdu dans la lande déserte, aux approches du soir, le passant entend distinctement la rafale se lanieuler avec une voix humaine, les bruyères s'agiter comme \\u long suaire traiuanl par l'éleiidue, et sou propre pas l'épouvante : blême, Iremblant, évitant de regarder dei'i-ière lui, il se presse vers sa demeure, et, quand il est arrivé enfin, souftlaut de peur et de hâte, il raconte, portes closes, d'une voix basse, qu'il a vu le « berger de feu » tournoyer par-dessus la plaine, dé('rirc des o > F'ROVINCE DAN VERS. 221 entrelacs flamboyants sous le ciel, se diriger iinalenienl \crs un cerlain point de l'horizon, pendant qne des clameurs, des hurlements, des cris de chouette passaient dans l'air. Généralement, en effet, la superstition affecte ici la forme extérieure des seules créatures qui habitent constamment la lande : le pâtre cauteleux, muet, vindicatif, parlant aux étoiles, en commerce constant avec la nature; le chien, insidieux et rusé, sorte de messager de l'homme dans ses fréquentations diaboliques. Ce sont presque toujours des histoires d'âmes en peine, taquinant le passant, l'égarant à travers les fondrières, l'illusionnant avec des mirages trompeurs; elles errent au loin sous une forme monstrueuse, expiant ainsi les scélé- ratesses pour lesquelles elles sont punies. On n'a pas de peine à deviner, derrière ces imagina- tions cruelles, l'impression produite par un phénomène fréquent, en ces espaces couverts de matières en décomposition qui, les soirs d'été, sous l'action de la chaleur, s'enflamment et dégagent des phosphorescences. Les tordions ignés, rasant le sot ou montant en spirale el dans lesquels le paysan suspecte des âmes errantes, ne sont ipic des follets formés des gaz de la tourbe et dardés parmi les obscurités bleues de la nuit. Comme le Breton et l'Ecossais, le Campinois assied à son foyer une muse féconde en inventions; c'est elle qui flotte sur les lèvres des vieux conteurs, assis dans l'âtre et répétant à la veillée les histoires naïves cl terribles dont les romanciers et les poètes flamands ont tiré largement parti. Ajoutez que l'habitant de ces régions a gardé la foi des ascètes dans les pratiques du culte religieux, qui! est catholique à la manière des Vendéens, et que son attachement an |)astenr, le seul guide qu'il reconnaisse, s'exalte jusqu'au fanatisme. Toutes sortes d'idées de sorcelleries ont cours dans les villages. Certaines gens, victimes d'un vice de conformation ou notées pour lelle autre particularité sur laquelle s'exerce la malignité publique, sont convaincues de pratiques démoniaques; souvent il suffit qu'elles soient |)lus intelligentes que les antres pour devenir l'objet de la défiance universelle, il n'v a pas bien longtemps, on me mena voir une vieille femme, vivant à la limite d'un hameau, du rapport de son champ, non sans un peu d'aisance; c'était, disait-on, une des nombreuses sorcières du pays; elle jetait des sorts sur les maisons, ensorcelait les bètes, pratiquait le nonement et le scopélisme; dès qu'elle paraissait quelque part, l'eau tarissait dans le puits, la vache se chémait, la cheminée s'emplissait de fumées pestilentielles; et tout le monde la fuyait comme la lèpre. Je vis une créature énervée par le travail de la terre, avec des yeux doux et affligés, sans méchanceté aucune ; mais elle avait le malheur de connaître les vertus (les simples, ayant recueilli cette science, comme un héritage, de ses aïeux, et plus d'une fois elle l'avait appliquée avec fruit pour soulager des malades. La rumeur s'en était colportée dans les alentours, et petit à petit on en était arrivé à croire qu'elle entretenait avec Belzébuth un commerce abominable. Les enfants, embusqués derrière les buissons, lui jetaient des pierrailles, les hommes lui montraient la pointe de leurs fourches, les femmes se signaient sur son passage : elle était exécrée et redoutée à la ronde. Son dos voûté, sa maigreur émaciée, sa peau rude et crevassée comme celle d'un crapaud offraient seuls des analogies avec le physique du rôle qu'on lui prêtait; mais son regard, où ti-embla une larme quand elle nous parla des siens qu'elle avait perdus, attestait un cœur sensible et compatissant. •Non loin de la cabane qu'habitait la pauvre vieille, se groupaient les bâtiments dune ferme qui avait connu l'aisance autrefois, si l'aisance existe réellement pour les terriens misérables de cette contrée. Les portes des celliers battaient au vent, des bouchons de ()aille comblaient les vides laissés par les carreaux aux fenêtres, et sur leins ais pourris les toits béaient, délabrés. Un affreux dénuement régnait à l'intérieur; dans l'àtre où se consumait un petit feu de tourbe, un berceau, poudreux et sale, était balancé ])ar un garçon de sept à huit ans. les cheveux emmêlés sur un museau de bête; et d'autres enfants, le menton aii\ i;cnou\, avec 222 LA BKLfilQlK. (l'li()iril)los iiinifiTOurs, se louaient acci-oiipis près de la flamme, secoués ronstamment par un ^rand Irembiemenl de fièvre, l'ne table, un dressoir \idc de ses vaisselles, quelques chaises vacillantes composaient Tnniqne mobilier de la chambre on s'étalait cette misère; la chambre voisine, que nous vîmes à travers rcnirc-bàillement de la |>()rle. Idule luic cl n'ayant, celle-là, (lu'iiii pileux grabat en désordi'c. iiifcclail un l'aguenas d'hôpital, comme un lieu voisiné par la mort. La mère ne tarda pas à rentrer, étant allée ramasser dans un bois prochain des pommes de |)in pour son feu; puis le père apparut à son tour; et le couple famélique semblait sorti de quelque danse macabre de llolbein. lui vieilli avant le temps, les épaules effacées et croulantes, une slii|)eur d'hébétude dans la prunelle, les membres agités d'une choréi' (|ui le mettait en mouvement, comme un nu'canisme d'os et de chair; elle, grande, largement plantée sur ses pieds, mais la face éraillée, les yeux morts, le crâne pelé, ouvrant une bouche tordue par les sanglots (>t qui ne savait plus se fermer. Il fut un temps, nous assura-t-on, où cet homme et cette femme passaient pour les plus beaux du pays; ils s'étaient mis en ménage, gaiement, dans une abondance de toutes choses; et petit à petit la guigne avait pris jdace à leur foyer, les élables s'étaient dépeuplées, le champ n'avait pins donné qu'un maigre rendenieiil. ou avait senli s'appesantir la misère sur le train de la \ie. l*ar surcroît l'organisme, insuflisammenl nourri, s'était débilité dans les lièvres et la maladie; des enfants étaient morts; d'autres étaient nés à travers des gésines douloureuses; et, l'incurie s'aggravant de jour en jour, la maisonnée avait connu les affres d'une perpétuelle agonie. C'est à peine si ces tristes créatures, |)areilles aux bêtes en cpii la brutalité de l'homme a tué l'intelligence, avaient conscience de leur déchéance: la mèie accepta, sans sourcillei'. l'aumùne que je lui mis dans les doigts; et, comme nous allions de l'écni'ie déserte, on des bourrées de brandes axaieni r'emplacé le> chevaux, à la grange, dans un coin di' laquelle s'éparpillait un polit tas do pommes de terre grosses tout au plus comme des nuu'rons, elle nous suivit de son morne sourire immobile d'idiote. La sorcièic haliitanl à un jtas, on ne manquai! pas de dire que la ruine de la ferme était due à ses sortilèges, et eux-mêmes en parlaient comme d'nii fait certain, avec une haine sombre, à laqiu'lle l'habitude du luallienr avait mis des sourdines. Tdid aidonr de l'Iiabilation s'étendait ime lerre aride et pâle. (ii\ le sable perçait sous les nH)lles brunes, parmi les |)ierres et fa bi'uyère : c'était la leur, et, pai' lâcheté, accoulumanco paresseuse, iinililiti' de se débattre contre le sort, ils la laissaient im|)roductive. l n des aspects de la (lampine nous fut révélé là, en celle senline |)nanle et ee délabrcmonl sordide au milieu desquels, plus mal (pi'eu lui terrier, vixail loiile une famille. L'àpreté des batailles contre le sol. les éléments, rimdénienc(> des saisons suscite par monieids. en ellot. chez ces colons si pou payés do leurs sueurs et lléchissant sous le mal de rcxislence. une renonciation farouche qui lentement les mène à la prostration et ne leur laisse plus que la force de soidlVir. dans une détresse devenue comme le foml mémo de la vie. Cotte misère qui s'abaiulonne est l'enxei-s de riqiiniâtre et résistant effort du travailleur sin- (pii les rigueurs dosa coiulilion n'oni pas de prise el ipie pins liant j'ai montre, penché par-dessus la glèbe et la bêchant à coups Inrienv. dans un eneiii'nieni sans trêve. P.i'aosschaet. (pii m'(dVrail un si lamentable tableau. p(Uisse à la débandade, à travers le déroulement de< -ablos. sur des rangées inégalement espacées, un groupe de maisons, d'abord assez, serrées an\ approches de l'église, cl (pii onsuilo s'espacent à mesure qu'on s'écarte du centre du village. Le |ia\é s'allongea travers l'agglomération, lai'ge, bosselé, à toute heure battu par les équipages dn Iraiii. le- \oilni(N d'andinlanco el de niiinilion<. les galops de l'aililleiio: el ce grand passage, cet appai-eil nu'litaire, (h'Ierniim's parle voisinage dn l'ol\,-oni', lui donnent vaguement l'air affaire el l.rn\aiil d'un bourg en temps de giiene. A une lieue environ de la bourgade, se masseni a\ec une régidaialé géomélri(pie les conslrnclions militaires édiliéos on PROVINCE D'ANVEUS. 225 vue (le l'exercice du tir ;ui canon; elles bordent une plaine presque unie, pommelée de bou- quets de pins sylvestres el de taillis de cbène, et entrecoupée d'avenues, de jardins légumiers, de haies vives et d'arbres fruitiers. Toute cette partie de la contrée s'est amendée sous le coup de collier fraternel du soldat et du paysan, attelés à la môme charrue et délViciiant d'un commun ahan la lande rebelle. Ce que des religieux, les robustes et courageux trappistes de Uostniael, ont fait pour la zone où s'élève leur abbaye, transformant en champs de fourrages et de blés, en potagers grassement fertiles , le Zand infécond, prolongé partout autour d'eux comme une terre morte, avec une succession ininterrompue d'herbes pâles, de bruyères et de joncs, les troupiers belges l'onl fail |iour les sables au milieu desquels se dressent leurs installations. Plus au nord de la province, vous verrez pareillement, entre Hoogstraten et Merx]ilas, vastes pénitenciers régis comme des colo- nies, le vice, la misère, l'oisiveté, réglementairement embrigadés, s'employer au travail de la terre, collaborer à l'œuvre générale du défrichement, graduellement amener le bien-être dans le |)a\s circonvoisin. Il n'est pas jusqu'à cette autre colonie, plus sinistre encore, bien qu'elle serve à un genre d'internement dilférent, Gheel, (pii n'apporte des bras à la tâche commune. Là vit un peuple sombre, dans les hébétudes et les hallucinations de la folie; chaque paysan héberge ciiez lui un ou deux fous, selon sa maison; et tous mènent ensemble une vie rustique, où le travail souvent met un frein à la fureur des démences. Ainsi le reli- gieux, le soldat, le dangereux vagabond des villes et le pauvre être privé de raison lui-même ont, petit à petit, ferlilisé le sol rebutant et dur. Ce ser;iil, d'ailleurs, donner luie idée erronée de la contrée que de s'appesantir exclusi- vement sur la misère du i)elit cultivateur. Comme le Polder, la Campine a ses grandes exploitations, ses fermes enloui'ées de champs cultivés sur de vastes espaces, ses troupeaux (le bd'ufs el de moutons paissant dans les herbes; mais l'aisance ici est achetée au jirix d'un labeur plus ardu et, même chez les riches fermiers, ne stimule pas la belle ordonnance de la maison, le train généreux de la vie, l'abondance des repas, le goût de la parure et des joyaux. Les femmes, plantureuses et grasses dans la région fertile, d'une chair alimentée par des sèves riches, comme de la belle boucherie saine, sont, dans le pays du sahle, maigres, sèches, rata- tinées, la peau terreuse, sans grâce et sans coquetterie. Encore bien plus, l'homme, cassé par les labours, mal nourri, tenu en détiance perpétuelle parla fortune incertaine, s'écarte de l'am- ple structure du Flamand pléthorique. Ln fond de sauvagerie farouche perce sous les visages, comme une rancuiH3 contre la glèbe hostile et la rudesse de la vie. Constamment une acre odeur de tourbe, des mofettes marécageuses et fermentées, une fumée de gaz méphitiques empestent l'air; les bêtes elles-mêmes, languissantes, avec des mélancolies dans l'œil, arc-boutent des car- casses évidées sur de minces jarrets. On est loin des vaches découpant, dans les hautes herbes des pâturages de Sanlhoven, de Iloevenen et de Santvliet, leurs grandes croupes cabossées, des énormes porcs gorgés d'aliments et pareils à des boules de suif, des pesants chevaux musclés dont la robe, lisse et bien tendue, se lustre de luisants de salin. Le pacage n'offre, dans ces latitudes broussailleuses, que de la maigre terre pelée, et l'insuflisance de cette nourriture fait paraître l'animal soulfreteuv et rabougri. Au lieu de jiaille, une litière de feuilles sèches et d'aiguilles de sapin garnit les étables, on se meuvent, dans les bouses et le suint, des ossatures eftlunquées. La vaillance, toutefois, demeure le caractère dominant de la bête, en cette vie qui semble jirécaire. Qui ne s'est attardé à regarder un petit cheval, écharné et nerveux, traîner, dans le sable où les roues s'enfonçaient, une cliarrelle grinçante sous son faix, et aillenis une paire d'auniailles, le llani' caverneux, tirer le soc à travers les sillons pierreux, d'un pas ré'gulier? Tenant le contre ou marchant le long des ridelles, le conducteur sifllail dans ses dénis un air irisle ci doux, (pie r\llunail la marche lenle de l'attelage. 220 KA HHLCIQUE. Toiil a c des convoitises vindicatives pour les ménages heureux, lui lait rechercher le silence et l'obscurité. Une vaste pièce, enfumée pai' ITdre où flambent des amas de tourbe, sert à loger la famille, à prendre en commun les repas, à traiter les affaires, à recevoir les hôtes; dans le uuu-, échaudé une fois l'an, sont percées des alcôves; el des l)oulres (\n plafond, noircies comme du bois eai-houisé, descendent des jambons, des |)ièces de lard. (\r^ chapelel'^ d'oignons. I ne conclu! terreuse, comme une crasse de vieille bouse, embruuit les bahids. les chaises, les tables, le plâtre étendu sur la Iniipie, et semble nn)nter aux visages, les hàler d'une patine bistreuse. Dans la j)éuombre, sous le jour bas des fenêtres, nu dressoir aligne ses assiettes bordées de listels en couleui', ses brocs de faïence, ses grandes cafetières en ciii\re rose, et sur le crépi sont accrochées, de dislance eu distance, des estampes encadrées de bois, des images de petites Vierges sous verre, décorées de touffes de buis. Dans le ret(UU' de la iiaide cheminée à luaiileau. frangée d'un laudireipiin tu\auté. une \ieille canardière suspeiuliu' trahit des goùt> de chasse et de braconnage. VA pi'oche des créatures humaines, (laii< des étables délabrées, riniiiMen! ie< lueufs, \aulr('s sur de maigres litières. PHOVLNCE li'A.WERS. 229 La sombre eslampc des Mair/rcs, de Breugliel de N'eloiirs, revient alors à la pensée, contrastant avec les aises gorgiases des G/r/v, les paysans plantureux du Polder. Au detiors, plate, coupée de fondrières, deci delà rayée d'un rang de baliveaux, la lande s'allonge, sous le midi qui la gerce, sous le couchant rellélé dans ses tlaques en rouges éclaboussures, sous les blêmes lunes farouches qui la peuplent de fantômes. A Calmpthout, brusquenu-nt elle se redresse, dans un soubresaut de dunes hautes par monienls comme des montagnes. De même que Braesschaet, qui a aussi sa colonie d'artistes en quête d'impressions sauvages et fortes, c'est ici un endroit recherché des peintres : toute une école s'est formée à l'élude de celle nature sévère, les Baron, les Heyraans, les Asselbergs, \Lt U^.^ ]PL.\tb UE CALMPTHOCT. les Coesemans, les Verstraete, et leurs grands parasols gris arrondissent, été comme hiver, dans l'étendue rose ou blanche, selon la saison, leurs dômes de gros champignons. Quand, à la descente du train, on a suivi pendant quelque temps la chaussée, dont le pavé s'ensable graduellement et finit par se raviner d'ornières ourlées de mousse, on dépasse bientôt im pelit groupe d'habitations coiffées de chaume, dernier vestige humain dans ces latitudes; puis le désert des sables commence. Un moutonnement de toison soulève la plaine, aux boutl'ées du vent, comme un poil roux de bêle que la main rebrousserait, tacheté d'acajous sombres et de feux clairs, et le pied fait craquer constamment des tiges embroussaillées et courtes, qui se déroulent de proche en proche. Par échappées un mince chemin décrit des serpenlaisons, rayant la masse brune de son rid)an chiir. Il est le fd conducteur en ces larges espaces, où l'on risque à tout bout de champ de s'enfoncer dans un marécage et qui, aussi 230 LA BELGIQUE. bien que les forèls enchanlées, multiplient les sorlilèges pour égarer le voyageur. Un silence morne pèse sur l'élendue, troublé seulement par le froissement long des bruyères et le zou endormeur de la brise siftlanl à vos oreiller-; pas d'oiseaux, si ce n'est un épervier fendant l'air, tache noire flottant dans les hauteurs du ciel, ou un vol d'alouettes planant dans une vibration argentée, f Au loin, les dunes manirldiiiKMil sur l'horizon, par bosses inégales, avec des crêtes dentelées ou coniques, comme des vagues figées, et l'on a l'impression d'une mer prochaine, apparaissant tout à coup derrière leurs sables d'un jaune mat marbré de plaques de sombi'e verdure. De leur sommet, c'est une mer, en effet, qu'on aperçoit, mais solide, déferlant au large dans une houle de végétations rabougries et tortillées. Des flaques d'eau écaillées de reflets de ciel miroitent par endroits, comme un linu d'azur dans la sombreui' uni\erselle. .\u\ limites du rii'l. un rlo- cher aiguise sa pointe, un bois de sapins ])laque sa masse foncée, un lr;iin ipii pas>e prolonge sa fumée; et quelquefois une charrette attelée d'un cheval, un troupeau de moutons, une silhouette d'homme, comme perdus dans l'énorme lande, passent, décroissant petit à petit et finissant par ne plus être dans la perspective qu'un point imperceptible sur lequel se referme l'espace. Au ras du sol, de longues bandes d'ombres se meuvent, ondulent, ressemblent à de la terre (jiii se mettrait à marcher, tandis (pie de lourds nuages, formés des vapeurs suées par les marais, se balancent dans les fluides transparents du ciel, tout doucement ensuite se dissolvent sous la chaleur du jour. Toute la plaine s'enfonce dans un brouillard fumeux de métal en fusion. Une évaporation perpétuelle communique à l'air comme le treml)lement d'un voile frissonnant, à travers lequel le paysage semble osciller dans des apàlissements de ckirli'. C'est ainsi que m'apparut la contrée quand je la vis pour la première fois. On touchait aux derniers jours d'octobre, et le soleil ne projetait plus dans la noue mélancolique qu'une chaleur attiédie. Des rouilles de pluie ensanglantaient le smIjIc des sentiers, mais les mousses s'allumaient encore, sous le froid rayon, de flambes veiles et jaunes, de phosphorescences, d'éclairs sourds de fluorines et de cuivres arséniatés, eomme ces velours merveilleux dans lesfjuels la chimie fait passer un frémissement vague d'animalité; et la bruyère, défleurie par touffes, s'aigrettait de plumets violacés, comme d'un reste de jeunesse demeuré à travers les premiei's frimas. Il eut fallu revenir l'été, alors que la grande terre sombre connaît les allégresses amoureuses, rutile comme un prodigieux bouquet, s'effume en des floconnements de nuées irisées, halettc dans les vents brûlants, et que, par-dessus le fourmillement des longs lézards noirs et le cré- cellemenf des stridentes cigales, tremblent, dans la fournaise de l'air, de longs vols de papil- liins ocellés. Le souci du lalienr (pinljdien ne m'a pas permis de réaliser ce désir; il m'et'd été d(Mi\ punriaiil de gnùlei- l'anéantissement des midis dans ces latiludi's en lleui-. apr'ès les avoir vues à travers les pàleiu's automnales; chaque fois ipiun peiidre. aux Salons, fait sai- gnera la lande cam|)inoise le rouge sang d(>s floraisons, sous les gloires embrasées de juillet, je sens se raviver le rêve d'allei- m'enterrcr tout un mois dans la chaleur pacifiante des dunes. Des chênes nerveux el trapus ont pourtant trouvé le moyen de vrille'* de leurs actives racines ce sol de fer et de piiTi-e. .\ l'est de C.almpthoul se dérduleni de grands bois, el leiu' ligne s'étend, pri'sque sans interruption. jus(|irà lioegslraeleii. une rue montant entre deux files d'ai-bres derrière lesquels s'alignent des maisons basses et lavées an lail de eiiaiix. liien. dans la placide bourgade, ne ra|)p(dle plus la baronnie du ireizième siècle, hormis le chàleaii des anciens seignein-s de Cuvclv. demeuré debout dans l'écroulement de leur puissance; mais, par une dérision cnnlle. l'alliere demeure s'est transformée en un dépôt de mendicité, et des vagabonds, des lo(|neleux. de^ el;i(pie-p;ilin-. loiile une \erniine sociale piiilule diiii^ le logis déchu des hautains barons exterminateurs, l'rcs île là s'élève une belle église ogivale tertiaire, PROVINCE D'ANVERS. 231 décorée de stalle?; et de verrières, et duiit l'urdonnanoe fleurie perpétue, dans la médiocrité des jours présents, la tradition d'une splendeur lointaine. lloegstraeten. Herenthals. (Iheel, Mois rompent, avec leur air de gros villages, la mono- tonie de la plaine campinoise. Ouelquefois, comme l'iiùtel de ville d'Herenthals, un vestige liistorii|ue arrête Fattention ; mais de ))]us en ])lus le passé recule devant la conquête chaque H L i; E\ m \ 1,S. — nÔTEI. IIK \ILI.K. joiu' élargie delà terre. A Turnhout, le ciief-lieu de la contrée, une certaine activité industrielle, concentrée toutefois aux aljords des fabriques de coutil, de toile et de caries à jouer, se mêle au ronron assoupi de l'existence semi-rustique et semi-bourgeoise. Ce n'est, à tout prendre, qu'une agglomération un peu plus populeuse que les villages de la région, mais non moins perdue dans la bruyère qui l'isole, une sorte de béguinage flamand, coulant des jours languissants et pareils, dans une placidité que ne troublent pas les agitations des autres villes. Iles luttes religieuses du seizième siècle, dont elle eu! iant à souffrir, la petite cité n'a gardé que la t(ii'|ieiir qui suit les grandes crises, et cette torp.Mir dure Irmjoiirs. la tient 232 LA BELGIQUE. ensevelie toiile vive dans un silence claustral. Elle ignore les luttes politiques, ne sail rien des fureurs des partis, et, les genoux ployés devant ses crucifix, s'enferme dans la dévotion. Turnhout la cléricale est mieux défendue contre les idées modernes par son désert que par une muraille chinoise. Il semble, au surplus, qu'elle se ressente des approches de la grande maison i-eiigieuse que des moines chassés de France, au temps de la Révolution, vinrent ériger en |)lein milieu de la bruyère : quelque chose du silence des cloîtres se prolonge jusque dans ses murs, et elle est la préparation aux austérités que le voyageur rencontre bientôt sur sa route. Entre Weslmael et Oostmael se dresse un vaste carré de constructions en briques : c'est la Trappe. .Aucune ornementation ne trahit au dehors l'importance de la maison; elle I, ai: 11 A Y F. Di: l.A Tll Al'i'E. SCENE 11 E l.A \ m: 11 es T 11 A P !• 1 ST ES. ressemble à une vasic nnMairie, l'église et les cellules au milieu, les granges, les étables, les écuries, les ateliers et la brasserie rangés autour en c;nré. In peuple d'ombres y vil dans le travail cl l'abslinence, ayani ivnoncé an ninnde. laissant se cicatriser les stigmates soignants de la \ie sons les |ili> pesants de lu rnlie de bmv. La iilupai't de ces liumnies Mines aii\ durs travaux manuels ont, en ell'el, connu les passions, et, le c(eui' eii lanilieaii\. sont venus eheivlier nii refuge contre eux-mêmes dans ce port ouvert aux douleiu's humaines. .Nulle pensée mondaine ne les distrait de leur éternel labeur; levés avant le jour. sit(M laudes et matines entendues, ils parteni jMiur les champs, défricheni la lande, amenhiissent la terre, la rendent propre à féconder la sueur de ceux (jui xiendnml après eu\ ; et du malin an soir, sans lassitude, le corps ployé, ils poursuiveiil leur (eiivre de colonisation. Vous les verrez, par le soleil el la pluie, le chef couvert du capuchon hrini et la lolie relevée jusqu'à la ceinture, iiroliler dans la plaine leurs PROVINCE D'ANVERS. 233 sombres silhdiiptfes, comme des £;aléricns adacliés à la glèbe. Tous cependant ne s'occupent pas du bepsage et du labour ; chaque aptitude trouve chez eux son emploi, et les uns sont for- gerons, charpentiers, tourneurs, mécaniciens, les autres fabriquent le pain et la bière, d'autres encore remuent les litières et conduisent les attelages. Chaque jour amène régulièrement les mêmes besognes et les mêmes pratiques; le temps qu'ils ne donnent pas au travail des bras, ils le passent en méditations. Immobiles alors, dans l'église on personne du dehors ne pénètre, si ce n'est dans une loge grillée de laquelle on peut suivre les oftices, ils ont l'air, sous leurs rigides suaires, de saints pétrifiés. Par moments ils s'étendent sur la dalle, de toute la largeur (le leur buste, et demeurent ainsi longuement prosternés. Puis tous se relèvent, et leurs formes droites décroissent avec lenteur dans les corridors. Un mutisme absolu est leur règle : seul le |»ère chargé do recevoir les étrangers parle dans le silence morne du cloître; et cette voix, qui soupire plutôt qu'elle ne s'exprime, ressemble au vent passant sur des tombes. L'hospitalité ne s'escompte pas ici; elle ouvre largement son seuil à tous les hommes; et le gîte, la table, une nuit réparatrice sont otTerts à quiconque s'est attardé dans la plaine. Après qu'au coup de cloche la porte s'est ouverte, un frère vous donne le salut en s'humiliant à vos |iieds: puis le père introducteur vous mène au réfectoire, où vous attendent du laitage et des fruits, et de lavons conduit à l'étroite cellule garnie du lit sur lequel vous étendrez vos reins. Aucun bruit ne s'élève de la vaste habitation ; les sandales glissent sur les pavements, silen- cieuses comme les poitrines; et c'est à peine si, de loin en loin, perce, à travers les murs, la rumeur sourde d'une incessante activité. Toute cette ruche travaille continuellement, en elfet, sans hâte comme sans défaillance, et, si détaché qu'il soit des choses terrestres, chacun de ces longs fantômes accomplit une tâche de laquelle il ne se départit pas. La mort seule met trêve à son labeur. L'ne fosse, toujours ouverte dans le jardin, rappelle la fin de tout ; elle ne se comble que sur le dernier trépassé; et une fosse nouvelle est creusée aussitôt après, atten- dant la proie prochaine. A force de persévérance, l'exploitation des trappistes a prospéré; actuellement elle s'étend sur plus de six cents hectares de terrains, et dans ce grand espace la terre arable a jiartout remplacé le sable et la bruyère. Ilien n'est mieux tenu que leurs étables, et la bière qu'ils brassent pour le dehors, fermentante et onctueuse, a le goût puissant du houblon. ir.H'PlSTE EN PKlkRE. 30 LA FLANDRE ORIENTALE T II » \ F I! s E F 11 A \ \ F l. S A LA T K T F 11 F F F A N D H F B . IF 11 A T F A U . LA FLANDRE ORIENTALE La traversée. — La terre des Flaïulies. — Saint-Nicolas. — Le jour du marché. — Coins de vie de province. Le L-ariUon. — La mort dans la vie. Nous étions quatre qui, par luie claire après-midi de février, prenions, à Anvers, nos billets pour Saini-Nicolas. Chacun de nous connaissait les IMaiidrcs pour les avoir vues maintes fois pendant la saison qu'on est convenu d'appeler la belle saison, — comme si toutes n'étaient pas éfi'alemenl attirantes pour le touriste vérilable, capai)le de découvrir des beautés, même au cu'iir du plus rude hiver. Et justement nous étions de ces voyageurs obstinés que ne rebutent ni les pluies d'octobre, ni les grêles de mars, ni les calcinants soleils d'août, et pour qui les saisons sont de miraculeux décorateurs, d'un caprice inépuisable auquel se renouvelle constamment la nalnre. Nous avions donc rêvé de surprendre la campagne flamande dans le sévère et joli moment où l'hiver n'est point encore tout à fait expiré, oi'i le printemps ne fait qu'ébaucher son premier sourire, et, le sac au dos, chaussés de grosses semelles à caboches, nous attendions, en vaguant parla gare, le coup de cloche de l'embarquement. Le voyage ici commence, en effet, par une courte traversée : il faut aller prendre le Irain de l'autre cùlé de l'Escaut. Enfin les portes sont ouvertes, l'énorme rampe en bois qui descend au (piai gronde sons le galop saccadé de la foule, nous enfilons la passerelle du bateau. Et, pendant une di/aine de minutes, l'animation 238 I-^ BKLCinLlE. (lu iM.ul. encombré (l"iiii pouplo de colporteurs, de fermiers, de belles fdles aux cbairs liii- sanles, nous olVrc un amusant suj(>l d'observalion. Deux rusires lilubenl. avec des gestes lourds d"iml)i-ia(]ues. devant un groupe de matrones superbement plantées à l'arriére dans de bouiVants manteaux de draj» noir. Dodelinant la (èle, une casquette plantée en cùne aigu sur le bout de roreille et s'y mainliMianl par iiii iiiiraclc d'équilibre, les drilles cherchent, au moven d'une grotesque mimi(iue, à lier connaissance avec les idbiisles commères, un immo- ])ile ei béat sourire lubrilié aux lèvres, tandis que d'une main ils s'imposent le cœur et que de l'autre ilsdéploieni la prodigieuse envergure de leurs pantalons de velours qui, tendus, finissent par ressembler à des voiles dans le vent. Autour, un cercle de paysans narquois, la pipe aux dents, s'amuse visiblement de la gêne des trois femmes; mais l'une d'elles, avec nn calme junouien, envoie hruscpienienl, d'une bourrade dans l'épaule, ronlei' à (■in(j pas d'elle le gars le plus entreprenant. Sto|ipe! Le bateau vire lentement du côté de Festacade, on abat la passerelle, et nous foulons le sol de la Flandre, ('-'est le premier pas dans ce jardin du pays de Waes, si fertile qu'on a pu l'appebM' Cl le potager de la contrée ». Les voitures sont prises d'assaut par les fermiers et les colporteurs du pont ; des bêches, des fourches, des manches d'outils, des sacs, des paniers s'enchevêtrent dans le couloir qui sépare les banquettes; et, comme il n'\ a plus de place, des femmes s'asseyent eu riant sur les genoux des hommes. .\ous nous installons enfin, après d'inutiles efl'orls pour être à l'aise, dans un compartiment où dix personnes sont déjà entassées. (In rit, on crie, on fume, à travers le rontlement de la machine qui s'est mise en marche, et, de temps en temps, une grosse salive claque à terre avec un crépitement de grêlon contre une vitre. Un brouillard gras monte de cette potée humaine comme d'un ter- reau en fermiMitalion. mai- personne ne fait mine de s'apercevoir de la lourdeur d'étuve (|iii rend l'atmosphère irrespirable. Là -bas, sur la terre moite, détrempée par des pluies récentes, traîne aussi le brouillard, mais un brouillard de lumière qui tamise les fonds comme à travers une poussière adamantine. Le train sendjle l'axe d'une sphère tournoyante où dans des tluides pilles sont préci|)ilés les campagnes, les villages, les clochers d'églises, l'n jaune soleil d'après-midi pompe les eaux (In soi. (|iii s'élè\ent en colonnes de vapeui', irisées dans la perspectixe par le rouge des (oils, l'or tla\e des iliamui's, le vert éclatant des cari'és de navets. Ht, |)ar unniients, les arbres, les hameaux paraissent se dissoudre commet des ga/. dans la splendeur molle des clartés. Hien ne peut dire la transparence humide et brillante de l'éther : les avant-plans s'envermeillent en des tons chatoyants d'écu neuf; le haut du ciel, illuminé d'un bleu doux, lustré, nacré, petit à petit se décolore dans des teintes fanées d'amélhyste; et la terre, rose au loin, a l'air d'émerger d'une aurore Même dénudés, leurs sillons rebroussés et pointant eu crêtes brunes, les champs que imus longeons ont un as|)ecl su|)erbe. Viennent le hlé. le col/a, le lin, et toute la contrée tlambera connue un prodigieux bouquet. Dans les emhlavures, une verdescence pâle est comme le premier accord assoupi de la symphonie prochaine. Hommes et femmes, à plein corps dans la terre, aident à la jurande |iailuiilion pidcliaine. Des bustes de paysans surgissent du sol, coupés à la ceinture par la ligne rigide d'un fossé : on dirait des fossoyem-s creusant le trou des morts. A temps régulier, leur torse se penche, avec une pesée lourde sur la bêche, dont le fer, l'instant (ra|)rès, s'allume d'un éclair blanc par-dessus la surface du champ, et du matin au soir ce mouvement se continue d'une même activité sans hâte. La terre, ici, est toujours remuée à la main, à de grandes profondeiu's : on fait une ti-ancliée, dans hupu-lle l'ouvrier de la glèbe s'ensevelit, bêchant à sa droite et à sa gauche. jus(jn'à ce (]uil soil an liout du sillon ; puis inie tiaiichée parallèle est ci'eiisée, et il recommence, emplissant de ses pelletées la LA FLANDHE ORIENTALE. 239 triincliLH' alxiiidonnée. Des saisons enlières il \il là, daus riuiinidili' froide de^ deux murs bruns entre lesquels s'avanec sa besogne, traînant aux pieds de vastes sabots bourrés de paille. Mais la terre, ainsi violée dans sdu giron, le prt'iiil aux jambes, après quelques années de son dur lalx'ur: quantité passent l'hiver dans Faire, torturés parles rhumatismes et perclus. Uéjà apparaissent les petits champs bordés de tailHs qui, dans le Polder, offrent le plus ordinaire aspect des cultures flamandes. Cependant ce n'est encore que l'exception : la division de la grande plaine verte en petites enclaves presque égales ne commence véritablement qu'après Saint-Nicolas, ['lus généralement, des lignes d'arbres coupent la campagne, ypréaux, ormes, chênes maigres et tortillés, et quelquefois une double rangée ])arallèle suit les sinuo- sités d'un chemin qui se perd au large, l'as d'horizon : la jonction du ciel et de la terre est, pres(pie universellement masquée pai' les plantations ou les toits d'un hameau. A iliaque Jour de roue, on apertoit. disséminées ou groupées dans la reculée, des maisons basses et tra|nies, capuchonnées de tuiles rouges, les volets vert cru découpant les murs échaudés qu'on dirait gâchés avec un mortier de blanc fromage. Çà et là, au passage du train, une rue de village débouche sur la ligne, toute droite, avec ses files de petites façades écrasées où le vert, l'éternel vert, délaye ses taches fraîches. De station en station, notre voiturée s'est vidée sur les quais; el à notre four nous descendons à Saint-Nicolas. Justement c'est jour de marché. Bonne aubaine pour nous, car le marché de Saint-Nicolas attire les terriens de plusieurs lieues à la ronde. La calme petite ville prend alors, pour quelques heures, une animation extraordinaire. Dans les rues, des troupeaux de buMil's i'dux entre-heurtenf leurs grandes échines osseuses ; des attelages rustiques brûlent le pavé; dans les hôtelleries vacarment les tablées de fermiers. .Mais c'est surinul la place du foirail qui concentre le spectacle. Figurez-vous un es[)ace de plus de trois hectares, et dans ce large découvert une multitude de tentes plantées sur piquets, par quinze et vingt l'angs compacts entre lesquels filent des venelles pour la circulation. Là-dessous tout un déhallage de petites industries, marchands de ferrailles, do niridjles, d'ustensiles et d'outils de toute sorte, de mercerie, de bonneterie, de vêtements, étalés au soleil ou à la [iluie dans un immense bariolage de couleurs. Sur le comptoir en plein vent du mercelot s'étagent les pièces de dimile, de gingas, de flanelle et de foile, la rude toile bise des Flandres où les morts sont couchés après y avoir dormi leurs sommes de vivants. .Vux crochets du vendeur d'habits pendent des pantalons en drap de cuir, des vestes en velours côtelé, des redingotes de coupe primitive, taillés à larges ciseaux pour des torses épais. Ailleurs, les manteaux de femmes tombent à grands plis droits, avec une envergure de draps de catafalque, les uns doublés de riche soie et garnis de fermoirs en argent, les autres à boules d'acier el en droguel uni. Chez le voisin s'empilent des pyramides de casquettes, allongées en cônes ou rondes comme des cloches, avec le miroitement des visières de cuir claqué. Les <( Campinaii'es » ont apporté leurs osiers tressés, et les |)aysans du bord de l'eau, des sparteries grossières, nattes et paillassons. A côté bombent des monts de sabots, évidés dans l'orme et le saule, de toutes tailles, depuis le sabot effilé et frangé de fbi- nelle deuticidiM" (pii chaussera le pied des fermières, jusqu'au lourd sabot à Ixuits carrés avec lequel le cultivateur foulera la glèbe. Des vitrines de joailleries reluisent non loin, alternant l'éclat dur des ors annelcs en chaîne ou façonnés en belières et la pâleur froide des fronteaux et des agrafes en argent. Le bourrelier a rangé en bel ordre ses chevêtres piqués de dessins de cuivre et tintinnabulant de sonnailles, harnais des grands chevaux du pays de Waes pareils aux palefrois géants qu'enfourchaient les barons de fer. Aux champignons de la modiste, semblables à des perchoirs le long desquels s'agiteraient des oiseaux bigarrés, banderole un nuéo d'ailes en batiste et en mousseline, coiffes à barbes ajourées, bonnets fleuris comme 2'»n LA nKi,(;ioiE. des jardins, cnpidcls broussailles de l;iiifreluilios, profonds chapeaux de paille hirsute (|iii. les jours doniiuieaux, se planlenl sur li's bouillonnes des ruches. IMéd's de\;tn( les échoppes, les paysans aux larges (carrures palpent enire leurs doigts calleux les étoiles, scrutent d'une prunelle dWrgus les tares de la marchandise, ou, les mains dans les poches, couveni de leurs hésitantes convoitises, lentes à se résoudre, les étalages pleins de letdalinn, lundis (pie le forain, un malin jamais à court de ruses, caponne pour allécher ses clients. Les sai-ranx indigos, apanage des aborigènes, les courtes vestes fermées de brandebourgs qui. chez le mé- tayer du Polder hollandais, s'accompagnent d'un chapeau haid de forme, les blaudes couIimu' de lin eu tienr, vêtement distinctif des marchands de bestiaux, s'enlremèlenl, baguenaudent. Ilàneut, avec des lenteurs lourdes de coléoptères, parmi les sombres mantes tlotlantes et les coiffures enrubannées des natives de Flandres, les grosses jupes ballonnées aux hanches et les bonnets lire-bouchonnés de s|)irales d'oi' des conladincs zélandaises. Les unes et les autres. |)iquées par l'ardillon des coquetteries, encombrent les boutiques de joailleries, épiant le scintillement des stras et des chambourins, on bien mirent dans la glace ératlée de la modiste, une fine commère ! leurs grosses joues saines serties d'une coilfe à l'essai. Cependant la foule, depuis quelques instants stationnaire, reflue vers un antique ratier. braillani d'une \nix de fausset les mérites de sa es camelots çà et là ont dressé des établis par-dessus lesquels ils foiil des gestes insinuants, éblouissant les femmes du chatoiement de leurs bagues; et des mar- chands de pâtisseries poussent un aigre cri d'appel, l'épaule sanglée de la bretelle qui leur retient l'éventairc sur le ventre. \ mesure que l'heure avance, les sollicitations des margou- lins deviennent plus pressantes. « Holà ! homme cossu, beau garçon, coq de village, ohé I ho! dame fermière, etvdiis. tille bien en point, la riche héritière, achalandé/, mon fonds et faites luire au clair soleil vos rouges liards ! » Les merciers cognent leur tréteau dn |)lal de leurs aunes; les bourreliers mettent en branle le carillon des licols ; ([uelquefois une facétie est riscpiée par un casquetier qui, avisant un béjaune, lui enlève dextrement le couvre-chef de la niKpie e[ \ substitue un de ses dômes mous, soufflés comme des vesses-de-lmip. Sur le grondement soui'd des Noix d'hommes brochent des chamaillis de timbres féminins; poings sur- la hanche, acheteuses et trafiquantes marchandent acrimonieusement ; les reparties s'eutre-croiseni ; on crie, on piaille, on se dolente; et les marchés ont l'air de combats. Là-bas, sur un des côtés de la place, des barres de fer mainfienneid la poussée des bo'ufs duiil les ravineuscs ossatures, émergeant d'un chaud bi-ouillard, s'alignent par longues files niniiloiiiiaules et (pii, cornani, le mulh' liuid. nndeid leurs meuglements au \aearme di- la fdire. I ne seideur musquée d'étable monte de toute cette riche viande aiiiniide. parmi hupielle rôdent, les semelles embousées, la lanière des triques enroulée à la main, les bouchers rou- geauds, supputant de l'o-il les (piartiers de saignante chair que le dépeçage mettra sur l'étal. Au ras des trottoirs, d'innond)rables xéhicules, tombereaux, charrettes à ridelles, cabriolets posent sur leui's brancards dans un enchevêtrement dejanles et d'essieux crottés de glaise; et ce deli!(' de carrossei'ie rusticpie continue dans les rues cireonvoisines. de\ant les auberges où, tandis cpie leurs maîti-es. les fermiers râblés et douillards, lampent . en l'enversiiid le torse, YkiIzcI. frangé d'écume, les chevaux se ravigourent avec de pleines auges d'axoine. Les fermeids du houblon peu à peu surexcitent les (cerveaux : des tables moulent de tonnantes hilarités; les atVaires faites, chacun se gaudit à l'idée d'un gain assuré; et de lourds biftecks, flantpiés de p(tmnH^s de lerre, viennent l'éconforter la bonne liiinieur des estomacs. Puis, midi sonnant, nue pluie de notes ailées lombc du joli campanile de l'iiùlel de \ilie sur la débandade des tentes, lenleuieiil dispersées 31 LA FLANDRE ORIENTALE. 243 Cependant l'animation ne cesse pas immédiatement dans la ville. Toute une partie du jour, le verbe rude du Poldérien roule sous les plafonds bas des cabarets, avec le hi'uit ronflant de la boule qui abat les quilles. Et la lente mélopée parlée du terrien hollandais, pareille au vent qui chante dans les marais, la parole saccadée du Campinois, naturellement brève dans une contrée où la bise souffle du large et emporterait en lambeaux les phrases trop étendues, ont l'air d'échanger des confidences dans l'ùtre. Des bœufs accrochés à l'anneau de fer scellé au seuil des hôtelleries écorchent le mur de la pointe de leurs cornes, en beuglant après le marchand attablé à l'intérieur devant les demi-litres mousseux. Rallottant leur pis entre leurs jarrets cagneux, des vaches passent par bandes, ramenées à l'établo ou conduites au boucher, avec leur grand œil clair comme un miroir. Et flic! flac ! au pétardement des fouets, les carrioles allument le pavé, enlevées par cette solide race de chevaux pansus et rouges dont la sole, large ferrée, s'empreint comme un pilon dans les ornières du chemin. Luttant presque de vitesse avec leurs enjambées, des attelages de grands chiens à poil dru, au nombre de deux et même de trois par attelage, emportent, dans un tournoiement furieux de roues, les forains accroupis, gaule et rênes en main, par-dessus leurs étalages reployés. Et l'air est déchiré de rauques abois, de martèlements de sabots, de grincements d'essieux, de colloques cahotés au roulement des voitiu'es. Puis le soir coule ses silences sur les tapages décrus du côté des campagnes, et dans les estaminets de la place, à grande eau lavés des souillures du jour, les familiers se rangent en cercle autour de la partie de cartes, en fumant le noir tabac d'Harlebeke. Nous faisons comme les vieux bourgeois de Saint-Nicolas. Dans un café tapissé de papier à ramages, une collection de têtes molles et assoupies, empreintes, les unes de mélancolie résignée et les autres de santé bassement jouissante, nous dévoile d'abord la torpeur ruminante et les lentes dégradations de l'existence casanière. Cependant, au café calholi(iue, — car dans la plupart des villes belges, aussi bien dans les Flandres qu'au pays wallon, les divisions de l'esprit public pénètrent au cœur même de la vie, — la gesticulation et les voix trahissent une intensité plus expansive. Quelque chose de l'ardeur des guerres de religion est demeuré partout ici dans les partis en présence. Aux champs et à la ville même, le prêtre commande, maître absolu des volontés ; et ses dociles ouailles, qu'en temps d'élections il mène lui-même aux urnes, le front sourcilleux et dressé, presque semblable à un chef de partisans, sont embrigadées en milices prêtes à jouer de la fourche pour le triomphe de l'autel. Mais, si universel que soit l'empire de l'ecclésiastique, une sourde et grondeuse rébellion, même chez le paysan, le paysan à l'aise et qui entend, comme le meunier de Sans-Souci, demeurer roi dans sa ferme, Irahit l'incoercible instinct de la liberté. A plus forte raison, dans les agglo- mérations urbaines, un vent d'indépendance, difficile à réprimer, pousse les consciences à la révolte. .V Saint-Nicolas, comme en d'autres localités des Flandres, il y a eu naguère de véritables combats. Les pacants, descendus en masse, rossaient à coups de trique les citadins, dans des bagarres rouges. Nous pénétrons ensuite au café libéral. Une tablée de francs buveurs s'y gausse des iappoieiis, ironie qui s'applique aux croisés du goupillon et se traduit en français par cet équivalent : les nez blancs. Un blondin, monocle à l'œil, frais émoulu des cours universitaires, tout à coup se met à pérorer sur les libertés modernes. Le bacs, en train d'enfourner une pelletée de charbon dans le poêle, s'interrompt pour hocher la tête, avec une satisfaction visible. C'est qu'en province un café libéral est libéral jusqu'au comptoir inclus. Dans leur petite cage accrochée au mur, les serins braillaient à tue-tête pour tuer le chant des serins catholiques, à l'autre coin de la rue. S. dix heures, une petite campane aigre soudain grelotta dans le vide de la ville: et ce 244 LA BEF.r.lQUE. tintin. qui avait l'air d'une voix très vieille, nous rappela les sonneries du rouvre-feu. .\vait-elle assez sonnaille, l'ancienne, pour les vieilles et les jeunes, l'heure de se mettre au lit, avec le faix des longs jours inutiles sur l'échiné! .\lors, la Nuit, ce grand chat noir qui ronronne, prend vraiment possession de la maison, accroupi de tout son long à travers les escaliers, de la cave au grenier, .\ssez veillé ! La bourgeoise met sa cornette et serre jusqu'au lendemain son tricot : on a ratissé les cendres du feu. soufflé la chandelle, tourné deux fois la clef dans le palastre. Il y a une demi-heure que nous avons quille le i café des Gueux », injnre archaïque jetée aux aniiprètres et ramassée par eux comme une gloire, et nous voici derechef, sans avoir quitté la place, gobelottant dans un cabaret de vieilles gens, enfumé comme l'esprit de ceux ([ui le lianteul. Sur des rayons cloués au mur, des bocaux à cornichons s'alignent, symbole des idées du cru, comme ces amies du bœuf bouilli confites au vinaigre du train-train journalier. Près du casier aux brocs, un bataillon de pipes culottées s'engrène aux entailles d'une planchette, et ciiaque entaille porte un nom, celui du propriétaire de la pipe. On nous montre un nom, inscrit il y a quarante-huit ans, et on nous signale ensuite l'heureux homme qui, depuis cette moitié de siècle, tous les soirs, au même coin de table, n'a jamais manqué de vider ses trois chopes en jouant anx cartes le smosejas ou le pfiiiilniir. Des cataclysmes ont bouleversé le monde; lui n'a rien senti : et, comme le récipient en terre où grille son tabac et qu'il culotte voluplueusement, lui-même, couleur de buis sous ses cheveux blancs — blanchis comme les vieux ciiardons dans les sables arides — s'est culotté, antique jiipe fumée par le temps. Au dernier avertissement de la cloche, une à une les paies et silencieuses silhouettes, ayant rincé d'un suprême coup de langue la paroi des verres, quille ut les tables, suspendent aux encoches leurs pipes de Hollande, minces comme des bâtons de macaroni, et, après un lent Qoeden liaconil (bonsoir) distribué à la ronde, traînent leurs pas d'ombres du côté de la porte. L'heure, cette despote de leur vie, les a touchés du doigt, et, léthargies, ils vont au sommeil, comme à un peu plus diuimobililé sur leur vie figée. .\ulour (le nous, la solitude s'est élargie : il n'y a plus que la haosiii du cninpliiii', une momie qui ronlle, bras croisés, en attendant notre départ. Toul à r()ii|i elle s'arrèle de rou- piller et nous regarde d'un (eil étonné, il est visible que noire préseiUM» lu gène, comme une chose extraordinaire et presque inconvenante. Nous détalons. La place, si tumultueuse au matin, est à ])résent comme une arène après la uauniadiie. Des réverbères |)i(|uciil do leui's papillons jaunes l'obscurité où plongeul les uiiiisous. Au large, un liiuil (Ir lidltes décroît dans le noir. El, comme dans une église, nous sommes tentés (le baisser la voix, pour ne point Iroublei' le lourd silence. Une vibration fend l'air, coinnie un soupir, et brusquement du niigru)n helfroi coui-onné d'étoiles pari une volée d'arj^èges : c'est le carillon de la demie. .. Kbei'lués, grands fols, coui'curs de coquecigrues, semble-l-il nous dire en nous criblaul de ses fièches sonores, quelle chinière vous lient à |)areille heure errants parla cilé? .Ne; voyez-vous |i;is (|ue. mieux (pi'un étoignoir par-dessus le moucheron de la chandelle, le bonnet de coton donl elle s'es! ceint les tempes \a la laisser sans cliahMir et sans vie juscju'à la prochaine aurore? » On t'écoule, brave carillon! Aussi bien une puanteur de vidange s'est répandue ))ar les rues: c'est l'heure où le paysan vient enqilir ses liuelles à la ville du résidu fétide di-s fosses. El cette pestilence nous suÎMa d'étape en èta|ie couiuie l'haleine nièuie de la lene llauiande en fermentation. LA FLAMtHK niilKMALE. 245 L'ofllco du nuitiii. — Le ri'veil d'une petite ville. — Les industries du pays flamand. — Le lin. — Les sabots. — Tamise. Les paysages de ]"Escaut. — Sainte Amalberge et l'église qui lui est dédiée. A pointe d'aube éveillés, deux d'entre nous descendent regarder l'éveil de la vill(\ Des ouvriers traversent la place, cognant le pavé de leurs sabots, blêmes dans le matin frigide. Din drelin ' tiiid' doucement l'angélus. Alors une riimeui'. sourde encore comme le bruit lointain EN ATTENDANT I. E T 11 A 1 \ 1> i: M A 1 1 \ V S l I \ T-N 1 1 0 1. A S. ( VûV CZ p . 2!6. d'une eiui qui s'épanclie quand les \annes sont levées, lentement s'accroît derrière les portes. Çà et là des volets battent contre le mur, des tètes apparaissent aux seuils, une boutique s'ouvre, puis une autre, sans bâte, comme ayant regret à la vie. Dans le brouillard, Nr)tre- Dame de Bon-Secours dresse ses contreforts blancs, entre lesquels la pointe des liautes fenêtres se rubéfie. De furtives figures capucbonnées du rapmaiitel ayant disparu par l'bnis entre-clos, nous pénétrons à leur suite dans l'église, toute baignée encore de nuit et où cependant, comme la mer éclaboussée par les premières clartés de l'orient, les ténèbres commencent à s'apâlir sous le jour des grandes baies. Proche du cho'ur, dans le cercle jaune des lampes, un petit peuple d'hommes et de femmes courbe le front sons le geste du prêtre, dont la chasuble s'enflambe au reflet des cierges. Aux voCdes, dans les bleus d'une décoration byzantine, s'allument des étoiles d'or, et les piliers, polychromes de dessins géométriques, ont 240 LA BKL(.lnLE. l'air de viiMix troncs imbrique? de rugueuses écorces. Ln peinire. Tun de ceux qui eu Belgique (inl le plus Iruvaillé à impiauler la peiuture murale uiali;r(' la résistance du goût |)ublic. le i)eintre Gulï'eus. a décoré le maître aulcl d'une grande fresque plaie dont les creuses tonalités nous apparaissent, à travers la lumière oscillanle des llanilteanx. dr^colorées à l'imilaliou des tons d'une tapisserie ancienne. CependanI roriicianl, après avoir déposé les hosties dans le saint ciboire, se tourne vers les tidèles : l'un après l'autre, on les voit se détacher de leurs chaises et se diriger vers le banc de communion, avec des glisseuu'uls mous, comme un vol d'Ames attirées vers la divine nourriture. Onelques carualions de jeunes fdles, toutes prdes dans le petit jour grandissant des fenêtres, mêlent leur blancheur laiteuse aux faces jaunies des vieilles. Et parmi les hommes il y a des têtes desséchées, aux yeux immobiles, pareilles à des visages de moines dans l'ombre froide des couvents. Dehors, la vie s'est activée, sans grand bruit toutefois ; des groupes hâtent le pas du côté des fabriques; un petit tlot d'hommes et de femmes se dirige vers la station. \ cette heure matinale, le bourgeois, que rien n'appelle à la rue, tient encore ses volets clos, et les beso- gneux seuls, les gens des petits métiers pour qui le travail commence à l'aube, arpentent le pavé. Quand nous pénétrons dans la gare, la salle des troisièmes est déjà emplie, .\utour du poêle en fonte ronflant et rouge, des porteballes, entrés en soufflant dans leurs doigts à cause de l'air très vif, font cercle, la pipe aux dents, et causent de leurs affaires. La plupart se plaignent des lenteurs de la vente : un malaise règne dans les campagnes ; même les grands fermiers demandent de forts rabais. Pour ces himibles coureurs de clientèle, colportant leur industrie par les champs et dont loide la marchandise tient dans une marotte, le grand ennemi, c'est le chemin de fer. .\vec lui, plus d'achalandise chez le paysan un peu aisé : celui-ci préfère acheter à la ville, oîi le train l'emporte en une demi-heure. Et il ne reste alors que les ouvriers, les valets de ferme, les faméliques, une population dans la gène et sur laquelle il n'est pas facile de pratiquer des saignées. La veille, quelqu'un nous avait expliqué les causes de cette situation tendui' ; autrefois le lin était cultivé sur des espaces considérables et faisait vivre largement le petit paysan : la récolte terminée, on allait vendre à la ville le rendement des champs, ou bien le marchand prenait la récolle sur pied; et, dans le vaste développement do l'industrie liuière, tout le monde trouvait son compte. Depuis, une nouvelle matière textile, venue d'.Vmériqnc et dont on a acclimaté la cullure dans le pays, tend à supplanter l'antique culture du lin. Le paysan, naturellement, voyant son gain baisser, s'appli([ue à une exploitation pins productive. S'il sème encore la graine (|ui l'euricliissait dans le passé, c'est par petites quantités, et, dans les métairies un peu abondantes, pour le linge de la maison. Le lin n'était pas, du reste, ruui(pie bien-être de la contrée : il y avait aussi la saboterie, qui, pendant longtemps, baltil sou plein dans tout le Polder. .Mais là. égalemeni, l'activité a baissé: à la place de l'exportation, c'est l'importation qui est venue, el loujours l'importation amé- ricaine, ce torrent qui envahit loul, el, avec ses bas prix, anéantit la concuiacnce. Eu I8GU, un million de sabots parlai! de foules les huttes de sabotiers disséminées dans les hameaux : la campagne stridait d'un incessaiil lniiil de vai-l(tj)es el de forets; et l'été, l'hiver, sans (pi'(Ui connût le chômage, les charrettes des colporteurs roulaieni par les chemins, chargées de hautes piles de sabots. En ce temps, il est vrai, le sabot était la chaussure du fermier aussi bien que du vacher, et il y eu aval! de toutes les qualilés, depuis la massive |)aire à peine équarrie, taillée à nuune l<' bois, jus(|u'au bloc soigneuseuu'ui dégrossi el (pii sons l'oulil prenait des airs déliés de sciilplure. Maiuieuaul le \u>\\ uiarclu' de-, xudiei's de cuir, em- barqués par flottilles sur le- (|uais américains, a ruiné à di'uii la uai\e iudiislrie dunl les générations se transmettaierd les secrels. LA 1 LA.\ "lilL.N 1 ALt. 247 Ce? doléances, qui uoiis conlri>tèrent puis a une fois, trahissent le bouleversement qui s'est partout opéré, en Flandre, dans les conditions du travail local. La fabrication des villes empiète sur les vieilles pratiques démodées des artisans rustiques; on se vétaux champs selon la mode des grands bazars urbains: et de tous ces simples métiers auxquels on travaillait à la veillée, en berçant l'enfant, et qui s'exerçaient sans mise de fonds, avec une bonne paire d'outils, dans un coin de chambre et sur un bout d'établi, il ne restera bientôt plus, absorbés qu'ils sont par le Moloch de fer et de feu dont le symbole sensible s'incarne pour le paysan dans la locomotive, qu'un pâle souvenir, petit â petit dispersé aux lointains de l'oubli. Nous roulons à présent sur Tamise. Des deux côtés de la voie, la vitre encadre un pavsage joli, sans ampleur, bordé partout de lignes d'arbres qui sont comme les haies en plein ciel des petites cultures. Des champs de mince étendue s'alignent l'un à côté de l'autre, tous THE BE TAMISE. pareils, avec les sillons parallèles d'un récent labour mettant à nu la terre brune, cette terre perpéluellement nourrie d'engrais et qui fleure au large comme un égout crevé. Près du champ, la maison assied soUdement ses murs bas sur lesquels pose le toit de rouges tuiles ou de chaume symétriquement tressé. Quelquefois un noyer élargit par-dessus le seuil ses branches noueuses, semblables dans le matin brillant aux i-ais entortillés d'une eau-forte mordue à plein acide. Et tout à coup les maisons s'entassent, les courtils se resserrent, la campagne s'étrangle en banlieue encombrée: Tamise est devant nous. .\ deux pas de la station, un pont de fer énorme enjambe, de sou interminable radier, coupé par la ligne de Malines à Terneuzen. l'Escaut, très large en cet endroit. De la rive on dirait une succession d'X entre-croisés, ouverts comme des fenêtres sur l'horizon du fleuve : taudis que. tout petits sous celte gigantesque architecture, se glissent entre les piles massives et coulent au til de l'eau des flottilles de yachts, de lougres, de pénicbes, de cenlerboals. de yoles, de spriels. de haks. de gafelsschips. avec des claquements de voiles pareils à des 2iS LA BKLdlQLE. l)iitl(Miicnts d'ailes de gros oiseaux, des trains liieiil à loiil(> v;i|Hnir sur le tahliei-. Imiiinit V;\\v d'un vdl (le l'eu, parmi le banderolemeiil des fumées vomies par loules les ouvertures de la charpente comme par des sabords. De chaque côté des rails, un puissant assemblage de poutrelles et de traverses forme une cage à ciel découvert, longée par une passerelle. Et ce pont, avec sou passage de monde, ses roulements de trains, ses arches profondes emplies des allées et venues du batelage. toute cette vie de la terre et de l'eau jetée en travers de sa grande ossature de colosse et qui en fait comme un organisme vivant . ilonne une animation singulière au fleuve. .\ peine avons-nous franchi la nioilié de l'immense jetée, que nos dessinateurs, émerveillés, se campent, l'album au poing, devant le'lableau de la petite ville échelonnée sur la rive avec sa débandade de maisons tirées à hue et à dia. Un grand silence tombe sur nous, quelque chose d'apaisant et de doux où l'esprit se recueille en une quiétude de nature; et nous demeurons là, les yeux abandonnés au mouvement des petites vagues qui se brisent contre les piles, ayant dans les oreilles, comme une musique, la respiration profonde du large. Devant nous, un peu à droite, la vieille église pointe son clocher bulbeux par-dessus un pàlé de maisons à pignons dentelés, massées au boid des chantiers et formant un amphithéâtre de (oits couleur de sang caillé. Le long du quai, des barques de pèche et des bateaux d'intérieur, lii (piille à nu, s'envasent dans les limons jaunes, déhaussés par la marée basse. Puis, la \ilie s'arrête, une ligne d'ai'bi'es protilés à perle de vue siu* le bas de l'horizon décroît graduellement dans le lointain : c'est la dune, solitaire, avec ses noyers échevelés, striant le fond brumeux de leurs ramures enchevêtrées. Bientôt la digue fait un coude, étranglant l'énorme nappe du fleuve, pareille à une coulée de plomb fondu; et au loin les noyers chevelus ne sont qu'un mince l'uijau tortillé, graduellement elVacé dans l'ampleur du ciel. L'autre rive, elle, s'enfonce dans une étendue de Jinys, coupée de canaux dont on voit luisarner les eaux, plane, monotone et triste comme ces grands paysages mélancoliques de Uuysdael, éternellement remués ])ar les vents et trempés par les averses. Lne sévérité monte des champs noirs, barrés par places d'une broussaille d'arbres, avec, à de hmgues distances les unes des autres, des fermes lourdement assises comme des bastions. Tout près de nous, planté sur la digue même, dans un bouK I, i: F K B \ P. I: A LÉGLISK DE ^ Voyez p. 2i0.) 2oO LA BELGIQUE. Kiiciidn' par nui' iiiclic iiii sarcophage supporle, dans la nef de droilc. les ligures de lliicland Ij'Ichvi-e. Ii-.'sorier de Charles VI. el de sa femme, allongés l'un lires de l'antre, dans les grands plis symétriques des costumes du temps. Hien d'élégant comme la niche, hordée d'une fine dentelle de pierre retombant intérieurement sur des colonnes torses, celles-ci accolées à des pilastres couronnés d'angelots d'un joli mouvement. Le gotlii(iue s'y épanouit dans une suprême tloraison qui va s'étoutîant sous les (inlnuiiances régulières de la Re- naissance. I']t. rigiile, ses \eii\ de pierre fixés à la Miùje. le \ieu\ couple couché sur sa dalle fait penser à ces pierres tombales festonnées pai' les Milles des chèvrefeuilles, dans les vieux cimetières feuillus. INous sommes attendus die/. It; bei'ger de W aclitebeke et lapres-midi (h'crdit. Il nous reste juste le temps de suivre jus(|u'au bout la grande rue de la ville, en mettant ;'i |irolil les dis- crètes échappées ouvertes sur la vie intérieure. Mais aurum' parlieularité ne nous trappe: ce sont parloiil les aises ensommeillées de la province, avec le bel ordre el la \i>ibli' le-iiie d'un vieux luxe démodé. Seules quelques tètes boucanées de balelieis, la belière d'oi' aux oreilles, tranchent sur la placide el pâle bourgeoisie. L'extrémité de la rue s'achève dans la campagne, à travers de vastes prairies qui se couvrent d'eau tous les hivers, et, le gel venu, se tiansformenl en lacs solides, sur lesquels descend la ville entière. .\ coups de patins, les hommes partent alors eu bandes poui- les \iilages voisins, une multitude de petits trauieaux à bras sillonnent la glace, et les grandes mantes des femmes, déroulées au vent de la course, ou! l'aii- de larges ailes ouvertes sur l'horizon. Le patinage est le complément indispensable de la \ie du bord de l'eau : quand la neige encombre les routes el que les petits sentiers lilanl (Mitre les prés soni inondés, le paysan s'attache aux pieds le long fer recourbé à la mode hollandaise, et, d'un élan fendant la grande plaine, la pipe aux dents et la hotte au dos, bat la contrée, couri les foii'es. de fei'me en ferme s'attarde jusciu'à la vesprée. III 1,0 train de Tnriifuzen. — Cniii de vilkifte. — Le lierger do Waclilelii'kc. — Tournées villageoises. — La [inlière. Le sat)otier. — Les eiiviruiis de Ciaiid. En route pour le l'older ! In petit train, composé de deux \oilures seulement, (|uatre bancs dans le sens de la longueur, l'une de première et l'autre de seconde ila>se. a\ec la uiacliiiie à l'axaiil de celle-ci, luuis emporte sur la ligne de Terneu/.en. Devant uoii^ ^e raidit nu grand (piiiHiiiagiMiaire osseux, la mine blafarde, lai-saiit pendre sur sou llioiax une barbe e bouc lorlillee: c'e>l iiii tis-eiaiid de la campagne; il nous dit (|ue les alVaire^ ^oiil leiidiies t qu'il est seul à nourrir ses liiiil enfanis, sa femme étant uiorle l'an deinier. l'res de lui. lenx marchands, un chapelet de brosses passées aulour du cou. déiioiiibreiil leur recelte, et linalemenl, en ayant lait deux parts, insèreni la meniiaille d;ins un no'ud de leur mouchoir et les pièces hlanclies dans un autre iKciid, qu'ils oui soin d'assujettir en liiaiil dessu> de toute leur force. A la descente de voilure, une chaussée plantée d'arbres iioii> mené au \illage où nous sommes atlendus. Des deux cotés du pavé, un sable profond et mou coiiime c"Iui di"s dunes borde des maisons aux courtils encadrés de haies de Ikuix. In grand trou|ieaii de moulons, avec ses spitz noirs couriinl Mir les flancs, vient à nous; el dan- le grand garçon superbement taillé, la tète ronde el petite accrochée à de fortes épaules, qui d'un geste lent, magnifique, tN ATELIER DE l'OTIER. LA FLA.ADKl-: OHIK.M" ALK. 2o3 apercevons en bas un groupe de peliles silhouettes ratatinées et silencieuses, assises sur des escabeaux de bois et plongeant alternativement des poteries dans des vaisseaux emplis de plombagine et de sulfate de (Uiivre, selon qu'elles doivent être teintes en brun ou en vert. Tout près sont les foiu's, clos de massives portes de l'er, avec leurs criMisets ))ai'eils à des urnes eini'raircs. prolongés sur deux rangs parallèles, de clia(|ue rii[r d'un couloir où Ton range les objets soumis à la cuisson. Le coup de vent de la porte qui s'ouvre sur un des l'ours mal éteint l'ait envoler jus(prà nous une fine cendre grise, comme celle des ossements calcinés, l'our linir. raccorle potière nous mène au magasin, — une débandade de vases et d'ustensiles (le loiile nalnre à travers deux grandes chambres. Il y a là, par milliers, des tèles, des jarres, des réchauds, des casseroles, des passoin^s, des pots à bec, des biiires, des esquipots, des corlieiii(>s à fleurs, toute une grossière et naïve céranii(pic, l'ornemcid des dressoirs de campagne, depuis le petit coq en grès rouge, fendu dans le haut poui' servir de tirelire, juscpi'à la canette pansue, historiée de figures et qui s'emplit de lucre aux kermesses des l'ermes. Nous ipiillons cidin l'obscure petite poterie, |)erdue au fond d'un village avec sa mélancolie de vieille industrie tournée en langueur. .Vu tournaiU du chemin, une bulle en planches, percée siu' Tune de ses faces d'une large fenêtre carrée à petites vitres, nous fait penser à une cabine ilc bains échouée dans le sable des dunes. Au moment où nous passons, la porte s'ouvre, et dans la demi-teinte nous apercevons le sabotier à son établi, un tronc d'arbre fixé au mur, sous le jour avare de la fenêtre. (( Allons, l'homme! montrez-nous votre savoir-i'aire ! » llans un des angles de la soute s'amoncellent des piles de sabots seulement écpiarris. Le sal)olier commence, en effet, par partager le bois en cubes égaux, qu'il dégrossit ensuite au moyen du crdiiimes^ espèce de tailloir fortement aiguisé et manieuvrant sur un billot entre deux branches de fer, comme les hachoirs à tabac. Le sabot, ainsi ébauché par grands plans, a la lourdeur difforme d'un pied bol géant. Plus tard il s'amincira, s'évidera, se modèlera sur la forme humaine. L'homme, à noire demande, prend un des blocs, l'assujellil au banc au moyen de las- seaux, fonce du ciseau et du maillet le plein du bois, lequel, à mesure, vole en éclats ou se lamelle en minces copeaux. (Juand le creux est évidé, d'un jour de doigt rapide il fait sauter les esquilles et se met à vriller à grandes pesées du bras. Le fer laboure le bois, fore les recoins, pénètre dans la dure matière comme dans de la moelle. A chaque instant, d'ailleurs, l'artisan change d'instrument; il n'y a pas moins de trois sortes d'outils pour l'évidcmenl : le (^/(jcssr, avec lequel on attaque le bois, Vafdnujcv, (|ui le mord en profondeur, et le t'iclmcs, qui découpe le laliui. l'uis les tasseaux sont enlevés, le sabot tourne et virevolte aux mains du compère (pii dexlremenl s'est emparé d'une lame large, \c znhiicr; et celui-ci entame le bois |iar en dessous, finissant par échancrer le plat de la sole en manière de cambrure. Lnsuite le tjrinies, comme un éclair coupant, biseaute d'un cou|i de tranchant le talon, d'où lui vient son nom. El l'ceuvre serait arrivée à terme s'il ne fallait encore raboter de ci, polir de là, égaliser les bords, retrousser l'extrême bout en [loulaine, dans le goùl des sabots de Polichinelle, ce qui csl le dciMiier mol de la belle façon. Noire homme est maîlre en son arl : aussi prodigue-l-il les raffinements; tout son râtelier d'outils n'est pas de Ircqi pour fignoler; et quand eidiii, d'un geste brus(|ue, il pousse devant nous, parmi les fi'isures tortillées et les déchets du bois, le sabot uni comme un miroir, il a, en se redressant, la mine assurée de (pielqu'un qui connaît sa force. Cependant la vue de nos albums, constamment balafrés de hachures de crayon, l'inquiète : sa défiance de paysan est excitée par notre curiosité, et il finit j)ar nous demander si nous ne sommes pas des ingénieurs, 2o6 LA lîKLCIQrE. chargés de |irr|);ircr rcnilillago d'une saboteric mt''ciiiii(|iii'. Toiif le pays, déjà fort appauvri par l'invasion américaine, a une peur (errihlc de lu uiaciiine à vapeur, (pii l'appauvrirai! encore, en supprimant le médiocre salaire (ju'il retire de la main-d'o'uvre. Nous embrassons iluii dernier regard la petite c;unbuse, son aire rembourrée d'un lil de copeaux, ses noires solives lihiinenlées de toiles d'araignées, ses murs iMjtissés ddulils de toute taille, son àtre fuligineux nù des écorces vertes de sève siftleul imi iiisaul. taiulis qur la ciarlé du jour s'assombrit à travers les vili'es, sous la poussée graduelle du crépuscule, llehors. le brouillard s'est épaissi ; une odeur de bois brûlé, traînant dans l'air avec la fumée des cheminées, signale les approches de la veillée; et nous pensons à la longueur des soirs, l'hiver, quand le l'older est couvert d'un pied de neige. Chez le berger ou nous attend avec d'énormes omelettes au laid. Justement les moutons LES I.NONUATIONS A I; T I 1 1 1 1 t L LE S AIX EWinONS DE GAMI. passeul lil liiirrirri'; la liMc du iruiipcau >'('ni;()ull'rc (liiiis les l'oiuls rnu\ de IV'lidilc piMidiint que lu (picuc bcle. lra(|Mi'i' par lr> (■hi('ii>; cl peu à peu. comme une c;ni ipii s'écoule, les der- nières toisons disparaissent à leur Iniir. liliuichr dr cliauv Iraiclie dans la clarté des lampes, la cluunbre a uiu^ ijaieté placide (pii U()u> lait Inuiver (diarmantes les heures que nous passons sous le nuiut(NUi de la (dieminée, lanliponnaiU avec nos hôtes et nous humectant les glandes par uiunicnls (!<• birrc frigide. Le IcMilrinaiii, au Irol d'un rcdtiislc liidcl. pileux cdMime un niirs. l'e\celleul t'ennier nous voiturait, dans sa cai'riole |iercliee siu' de hauts e>sieii\. par li's mules ipii inenenl a llaiid. (Jiu'hfuefois nous cot()yiou> peudaul plu> d'un (puirt d'Iieiire des |)i'airies IrausI'ormees en lacs i.rliliciels et dont lémirme ua|ipe li(]uide. prolongée ju>([u'ii l'hori/ou. moidonuait en courtes vagues. Puis des (diamps se succédaient, entrecoupés de hameaux, illimitani de |»laues sur- faces qui se perdaient dans les lointains. A hesteldonck. counne m)us longions le cimetière. Irnis peliles tund)es jumelles Udus éiiuu'eul : eliaeuue d'cllo ('■tait ixirdi'e d'ini eiieadremeid 33 LA FLANDUE OHIENTALE. 259 de papier découpé; et les croix, en outre, étaient garnies de couronnes et de banderoles multicolores. Des enfants reposaient là, à l'abri de ce culte naïf perpétué à frais communs, selon une coutume locale, par les autres enfants du village. Du large nous arrivait la pestilence des engrais versés sur la campagne; et par moments des baquets nous croisaient, dégoûtants de la vomissure fétide des villes. Ensuite, près d'Oostakker, un défilé de soutanes commença à processionner ; c'étaient des prêtres venus à une Notre-Dame de Lourdes, dont la chapelle, érigée ù grands frais, a fini par devenir un lieu de pèlerinage achalandé. Et bientôt les groupes devinrent plus nombreux; des dames vêtues de noir et de pauvres femmes du peuple en capmantcl se dirigeaient vers l'église, avec des mines douloureuses. Insensiblement ces tristes figures s'espacèrent, Mont-Sainl-.\mand dressa au bord de la route son joli pastiche d'hôtel de ville à pignons en briques rouges, et, l'instant d'après, nous pénétrions dans Gand par l'un des porches du nouveau béguinage, toute une petite ville close de murs, avec des rangées parallèles de maisons basses, silencieuses comme des tombeaux. IV Gand. — Lp passé, le présent, le permanent. — Gand paradis des fleurs. — Triomphe de l'horticulture. Un décor de féerie. Gand a trois choses qui le rendent extraordinaire : ses béguinages, ses fabriques et ses serres, c'est-à-dire trois mondes el aussi trois peuples distincts. Dans les béguinages, le recueillement momifié des pseudo-nonnettes, sous l'aile palpitante de leurs longues coitfes blanches, semble perpétuer le passé, à travers un déroulement de petits oratoires, de cellules claustrales, de longs couloirs vides sentant la chair mortifiée, avec des chrisls saignants à tous les murs. La fabrique, à côté, énorme comme un donjon, le vrai donjon de ce temps, multiplie ses activités hurlantes, dans le tonnerre de ses machines ; pour se carrer dans son ampleur, elle a fait table rase du passé, éventrant les vieux quartiers historiques ou simplement, quand elle pouvait s'en accommoder, s'installant dans les ruines féodales, avec un sans-gène bourru de colosse. Vous verrez tout à l'heure ce qu'elle a fait de la vieille ville, bousculant tout, asservissant à ses besoins d'envahissement les palais el les églises, plantant au cœur de la cité ses hautes cheminées par dérision des pignons glorieux, et, jusque dans les recoins hantés par les ombres des anciens comtes, prolongeant son grand bourdonnement de ruche en travail : ceci est le présent, la vie tumultueuse et pressée, un grand fleuve humain coulant par les rues, des millions journellement enfournés au creuset de la fabrication. X de certaines heures du jour, quand l'usine, comme un vomitoire, écoule ses houles d'ouvriers, Gand a l'aii' d'une ville insurgée, courant aux barricades du pas redoublé de l'émeute. Quittez cependant les centres populeux : aux enfers du travail, aux ronflements des métiers, aux sifflements de la vapeur, à l'étourdissante rumeur du fer et du feu succède la tranquillité d'une banlieue idyllique. Ce n'est pas que, sous celte placidité extérieure, les acti- vités aient cessé, mais elles s'appliquent à des élaborations mystérieuses, dans les sourdines d'un travafl sans hâte, dont la nature fournil les éléments. De quelque côté que se portent les yeux, de grandes serres parallèlement alignées parmi des rectangles symétriques de terrains livrés à la culture floréale signalent les installations horticoles. EUes ont fini par former à la ville une ceinture épaisse, s'étendant sur plusieurs centaines d'hectares. Là, chautTée d'agenis puissants, la terre fermente en une production sans trêve, gestant une flore merveilleuse dans 260 LA BKLr.IQl K. l'espèce de l'oiip de sang d"iiiio sève loiirraentée par le feu el l'eau. !>»■> IuimMs de véyétalions, des montagnes de floraisons, une poussée ininterrompue de troncs solides comme le bronze et de tiges ténues comme le fil d'arclial, y surgissent du sol bouillant et gras. (jaiid est peut-être la première ville liorticole du monde. ('.Inique année, ses établissements exportent par cargaisons les tulipes et les jacinthes, autrefois la gloire des jardiniers de Hollande, (^ette immense industrie de l'oignon eu llein-, ils l'dul accaparée et développée au point d'eu possédei- aujourd'hui le monopole incontesté. En mai, pour un seul établissement, il n'y a pas moins de vingt iiectarc^s de terrains émaillés par cette soi'te de floraisons : toute la contrée disparaît alors sous une mer diaprée, et, jusqu'à une lieue de là, le vent en pousse au large les vagues d'arômes. Et Gand n'a pas seulement ses exploitations industrielles : ses amateurs rivalisent avec les marchands pour les prodigalités de la dépense et les magnili- cences de la culture; elle possède des jai'dins de patriciens, éblouissants comme des Florides, avec une pompe extraordinaire et royale. Demeurons un instant dans ce monde enchanté des fleurs : aussi bien, comme je l'ai dit, nous touchons là non seulement à l'une des gloires, mais aussi à l'une des principales richesses de la vieille cité. Ce goût de l'horticulture ne date pas d'aujourd'hui : en 1696 un échevin de Gand, (iuillaume de Blasere, avait des serres dont la renommée était universelle. Si belles qu'elles fussent pour le temps, le digne homme qui y mettait son orgueil ne pensai! pas (pril en naîtrait plus tard ])ar centaines, auprès desquelles les siennes ne seraient plus rien. L'établissement Van lloutte, à lui seul, occupe tout un coin du pays, avec une admiuisiralion qui a sa hiérarchie, un personnel qui est une armée, cinquante serres, une centaine de han- gars et un périmètre de terrains où tiendrait à l'aise une colonie entière. Aussitôt qu'on y pénètre, on a la perception d'un énorme laboratoire où s'active la génération des espèces les plus magnifiques : toute une création monstrueuse et chaimante de végétaux loulVus comme des forêts, déliés comme des filigranes, verruqueux comme des cuirs de pachydermes, polis et .satineux comme de la chair de femme, étend sous les voûtes vitrées ses larges parasols, se déroule en grappes de Heurs, s'étire avec des allongements de reptiles, colle aux parois ses ventouses, développe ses ramifications pareilles à des tentacules, accroche partout ses vrilles et ses griffes. Depuis les bambous, les bananiers, les caroubiers, les palmiers d(! l'Inde, dres- sant leurs hauts piliers dans la clarté avec des airs de palriarrhes el de guerriers, jusqu'aux grouillements informes et aux ténébreuses reptations des orchidées, espèces de larves animales à demi débrouillées du chaos des limbes, l'épanouissement des flores se prolonge de serre en serre, à travers l'innombrable série des métamorphoses, multipliant à l'infini ses caprices, ses luxuriances, ses folies de sève, dans un i-enouvellement de genèse inépuisable. Il y a des serres pour toutes les latitudes et toutes les familles ; et ((uehpies-unes, avec leurs rudiments de vague animalité où l'œil jterçoit des formes en suspens comme l'ébauche d'un monde inachevé, res- semblent à des nu'nageries fanfasti(|ues, emplies d'une pidlidanle el farouche faune, vautrée au ras des dalles en croupes ondulantes ou dardée en mâchoires prêtes à broyer. Tels l'.Vtaccia cristata, pareille à une pieuvre, les Cycas aux dards aigus comme des glaives, les bananiers d'Abyssinie, dont les feuilles géantes ont la pesanteur d'ime oreille d'éléphant ; tels encore l'Euphorhia havanensis, étalant son veuire d'éiuirme lézard bronzé, le Mamillaria avec son gonflement de mamelles superposées qui lui donnent l'air d'une isis végétale, et ces superbes fougères de la Nouvelle-Hollande, squamées d'écaillés à l'égal des sauriens et par surcroît épcronnées de rostres assassins. Ailleurs, comme en des antres de mort, se gardent pré- cieusemeut les plantes malfaisantes, toutes rongées de pustules et gonflées de lait véné- neux, avec leur laiihnn- de crapauds et de scorpions. Toutes, il est mmI. ne sont pas éga- lement s(pialides : quelquefois une éclatante fleur, d'uu cai-miu sombre, lait i»enser à la LA FLANDRE ORILMALL. 261 férociU- palelino et (li>sinniléc des belles empoisonneuses. Les alcliimies des Locustes n'ap- prochent pas des meurtrières recettes au moyen desquelles se distillent dans ces alambics naturels les sucs qui l'oudroienl. C'est un lieu de maléfices t'ait pour les pâles songeries du crime : il u'v man(]ai' qu'un giltet, avec les saltations d'un clurur de sorcières opérant ses sortilèges. Les serres des broméliacées, des chrysophyllum et des lianes sonl bien l'ailes, d'ailleurs, pour vous arrachera ces pensées tragiques: on vous y montrera, entre autres raretés, une liane vieille de dix ans et cpii. déployée, suspend au vitrage une fibreuse et verte chevelure de près de Irenle mètres de long. Vous traverserez ensuite des bois entiers d'orangers, d'étince- lants parleiMvs de camélias, d'éblouissantes plaines d'azalées, une magie de clartés lactes- centes el rosées recommençant à chaque pas, dans la magnificence et la gaieté d'une sorte SLE 1) ENSEMBLE DE L ET » B I.I S S E M E X T VAN 11 0 l T 1 E , 1 l.iNl). de paradis terrestre. iMais le chef-d'œuvre, dans ce défilé de merveilles qui ne laisse pas un instant les yeux en repos, c'est peut-être la serre aux orchidées : l'art et la nature semblent s'être ici accordés pour varier avec une indicible profusion la structure et la vie de la plante : comme en une prodigieuse orfèvrerie, pour laquelle toutes les formes ont été requises, des guillochés compliqués, des ciselures arachnéennes, des filigranes légers comme des souffles el qu'on croirait sortis de la main d'un miraculeux ouvrier, viennent en aide au travail des sèves, fieurissent les tiges de splendeurs artificielles, el au bas de l'œuvre divine mettent une griffe énigmatique. Suspendus à la coupole par des fibres ténues comme un crin, déroulés dans l'air en impalpables écheveaux, épanouis au bout de leurs liges comme des larmes et des sourires, avec le vague et l'éthéré du songe, ces étranges végétaux, cristallisés en joailleries et en qui se confondent les illusions de la croissance naturelle et d'une main-d'œuvre humaine, expirent dans l'atmosphère muette el la pâle lumière septentrionale l'arôme et le soupir de leur fi'isson de vie. .reii ai vu qui. tout soufTreteux. laminés, presque invisibles 262 LA Bl-LGIQUK. comme les goutlelées dune bruine, avaient l'air de s'évaporer dans un jet de sève ; d'autres ressemblaient à un fin brouillard, à des ilocons de fumée se dispersant sur le bleu de la vitre, avec un rien de nuilicre qui paraissait se dissoudre dans un vol et une haleine. Celles-là sem- blaient perdues aux limites mêmes de l'être. Les plus considérables, en revanelie, amenaient la pensée de colibris, d'étincelles ailées, de grosses mouches immobilisées sur un rlieveu de liane. L'Odonloglossum sceptrum purpureum, avec sa fleur tlollante balancée au lin bout de la tige, a le tremblement d'un papillon dans la lumière, et l'Asparagus plumosa, d'une impondérabilité frémissante de plume, n'est plus qu'une clarté qui bouge, à peine distincte de celle qui l'entoure. Et les bijoux, les sertissures du plus étonnant caprice se pressent dans tous les sens : le Zygopetalum crinituni, le l^ycaste skinneri, le Masdevallia melanopoda, le Darlingfonia californica, le Pilumma nobilis épanouissant comme une minuscule cassolette son frêle lis tout blanc, avec un parfum blanc comme sa forme, puis encore le Népenlhès, l'Anthurium schcrzerianum, et, prodige plus extraordinaire que tous les autres, le Cypri- pedum ou Sabot de Vénus, une chaussure d'amour pour un pied de Ccndrillon grand comme une main d'enfant. Le savant et l'explorateur (jui, lors de ses courses aux provinces brésiliennes de Minas- Geraes, Matto-Grosso, Goyaz, Sào-Paolo, Parana, etc., rapporta ces trésors et les acclimata sur le sol gantois, a eu la joie de voir prospérer le vaste établissement fondé par ses soins. D'autres maisons rivales se sont élevées autour de la sienne; aucune n'a fait oublier l'éclat de la grande création de Louis van Houtte. On a pu dire de lui qu'il aimait la Heur en poète plutôt qu'en spéculateur : à côté des installations oi!i fonctionnait l'organisme de son entreprise, il monta un atelier pour la mise en couleur et l'impression des plantes d'un recueil qu'il avait lancé sous le titre : Flore des serres et des jai'd'uis de l'Europe. Une vingtaine d'artistes s'y emploient constamment à reproduire les fleurs dans leur forme et leurs chatoyants iris; des presses à bras servent ensuite à tirer les épreuves; el la publication inaugurée il y a plus de quatre lustres forme à présent une somptueuse bibliolhètpie, haut placée dans l'iconographie florale. Ce vaillant homme mallieureusemciil n'est plus; mais un niouuinenl d'une belle ordonnance, avec une noble ligure élevaul drs [}alm('s jusqu'à son buste, glorifie sa carrière si pleine sur la [)lace publique du village (|iii lui d(»il sa prospérité. V Les béguinages. — Visite un iiriii lii'guincige. — L'ouvroir. — Échappée sur la vie des liéguinos. Tu te souviens, loi, l'amoureux des pâles religieuses et des créatures souffrantes, tu le souviens, mon cher .Mcller\, de notre entrée au béguinage de Gand, à celui qu'on appelle le petit, pour le dislinguer de l'autre, le nouveau, plus vaste dans son entour de nmrs crénelés comme des reuiparis. Celui-ci, imus l'avions visité la \eille, h)ul en courant des lourds beffrois plantés en plein ciel aux grandes églises sombres eufon(;ant leurs piliers trapus dans l'onibre des cryptes comme dans le h(Md des nécropoles. INous avions enfilé les étroites venelles de ce quartier reconstruit, longé les alignements symétriques de ses petites maisons jumelles, et sans grand entrahiement toutefois, par complaisance peut-être pour les pignons des vieilles estam|)es, \anté la gothique modernité de cette ville, poussée un beau matin dans la vétusté de l'autre. Au fond, ces kilomètres de murs, d'un ton de brique calcinée et presque noire, tournant sur eux-mêmes dans le labyr-intlie i\v> ruelles et ne laissant apeicevoir issant d'un large fossé marécageux, s'immobilise dans une gloire déchue de tleuve changé en dépotoir, l'alerte et diligente commère, toute grasse des eaux qu'elle hii dérobe, claire, am|ili', liu-oime. dansant sous des tlottilles de bateaux et cognant à tous les 268 LA BELGIQUE. pouls >a ciipiiiic moiiMinlc, plonge an (d'iir de la rWv. cl de fjiiarticr en (|iiarti(M- |ironiène sa grosse vie active. Dos le (loii/.iènie siècle, elle dcvienl la graiidc artère; on conslrnit alors un canal (|ni lui appoi-fe le Ilot (le l'Escaut; et, saigné aux (pialre veines, celni-ei, dans Gand, n'est plus qu'un niorihond dont le sang va à cette sangsue. Comme un large corridor, elle traverse à présent la ville, à l'aise dans ses quais, rellétani des usines, des tours, des foules, loul un ciidre magnifique de |)rospérité vieille et. neuve. C'est la bonne (ni\rière. activant tout sur son par- cours, alimentant les industries, nourrissant les Innnnie^., multipliant les sources du bien- être, allant cl venant par les rues et laissant partout son nom. L'Ajuniei, la Linelei. le (iraslei, nombre d'autres quais gardent la musique de sa dénomination llamande comme ime tra- dition patronymique, avec quelqiu' chose de la tendresse des fils pour une mère. N'est-ce pas elle d'ailleurs cpii donne son xérilablc caraclère à la ville? Ses bras l'enlacent detous les côtés, elle la baigne maternellement, et oii (pie \ous allie/, vous êtes sûr de la rencontrer, elle, ses ponts, ses îles, ses chantiers, tournoyant sur elle-même, poussant sa pointe entre les maisons, avec le turbulemeut de ses voiles, le ronflement de ses écluses, le clapotement de son eau, cette rumeur et ce train des rivières industrielles cpii roulent de l'or et s'animent à l'égal des routes de terre. Tandis qu'à Bruges, la ville du mystère el du silence, les canaux, dans l'ombre des vieux murs, oui l'air de coider des larmes, ici le mouvement de l'eau semble rythmer les énergies d'une race enlre[)renaute et forte. Cand n'a pas démérité de ses origines; elle a gardé les fiertés et les vaillances des Communiers. ses ancêtres. Si elle n'est plus, selon l'enthousiaste jugement d'.Eneas Sylvius, une des trois grandes villes du monde, la puissance de ses ma- chines, l'abondance de sa production et l'étendue de ses relations commerciales la maintien- nent toujours à un rang élevé parmi les activités des peiq)les modernes. A certaines lieiu'i's du jniu-. la fumée de ses nsini's épaissit une ténèbre dans son ciel; de toutes parts ronllent les cliandières, siffle la vapeur, tournent les métiers; et ses ouvriers formeraient encore une armée, comme à répo(pie où les drapiers à eux seuls mettaient sur pied dix-huit mille hommes. (JuaiHl le tlot des fabri(ines, aux heures de sortie, s'épanche par les rues, les bourgeois i-enlrent che/, eux piHU' ne ixiinl cire balayés par ce fleuve humain roulant avec le grondement d'un torrent débordé. Ce grand travail n'est pas exempt de vicissitudes, à la vérité; la machine, en multipliant innombrablemenl ses pi-oduits, a déterminé l'accumulation des stocks: forcément les chô- mages sont venus rompre l'équilibre du mouvement industriel. .Mais, nialgié les crises el les grèves qui ailleurs décimaient le capital, avec des évenlu;dités de ruine toujours eu suspens, la iabricalion gantoise, ell(>, s'est conslammcid maintenue. liien n'est comparable à quelques-unes de ses grandes inslallalious : la Liiiirrc iriiccu|)e pas moins de cin([ m\\\v ouvi'iers, et l'on vous montrera à la Li/s un moteni-. le plus puissant du contiiH'ut. l/industi'iel, ici, com|)reiKl ])lus largement (ju'ailleurs les nécessités du labeur moderne; lui-même est souvent un savant, au courant des découverles et des perfectionne- ments, el (pii met son ambition à les applicpier che/. lui. Cell(> vivace émulation a produit les vastes établissements. pouss('s à tous les carrcloins de la ville, avec leur merveilleuse distri- bution de travail et leui's incnni|iarables aclivil('s mécani(pies. Plus que j)arlout ailleurs, la fabricpu; gantoise est un organisme (piasi humain, ayant pom- (estomac ses fours gorgés de coke, pom- poumons ses hautes cheminées \y.\y lesipn^lles s'absorbent l'air et le veut, pour système musculaire les courroies de transmission imiirinuint à tout la rotation el la vie. pour sang artériel la vapeur projetée dans tous les sens, en une poussée turbulente, comme le sang investissant les rouges réseaux charnus des corps. El, LA FLANDRE ORIENTALE. 269 par-dosïiii? Ii's toit? de hi cih'. lo niinotnure. rlévoreiir d'Iionimeîi et déloniéiits, meugle, lialelte, gronde, vomissant par tous ses sabords à la fois le feu et la fumée de ses creusets. A l'intérieur, dans une poussière asphyxiante et mortelle, désagrégation de la matière en traxiiil. s'espacenl. comme en un vaisseau de rathédrale, les énormes voûtes plantées sur leurs l'ùls do fonte, avec rcnclicvi'trcnKMil des poulies, des barres, des trapèzes, un outillage conipli(pié doni chaque rouage est comme une massue qui frappe, un pilon qui broie, un talon qui rue. tas de membres rattachés au grand (ronc de la brute qui rontle et mugit dans les dessous. Cathédrale, en etVel. par la reculée et la profondeur des murs, par l'élancement en plein L N E S 0 r. T 1 1 DE f A B li I Q l' E A G A M) . ciel des cheminées pareilles à des tours et le bourdonnement d'orgue des machines, cathédrale aussi par l'asservissement de tout un noir peuple suant ses moelles à l'aveugle dieu .Million, un dieu (pii. pour paradis, aurait des enfers et dont l'Esprit, révélé à coups de tonnerre et d'éclairs, se manifesterait dans l'ouragan d'une perpétuelle colère, la fabrique s'oppose aux aimes basiliques silencieuses, aux grandes églises chrétiennes, les Saint-Bavon, les Saint- Jac(|ues, les Saint-Nicolas, les Saint-Miciiel, agenouillées dans leurs robes de pierre au bas de l'horizon et, comme des prières, enfonçant leurs flèches à travers la sérénité radieuse des Elysées catiioliques. Quelquefois, entre le Dieu de pardon et de silence, saignant sur les crucilix dans l'ombre froide des chapelles, et l'autre, le mangeur de chair, le broyeur de fortunes, l'engloutisseur de villes, c'est une lutte où la croix n'est pas toujours victorieuse et recule devant les 270 LA BELGIOt'E. empiétements des armées suscitées par le Molocli. lîicii uc lient «lexant ses assauts : des temples où brûlait l'encens des adorations mystiques, il a l'ait ses temples à lui, ses marchés, ses docks, ses officines, vautré dans son omnipotence d'idole indienne qui rêve d'absorber la terre en son incommensurable gésier. Le vieux Gand a subi le sort des villes âpres au gain : une bousculade s'est faite parmi ses pignons, ses steenen, ses demeures féodales, sou histoire écrite dans le grès et la brique. Presque partout refoulée, la Iradilion a fait place aux envahissements de la vie présente, ce fleuve qui creuse son lit dans le lit de ce qui fut la vie avant elle et balaye les cultes, les mémoires, les âges, de ses grandes eaux irruptives des digues les plus solides. Sur le burg des anciens comtes de Flandre a poussé, comme un champignon, un large grouille- ment do petit peuple, faisant dans l'ancien nid d'aiglons ses couvées de prolétaires et de son frottement de misère usant chaque jour un peu plus la féodalité des moellons. Là aussi, d'ailleurs, la grande pieuvre de 1er s'est cramponnée de ses griffes et de ses tenta- cules : une filature a mis. au dos de ce châ- teau démantelé, pareillement à une hotte de chiffonnier, sa haute cheminée de briques, et au sous-sol prolonge son ronron de gros chat qui pelote : si bien que, entré par le porche su|)erhe dans la [inussière et le ni'unl (le la gloire, on aboutit à celte autre fumée, celle de nos activités sans trêve, prédestinée comme l'épopée des grands barons à se dis- soudre dans le Temps. (îravissez les degrés ((ni, par des couloirs sombres où s'engouffre le vent, mènent aux cours inb'rieures anlre- fuis rnmorautes du \a-cl-viçnl des gens d'armes et maintenani runllanlcs du bruil des pistons et des navettes : une plèbe s'est taillé ses taudis dans le repaire de l'ogre, croupissant sur les dalles qu'ar|)entaiont des talons éperonnés et mettant sécher la sueur de SCS haillons dans la coulée de sdieil où se lessivait le sang des massacres. Tout autour d'ailleurs, comme au dedans, les iiidiisiries ont levé, faisant craquer sous leur poussée lente l'immémorial donjon, colosse étranglé par une armée de pygmées. Et, de la rue, le porche, pressé entre les nuiisons voisines, odicuse- meut vulgaires, avec leui' bassesse de petit commerce, a l'air d'une bouche qui crie, tordue par la compression (]r^ joues sons un gantelet d'acier. Tonte cette gloire s'est démocratisée : les termites se sdul mis dans les poumons du géant; la féodalilé, comme un corps pourri, a été restituée à la circulalion de la vie imiverselle. Du Pri/hu;t/io/\ berceau de Cliarles-OuinI et qui avait trois ceids salles, six (>uhées fortifiées, anlanl de ponts et des jardins merveilleux où les ducs de Hourgogne faisaient battre ensemble des bons et des taureaux, il ne deuieuiv (pie des riiiiu's ulilisées pour des fabriques, des nMier>: Idui le reste a été dispersé au veul. El. (luaiid ce n'est pas l'OIlCIlE U'eXTHÉE de l'ancien IMIVIS DES COMTES DE EI,A^ mener: Iles logis il un LA l'LA.M)l{E ORIENTALE. 271 la (lémolUioii, roffondrement aveugle à coups de pioolie, on, ee qui revieiil au même, la Iransformalion pour les nécessités de la vie moderne, c'est rembourgeoisemeiit de la desti- nation, une mélancolie de palais liisloriques et d'églises finissant |)ar caserner des corps de garde ou des commissariats de police. Lu boulanger occupe le Collariezolder du Marché du Vendredi, avec sa jolie tourelle d'angle, sa galerie circulaire et son bas-relief de bron/.e, et VUte/i/iore.s/ee/i, qui leiw taisait vis-à-\is, profilant dans le ciel son loit aiguillé, a été rasé par un marchand de bière I lUi Gérard Dulvelsteen, le légendaire château de Gérard le Diable, on a l'ail un dépnl d'arclii\es; le ï>int-Jorishof ou cour Saint-Georges, ancien local des arbalé- triers, dans les salles duquel, (mi 1 iTT. lurent décrétés par les états généraux des l*ays-Bas les articles du (iiand-Privilège de Marie de liourgogne, enferme à présent une aid)erge; partout des boutiquiers, bernard-l'ermite de ré|»icerie et du poisson sec, se sont installés dans les débris des palais du quinzième siècle. Et le démarquage continue du cùlé des maisons reli- gieuses : la grande abbaye de la Biloque, aujourd'hui hôpital et hospice; le couvent de Saint- Pierre, commué en casei-ne du génie; le couvent des Dominicain^, imesli par un phalanstère d'iiuvi'iers ; le <'()uvenl des Erères Mineurs, dégénéré en magasin de coton, elc. G'est la re- vanche de ce temps, eu allmilanl (|u'uu autre balaye à son tour les usurpateurs. (Juelquefois, comme un nid d'oisilhjus dans la gueule d'un canon désemparé, toute cette irréparable dé- chéance aboulit à cette chose charmante et imprévue, la rumeur d'une école abritée dans une maison féodale ou dans un asile religieux. Le besoin de s'élargir, de se tailler des habitations dans les vieux murs, de se loger, soi et ses petits, parmi les décombres du passé, a fini pai- éloutîer la cilé ancienne. Ce n'est plus ici, comme dans les villes endormies, croupissantes sur leur fumier de grands hommes et de choses abolies, un musée mangé aux larves, avec ses atmosphères pneumali(pies gardant ligidement la forme décomposée du cadavre de ce qui fut de la suhsiance animée, lue sève elVervescenle a poussé par-dessus les cimetières, d'un jet ininterrompu qui à la longue a fait un giaiid arbre nouveau, comme ces troncs évidés que des draperies de liei're oui étroitement enlacés, au point de les changer en une forèl de feuilles sous lesquelles le bois mort ne s'aperçoit même plus. Il y a loin de la bruyante ruche actuelle, avec ses palais, ses universités, ses fièvres de gain, ses circulations de foules, à ce (!and dans les rues duquel, après les saignées opérées par le duc d'Albe, de maigres haridelles erraient, à défaut de passants, broutant mélan- coliquement l'herbe verdissante entre les pavés. Tel qu'il s'atteste, il rappelle bien plutôt l'abondance cl la large vie (umulliiense de la |)ériiide des communes, alors que, chez ces hommes des métiers, tenant haul le conleau sur la gorge des comtes, et d'autres fois, comme à Coui'lrai et à Gavre, concuhpiani même la personne royale sous leur genou de fer, le sang, alimenté par la forte nourritui'e et surexcité par la violence des luttes intestines, leur moulait à la tète en rouges vapeiu's d'orgueil, et, comme des bœufs, les lançait, cornes eu a\anl. dans la défaite ou la victoire, méprisants du danger, inaccessibles à la peur, tout glorieux d'héroïsme exalté. (iand, à icltc heure, est nue des forces du pavs : toute une jeunesse s'\ nourrit au pain de la science, pétri à son usage par une élite de professeurs, la lumière et la sagesse de cette grande école universitaire, ancrée dans l'idée du Droit et du Devoir. Le même coup de pistou sans trêve (pii accélère ses industries l'ait mouvoir cette autre machine, et la plus merveilleuse, rintelligence humaine. L'es[)rit, en effet, garde ici une large part dans les préoccupations générales : tonii' la \illi' se presse aux conférences îles maîtres de la parole; elle a des cercles littéi-aircs. di's académies de musicpie et de dessin, une bibliothèque, la plus riche du pays eu (lo(iiuirul> i-oucciiiaut l'histoire nationale du seizième et du dix-septième siècle. 272 l-A BEUilOIE. Ses salons do pointuiT lui ont fait un renom universel parmi les artistes. Silencieuse, mais active, travaillant en des ateliers mystérieux comme des cloîtres, toute une t^cole d'artisans, en qui s'est perpétuée la pratique des anciennes industries, l'école Saint-Luc. s'etTorce de faire reileurii". dans la sculpture, l'imprimerie, la ciselure et l'œuvre peinte, les naïves ferveurs (le larl clii'éliçn. Ardente, eu nuire, aux rc\cndicalinns politicpies. la cité ap|M.rh' à la \ie piililii|ii(' la passion généreuse, la vaillance de cœur, le f^oùl de la hataille insci'i(> à chaque page de son histoire : c'est la continuation des énergies sécidaires, autrefois dépensées sur les cham|)s do hataille dans les lièvres d'une vie moins réglée que la n(Mre. et aujourd'hui ap|)!i(piées au développement régulier, presque sans souhresauts, du progrès. il faut avoir parcouru, en teni|)s d'éleclions. tes innomhrables cafés auxquels on descend par (les escaliers plongeant dans le sous-sol et (jiii. sous le niveau de la rue. dans un cré- PI.ACE nu YENUKKDI ET STATUK 11 E JACQUES VA\ A K T K \ E 11) E. pusciilc humide de caves. — d'où leiu' vient leur nom de /.ch/ers. parlicnhirilé toute gantoise et (ju'on ne l'ctrouverait point ailleurs, — bourdonnent du rontlenienl sonore des disputes politi(pies; il faut avoir \ii là. massées autour des hihles. les énergi(|ues ligures du bour- geois et de riiouMue du pi'M|ili' m' ia|ipr(ichcr dans la chaleur des cniil idxerses, a\ec des gestes décidés et (pii appuient de coups portés (lan< le \ide hi suhdili' des arguments, pour conq)ren(lre à (piel point s'evnpèi'e l'ai-dem- de- Inlte- dau- le moderne eiuiihat des consciein-es. Cependant, si ensi>rrée (pi'ejle -oil |i;n- la germinalion du présent, cette |ioii>>(-e de loides les graines bonnes ou mau\ai>e> d'une civilisation >m'cliaull'ée, la phvsionomie de la grande commune du (piidor/iènie siècle persévère encore (;à el là. La place du Wndredi. avec son énorme terre-plein borde de maisons déchiquetées, aux pignons en dénis de scie, sa patte d'oie de rues lilaul dan- Ions les sens, si commode poni- les lln\ e| les relhiv de popidaire. ses LA FLA.MJHE OUI ILMALE. ^73 granfles niasses d'air en suspens où la voix des Lribiins roulait, vibrante et répercutée, offre nn cadre que l'esprit n'a pas de peine à remplir, (let homme trapu, la l'ace animée et chevelue, qui harangue, dn balcon du Collaciczulder^ la houle humaine dont les remous battent les murs, c'est Jacques Van Artevelde. Une immense clameur couvre la dernière de ses paroles ; tous les bras sont tendus: on l'acclame; il est le roi de la cité. Aiiv armes ! et brusquement la place se vide dans l'entonnoir des rues voisines, par grands Ilots noirs qui, s'engonlTranl dans les maisons, en sortent la hache et la pique à la main, et courent se précipiter par la campagne à la rencontre des chevaliers français. Attendez quelques années, juste le temps pour que ce fruit qui porte en soi son ver et s'appelle la popularité se pourrisse ; et le môme homme, naguère porté en triomphe, puis, comme les vieilles idoles, roulé aux abjections de la rue, va crever sous le poignard d'un assassin, dans le couloir d'une écurie. La mort, passe encore pour ce héros! mais son sang coule dans la houe d'une injure vile; on l'accuse de s'être vendu et il meurt comme nne bête honnie, sous l'énorme clameur lâche de la foule. Rebaptisé grand homme depuis, sons les eaux lustrales d'une tardive justice, sa statue à présent domine la i)lace, à l'endroit où, avant la sienne, se dressait la statue d'une Minerve jacobine, qui elle-même avait succédé, instabilité des gloires de ce monde, au Charles-Quint monumental élevé par les Gantois dégénérés, baisant la main qui les avait si rudement châtiés. Rien n'est mélancolique comme cette espèce de concession à perpétuité d'un coin de place, soumise aux vicissitudes des temps et dont les statues s'éboulent, plus fragiles que des monts de sable, (jnelle .Minerve en marbre ou en bronze aurait d'ailleurs pu tenir sur ce sol mouvant, toujours raviné par le Ilot populaire charriant aujourd'hui les ruines de ce qu'il avait bercé la veille ? Tr(>[) de sang y a coulé entre les pavés pour que le pereiuihis œre y soit autre chose ([u'un temps d'arrêt à mi-chemin du panthéon et de l'échafaud, et qu'un peu de stabilité ait pu s'ancrer dans cette terre moite, toute gouttelante de sève humaine. A grandes ondes elle a ruisselé ici, la fontaine de vie, soit dans des rixes de particuliers, — en une année on ne compte pas moins de quatorze cents personnes tuées, — soit dans les rencontres des milices descendues à la rue et s'entr'exterminant. Une rivalité ayant éclaté entre les foulons et les tisserands, cinq cents morts demeui'èrent sur le carreau. La vie ne semblait pas peser aux mains de ces hommes qui la gagnaient et la perdaient comme à travers nne insouciance de kermesse, rués aux émeutes ainsi qu'à des bombances. El de cette place du Vendredi on dirait dans l'histoire un grand étal de boucherie constamment arrosé de sang, pareil à cette autre boucherie de la place Sainte-Pharaïlde, abattoir de bêtes et d'hérétiques au mur duquel on voit encore les carcans et la cage de fer où était supplicié le bétail humain. VIT Les monuments. — L'Hôtel de Ville. — La coiir Saint-Georges. — Le Beffroi et la cloche Roelaiit. — Quaire veilleurs do pierre. — Les Maisons du vieux Bourg. — Le quai aux Herbes. — Les tours du Rabot. — Lo Dulle Griete. — Le cloître Sainl-Bavon. — L'église Saint-Bavon. — Magnificences du culte. — L Adorntinn de l'Agtirau \i;\r VaiiEyck. — Le Sniiit Bavon de Rubens. — Le catholicisme flamand. (iand n'éveille pas seulement ces idées sévères. Il a ses coins aiinal)les, d'iiu art tleuri, et qui évoquent, à côté des désastres, la pensée d'une ère de splendeur et de tranquillité, alors que la cité ])oiivait penser à s'édifier un chevet, elle pour qui le chevet était souvent la |ii(M-re des tomlies et qui, comme le grand Marnix de Saint-Aldegonde. semblait s'être 35 274 LA BKLC.IOn' proposé cette devise : « Repos ailleurs ». Peut-être, il est vriii. n'est-ce là qu'un de nos sophismes modernes, une boufîée de ce sentinieulalisme qui nous gène si foil dans l'exacte apprçcialiou du passé. La niorl, dans ces centres d'humanité débordante, allait de pair avec la vie. Luc émeute ne déséquilibrait pas le train des activités publiques. Les batailles de lu rue étaient comme un exutoire par où s'éconlail le trop-plein des énergies du sang. Et, tout en I. IIUlLL ni-. \ll. I. b Ut l.tM). hiaul el >(■ iai>aiil lucr. Ii'> Cianlnis avaicul île grosses aises de biltisseurs, éditiani à clKupic coin de rue des j)alais. des églises, des nuiisous de côi-poraliiuis. dans un capiiic rliaiiuaiil et infini de; la pierre. Leur llùlcd de Mlle, mallieiu'cuscmrul gàlé par des annexes disparad^s. uni' lishiidilé de styles j)laqués après coup, comme des n'pi'iids sur un lajjlcau. a\ec des pilastres el une colonnade à l'ilalicnuc accotés aux linos découpures de idi^ive. niais d'inii- oi;i\(^ déjà arrondir et déguisée |>ar des fouilli- d'ocnemenls, se guilloclie sur loiilc -a Iniiilcin' d iMiIre- LA FLANDRE OHIEMALE. 2yo lacements (le linccimv ol de reiiilliif^es, |)iireils ;iii\ oiiclievôlnii'es de mIIIcs cl, de nimuscules (Hi'\ ini'(li;iil mu- ('■iiornic vigne accrochée à la pierre, (i'esl. dans son larabiscoté cl son llciui cxlravagant de golhique, le moment tiigilil' de la transition entre l'ogive épuisée, tournée aii\ préciosités di' la ciselure, et les cintres aplatis ou surbaissés qui font prisagei- la Henaissance. .lustc en face, de l'autre cùté de la rue, la cour Saint-Georges, ancien palais où siégeait la giiildc des Arbalétriers, campe solidement en terre sa masse couronnée d'un toit à petites lucarnes ca|»uclionnées. Non loin s'élanco la fa(:;ade de l'ancienne Halle aii\ Draps, avec son mince pignon flanqué de tourelles et sa façade percée de fenêtres gothiques auxquelles s'éclairent aujourd'lini, dans les longues salles de l'étage, les parades d'escrime de la noble confrérie de Saint-.Mi(diel. instituée par Albert et Isabelle. ("e n'est encore que le point de départ de ce défilé de monuments (jui commence, au C(eur de la cité, avec la grande maison commune, se poursuit à travers le Hoog-Poort, s'étale au (i A N U : LE II A D 0 T . Marché aii\ Herbes, s'enfoiu'c dans le réseau des petites rues a\oisinantes, gagne la place Sainte-I'liaradde, longe les quais de la Lys, et, aux contins de la vaste agglomération gantoise, ahoutit auv lourdes tours jumelles du Habot, plantées comme deux gros poivriers de pierre dans les eaux de la rivière. Elles ont gardé, grâce aux restaurations, l'air de triompiie et de défi qu'elles durent avoir dans le passé, alors que, pareilles à deux énormes Dulle Griete dressées la gueule eu l'air et prèles à vomir la mort, elles rappelaient aux redoutables milices du temps la \ictoire i-emporlé(^ sur les quarante mille hommes de Maximilien d'Autriche. Leur masse trapue semble animée encore, à travers les âges, de la violence des passions qui agitaient ces âmes orgueilleuses, exultantes dans le succès autant que grondantes dans la défaite ; avec leur a|)parence bourrue et le vague geste de bravade qu'ont quelquefois les moiuuueiits. comme si l'âme d'un peuple était capable de façonner la pierre sur ses mouvements et pouvait lui communicpier le frisson de ses colères et de ses enthousiasmes, elle symbolise bien les penchants de cette race énergique et pi'imesautière, prompte à s'illusionner siu' l'éterniié de ses conquêtes et bâtissant alors, dans la fièvre de ses joies, 276 LA BELGIQUE. des tours du liaul des((iiclli's Itnir l'aronchc indc'ppndiiiicc l'iiisiiit In ni(|Ui^ iiiix princes, ces grands rôdeurs de chemin, promenant de pays en pays leurs armées. Le Dulle Griete, auquel je comparais tout à Vlieure le gros donjon du liidiol. participait, lui iiiissi. de ce besoin de Icnoriser les yeux (|ui pousse les Canatpies à s'allulilec d allributs de carnage et dctlVoi et les civilisés à se cousiniire de menaçants bastions don! la liauleiu' et la solidité s'o|)posent aux entre])rises de l'ennemi, t^est une monstrueuse pièce d'artillerie du quatorzième siècle, toujours visible au Mannekensaerd, près de la place du Vendredi : Froissart en |)ai'lc à propos d'un siège d'Audeiiaerde où elle apparut, couuik.' d'une machinf; infernale forgée sur les enclumes de Satan lui-même : « Pour plus esbabir ceux de bi garnison d'.Vudenaerde, ils des (iantoisi tirent l'aire et ouvrer luie l)ombarde merveilleusement grande, laquelle a\ail cirupuuitc-ii'dis pouces de bec, el jetait carreaux merveilleusement grands et gros j)esants, et qnand cette bombarde descliquait, on l'ouïait par jour ])ien de cinq lieues loin, et par nuil de dix, el menait si grande noise au descliquer, qu'il semblail que tous les diables de l'enfer fusseul eu cliemiu. i> On s'expli(|ue. en elVel, l'ébabissemeul au(piel l'iiil idlusidu le ( bronicpieiu'. (piand (Ui considère que celle rageuse DiiUc Griete, ainsi baptisée eu mémoire d'une eeiliiine comtesse de l'iaudres, .Marguerite l'Enragée, avec laquelle le peuple gaulois dut longuement batailler, se chargeait au moyen de hoidets en jiierre de taille el de hai'ils d'un(> mitraille faite d(> fer, de pierre el de verre. .\ l'angle de la rue Saint-Jean, écrasant les alentours de son l'ormididile enlassemeut de nutellons, le grand soldai de lii cité, le communier de piei-re, le poumon d'où meuglaient la révolte el la \i(ioire, eelle hautaine iuearnaliou des libt>rlés llamandes, le IJelfroi. comme lin bras armé d'une lorcdie géante, darde en l'air sa loiir ipie (piaire Hères slatues, tour- nées aux points cardinaux. Ilan([iiaienl autrefois. L'une d'elles, celle qui regardail le nord, descendue de son piédestal île plusieurs centaines de pieds, après avoir plongé pendant des siècles ses regards dans les horizons froids battus par les vents de la mer, a échoué il n'\ a pas lon,uleinps au cloître de Saint-Mavon, où, devant son masque irrité et sa main posée du poids d'un pilon sur la ,i;arde de siui épée, vous croiriez voir l'esprit des com- munes éternisé par ce roc à forme humaine. Là-haut, dans la cage gardée par le colosse, un oiseau de bronze, qui était la clocbe Hoelant, cognait la tour du baftemeiil de ses ailes. ■ — • ^/'//i nacn ?.v linclanl : /ils ir klojipe, dan is'l hrfdid; a/s ir lnydc^ is't stnnii in radi-rhaid, disail dans sa sonore musique l'inscription llamainle gravée sur sa paroi. " .Mon nom est HoelanI : (piaiid je copte, alors c'est l'inceiKlir: qinnid jr iir(d)raiile à loiilc \olee, alors ces! la lempète en Elandres. » Ht la clameur raiique de ce gosier d'airain retentissait, iiu le sait, à de brefs intervalles, annonçant la tempête (|iii du large accourait, avec ses cavaleries caparaçonnées en guise de draf;ons de feu. he la Im'bulenle HoelanI. il ne reste plus lieu à pi'és(Mil (pie l'horlogerie d'un carillon, le carillon d'ilemonN ; — l'aiiile, fondu avec tout le i(vie dans le creuset du temps, est devenu un piii-ou (diantant au fond d'une l)oile à lunsifpie. On n'en liiiii-aii pas, d'ailleurs, s'il fallait s'appesantir sur ces iinMaiicolies : à (dia(|iie pas dans la \ille, il s'en trouve (pii nous reportent en arrière el foiil eiilendre le f;las du souvenir. Kl puis, à (pioi bon iiisislcr? Le présenl. de son large renions loiiriiani qui lèclu! avant de briser el à la lin einporle loiil. a laM' ces p(Uissièr(>s d'antiquaille e( de gloire. Il vaut mieux passer eu curieux, avec la philosophie (pie donne le sens des incompres- sibles fatalités, devant celle \ie iiouxcllc i;retîée sur rancieiiiu' cl (pii. au creux de- ruines, aux refemU des majestés abolies, a poiis-i' liimiiltueusemenl ses surgeons, houe, boiudie close, nuiis Iddl uraiid oiixeil. alloii- \oii- ce (pie les i^iiides, ces porlières jacass;inles el LA FLANDRE OHIENTALE. 277 ijiapitoyées, appellent les curiosités de la xillc : encofe faut-il se borner à n'en indiquer que quelques-unes. LE BEFFROI UE GAND. Près (lu pont du Laitage, deux maisons, désignées sous le nom de « Maisons du vieux Bourg <■■. alignent de pittoresques façades, historiées de rinceaux et de motifs sculptés comme 278 LA t{KL(.IO( E. (ic vrais fablcaiix de pierre. Celle qui fait laiifjle porle à son pignon les^ trois vertus théolo- gales parmi des volutes et des guirlandes, el |)liis bas se rouvre d'une disposition symé- trique de scènes mythologiques, autour duu i)as-reliel' représentant un cerf ailé, avec cette inscription : Vlief/enden Hert. Ouelle industrie pouvait répondre à pareille enseigne? On l'ignore; mais cerlainemeul la niai-^on \i)isine, bosselée de bas-reliefs où lii^iucul >i\ des OEuvres de miséricorde, avait un renom de grasse iuHellerie, suffisamment établi pour ([ue la seplième œuvre, l'hospitalité, n'eût pas besoin d'être sculptée à son fronlon. On du! i-i|)ailler là à pleines tablées, dans ces temps où les estomacs étaient mieux calés (pie ceux d'aujourd'hui. Les deux maisons rappellent d'ailleurs l'exubérant ca])rice de ce dix-septième siècle oii lîi'uxelles, rebâtissant sa (liand'Place, façonnait ses maisons en fornii' de navires, av(!c des caracolements de clieviiux marins, des nudités de (lilims cl iU' ncpiinics, une ])laisanle débauclie de mythologie. Si amusant (pi'il soit poiu- l'o'il. ce coin du vieux (îand ne vaut pas loulefois les (piaire ]iignons plantés en plein milieu du ipiai aux Herbes, dans la grouillante circulation de ce quar- tier d'eau, encombi'c de luKpiets, do carriolets, de tombereaux, et, de plus, hanté par les bate- liers et les maraîchers, une vraie échappée maritime animée du Itruil des déchargements el lleuranl les baumes toniques du goudron. Au milieu des anIiTs hahilaliou-. d'inir niudcrniié aftiigeante, les quatre maisons, avec le relief de leur architecture si exquisement archaïque, ont l'air de grands seigneurs s'encanaillant dans un tripot. L'une, surtout, en gothique fleuri de lo31. est un pur bijou orfèvre sous ses entrelacements serpentes comme les tordions d'un chèvrefeuille et montant jusqu'aux fourillons du toit. En ce palais la corporation des Francs Bateliers tenait ses assises. Les Mesureurs de grains occupaient la maison voisine, une architecture moins ornementée, mais qui de ton! son poids semble vouloir écraser un minuscule édifice, poussé à sa base, comme une ravenelle dans une fente de mur. Het sfeene/i /uii/.s, ainsi appelle-t-on celte bicoque ciselée où se percevait jadis le droit de lonlieu. A peine aperçoit-on son pignonneau en mâchoire de requin, perdu qu'il est dans l'ampleur de s(ui entourage, d'unes part la maison des .Mesureurs de blé, el de l'autre le lourd bâtiment lomain, avec ses deux étages en iclrail dans les(piels, au moyen âge, s'amoncelaieni les blés du didit d'élape. Le temps a bistré dune patine chaude ces vieilles maçonneries, écornant les angles, élimanl les rinceaux, polissant les boiseries avec ce grand arl de peintre-statuaire qui écharne, nettoie, chamarre, évide et dans une tèle de mort fait tenir un clief-fl'o'uvre. e lieaiilé du sfpieletle vous apparaîtra plus sensible (pi'ailleui-s. Au seplième siècle, trois siècles avant la naissance de (Iand. s'élevait en cet endroit un monastère; cpiand eidin le Portus Gaiidaruin apparaît, lui, le monastère, comme un palriarclie, assiste au développement de c(>tl(^ nouvelle venue |tai'mi les cités. En 120(1 il a déjà des biens imuH'uses; en l.'Uiît il serl à la célébration du mariage de l'hi!i|)pe le lliudi, due de lîourgogne; el li'lle esl s(ui imposante grandeur niatr'i'ielli' cl morale, (pi'ii semble longtemps absorlici' loulc la chaleur de la coiilr(''e. lirusquenu'ul uiu' heure sonne, qui met fin à sa gloire. C.harles-nuiul. irrih' des révolles des Ciaiilois. touiiie ses yeux vers la puissante abbaye et rêve d'eu l'aire une citadelle (pu tienne en ies[(ecl ce peuple de mauvaises ièles. Il y a iiieii là-l)a> le pape; mais la tiare >'incliue dexant romnipolence du sceptre. I>e parloid >'a\aucc uni' aiuii'c d'ouvriers, et le moiia>lere esl attaepié avec la même riiicur (pi'uue l);islille: il n'eu res couvents dont partout on entend tinter les angélus dans la ville, ne rappelle les abbatiales splendeurs de Sainl-Havon. LUes ont passé aux églises, et en première ligne à celle qui devait hériter du nom du monastère, lors de la translation, en l.'iiO, du chapitre collégial, à cette somptueuse cathédrale g;inloise, décorée conune un |ialais d'une pi'ofusion de mai'bres el de tableaux et où, à certains jours, le clergé des paroisses, dans l'éblouissement de ses chasubles, vient olhcier devant le trône de l'évèque. L'église, qui s'appelait alors Saint-Jean, était bâtie sur une crvpte profonde et ténébreuse. Celle cr>,ptc existe toujours : là, sous la lumière l)rouillée des \itraux enfoncés dans le mur, s'accomplissent encore aujourd'hui les ceuvres de catéchisation. D'énormes piliers trapus. reliés jiar des cintres, blanchissenl dans le demi-jour humide. Kl tout le huig du pourtour se succèdent des chaiielles. au iioudtrc de (piin/i', a\ec peintures, boiseries sculptées, bas-reliefs 3ti 282 LA BELGIOLE. et pierres tombales. L'une d'elles recouvrirait même la sépulture de Hubi-it \'an Eyck et de sa sœur. C'est sur ces ombres de la crypte que posent les trois nefs du temple, une sévère et merveilleuse ordonnance aboutissant au\ mafjnilicences du cim'ui'. avec une succession ininleirompue de fastueux oratoires. Ce goût de l'étalage et de la dorure qui nous émerveillait à Anvers se reproduil ici dans loule sa force, sous forme de colonnes en spirale, darciii- iraves surchargées de ligures, d'aulels clialoxauls d'or, de verrières illuminées comme des brasiers, de sarcophages ciselés comme des châsses, de grandes peintures rutilantes où Van Evck. Rubons. Olfo Venius, F'ourbus. Van Coxcie. ont prodigué le coloris. lue des chapelles surtout s'illustre du prestige d'une œuvre incomparable. Le maître ù qui fut attribuée l'invention de la peinture à l'huile s'y éternise en cette admirable Adoration de l'Agneau, devant laquelle l'esprit prend vaguement la posture de contem|»latinii imaginée par le peintre lui-même pour les personnages de sa grande scène symbolique. .V peine les volets du triptyipie ont-ils tourné sur leurs gonds, comme les seuils d'or d'un paradis, qu'une lumière plus subtile que celle du jour naturel caresse les yeux, jaillie toute vive de la blancheur d'innocence de l'.Vgneau et du rayonnement des adorations qui l'entourent, ainsi qu'une eau de grâce ruissclée des fontaines d'un (ii\in amour. En même temps l'oreille, afiinée au contact des surexcitations de la vue, par cette loi qui répercute la vibration d'un sens à travers tous les autres dans une sorte de plénitude de la sensibilité, perçoit des niusicpies séraphiques et lointaines, accords d'une infinie douceur faits des soupirs de loule une foide pi'iaiite et. du fond des goulfres de l'extase, aspirant à la félicité des communions sj)irituelles. .\ucune toile au monde, je; pense, ne donne la commotion de ce chef-d'o'uvre amoureux où les fleurs, tombées sur les gazons comme de la |)oussière d'étoiles, sonl elles-mêmes pareilles à de la candeui- (pii aimerait, où w\ vent de mystique tendresse fait onduler les longs plis des tuni- ques blanches et tourbillonner l'encens des cassolettes dans les frissons de l'air, où la cou- ItHir. étincelante comme d(;s gemmes liquéfiées et toute chaulfée des rayons partout \i-ibles d'un invisible soleil, semble tomber des urnes larges ouvertes du ciel en une pluie de tran- quilles scintillations. l^'Agneau, debout sur l'autel, tourne une face presque humaine, animée d'un granil leil doux, vers les innombrables théories d'àmes et de \ertus confondues dans ces magnificences d'apoliiéoses; à l'aNanl-plan de droite, les apôtres, les confesseurs et les martyrs, avec leurs rudes visages bruns, hàlés par la prédication au désert, labourés par les tortures du supplice, mais tous transfigurés par la sublimité de la foi; à gauche, les patriarches et les prophètes dans une majesté d'attitudes et dexisages où. i)ar l'etlet de la révélation, se lil la constante approche du Très-Ilaid ; puis, s'avançant du pas des processions, parmi un euvo- leuieiil de blancheurs et une clarté laeleseeide ipii donne an\ corps eoninie i'oinloienieni t\i'> purs esprits, les on/e mille \ierges e! inarl\res balançant des |)almes et des lis: et l'ulin. tout reluisants d'or et de pi(!rreries dans l'éclat de leurs chasubles et de leurs dalmaliipies, cl sem- blables à un long lleuve de pourpre et de lumière coulant à li'a\ers un pa\sage. le groupe des saints évè(|ues et des chefs d'ordres monastiques. .Vu loin, dans la reculée dn ciel, les tours de .Munster'. deMaeseycU et de .Maeslriclil. dressées sur la même ligne ipie le Hônie de Cologne, ressemblent à des porte-cierges géants où l'artiste auiail rè\é d'alliiiner le l'eu de ses filiales tendresses poui' iU'^ lieux aii\(piel- lu! nièlr^c >oii existence. Même devant les exubérantes ordonnances du Saint Bavon rorii d"agissail de qnel(|ue l'astueiix coi-[cge incédant sous les voûtes parées d'un palais, aux accoi'ds des joueurs de tliéorhe el de \i(dc. La toile est partagée en deux parties, selon le mode au(piel le maître llamaud recniirut pins d'une l'ois, notamment dans le Sai/if Rorh, où une di\isi()n semblable rend sensilde une di)id)le aciion parallèlement prnl(uij;ée. Tandis (pH\ eu liaid. pi('^(pu' dans des gloires d'apothéose, le lh'i'()> du laldeau s'humilie connue d'antres se redressent, avec sa liére élégance de capitaine et île gentilhomme, on voit en lias, à l'avant- plan des degrés gravis par sa suite, un seigneur à noble lét(^ bariine se pencher sur un groupe de malandrins et puiser dans un plat porté par un page d(^ pleines poignées d'or dont il soulage les haillonneuses misères prosternées à ses pieds. l>eux belles dames, aux grasses poitrines tournantes sons des étoffes chatoyantes, el qui assisleiil à la rr'cepti(Mi a\ec un geste de surprise, surgissent au milieu de ces désolations, pareilles à de \i\aules caiialides nulle- ment grecques, mais plantureusement noni'ries de sève llamande, témoignant de l'éternelle tendresse du peintre pour la beauté forle en viande et haute en couleur qu'on voit tleinir comme un bétail heureux au soleil de son art. ('e])endant, de chapelle en chapelle, les liellcs toiles, les marbres su[)erbes, des miracles de l'eiTomierie el d'or ciselé sesucccdeul. Ici, le (' hr/sf iifirmi les ihirteiirs de Vv. i*(Mn'bus, élrange et attirant tableau sur lequel est répandu l'éclat de la coin- de r.harles-Hnint, celui-ci visible an premiei' plan, à côté de l'liili|qie II. el plus loin, (lran\elle el le duc d'Albe, une étonnante page d'histoire écrite [lar un conteni[)oi'ain el où l'on voit que ces iKumnes, chez. les(piels nous sonnues (entés de chercher des faces d'hvènes et de chacals, calomniant ainsi la béte qui souvent ressemble à l'Iiomme bien plutôt que celui-ci ne ressemble à la hèle, avaient des airs graves et froids de di[)lomates désabusés; là, nu Christ fntrc fis lan'Oits de (lérard \an der -Meer. puis encore une Reine de Salxi de Lucas d'IIeere, le Maiirals l'ic/ie de Michel \ an (loxcie, un Clir/sl sur les genoux de la Vierge de Jérôme Yan Honthorst, et plus loin une Yierye adorée par les saintes femmes de Nicolas Liemacker, cet élève de Rubeus qui alla prendre en Es|>agne la couleur entlammée, les ombres fuligineuses et les contours bordoyés de Zurbaran et de Uibera, C'est un entassement d'art qui ne huit pas, recommençant dans la grande nef avec lu ( liaire de vérité pi'airies. |(areilles à ces bouliiigiius anglais lavés d'iui iiurssant l'uissellenieid de i'onlaines. a mn' limpidité perlée d'émeraude. Puis encore Melle. Lochristy, Kvergeni étendent dans tous les sens leurs végé- tations grasses de potager. Kl tout là-bas, dans le brouillard chaud de juin, Wetteren aligne SCS hoid)loiinières. ]>e Wetteren à Alost, la ligne du chemin de t'er longe presque sans interruption des étendues plantées de perches au long desquelles s'enroule la verdure claire du houblon, cette vigne llaniande iloiij le suc, cuit dans les cu\es. prépare les reniimlalious de la bière. Toute la grosse ivresse des Flandres s'alimeule aux rcscrxoirs de ce pays de cocagne des videurs de pots. CependanI plongez vos regai'ds dans la plaine : un large l'éseau d'irri- gations partage le sol en une inliuilé de canaux reluisaids comme des coulées d'ai'genl. el qui, à l'imitation de rajipareil vasculaire dans l'orgaiiisme humain, l'ont circider la \ie à travers le paysage. A pliK t'orie raison, les rivières ressemlileiil à des arlei'es, l'onlanl à ciel miverl les chyles uomrieynze, perdu aux limites de la province, plus de quatre cents ouvriers travaillent en chambre à la fabrication de la soie, faisant tant bien que mal, avec leurs vieux métiers d'un outillage primitif, la concurrence à la machine. On s'imagine difficilement le coûteux et riche travail de la soie dans une petite ville cliétive d'aspect, loin du soleil qui fait pousser les mûriers. L'exportation ici n'en est pas moins considérable, et j'y ai vu une manufacture dont les métiers, actionnés par des pédales, sans le secours de la vapeur, font à la journée chacun dix aunes de bonne soie solide, laquelle se vend meilleur marché que les produits de Lyon. N'aiiraient-elles pas d'industrie, presque toutes ces vieilles cités, qui, avant d'être tombées à la déchéance, ont connu l'apogée de la richesse et des énergies, mériteraient encore un peu de cette pieuse attention qui est l'aumône de l'esprit aux lieux irréparablement frappés. Le Temps a laissé debout, dans ces cimetières de pierre et de chair, des coins mélancoliciues et cliarmants, auxquels une ombre de gloire est demeurée attachée : quand on la rencontre, c'est comme l'illusion d'un souffle de vie dans la rigidité d'un corps expiré. Même des bourgades, dans le fond des campagnes, évoquent des souvenirs, lèvent un coin de suaire, font carillonner dans l'esprit des dates triomphales ou funèbres. Je n'ai pas oublié le matin d'hiver où, étant descendu à Sotteghem, la porte d'un caveau, tournant sur ses gonds, me laissa voir, dans un cercueil de fer peint en rouge par un lugubre caprice de barbouilleur, les lames de plomb tordues et dévorées de rouille entre lesquelles s'amoncelait la rougeàtre poussière effondrée de celui qui fut le beau Lamoral d'Egmont. Une section coupait net le robuste tronc au dessus du thorax, laissant deviner l'abatture d'une haciie merveilleusement trainhaiile ; et, roulée sens dessus dessous, avec ses grandes orbites vides, dans les vertèbres fléchies de la poitrine, la tète, cette tète si bien plantée entre les épaules et qu'en avait fait choir pourtant Philippe II, 37 200 LA BEI.(.[iJI E. relVravaiit jniiciir do (|iiill('s poiii' (|tu les quilles cliiiciil des hommes cl (jiii les nliHlIiiit avec sou (lue (l'Aide, une houle, celle-hi. hiih' du nuMnl le plus iriMMlucfihle. moulriiit héitul le Irou pMi' le(|uel s'élail écoulée la \ie. ('.liiKlue coin du pays a ainsi son liisloire l'I sa léfiende. Les hommes el les ( hose> (uil chanj^é^ mais d'irréensahles témoiguaf;es eoulinnenl à parler, dans le silein'e de la \i(' aciuelle, des temps (|ui ne soni plus, l'our la plupart des villes llainauilr>. il smdili' (pie la gloire se soil immohilisée d;ins rimpérissa])le sou\enir des f;nuuies aclivilés du (pialor/.ieme siècle; l'aifiuille, au cadran de leiu' histoire, s'est arrêtée an\ dates héroï(pu's où elles lurent mêlées aux af^ilalions de celle épo(pi(> de luttes el de revendications. I'res(pu' toutes, même les plus humbles el les plus eltarées auj(uir(riiui. dressaient alors lièremeiit des tours, s'entou- raient de murailles puissantes, l'aisaieul un hriiil de rurlic en travail dans l'universelle pros- périté des l'iandres. Klles aviiient des milices, des industries (pii les enriciiissaieul , de vaillants hommes dont les noms s(uinenl à travers leurs chroniques, comme des ti'onipeltes. lîien (pie f;r'avitant dans l'orbe des deux grandes cités qui, pareilles à des soleils, enifilis- senl tout riiori/.ou du passé, elles gardaient, à côté de Bruges et de (land, ces deux grosses sangsues posées sur la contrée dont elles pompaient l'àme pour eu l'aire l'aliment de leurs intenses vitalités, une lièn^ allure d'autonomie. Souvent il leur en coûta de résister aux injonctions parties de ces fières dominatrices; il l'allail alors planter là ses métiers, courii- aux armes, descendre dans les plaines voisines, (iand pouvant mettre sin- pied en qu(d({ues heures, rien (pi'avec une seule de ses corporations, dix-huit mille hommes, la lutte était presque toujours inégale, mais rien n'arrêtait l'élan ; comme des avalanches, les armées se ruaient l'une sur l'autre, et des deux côtés le sang coulait abondamment. (l'est merveille de voir l'indomptable énergie de ces petites cités marchandes, quand elles sont aux prises avec le colosse : elles ne cèdent que \aincues, à un doigt de l'extermination. El ni la guerre civih^ ni la guerre avec l'étranger ne les entament d'ailleurs bien profondément ; au lendemain d'un revers, elles recommencent plus àprement l'œuvre interrompue; il semble qu'elles ont toujours assez d'hommes pour remplacer ceux qui ont disparu. Chez elles, en effet, l'humanité se refait à mesnic (piClle se désagrège; telle esl la pléthore de vie, qu'en ce |)etil peuple (le marchands ci d'artisans, saigné comme un bceid' d'abattoir, la rouge sève ne tarit pas, et que, après une coupe sombre pratiquée dans sa chair, une chaii' nouvelle se lève, comme l'antre héroïque et drue, toute pétri(> d'indisciplinable liberté. .Même dans les campagnes, chez l'humble pacanl maintenu par son elal misérable aux contins de l'animalité, la xitalilé des villes semble avoir retlué. Ia» paysan ne peut se résoudre à abdiquer son ferme espoir en la glèb(! maternelle, nouriie de sa sueur el de hupielle il attend en retoiu' la subsistance poiu' ses bêtes el lui. (Chassé de sa huile par l'ouragan de fer el de feu (pii gronde autoui' des siens, dans ses champs imdilemenl ensemencés, il v revient après la tourmente, et sans trêve recommence son dur laheur si mal payé. A peine la ("ivalerie des barons a-t-elbs écorché le sol imm-riiier. lahour autreiui'iil profond (pie celui de la charrue, il panse avec nue piété iiliale, la inoii el la foi au cieur. le terrestre giron éventré par la lr(unlic liiiniaiue. I,a vie (pii a couh' parl(Uit a mis, du reste, assez d'engrais sur ses sillon> pour (pi'à la longue il prenne s(ui mal en palience. lùitre deux ('clair- cies, il pousse ses maigres Ixeufs dans la plaine grasse de trépassés, herse, sème an veut la graine dont pas plus ipie de l'autre peut-être il iw récoltera la moisson, mais il pen>e au devoir, aux dures rigueurs de la vie, à sa nichée (pii crie famine, et son large pas fend hilli- vement l'esjjace, tandis ipie son o'il, déliant et apeuré, embrasse circulairemeul l'Inu-izoïi, redoutant d'y voir a|ipaiaitre les grands chevaux caparaçonnés de reiinemi. C'est la ligure ralidi(pie de ces lenips agiles; la somlire peinture de La lîruvère seinhle avoir ('lé faite exprès- LA FLANDUK ORIENTALE. 293 sémenl j)Oiir lui: il nrcliuppe à la morl que pour subii' les ailVes dune agonie plus terrible encore, puisque, après tout, la mort serait pour lui un refuge contre des tourments renaissants et qu'à la place s'ouvre un avenir gros des plus noires conjectures. Ces amcres réllexions ne pourront mancpier de vous requérir si jamais, comme nous, le bâton à la main, vous pèlerine/, à travers la campagne flamande. On revoit les chaumes sous lesquels s'abritaient ces traîne-coliques, hâves comme des loups et un peu moins bien nourris que les pourceaux de nos modernes paysans, leur torve échine anguleusement dres- sée par-dessus le sillon, le grand pli sombre qui leur fendait le front, à ces va-nu-pieds de la glèbe qu'on traitait à peine comme des hommes et (jui pourtant a\aieul des femmes, des enfants, hélas! mis bas parles mères au coin d'un bois, comme les petits des bêtes, (piand l'ouragan des hommes d'armes refoulait leur tremblant troupeau dans les fossés pleins de ronces et les puants marécages qui cou])aient leurs cham]>s. Toute cett(^ noire mélancolie de la condition humaine ravalée, assombrit le paysage d'une vision de misérables créatures pantelantes et déguenillées, crevant de malemort, de misère et d'alian, leur face verte écor- nitlée par les corbeaux dans l'horreur des farouches solitudes. Plus rien, à la .vérité, ne rappelle ces temps funèbres qu'évoque seule la rêverie du poète, tandis que sous son pas s'envole la poussière du chemin, la poussière faite d'os de gueux émiettés au vent. .\ux chaumines dévastées ont succédé les bordes plantureuses, grassement étalées dans la paix des campagnes, avec ce bel air de prospérité solide qui à l'extérieur se trahit par la largeur des granges, l'ampleur des vergers, l'éclatant badigeon des murailles, et à l'intérieur se dégage de la chair fleurie des gens et dit poil reluisant des bêtes. Le macabre paysan du passé est devenu le maître d'une exploitation pour laquelle il n'a plus à craindre (jue la grêle ou la foudre, ces exterminateurs rués d'en haut et contre lesquels rien ne se prescrit; il n'a plus d'autres ennemis. Son grand geste de semeur, c'est en vue il'une moisson certaine et dont il recueillera le fruit, qu'il le fait. Il mange le pain que lui donne son froment, il boit la bière brassée avec son houblon, il est, parmi les bêtes de son arche, presque un roi dans son domaine. Des deux fléaux contre lesquels se débattaient ses pouilleux ancêtres, il y a longtemps que l'un a cessé de sévir : la vermineuse engeance des soudards à longue rapière s'est, en elfet, dissoute dans le gouffre du temps, avec le cadavre décomposé du passé. Quant à l'autre, l'infécondité de la terre aux sèches mamelles, de plus en plus il recule devant son acharné labeur. Autour de Gand, la primitive plaine de sable et d'argile s'est transformée en une terre merveilleusement fertile, que les engrais, le travail à la main, l'assolement font tVuctifier sans répit. I.\ PartiLiilaiités de la campagne flamaiido. — Amour des paysans pour la lerro. — Bien-èlie des fermes. — Approches de la Hollande. — Différences dans les mœurs et. les aspects. — Hulsf et Axel. — La plaine verte autour de Termonde. — Echappées sur la vie fluviale. — Les inondations artificielles. — Promenades sur la dune. — La (irand'Place de Termonde. — Une école d'art flamande. — Noire-Dame de Termonde et ses trésors d"art. Le morcellement continu de la terre donne un aspect particulier aux villages delà Flandre : la phipart des maisons sont précédées d'un courlil clôturé de houx du côté du chemin et fleuri, selon la saison, de pivoines, de roses trémières et de tournesols; c'est la part faite au ])laisir des yeux dans les nécessités envahissantes de la culture, une gaieté de bouquet épanouie parmi les grosses verdures crues ou les brimes ondulations du champ; car le Flamand n'ou- blie jamais d'agrémenter sa maison d'une note éclatante, loulTes de fleurs dans son pour- pris, assiettes en couleurs sur son dressoir, et sur le crépi bleu d'outremer des façades le vert 294 LA BELGIOUE. clair, (■lianiiiiit dos poi'Ics cl des volets. Puis, dci-ricrc la maison, rccoiiverlo |)rcs([iic loujniirs de chaume roux qui, sur les vieux toits, se lustre de mousses veloutées, s'étend l'enclos, tout fumant d'onprais entre ses haies de saules ou d'ypréaux. l'ne apparence de bien-être fait penser aux petites fermes hollandaises, avec leurs murs lustrés comme des cloisons d'appai'lemenl, leurs fenêtres à guillotine peinturlurées d'un ton pistache, leurs trottoirs eu i)ris(jue un |)ied en Hollande; mais, si him iiréparé (|u'iiu soil à l'aspect de lu contrée hollandaise par la traversée du pays tlamand, le contraste ne laisse pas que d'impressionner. Ou se trouve brusquement jeté dans des conditions d'existence diffé- rentes; l'atmosphère a changé, comme le paysage et l'habitant; ce n'est'plus la large abon- dance extérieure, le train actif et bruyant, la grosse existence animale qui signalent les riches villages de la Flandre. Ici la l'orlune du métayer est comnic dissimulée derrière le grand silence ensommeillé qui pèse sur l'exploitation : il semble que la vie se soit retirée au fond de la maison, avec un ronron assoupi qui ne dépasse pas le seuil; et l'on pense à quelque enchau- lement qui ferait peser sur le pays entier la Ini'peur d'un songe éternisé. Aux fenêtres, derrière les vitres assombries par l'obscurili' du dedans, des télés mettent des blancheurs furtives; et une curiosité de grands yeu\ doux xous suit (;à el là avec l'obslinalinu inquiète des bœufs au pàlurage. Rien de troublant comme cet air morlifié de béguinage, au sorlir de l'animalinu des hameaux flamands : on se demande à quelles occupations le temps peut s'employer dans ces iulérieurs d'une propreté llgée et froide, où les heures doivent marcher d'un pas plus lourd ([u'ailleurs et (|ui ne s'égayent ni d'une clameur de marmaille, ni d'un ronflement de rouet, ni d'un cliquetis de vaisselle. Telle fut l'impi'cssion que je ressenlis un malin de pluie en parcouraul Axel et liiiUl. les premiers villages qu'on rencontre ajjrès avoir dépassé la frontière. Le brouillard avait verni le pavé des rues d'un glacis humide; par malheur, mes bottes, crottées de la boue des sentes campagnardes, y marquèrent des empreintes de terre jaune; (■!. une à une, je vis sorlir des maisons des femmes ([ui à coujis de torchon fircnl disparailrc ces souillures de mon passage, (le fut à peu |irès riiuicjuc connaissance que j'eus, cette fois, l'occasion de faire avec les visages de la contrée; bien (|ue l'anhunuc lui peu a\aMcé cl (pic le iuau\ai> lcm|is n'eût point encore sévi, il n"\ avail personne dans les chemins; cl j'ai-rivai dans l'après-midi à Terneu/.en, n'ayant aper(;u sur ma roule que d'immenses horizons de uuu'ais prolongés jusque dans le ciel sous d(^s vols loiuaioyants de corneilles et des tiles infinies de peupliers émergeant des canaux bruissants d'ajoncs qui symétriquement coupeul la plaie uuiformilé de ce grand sol uu'daïu'olique. .l'ai l'inu. depuis, dans la clarli' priulauière, les mêmes villages ([ui m'axaicul paru si désolés à travers les grises hachures des pluies d'octobre» ; une végétation merveilleuse ondu- lait au vent par delà les hautes haies en Heur; mais le même silence régnai! dans la campagne, el, derrière les porles closes des grandes fermes, la sè\e mmanurante des taillis el des arbres semblait se uKtmir dan» Idnilirc d le liijjil d'une solilude. .le ui'allardc volniilicrs au paysage dans la dcscriplinn de celle parlie des Flandres; la lUilnre ici, eu elVel, absorbe avec passion les regards; une l'eiuieutaliiui si généreuse moule du sol, ((u'on m' peut eu délacher son attention. Nous sonnues, avec cette glèbe élernel- lement remuée et à laquelle le travailleur des champs se consacre juscpTà sa dernière heure, dans une vivante bucolique dont le charme lran(|uille va doucement au c(eiir et y éveille des impressions a|)aisanles et hénigues. Fn s'atlachaul à la leire. du resie, c'e^l euciuc riiomme (ju'ou (''ludie. sa robuste \aillance. iou LA FLAADRE OHIE>ÏALE. 295 sacrée cragricullL'ur, élaliorant en silence le perpétuel miracle de la uuilliplicatiou des pains. Tandis que sommeillent là-bas, en une quiétude de paresse, les petites villes dégénérées, autrefois cités orgueilleuses, dont les tourelles et les befl'rois continuent à déchiqueter l'horizon, lui. le paysan, sans trêve attelé au joug, couimc les bœufs fraternels dont il s'aide dans son travail, fait sortir des sillons la moisson qui, chez les ruminants citadins, prépare les diges- tions heureuses. Un déplacenieni s'est fait, en effet, dans les conditions de l'activité générale: des villes où, grâce aux métiers, à la grande industrie des draps et des laines, un peuple d'hommes fourmillait, bruyant, joyeux, occupé, la prospérité a retlué vers la campagne. Le colon, l'ancien serf à la merci de toutes les orageuses disputes urbaines, a pris sa re- vanche des opprobres subis, et, nourricier du pays qui le traquait jadis comme un bétail au quel on prenait la chair et les os, à son lour traite les villes en vaches à lait, leur soutirant l'or à l'eSCAIT UEVilNT T C II Jl 0 N D E ET l'e M C O L' CH L' n E DE LA UENUnE. jVoyeZ p. l'Jii.) pleines mains. Il suflit de voir aux marchés sa belle mine reluisante et sa massive carrure à côté de l'homme des villes, boufh d'une graisse pâle, pour comprendre que le véritable sei- gneur est souvent le rustre appuyé sur son rondin et faisant sonner dans son gousset les écus extorqués à cet autre serf moderne, le blême bourgeois tremblant pour son modeste pécule. Autour d'Audenaerde et de Termonde, le grand paysage vert est rayé par la large coulée grise de l'Escaut roulant ses eaux à la mer. Bientôt il pénètre dans la ville, refoulant les maisons pour s'ouvrir un lit à sa (aille; et cette entrée d'un fleuve a quelque chose d'imposant et de solennel comme une marche royale. Sur son passage, les quais s'alignent, les ponts s'exhaussent, aux échelles des débarcadères pendent des grappes d'hommes, une vie de com- merce et d'alfaires semble jaillir de l'écume de ses courtes vagues. On respire un air de grands horizons, et, comme des porches, çà et là des rues débouchent sur des perspectives marines, où des pavillons, des voiles battent de l'aile, comme d'énormes goélands. .V ïermonde, dans la rue de l'Église actuelle, un canal allai! du château au Steenpoort, -296 LA BELdini K. enlre de? quais bruvanls. et s'empliss.ail d'iiii perpéluel passai;^ de bateaux. Aujourdluii ipie le train des activités a sensiblement décru, ce passage snffil encore à animer la tranquille |ieliii" cilé. In observateur, un ronleniplalir trouverait aisément Teniploi de ses heures à llàner le long des quais, ])armi les piles de briques, de pannes et de sabots qui obstruent la circulation. Les bateliers de la Flandre, qui de toutes les villes riveraines amènent leurs car- gaisons à TeiiiKiiidi'. lui Iniu-niraienl en outre matière à d'intéressantes études sur la vie des fleuves, et il verrailà de <(Miains jouis la Dendre, pareille à un large corridur. >(iu\rir à «le véritables llottilles d"end)arcalions. Teruionde est un de ces ports de mer minuscules comme il s'en |irésente à cIkhiuc détour de l'Escaut, bien que d'mii^ importance plus grande, eu l'aison de la jonction que la rivière y opère avec le fleuve. Hans l'air flotte une saine odeur de goudron, mêlée aux relents \iicii\ des berges envasées, el par-dessus les p(juls r(eil voit s'entre-croiser dans les loiids des réseaux de mais ci de cordages. C.'esl au long des (piais une snccessimi de l;ible;iii\ Imii faits (jui retiennent l'attention par leur nriginalilé et leur variété : ici, un grand bateau plal, prol'oudément enfoncé dans l'eau el duquel les ilébardeurs retirent des sacs de cliauv : ailleurs, une cargaison de moules frangées de vertes écharpes de varechs qui se vide à j)elletées dans des paniers; puis des enfilades de carènes réchampies de peinture crue et reflétées dans le miroitement de la rivière: des glissements de petites barques à traxers les gros bateaux amarrés, des llAues de mariniers aux oreilles percées de lourdes belières d'or, fumant de courtes pipes noires, les yeux perdus dans les horizons où tournoie le vol blanc des mouettes; des tremblements de brumes marines tamisant l'éclat du jour et s'échcvelant autour des mâts en cardées floconneuses; puis encore l'entrée ou la sortie des beurlschips cl des scbutters; la manœuvre des voiles cpi'on bisse ou qu'on cargue; les silliouettes penchées sur le gouvernail; les croisements de barques au large : toute cette silencieuse animation de la \ie des eaux, d'un charme si impressionnant pour l'esprit. Presque sans transition, au sortir de la ville, commence la campagne : le paysage urbain s'acbèvi» dans la ligne des noyers de la dune, prolongée à l'inlini. Vous n'aurez, pour connaître la brusque sensation de la pleine solitude, qu'à franchir la passerelle de l'écluse: Idiu'mentes: et ciliii (pii -en irait par cette jetée de leire d'un village à un autre, ayant de cliaque côté la runu'ur pi-olonde des liiudes, pourrai!, -iin- Irnp i\r liais d'imagination, s'imaginer qu'il traverse un pays dévasté par l'iiiondatiou. I lalimi bieiiraisante, en effet, el qui passe sur les champs comme une eau lii-lrale pour le injeuiiisseiiu'iii f\ le reverdisseiiiciil de la lerre des Flandres. Toute nue saison elle dort sous les vases eliaiides el le- lourd- biouillards. caressée par la |»al|iitation du grand fleuve et couvée par lui comme par un \entre amoureusement maternel, l'uis, un matin, les vannes de chasse sont levées, le llol ri'ilue par les euivertures descpielles il avait jailli, et la marée desceiidaute balaxe lentement l'Escaut vei's son lit. La dune fait partie des iialiiludes de la vie riveraine; comme elle serl >ou\eiil île \oie de (•oiiiiiiiiuiralioii rnlrc les villages, il n'est [tas rare d \ \oir défiler entre les troncs de ses 3S LA KLANDHE OHIENTALK. 299 noyers fie pelites caravanes de paysans, nianhanl de leiu' yraiid pus appuyé eu (erre, le busle incliné en avant ponr mieux leiulre le veut. Au temps des noix, des i)andes d'enfanis gaulent furieusement les hautes branches ou les chableul à coups de mol les el de piei-res. l'uis, les dimanches, après complies, les filles, par couples, s'en viennent s'asseoir sni' les l)erj.;es, rei^ar- danl couler le (leu\e à leui's pieds et devisant. < Ui bien une paire de promis, la main dans la main et sur la bouclu' un i;ran(l soui-ire ravi, suit à pas lents le mince sentier d'herbe foulée serpentant à la crèle. herrière eux la dii;ue ondule en courbes sinueuses (pii suivent le cours de l'eau; et tandis (pie la belle lille frôle d(^ la main les folles f;raiuiii('es, lui, le robuste f^ars, descend cueillir, au l'as des pelils cauiiiix lilanl le loni; des jierues du cùlé de la campai;ue, des touM'es de piHpici'elIcs (pi'il i'('iiiiil piiiu' elle eu bou(piel. Au-dessus de leurs lèles jacassent les corneilles; la fraiclieiir du ileuve les enveloppe, et ils s'a|)erc(ii\enl bml à cdup (pie le clocher de réf;lis(> a dispai'u dans les détours du (liemin. Toute cette vivante poésie s'en(:;adrc si naturellement dans le grand paysage des eaux, que l'esprit l'évoque comme un tableau inséparable de la placidité de ces humides horizons. Certains quartiers de la ville, au milieu de ces tranquilles eiu haiileuieuls de nature, ont un charme de banlieue vcrdovaule. Ou suit d'abord les buttes géomélri(|ues des remparts, miroitées dans les claires eaiiv des fossés ; on passe des ponts; puis les maisons, luisantes de peinture, alignent le long des rues leurs façades. Par places, un chenal reflète les fenêtres garnies de rideaux à guipures ef décorées de vases constellés de fleiu's, de vieux cuivres battus à la main et de irjoiiissantes porcelaines enluminées, comme des reposoirs au temps des processions. C'est l'indice d'une prospérité lentement accumulée (pii, loin de s'épuiser en prodigalités fanfaronnes, linif, grâce à une constante épargne, pai- s'immobiliser en de stériles forlimes au réservoir iirofond des coffres-forts. .\ucuiie animalion, sauf celle ([iii règne sur les quais et du c{'ilé des fabriques, ne trouble d'ailleurs la [laix des rues; des fortifications pénètre jusqu'au co'ui' de la ville la sonnerie des clairons, aigre musique d'une si indéfinissable mélancolie quand elle se fait entendre dans le lourd silence des midis, et par moments un détachement de soldats débouche, frappant le pavé de retombées de pieds cadencées. Sur la Grand'Place, à de certaines heures, il ne passe pas trois personnes. Çà et là la porte d'un café s'abat avec un bruit sourd sur un con- sommateur qui s'en retourne à la sieste ou aux affaires, quelque obèse bourgeois en paletot déboutonné, le linge débordant du pantalon, ou un officier sans épaulettes, le col de travers, dans cette tenue négligée du militaire en province; puis la solitude recommence, assoupis- sante et monotone, mettant sur la ville comme une lassitude de vivre. Du haut des airs cependant le belfroi continue à verser sur les toits endormis ses [)luies de notes, perlante ondée sonore dont les gouttes ruissellent dans I'imu dormante de la vie intérieure sans en agiter la surface, .\insi, de ville en ville, la volée des carillons nous suit, pareille à une nuée d'oiseaux chanteurs, jetant aux horizons, en sou\enir des gaietés de la vi(Mlle Flandre, le caprice de leurs allègres mélodies. A Termonde, l'originalité de la place est dans le contraste, à tort discrédité, du cliarniant et sévère Hôtel de ville avec un petit édifice accoté d'une toiii', la Halle aux Draps, où siégeait aussi le conseil de la cité. Un simulacre de portique, en haut d'iiii perron à double rampe tournante, s'encadre inopinément dans le pignon en gradins de la Halle, comme l'estampille du dix-huitième siècle sur le livre de pierre du quinzième. Dussé-je faire bondir les archéo- logues, je ne répugne nullement à cette ordonnance fantasque qui oppose le mouvement et l'imprévu de ses lignes au balancement des grandes masses de l'Hôtel de ville. Toute mani- festation quelconque de la vie sociale, si disparate qu'elle semble, coiili(>nl un élément de mystérieuse beauté, perceptible sinon pour le savant, tout au moins [lour l'artiste (pii, au :i(i(t [. \ i!i:i,(ii()i K. l'oml (Ir- i'li(i-iw. nuimii' (l;iii> une cliimilM'i' claire. l'Ciiai'tli" st> r(''lli'cliii' ri'Miliilinii cluiiiiitMiilc (les i'|)(i(|iu's. C.'ol |i()iii't|iioi t'o fov\\s ilc uaiilc. avec sa (locoralivo ai'rliilrclui'c iro|HM'a riinii(|iii' l'olliM' à la \i(Mll(> maison des manliaiuls Icniioudois, uc inoll'usiiiic |ia> |ilii> r(\'il (|iii' la Mii'lcc (les l'ssiMici's an j^inin lonIVii îles l'onMs. I.'llôlcl (II' \illi' liii-ni('iii(\ (lu r(>sl(>. (■(nnuic iioinliro (rodiliccs >iinilaiir> du iia\>. a subi, lie la |>ai'l d(>s sitM'Ios . ces rtdoindics aii\(|Uidl('s so roronnaisscnl les vaiialions de l'Idéal |ila-lii|M(' l'I social. Tmili" niic parlic \i(>nl d iMi'c rcsiaiii'cc, m'Iuii le dc-->iii de Mae-|('rliii>, dans nn i;(>llii(|ne livs |UM'. siMdenieiil, an\ eiilie-deii\ des i'enèlros. par des niclit>s à pinacle> . landi- ipie l'aili* i;anciie >e puinpomie d iiii pii;non conlonriiô r t: -N R ;;^-^55-'^%-ir I. \ 0. R A \ h IM \ » I l'I 1 ) r. M o \ !■ 1 '' ' ^',111. 1.1 i..oiir> l'F, nr.i'E i.r ii i .u r. lu i ,»\cii\\i luii» n\ it.vi-^ dans lo i;oi"il llenri do la Uonaissunoe. IManUV dans la inaconnorio ooiuino un pliaiv sur la falaiso. la lour. éleuanli^ bien que utassive. dresse d'un jel liardi ses quatre faces eourounées d'nn Jiroupe de tourelles dont les pointes inn)elles selliient autour duno lanterne tinissani eu tlèclit> bulbeuse. Orles. le uioniuuent na rien de liuiposante solennité du beIVroi de hrufjes. «MUVMO moins de renoruiile hautaine des balles dVpres: niais, tel qnil est. a\ee la sxméirie de ses proportions, r.upiilibre de ses lijïues et la délicieuse silhouette qu'il prolile dans lair. il fait bonne liijure parmi les antres anoèlres de pierre du pavs. lue suite de salles s'onxre à l'étage; eest là que. contrairement à la coutume qui t'ait entasser dans un espace resserré les richesses d"in\ nuisée. lédilite. avec un sens judicieux des conditions dans les- quelles la peinture dt-vrail toujours être présentée, a disséminé les tableaux qu'elle possède et ipii presque tons sont dus à des peintres du terroir. ïermonde. en etTel, a eu la fortune LA II. WDHK OHIKNTALE. 301 (le iiiiii^iurr (l;iii> l'iii-ldin' de lu |iciiiliirc (•(iiilt'iii|iiii-;tiiii" m i!cli;i(Hic ; |ilaiiU's spirilurllos i;('riiiiM's ilo r('iiiii'iil;nil> (ciri'aiiN (|iriMiiMilt' cliiiiiiic Iumm' I'I'Ïsc;iii(, sos ai'lislos ont su rclh'liT la iiiiiih'iii' i;ra>si' dc^ iiliii(is|)licrc>. la sciiilillalidii perlée du Mil, la eliali'ur humide de> xéyélaliiuis, a\ec iiiii- |M)é>ie ridui>le el saille. C.el e|iaii(>iii>seiiienl de >e\e ai'i i-l i(|U(' daii- un e(Hii reculé de la |U'n\iue(> éjouue imuiis ({iiaïul (Ml >e ia|)|ielli- ([ue le .yiu'il de l'art lleuril |iarl(iul sur i-eilo lerre llaiiiaude, par ox- eelleiiee la lerre des peiiilres. A (iaiid, à Amers, à Maliiies, a Ainsi, le génie des plus beaux uiaiires e^l pi(iili;;ue sur les aiilels : il seiiilile (pi(> le eatliolieisuie des Flandres ail rêvé de s'éle\ri' a hirii par des eiilassemeiil- de eliers-d'(eu\ re. euipln\aiil les miracles de l'espril liiimaiii à ^huilier les miracles ddiii^iiie divine el s'en servani cnuime iliiiie arche jetée de la lerre au ci(d. A Ndlre-I'ame de Terniuudc. la vieille cull(''i;iale sitiuhre doni la mas^e trapue senriuu'e dans la i;rasse lerre de l'aucieu cimetière, muis verre/, parmi l'nr et les marbres des ciiapelles peiipli'es de i^randes liiiures sacrées, alterner Van iHck et de <'.i'a\er. Il semble (pie ce deiaiier n'ait depluy nulle par! |)lus de chaleur et de \ie (pu' dans Y Assonijitinn ilc lo V/rn/i\ nue llieorie de himineiises chairs d'anges d('pl(>\ée comme une i;rappe hninaiiie aiitnur de Maiii-, par-dessus de haiiderolanles nuées lii;iirées à l'iniai;!' des palnuis de enrporatiiMis d.' la Mlle. .Mais, si en\eli)ppee de paradisiennes splendeurs cpie soil celle apolbéose, elle n'approche pninl de rilluminal iiut lunanée du Christ expin'' dans Fceinre de \'an UvcU. rareille à un soleil à ra^(mie. de (pii la pâle ehaleiu- irait si' iiuuirant à Iraxers revendue, la chair di\ine. dixinemeul immatérielle, pi'ojelle à travers lii loile comme la visible palpitatimi dei l'oissanle de la vie. I '.e n'est pas un sani; artériel (pic la mort a lari dans ce liu'se mervcillcuv. mais la clarli' même du iinuide. et la iiuii;c rosée des plaies, rejaillie sur ses imiindules blancheurs, a l'air d'un reste d'aurore se noyaiil dans l'approche des universelles léiiebres. SainI l'ran(;ois, prosterne au pieil de la croix, lève vers l'aslre (''vanoui ses creuses orbites lialliicinées, laiulis (pie d'une étreinte passioniiéuieul leiidre son bras enveloppe les blessures adorables: el près de lui. la \ ieii^e. didnuil dans uni' attitude de morue at'tlicliou, t'ait avec la .Madeleine ren- versée en arrière un :;riMipe indicililemenl (hmioureux. Le maître i'déi;ia(pie el lendri'. le subtil musicien des hai'iiiiuiies argentines, eu (pii le mode gris api)araîl c(mime le presseiilimenl de celle earessanle hiniière naliirelle où. de nos jours. l'arl devait (diercher h> renouvellemenl de la pal(il(\ a lin'" de l'areord de ces ligures plovaules el desesperces avec la sourde clarté voilée des almos|)licres une énnuivanle svmphonie. Ibeii (pie r.ampo place la toile inimediatement ajucN le ictoiir d'Italie, rarement \ au hvck, dans le reste de sa carrière, a glorilié en accents plus patlieliipies la grande desolalion du ('.rncilic- iiienl. .le ne vois à lui ciuiiparer, païaiii les auli'es lableauv d'un uii''me senliment ipie possède le pavs, (pie le Clin^l en c/v;/ ;• de Saint-Michel de (laud, un pur clier-(r(eiiv re aussi, dont le temps a malheiireiisemenl noirci les blondes coloralioiis originelles, sans rien enlever toulo- lois de la sonll'ranle solennile du drame. \ ,1 D'ihIi. . l'MSSîigcs (le ImIimun. — l.'i'iiu (iiiMiiiv cl iiios.siigi'rc. — l.cs pmls t>ii inuii.Uiin'. - .Vsjn'cl (l'.Mosl. — l.r Iti'IIV.ii cl Sniiil-Marliii. - I ii clu j-d'iruvi.' dr liiiliciis. (aaïuiiKnil. — ImMi' tli's Fous. - X.'Oiiiinberg il le 'Vnnnckvnbrund. Lu amont de la Heiidrc. les prairies rec(Uiiuieuceiit : c'est la coulinualiou du grand paysag;o vert (pic lions av(ms vu se denuiler autour de (iand. La hèle el l'houime v lleiirissenl d'une 302 LA iu:L(iini [■:. santé grasse, iiliiiu'iili'c jKir riiiiiplt'iii' des pâturages. Là. perdu à ini-coi-ps dans les liantes herbes où plongent à pleins fanons les bestiaux, on goûte mieux (pi'ailleurs les apaisantes sensations de la nalin-e. Au-dessus de soi les vapeurs humides l'ormeiit, dans les iluides argen- tins (lu ciel, de tlollants arclii|)els. et de l'eau monte une brise fraîche qui l'ail (induler le paysage. I^a présence oonslanle de la rivière, ipidn peul sui\i-e de Termonde à (Irammonl et (\u\ nud[ipli(! à travers la eoidrée ses sinueux serpents, anime d'ailleurs, de ses passages de bateaux, de ses cris de bateliers, de ses gaietés de grandroule (pii marche, le pays qui, sans cette vie silencieuse à la fois et active, pourrait pariiitre à la longue monotone. Ile loin, par- dessus les herbages, on voit venir à soi des pointes de mâts ([ui dépassent l'iiori/on plat el ont l'air de s'avancer à travers les terres; puis brusquemeni aux liiurnanls, les mais, duul (III lie distinguait d'alHird ipie la flèche à une grande distance, s'aperçoivent dans loule leur hauteur, et le bateau apparaît, cheminant de son train lent de grosse tortue. Ces sur- prises sont fréquentes dans une région qui, comme celle-ci, esl pari oui sillonnée par la rivière. De même que la Lys à l'ouest de la h'iandre, la Dendre esl vraimeni, à l'esl, la grande arlère du pa\s, liés liJ.'IS, Louis de Maie s'occuiie de la canaliser entre (iram- mont el Alost, et, au siècle dernier, Charles (le Ldiiaiiie achevé l'd'uvre commencée en la canalisaid d'Ahisl à 'reriimnde. KUc tra- verse à présent la grande plaine agricole, fertilisanl la campagne de ses eaux cl mettant enire les villes et les \illages groupés sur ses Ixirds la facililé et la rapidité de ses moyens de communicalion. Aux abords des agglo- mérations urbaines, l'approche des fabricpies el des usines lui diinne pour un instant (piehpie chose du mouvement des rivières iiidiislrielles; mais bientôt elle reprend sa |)aisil)le plnsidimmie du pelil llcii\e rus- liipie, ses allures simiimleiiles de cours deau llànani sans .se pressera tra\ers le paysage. Si nous en ave/, le loisir, iiKuile/. à bord d'un de ces Ihillanls véhicules (pii soiil les diligences des rivières et des lleuves : de lélambol. comme de la plaleinrme d'un observaloire. xous verre/ alterner avec le tranquille aspect des intermiiial)le> prairies l(>s passagères aciivilés des pelits ports échelonnés sur la rive. Presque toujours le roelie aipialiipie l'ail escale à ces stations : \ous aurez ainsi la raciillé de prendre pied, Idiil au imiiiis assez de leiiips |M.ur ébaucher connaissance avec les villes de ce lilloral diminulil, Alost, si vous venez de Termonde, s'annom-era par ses blanchisseries de toile. Comme dans les paysages de Hu;^s(lael el de Van der .Meer le Vieux, les prairies se découpent ici en zones neigeuses, nuancées de ce lin bleuissement (pii azuré le lin fraîchement la\é. i'ar Ivilomeires de longues baiid<-s jiixiaposées, elle s'étale a la ruiide, la belle loile des Handres, givraiil le -,,1 (l'iiii clair maiiieaii lii\crnal. .Niiiove, ensuite. \illes à des volées d'abeilles, bourdonnent de ronfiants alléluias, par-dessus le déroulement de ces grappes humaines pendues aux lianes du coteau, comme les grappes d'une monstrueuse vigne. On s'imaginerait assister à quelque auguste cérémonie calholique, déployant ses rites à la face du ciel et, |)ar une ascension graduelle vers la cime de ranti(pie montieule. symbolisant l'acheminement des Ames à Dieu. .Mais à peine la dernière syllabe a-l-elle cessé de vibrer sur les lèvres consacrées, qu'une païenne clameur étoutl'e, sous ses roulements répercutés de la base au faîte, les hosannas sacrés du bronze. Alors la solennilé qui présidait à la pieuse déambulalion de cette théorie de lévites et de populaire s'évanouit bruscjuement devant les grotesques facéties d'une bamboche que le grand ménestrel des ducasses, l'evhilaranl Teniers, eût mérité d'immortaliser. Une coupe en argent, à plein bord remplie de vin écumant au fond duquel s'agitent des goujons, est offerte aux autorités présentes, et chacun, en lampanl une rouge rasade, s'efforce d'ingurgiter en même temps un des frétillants poissons. C'est le signal de l'universelle kermesse : quand la coupe a passé de bouche en bouche, des mannes remplies de pâtisseries et de harengs sont vidées à tours de bras par-dessus la foule qui. hurlant, se bousculant, tempêtant, se rue sur les largesses de ce festin improvisé. La taupinière, naguère ressemblante à mie montagne des Oliviers, avec ses simulacres de la divine Passion aulom- desquels s'égrenaient les rosaires et se cbuchotaient les prières, évoque plutôt à présent la pensée d'un tintamaresque Brocken retentissant du hourvari des sorcières. .V grand'peine les blanches éloles cl les fracs de gala, pour qui l'heure de la retraite a sonné, parviennent à se frayer un chemin |)armi cette saturnale all'olée qu'un double courant précipite sur les rampes de l'Oudenberg. Cependant l'obscurité crépusculaire s'est peu à peu abattue sur cette grosse gaieté d'un peuple bon enfani, en qui pour un instant se reconslilue l'éphémère folie d'une .loyeuse Entrée, alors qu'un ogre princier, condescendani à des liesses de |topulaire. daignait, avant de le saigner, gorger son vil bétail de menues friandises. Et tout à coup de nouvelles clameurs s'élèvent : là-haut, sur la cime du mont, des torches secouent au vent une crinière d'étincelles; |)resque aussitôt après, une rouge réverbération d'incendie fulgin-e dans les ténèbres du ciel, allumant d'un phosphoreux éclair les maisons noires au ras de la plaine. Hourra! c'est le Tonnekenliniml {\[\\ llambe au boni d'mi l)àton, éclaboussant l'Iioii/du de longs jets de feu el éruclani à gros bouillons sa poix enllammée. XI lùivirons d'Audenaercle. — I..i ranipagne s'accidente. — Paysages d'iiiver. — .Viidonacrdc un jour do ninrclir. In j'ivaii do piorro. — l.'Ilôtol do villo. — Morvoillos d'art. — Sainl-Wallnirso ot Nolro-Danio do Pamelo. Autour (le (iramniiinl. le pays se relève et s'abaisse en molles circonNalhiliims : bi'ns(|ue- meiil la région phile s'alliMun' : la /oiie i|ii'(iii aliorde a |>res(|iie le iiiiiii\emeiil d ini coin de la contrée brabancomie. An\ alioids d' Audeiiaerde. Ie< coinhes du sol se renllenl encore: tel 39 LA FLANDRE ORIENTALE. 307 village, apcn II de la voie ferrée, est assis sur une liuKe. avec des toits penchés qui suivent l'inclinaison rès une veillée passée à errer dans les rues d'Audenaerde, l'espril tout pénétré du joli roman des amours de Charles-Quint avec la belle Jeanne Van der alle îles tlihevins. donl il ci-ela hii-niènie les innondtraliles sculptures, dans une série de vingl-liiMJ caissons animés, comme des lableaux de Boucher, par les ris d'une ribambelle de jolis Amours charnus. On voudrait \i\re im moment de la vie de ces grands artistes obscurs, étudier en eux le double courant qui les emporlail à la LA KLANDRE omKNTAf.K 309 Uciiiiissaiicc cl les rrlciiiiil à l'arl aiili'ficur ; nialliciireuseniL'iil, c'est à peine si l'on peut (lél)rouiller ieiiis (races dans la nuil (|iii s'est faite autour d'eux. I>eu\ i;ran(les églises, Sainte-Wallnirge et Notre-Dame de l'araele, évoquent les pompes austères des anciennes lilurgies. Les seigneurs d'Audenaerde et ceux (l(> l'amele les avaient l'ait conslruii'e sur les deux rives du fleuve, au centre de leurs ])ossessions respectives, et H U T E I, DE V 1 I. L E 11 A l I) F \ A E li U E . cliaciine symbolisait, avec une rivalité dans la magnificence et les proportions, la superbe de ces familles rivales. .Mais, tandis que Sainte-Walburgc, trop souvent reconstruite pour qu'on puisse encore y discerner la primitive architecture, dressait, dès le dixième siècle, sur la rive droite, ses masses imposantes, Notre-Dame, que des restaurations intelligentes achèvent de l'ciidre chaque jour plus conforme à ses origines, ue s'éleva sur la rive gauche qu'en t23o. A cette heure, l'intérêt se concentre surtout sur Pamele, qui, particularité étonnante pour l'époque où clic fut construite, olïre clans toute son intégrité le caractère de la transition du 310 LA BELGIQI-K. roman au gothique. Au cliœur, par delà les vilraii\ ilnnl les reflets diaprés, filissant de proche en proche jusqu'aux tomhes des seigneurs de l'amele, allument dun llamboienient sombre la funèbre dalle où, pareils à des troncs écharnés sur une table de dissection, s'allongent deux grands squelettes, un trifoi'iuui développe l'austcrc branl(' de ses arcades cintrées qui plll^ loin se continuent dans la grande uvï. découpanl diiu- l'épaisseur des énormes iinir>. par-dessus INTKllItll; ut I. I. l.M>t 111. \irllll llAMh lit tlMltt. une forci de colonnes eu pierre bleue, leui' suite d'ouverlun's symétriques. C'est la pai't du style roman, et le gothicpu; primitif a|)paraît ensuite dans les hautes fenêtres du grand vais- seau et des bas côtés, sous la forme de trois ogives accouplées dans un plein cintre, l'ne indicible majesté se dégage de celte vieille in-cliilecluii- (Inni les solennelles ordonnances soûl malheureusemeiil di'pan'es par les pailliuis el les uripeaux (pii. ici cuniiiie dans la plupart des autres églises (•alliiili(|iies, pinranenl la sévéï'ilé des autels. LA FLANDRE OCCIDENTALE EÉGCINAGE DE COUBTRAI. i^VoyeZ p. 329.) LA FLANDRE OCCIDENTALE Lu combat de coqs. L'iirène. — Les préparatifs du combat. — Les arraeurs. Scènes de carnage. — Les spectateurs. Passes héroïques. Au sortir d'un plantureux repas où, selon la coutume flamande, les six ou huit services ([ui composaient le menu furent largement arrosés de crus princiers, et dont notre hôte, grand amafeiu" de comhats de coqs, et sa digne conjointe, saine et joviale comme les honnêtes dames portrailiu-ées par Hais, Pourhus (>t Flinck, nous tirent les honneurs avec la bonhomie fpii est l'apanage des maîtres de maison it de la rigoureuse consigne qui ferme aux curieux l'accès de ce lieu secret, dans l'obscur belluarium ; là, après s'être tournés en tous sens, nos yeux finirent par perce- voir l'artiste et son aide. Tous deux se tenaient pencliés sur une bourse en serpillière agitée de brusques trépidations; un instant leurs mains y demeurèrent plongées; et soudain ils en extirpèrent un superbe chante-clair, haut perché sur ses ergots. Solidement maintenu entre les genoux du maître armeur, le volatile fut aussitôt nanti d'un rostre plus pointu que le plus effdé poignard. Nous vîmes alors qu'il y a un art d'armer le coq, duquel dépend presque toujours l'issue de la bataille; mal éperonné, le plus tîer brettenr risque souvent de panteler sous le croc d'un partenaire moins robuste que lui ; c'est pourquoi, en Flandre, la mission de l'armeur, révérée à l'égal d'une profession savante, n'est pas éloignée de rapporter aux individus qui en sont investis les honneurs et les écus qui incombent à des ministères en apparence plus graves. Nous avions à |)eine regagné notre siège que, des deux côtés opposés, débouchaient sous la soleilleuse clarté tamisée par le vélum, pareils à des maréchaux de tournoi, les armeurs des camps rivaux. Instantané comme la foudre, un profond silence se répandit parmi les assistants, naguère tumultueux comme une nuée de mouches avant l'orage; et vivement, s'observant mutuellement de leurs claires prunelles immobiles pour régler leurs mouve- ments l'un d'après l'autre, les deux farauds, en qui se concentra un moment alors l'ardeur des partis en présence, posèrent leurs sacs devant eux, en élargirent l'ouverture et donnèrent l'essor aux coqs captifs. Des deux parts on vit bondir sur le sable, partout criblé des liards et des francs qu'y avaient jetés les parieurs comme l'enjeu de la mort, un être nerveux et roux, semblable, sous sa chevelure de grosses pennes ébourilVées, à un chef de tribu sauvage étin- celant de poils et de verroteries. Ce fut un moment solennel : l'indicible sensation de la mort présente me fit tout à coup avancer le bras, comme pour arrêter les conjonctures suspendues par l'air. Mais une main impérative et rude s'abattit sur la mienne, me contraignant à l'immobilité ; et tout de suite après je vis, inoubliable spectacle dont les piiases se succédèrent si vertigineusement qu'elles se fondirent à mes yeux dans un unique et mouvant tableau, les deux porte-crête, transportés d'une indicible fureur, se ruer après être demeurés une seconde, la crinière rebroussée et le col tendu, à s'entre-dévorer de letu's rouges et braséantes prunelles, puis, soulevés de terre dans un effroyable élan, l'aile battante et le bec tordu en un rauque spasme inarticulé, se percer réciproquement le tlanc de leurs dards acérés. Trois minutes ne s'étaient pas écoulées que les lutteurs s'abattaient dans un tourbillon de plumes et de sang, crevés presque au même endroit par la pointe de l'éperon et tout grondants encore d'ire inapaisée h travers les affres dernières. Alors l'assemblée, jusque-là sans haleine et sans voix, se déchaîna en un grand cri qui refoula au dehors les intimes clameurs longtemps refrénées : « Dood ! (morts!) » hurla-t-elle. Ruisselants, la tête ballante et les pattes convulsionnées, les fiers capitans furent emportés comme de vulgaires oisons, eux qui pourtant s'étaient si glorieusement comportés dans ce combat singulier où leurs espadons s'étaient croisés selon les plus scrupuleuses règles de l'escrime et qui, également vainqueurs et vaincus, avaient exhalé leur souffle presque dans le même instant. 11 y t'ul un court répit, pendant lequel les Irognes, allumées par la bière et la passion, 316 LA BELGIQUE. s'accointèrent en de véhéments colloques; puis une pluie de grosse et de menue monnaie roula derechef sur le sable ensan.elanté, et, les armeurs ayant repris leur place avec des coqs frais, on assista èi de nouvelles et incomparables passes d"armes. Cette fois, deux cochelets se trouvaient en présence; d'abord l'un d'eux parut ne point vouloir accepter le combat; sans doute élourdi p;ir ki lumière et le grouillement de la foule, il faisait déjà mine de se dérober, insigne lâcheté qui sans coup férir met fin au téte-à-tète et généralement soulève parmi les spectateurs de furibonds témoignages d'indignation, quand, brusquement pris en flanc par l'ennemi, son aile, toul à l'heure flasque et pendante, s'enlla, bruissa, s'ouvrit ioute large; et, dans une suite d'assauts meurtriers qui semblaient ne plus devoir liuir, les deu\ jeunes spadassins, rivalisant d'adresse et de ruse comme de vieux duellistes é])rouvés, épuisèrent le répertoire des |)lus diaboliques parades ])our s'exterminer. Tantùl l'iiii dardai! son éperon au cœur de son partenaire, (pii, llécbissanl, sun'o(|ué par les caillots de sang, s'accroupissait un moment, comme si la douleur lui eût fauché les pattes ; mais, bientôt a])rès redressé, le vaincu se langait à son tour sur le vainqueur; et tel était racharnement mutuel qu'on n'avait plus sous les yeux qu'une niasse pourpre, gluante, informe, aclievant de se décom|>oser sous le décliiquètement des becs, à travers un nuage de plumes et de cervelles volant en éclats. Une attention anxieuse se lisait sur les |diysionomies ; les prunelles en feu. mais impassible, ténébreux et comme marmorisé en d'immobiles postures, le public supputait mentalement, et sans en rien laisser paraître, les chances réciproques de ces superbes meur- triers. Le massacre s'éternisait à présent en des attaques plus molles, auxquelles se recon- naissait la lassitude grandissante des lutteurs; et tout d'un coup, à bout de forces et de souffle, sans queue, sans ailes et sans crinière, le crâne ouvert et les yeiiv loidés hors de l'orbite, leur corps entier ne formant plus qu'une plaie d'où le sang coulait eu iu)irs lilets, on les vit s'affaisser, secoués tous deux de grands frissons et laissant aller de leur gosier de rau([ues hoquets. Alors, d'un tacite accord, les armeurs tirèrent leurs montres, et ceux qui dans l'assistance possédaient un cadran les imitèrent, tous graves à cette heure comme ces magistrats de l'Inquisition qui, dans les tableaux de (lérard David, président aux supplices des hérésiarques, sans faire grâce d'une seconde aux patients qu'on écoiilie \\ï- ou ([u'on tenaille dans des étaux. <( Une minute!... deux!... trois!... quatre!... » C'est la coutume que le combat est considéré comme non avenu si. après cinq minutes sonnées, les acteurs de ce funèbre drame n'ont pas repris les hostilités. .Mais on avait atîaire à de terribles athlètes, nullement disposés à crier merci, et la (juatrième minute ne s'était pas écoulée que, se relevant d'un bond automa!i(|ue, ils se |ii-écipitèreid de nouveau l'un sur l'autre. Alors une effervescence gagna la foule excitée à la vue des jets do sang ([ui, comme des fontaines, bruinaient des blessures; les yeux s'empourprèreni ; les mâchoires s'entre- choquèrent; un grand paysan sec fut pris d'un tressant pareil à une danse de Saint-Guy; et sur les faces se grava le pli d'une bestialité obtuse el féroce. Nous-mème, si pénible qu'en soit pour nous l'aveu, secoué jusqu'en nos moelles |)ar le cruel héroïsme de ces ad- versaires, nous subissions I iiiii\ersel \eilige (|iii soudaiueuieut avait l'enipli les esprits de fureui' et de folie. Côte à (U)te, raidis par la douleur, les inx iucii)les coiiliiniaient à se larder, mais leurs cous, comme galvanisés, ne se mouvaient plus (pu^ |)ar brusques détentes, et, au bout de quelques instants, cessèrent même tout à fait de s'agiter. Ce n'était })as la mort, nous assura-t-on, mais leur sort n'en valait guère mieux, puiscpi'ils risquaient d'être estropiés pour le reste de leurs jours. Il fallut les ein|)orter, et dans les coulisses du pseudo-lhéàlre on les oignit de benne frais pour ciciitiiser leurs |ilaies, tandis que, ouvrant eiiiiii la soupape au flot contenu de leurs impressions, bourgeois et manants, en de bi inants de\is (jui s'eiitre-croisaient LA rL.VM)UE OGCIDEMALE. 319 par l'air, dégoisaieni à perle d'haleine sur les particularités du triomphant corps à corps. Trois i< parties » se succèdent sans rassasier le goût des émotions violentes chez ce peuple adonné aux boucheries et aussi vain de ses combats de coqs que les Espagnols le sont (Ir leurs tauromachies. Bien que défaillani à la longue dans la nauséeuse atmosphère du charnier, nous eûmes le triste courage de demeurer, sinon jusqu'au bout de la performance, du moins assez de temps pour voir succomber, dans les combats qui suivireni, deux guer- riers dignes de franchir les seuils sacrés de la W'alhalla. Ils trépassèrent, ces héros, après (les exploits que l'histoire n'enregistrera pas, mais dans lesquels, à l'exemple des paladins antiques, ils déployèrent la plus rare vaillance. Leur âme, ivre de meurire et de gloire, s'envola à travers un songe rouge, accompagnée par les rires et les clameurs de l'assemblée, comme par les fifres et les hautbois d'une marche funèbre. Longtemps encore se prolongea la meuririère kermesse; et, quand, faute de combattants, elle eut pris tin, les spectateurs se répandirent dans les cabarets d'alentour, où les pompes à bière gloussèrent jusqu'à la nuit, versant aux gosiers altérés par les parlotes un tleuve de paie houblon. II Une rivière industrielle. — La Lys. — Ses propriétés pour le rouissage des lins. — Le lin et les liniéres. — Aspect de la campagne au temps de la récolte. — Le rouissage. — L'écangage. — La chanson des rouets. Comme tout à l'heure la l»endre dans les grasses prairies de Ninove et de Ternionde, la Lys pousse à travers la campagne courtraisienne ses eaux naguère françaises et qui , à partir de Menin, retlètent la claire verdure des paysages tlamands. Dès son entrée au pays, elle prend cette activité de bonne ouvrière qu'elle gardera à travers tout son parcours et qui, aux approches de Gand et plus encore entre les quais de la remuante cité industrielle, grandit au point de faire mentir le vieil adage des grands poissons mangeant les petits, puisque ici, en effet, c'est la petite rivière qui dévore le. grand fleuve. A pousser ses crochets dans tous les sens, à multiplier ses sinuosités ici, là. partout ; à cheminer de crique en crique de son train diligent de cours d'eau qui se sent nécessaire et, même en ayant l'air de flâner, accomplit une besogne régulière, elle jette plus de vie et de mouvement dans la contrée qu'un réseau ferré avec le souffle rauque de ses locomotives et l'animation de ses débarcadères. L.i placide indolence des rivières bordées d'herbages et vautrées dans leurs chaudes vases comme les grands bo'ufs ([ui s'abreuvent à leurs gués n'est pas son fait : elle n'est ni ])astorale ni bucolique ; et le claquement des palettes qui dans les moulins à écanguer battent le lin s'accorde mieux au rythme pressé de ses flots que le rtistiqiie « piloui ■> des pipeaux embouchés par les pâtres. Son idylle, à elle, est la verte linière qui en juin s'aigrette d'un étoilement bleu pâle, la grange où, comme des monts, s'empilent les gerbes avec lesquelles on tissera les damas satineux. les bateaux chargés à plein bord et traînant dans les ondes de flottantes chevelures de lin. Ge flexible et blond textile, dentelle végétale dont les esprits de la terre tissent mystérieusement les lils en attendant que la main des hommes les transforme en luisantes blancheurs de toiles, pousse sur ses bords par zones intinies : toute la campagne s'en revêt comme d'une énorme nappe glauque. La Lys, dénomination poétique et musicale qui évoque dans l'esprit la lumineuse sym- plionie des tons argentins et fait penser à de grands jardins fleuris des pâles emblèmes de la candeur, est par excellence la rivière du lin. Ghaque année, au temps des inondations, 320 LA BELCIOUE. elle couve niiilcnielli'iTient la glèbe et y féconde le germe qui. dés mars, iévi> en forêt de tiges serrées; plus lard, quand, tombée sous la faucille, la plante appartient déjà à l'industrie, c'est encore elle qui la lave, la mûrit, tinalemenl la décompose dans ses liquides réservoirs qui. mieux que les creusets de la chimie, en amollissent et détachent les libres. De tout temps les merveilleux agents dissolvants de ses eaux lui valurent un rôle prépon- dérant dans l'œuvre initiale du rouissage. (îràce à ses secrètes et naturelles vertus, (iourtrai, la ville qu'elle baise avec de nonpareilles tendresses, a entendu universellement vanter les " belles nappes, serviettes et ameublements en forme de damas » que ses adroits artisans lissaient autrefois el (|ue non moins habilement fabriquent aujourd'hui ses machines, mais dont la brillante et solide trame a préalablement été façonnée par les génies delà rivière. .\ l'époque de la floraison, la contrée entière s'azure. sur d'immenses éleiidiies. d'un saphir tendre comme la couleur t\\\ ciel en mai. (>t celte limpide, délicate el pâle tache d'aquarelle, prolongée jusqu'à l'horizon, a l'air d'iui vaste lac dans les transparences du([uel se refléterait la céleste coupole. .luscpie dans les plus humbles comlils, et même aux fentes des vieux murs, parmi les lichens des toits de glui, partout on la semence jetée au vent a pu s'attacher et germer, la tleur du lin épanouit ses bouquets, symbole des activités communes, ainsi (jue sur les blasons les emblèmes héraldiques. Puis, la récolle venue, les maisons se vident de leiii-s bùles valides : liommes, femmes, enfants, abandonnant les lares domes- tiques à la garde des vieillards, s'en vont par milliers s'embaucher aux linières. Un peuple de fronts hàlés se courbe alors sur le sol, rem|»lissant la campagne d'un mouvement de foiu'milière, avec de beaux gestes émouvants et simples qui, sans s'arrêter, achèvent l'onivrc de la nature. .\ux rustiques lisières de Fontainebleau, Alillei. qui de son grave oulil biuina le pavsan ilans toutes les phases de son labeur journalier, pressentit peut-être et toutefois n'en! |i(iiut l'occasion d'e\|Himer la naïve grandeur des aoùterons du lin. .\vec quel sens des solen- nités agrestes son sévère génie eût détaché l'intense vision des torses masculins et des gorges féminines se mouvant rythmiquement parmi le jaune incendie des gerbes entassées sous les feux de l'air! 11 eût montré les attelages qui, du pas de leurs quatre chevaux mar- chant de front sous les chevètres carillonnants de sonnailles, mènent à la rivière, par des chemins on jusqu'à mi-jantes s'enfoncent les roues, des chars hauts comme des tours et grinçant sous le poids de leur oscillante toison. .ïambes nues et la chemise boull'ant au vent sur leui's thorax velus, tels (|ue, maintes fois, je les vis se refléter dans les eaux vertes, il eût silhouetté, en nntre. le groupe des rouisseurs allant en d'incessintes ambidatioiis de la rive encombrée de lin bollelé à la cage oîi graduellement les gerbes s'empilent, tant (pi'entiii l'appareil, du laile à la base chargé el par sun-roîl lesté de (jUiirliers de meules, s cubes à claire-voie chargés de leurs enlassemeuts d'iu-rbes. Ites merccMiaii'es d(;scendenl alors dans la cage et la débarrassent des poids ipii la mainicnaieni ejifoucée; puis à brassées ils retirent les gerbes réduites en gélatine, et, toujours creusant j)lus avant dans le récipient englué de vase et d'herbes aquatiques fétidement fleurantes, ils finisseni par iomlier au lit même de la rivière, plus pareils, sous leur chevelure de joncs el de limon, à des tritons (pià des liommes. '"'lé ' tt i ¥' '// il LA FLANDRE OCCIDENTALE. 323 A mesure que lc> liii> ^oiil extraits, une équipe les transporte dan? les prés voisins; là on les gerbe en creux pour mieux les imbiber de vent et de soleil; et rien ne prévaut sur la collabo- rai ion (le ces deux agents jiour eu stimuler la dessiccation. Puis la campagne se bérisse d'interminables files de meules qui, dans la pei-spective, simnlenl la |irésence d'un vaste bivouac. Les granges, en elTet. sont insuffisantes à contenir la coupe de chaque année, bien que la plupart, spacieuses et profondes comme des entrepôts, puissent loger à l'aise jus- qu'à dix fois la charge d'une attelée. El tandis que la canicule patine d'or roux ces ameulonnements disséminés par la lande, les hivernales trombes les blanchis- sent sous la volée des flocons, en attendant que le teillage et l'écangage les restituent à l'industrie. 11 y a différents modes d'écanguer, mais le plus usuellement on a recours au moulin, un moulin qui ne chôme jamais en Flandre et au seuil duquel se pressent les bonnes gens, {)loyant sous le poids des ballots qu'ils apportent à battre. L'appareil se compose d'un moyeu agité d'un mouve- ment de rotation rapide et battant de Tex- trémité de ses palettes les boltelées de lin qu'on pousse à mesure. Cependant il n'est pas rare que l'écangage s'opère à domicile . armé d'un couperet en bois, vaguement semblable à un papillon aux ailes dé- ployées, l'écangueur alors frappe à coups redoublés les écheveaux glissant dans l'en- coche d'une planche. D'une façon comme d'une autre il ne reste bientôt plus que des cardées de filasse floche. Celle filasse ensuite subit à son tour une niaiu-d'(euvre : peignée sur des herses monstrueusement dentées, par grosses tresses touffues, elle se sépare graduellement de son élément grossier, l'éloupe, et devient à la lin le fort et flexible fil, semblable à un cheveu, qui, saisi par les bobines, tout à l'heure se vaporisera en blancs nuages de toile sur les métiers des tisserands. Autant de préparations, d'ailleurs, autant d'industries ditTérentes. Dans les villages, par les seuils entr'ouverts, vous verrez le rudimentaire outil du peigneur, son grand râteau h mâchoire de requin, s'accélérer sur un fond pulvérulent d'appentis, parmi l'envolemcnt des innombrables molécules grises dans lesquelles l'ouvrier se meut, à peine visible, la gorge raclée par ses quintes. Non loin, le moulin dresse son bastionnet, intérieurement embrumé de ouateuses pénombres, bien différentes du joli décor blanc de ses confrères, LÉCA.XGU EUR. 324 LA BKLdIOUE. les moulins à larinc, loiijoiirs tapissés (l'un lli)llaiil, rayon de lune. Puis, c'est le liangar du bottelcur, un spéciaiisle encore, dont la mission consiste à ligoter le lin en paciuels pesant oénéralement trois Kilogrammes, tloclies an-dessous, tordus et serrés au-dessus: les bottes, jointes ensemble, lornient ensuite d'énormes balles qui, par bateaux ou |)ar baquets, sont dirigées sur les filatures. A partir de ce mouicut. l'intérêt et le cbarme de tout le multiple travail (jni accompagne I.NTtlUKUU Ut TlbSliUAM), AVhX L 1! MÊTlblI \ T I S S E II liT LU liOLLl. les métamorphoses de la j)lautc cessent pour Tobservatenr véritable, ni lire surtout par l'ori- ginalité des naïves prali(pies po|)ulaires : il ne lui reste |)lus alor> (pi'à s'enfoncei' au silence des hameaux, l'oreille tetnliu' vers le ron-ron du rou(d ronllaut aux mains des vieilles, dans l'àtrc l'iuneux où Imnt le chaudron. Comme au temps des aïeules, hélas! ensevelies dans la belle toile lilé(^ par leurs mains diligentes, le pa\san tourne encure le rouet, iinlill'érent aux usines dont les nHuisliuenses chennnées couvrent là-bas riiori/Dii; et cette hercanle mnsi(pie LA FLA.NDKE OCCIDENTALE. 325 de l'niifiquo machine, qui rythme si bien le balancement des berceaux ou les lentes cadences des chansons de nourrices, passe sur la campagne comme un écho des choses abolie^., tou- jours douces aux cœurs qui se souviennent. m Environs de Courlrai. — Le Grœiiiiiiîiu' et la bataille des Éperons d'or. — nélaissenieiit de gloire. — .Notre-Dame de Courtrai. — Les chroniques. — La gentilhomnierie française devant les communes flamandes. — Le Courtrai actuel et le Courtrai du passé. — Les Broeltorens. — L'Hôtel de ville. — La cheminée de la salle du Conseil. — Les Halles. — Le Béguinage. — L'église Saint-Martin. Hien n'indique plus, autour de Courtrai, le théâtre des formidables exploits des communes flamandes liguées contre la chevalerie de Philippe le Bel, en cette lamentable et glorieuse journée baptisée par l'histoire du nom de bataille des Éperons d'or. Le ruis- seau dans les bourbeuses eaux duquel la tleur de la gentilhommerie française trouva la mort et qui, pendant les horreurs du meurtrier combat, délimita la position des farouches patriotes armés de cet outil sans merci que par dérision ils avaient dénommé f/rpdenclafj (bonjour), espèce de salut qui tombait de haut en bas avec le lian du bûcheron lançant sa cognée, le Grœningue, pour lui restituer son nom, a disparu dans les graduels agran- dissements de la ville. Le temps n'a pas épargné davantage la grande basilique sacrée de Baudouin IX, aux voûtes de laquelle, parmi les nuages d'encens envolés des cassolettes et les accords prolongés des cantiques, les milices de Breydel et de De Koninck suspendirent, comme de guerrières dépouilles, les sept cents paires d'éperons ramassées sur le champ de bataille. Étranglée, depuis, entre des pilastres à cannelure et par surcroit bouffonnement masquée par une façade d'une renaissance piteuse. Notre-Dame n'a plus guère gardé de sa primitive et majestueuse simplicité que son triforiuni d'entrée. Il faut lire dans les récits du temps le détail de la bravoure flamande ruée sur lime des plus nombreuses armées qui jamais se soient rangées sous l'étendard des rois de France : .Namur envoyant six cents hommes avec le comte Jean |)()in- capitaine; les West-Flandrais abandonnant le siège du château de Cassel et, Guillaume de Juliers à leur tête, accourant |)rendre leur part du danger commun; ce chevalier Jean Borluut quittant secrètement (îand, qui, dominée par la faction du Lis, seule résiste à l'universel élan, avec sept cents amis et serviteurs ; les milices confondues aux paysans, les nobles aux vilains, les moines aux soldats; puis, ù l'approche du combat, dans le grand frisson qui précède les mêlées, le bardit entonné par tout un peuple à genoux; et, tout de suite après, ce même peuple se courbant vers la terre et par un de ces mouvements admirables oii communie l'âme des foules, portant à ses lèvres quelques parcelles de cette terre maternelle pour laquelle et sur laquelle la plupart vont verser leur sang. La campagne tremble sous le chevauchement des superbes cavalcadours harnachés de drap d'or ou des pieds à la tête bardés d'acier damasquiné et dont les cimiers empanachés, incendiés par les feux de juillet . oscillent comme des ramures parmi l'échevèlement des crinières et le vent des oriflammes. .\u contraire le rigide front de bandière de ces bourgeois équipés en guerre ne décèle ni parade ni jactance ; leurs haiibergeons et leurs casques de fer bruni déroident à distance les flots d'une mer somhie sur laquelle tranclie seulement la rouge tunique des gens d'\pres. Le champ de bataille, à travers un semblable appareil, grandit aux proportions de l'épopée; le génie des Flandres aux prises avec le génie de la France nécessite ce cadre homérique; on n'a pasde peine, en effet, à conjecturer que la lutte sera moins d'homme à homme que de race à race. 326 LA BELGIQUE. Au cri de Montjoie el Saint-Deni?, une partie de la cavalerie s'ébranle; mais ;i pciiir s'esl-elle élancée que les lourds chevaux des barons, surcharijés de leurs quiulaux d'or el d'acier, s'empèlreul dans les glaises de ce sol partout pourri de fondrières. Lu ouraj;an de tlèchés lourbillonne; les montures se cabrent, écrasant sous elles leurs cavaliers; rn un instant le marais se change en lui margonillis horrible d'entrailles dégorgées el de crânes volant en éclats; et la hache, la dagu(\ la |)i> lui ci'ie l?re\(li'l. \A le beau chevalier rend le sang et la \ie. A parlir de ce moment, la déroule, pai'eille à une avalanche, emporte toid, ce qui reste d(! la Fleur de lis; comme des mâts ballottés par la tempête, les pennons de la chevalerie tlottenl à l'aventure dans l'immense uaufiage. Le combat se change alors en liécatombe ; devant Courhai la plaine n'e-l plus qu'un prodigieux charnier. Sept mille clieNaliers iièrissent là, parmi lescpu'ls sept cents seigneurs bannerets, soixante-lini> |iiinres. dues, comtes et près de onze cents nobles. Quant aux \ilains, archers, arbalétriers et fantassins quelconques, il en demeura bien vingt mille sur l'aire. Ainsi iinil vvÀle lugubre tragédie de laquelle (piatre-\ingts ans plus lard Gharles \1 di'vait si cruellement se ressouvenir. « Quand le ro\ de France dut partir de Gourtray, écrit Fnjissarl, il ne mil mie en oiihli le- épei'uiis dori's (|u'il a\ail hdUM's en l'église... Si ordonna le roy que Courtray fust toute arse et détruiste. » Revanches de prince. Grandement molestée, LA FLANDRE OCCIDENTALE. 327 la cité du quatorzième siècle s'abîma donc, ou peu s'en faut, sous le fer et la torche; et la Lys, après avoir balayé la féodalité, fut contrainte de charrier ses propres riverains, les fils des Communiers. Ce n'est là qu'une des pages de l'histoire de Courtrai. Comme presque toutes les autres villes du temps, elle fut étroitement mêlée aux tourments des Flandres. Détruite, puis rebâtie, à travers les fluctuations d'une époque qui ne laissait pas longtemps debout ce qu'elle édifiait, et promenait la herse dans les sillons ensemencés sans attendre la germination, elle eut le sort d'Ypres, de Deynzc, d'Audenaerde, de tant d'autres héroïques ruches où, sitôt après les désastres, la vie recommençait tumul- tueuse et iiaule. composant son miel avec les ilours de la mort. Le Courli'ai actuel n'évoque plus que furtivement cette lointaine civilisation de fer et de sang. Hétléchies par les eaux de la Lys, au berceau de laquelle leurs sub- structions s'accrochent indestructiblement. deux tours jumelles, restes des ouvrages du quatorzième et du quinzième siècle, dressent toutefois encore, pareilles à des poivrières géantes dont les ouvertures se- raient figurées par les lucarnes à auvents et les meurtrières, leurs cyclopéennes ma- çonneries mesurant près de trois mètres d'épaisseur et reliées entre elles, au-dessus du lit de la rivière, par trois arches tra- pues soutenues de puissants contreforts. Ces inexpugnables bastions, épargnés par les coulevrines non moins que par le temps et qui, sentinelles bourrues en fac- tion depuis des siècles devant la ville, n'ont point été relevés, heureusement, par la garde montante des siècles, rendent plus sensible la platitude des maisons environ- nantes, pareilles, avec leurs mornes ran- gées de fenêtres noires trouant de mono- tones et rectilignes façades, à un aligne- menl de dés à jouer. Les Broe/torens ont d'ailleurs abrogé toute prétention guerrière par des voûtes basses, sous lesquelles des barbacanes coulent de pCdes rais de lumière, l'entrain des corps de garde a fait place au vide et au silence des lieux inoccupés. Des crochets de débardeurs encombrent seuls les poudreuses pénombres de ces halles qu'à si peu de frais une ville soucieuse de ses antiquités transformerait en un étonnant décor de musée archéologique. Certes^ Courirai ne peut plus se prévaloir du li-ophée cueilli par elle dans les touibières de la Crœningue, non plus que de ce carillon où deux jacquemarts, Manten et halle, ainsi que les désignait la voix populaire, marquaient les heures et que lui roba. pour en doter sa chère ville de Dijon, le j)eu scruimleux duc de Bourgogne; mais un sol aussi labouré par J5^J^■,^'T Çl>'',t^ ''^v\<^^^>.^ ^ LES BBOELTOr.ENS. dans leurs larges salles circulaires, écrasées 328 LA BELr.IOrK. riiistoire abonde forcémenl on reliques, et peut-tMre suflirait-il d'im coiiii de bagiietle appliqué aux bons endroits pour en faire sourdre, comme une eau vive, un peu de la vie des grands jours. Que n'en tenlc-l-elle au moins Taventure, l'édililé qui mit une si jalouse sollicitudt! à restaurer son Hôtel de ville el, prodigue de sacrilices pour cette demeure illustre, en rehaussa par la p()m|)e intérieure la noble ordonnance générale ! Déployé sur deux façades, maiheuieusement enclavées dans un pfdé de vulgaires construc- tions, le palais communal aligne à l'étage un rang de douze fenêtres séparées par des dais à pinacles : une délicieuse balustrade le couronne, ajourée de rosaces el coupée de pieds-droits à crochets, au bas d'un large toit taillé en redans à ses angles et hérissé à sa crête d'une herse denticulée. Ce n'est pas la magnilicence lleurie de quelques autres édifices similaires, guillochés comme des buires et des châsses : sa décoration extérieure est plutôt sobre. Une suite de statues s'appuie sur les encorbellements sculptés des trumeaux et restitue la lignée des comtes de Flandre; de leurs piédouches, comme d'un balcon, ils regardent passer la rue, ancêtres de pierre auréolés de gloire et penchés sur la médiocrité des jours présents. Le faste ornemental semble avoir été réservé pour le cœur de l'édilice. Dans la salle du Conseil, ornée de peintures sur tout son pourtour, une étonnante cheminée, vraie végétation de rinceaux, de feuillages et d'entrelacs, superpose trois tableaux île ]iierre, fourmillants de bêtes el de gens : en bas, immédiatement au-dessus du support, les sept péchés capitaux, grimaçants et licencieux, avec un huitième péché par surcroît, l'Idolâtrie; au second rang, et séparés du |)remier par une dentelle à réseaux enchevêtrés, huit motifs de l'Histoire sainte, encadrés dans des portiques tleuris de rosaces; puis, touchant aux caissons de la voûte, des figures surmontées de dais; et à la |)artie centrale, sous les fines aiguilles à crochets d'une loulfe de pinacles, un Cliarles-(jnin( |(nrlanl le globe et le glaive, entre deux personnages symboliques, la Justice et la l'aix, accrochés aux pignons d'angle el posés sur des culs-de-lampe prestigieusement maillés. Une autre cheminée, d'une fantaisie presque aussi magnifique. grou|)e ailleurs la statue de la Vierge, les effigies d'Albert et d'Isabelle, des images de saints, parmi une infinité de niches, de dorures el de sujets scul|)tés, au nombre desquels Mo'ise frappant le rocher d'Horeb, c'est-à-dire la Foi, et saint Thomas, c'est-à-dire le Doute, sunixdes des alliilails du \rai magistrat, lequel doit êlri' en même temps ])lein de suspicion el d'assurance. Apres avoir rassasié vos yeux de cette riche imagination du seizième siècle, hausse/.- vous jusqu'à l'appui des grandes fenêtres à meneaux : à l'autre bout du pavé, les halles élancent leur rouge tour carrée, flanquée de clochetons à poivrière figurant assez exacte- ment la garniture des « ménagères » de lujs modernes services de table; et celle amu- sante silhouette. (|iii la nuil se décou|)e sur les lilamlieurs de la lune à la façon d Hue grande ombre chinoise jouani des cornes, se rallache aux archileelures déchiquetées du reste de la place. Courtrai semble d'ailleurs a\oir pris à lâche île l'csserrer ses ■< curiosités <> sur un point. Kn pleini; circulation, dans l'alVairement même du manhé, un obscm* petit béguinage, tout noyé de silence, abrile sons la gi'osse tour de Saint-.Vlartiu la paix moile de ses ruelles. Assez souveni la peinJine de ces mélancoliques solitudes s'est rencontrée ici. pour (\m\ malgré la teiilation d'v i-e\enir el leur mystérieux attrait, je n'\ insiste plus que discrè- tement. Mais à Courtrai le reeueillemenl e-| plus gra\e eiuoic (pi'ailleurs : le fleuve d'oubli ne coulail pas plus sourdement au fond des enfers que cette vie de cloître el de cimetière à l'ombre des vieilles bicoques caduques et ])enchantes du ipiarlier. Un doigt sur les lèvres, le Temps, ce IVoid |iav>aiil des siècles, semble assister ici à l'agom'e des choses et des âmes. Quelquefoi> un rideau s'enire-bâille, tiré pai' nue main (|ui ne s'attache à rien, L A F L A > I > H E (i ( : C 1 IJ K N 1" ME. 329 et Ton ciriil \oii' la Mort embusquée derrière la fenêtre et faisant le guet. Plaintif et doux comme ^ur lo (umbes, le vent roule de la poussière humaine dans l'air, avec un cliuclio- temenl confus monté d"on ne sait où, du sol ou des petites chambres closes, comme des CHEMINÉE DE LHUTEL DE VILLE DE CO l K T L .V 1. |ir(if()M(l('urs (riin puits. Et, moisies, rongées de mousse, atfaissées dans la pénombre humide de leurs rues sans soleil, juste assez larges pour le passage d'une personne, les façades enchâssées de vitres cul-de-bouteille ont des airs de paralytiques, au bord du pavé en têtes de clous qu'étoile le jaune pissenlit. Par instants, une porte s'ouvre, une béguine mel une tache blanche sur le sombre d'un couloir, et comme d'un souterrain s'exhale une fade 330 LA BELGIQUE. bouffée de vie recluse; la poi'lc refermée, c'est la dalle (|ui retomltc mii' ce >rniblaii( d'ani- rnalion. el de nouveau tout roule à rimmobililé et au inorlcl sommeil. Seul le grand christ qui, près du porche d'entrée, tend sous les jaunes larmes des cierges ses deux bras désespérés, parait >ivant dans ce délabrement universel oi!i de (piarl d'Iieure en quart d'heure, comme une pierre dans un trou, descend le carillon du bell'rui. l'our mieux sentir l'étouffement des pauvres filles de Sainte-Begge, pénétrez, au sortir de SAI^T-MAI1TI.\ UE COUItTIlAl. là, sous les grandes voûtes de Sainl-.Marlin. la l»asiii(pic voisine. Ici lame se déploie à travers l'espacement des nel's el l'ainplenr du i^raiid cIkciii'. |iaicil lui-même, avec ses collatéraux peu|)lés de piliers ronds et décorés d'un trilbrium, à un temple dans le temple et tout ilhiniinc par les ruisselantes clartés de ses hautes fenêtres, lunetles d'apiiroclie (pie riiummi^ hracpie vainement sur l'insondable mystère. C'est la partie moderne de lêglise : des chapelles s'y succèdent, tlattant le goid flamand pour l'imagerie criarde et les matérialités spécieuses : ici une \ierge en robe violette, la poilcine plastronnée de grands c(i'urs en argent où sont |)lantés LA l-LANDHE OCCIDKMALK. 331 les sept filaivos: là flans un ronfoncoment, nn Christ assis près d'un grillage derrière lequel apparaissent quatre figures pleurantes, d'un peinturlurage barbare; ailleurs un autel doré, revêtu à sa partie inférieure d'une admirable broderie d'or et d'argent où l'artiste a dessiné en relief des fruits el des rineeaux. A la gauche du cIiomh', un tabernacle en forme de pjra- mide, aux parois duquel se suspendent d'innombrables hauls-reliefs pareils à des feuillages aiilour d'un thyrse, étage une profusion de niches, de pinacles el de culs-de-lampe, jaillis- sant en fusées dans nn tumultueux parallélisme de lignes, coupé çà et là par d'énigmatiques croissants, des demi-lunes de pagodes, des becs retroussés de jonques chinoises, (ne puissante tour d'un beau gothique secondaire, par malheur couronnée d'un campanile à flèche bulbeuse, s'appuie de tout son poids sur les masses de granil du porche, par delà lequel se dévelop- pent de majestueuses voûtes surbaissées, soutenues par deux rangs de colonnes trapues. Aucune oeuvre d'art vraiment supérieure n'illumine ce monument de l'ancienne foi : la religion, contrairement à la coutume des Tlandres, se fait pauvre dans la maison de Sainl- Marlin. Ce galant homme qui, en commisération des loqueteux de son temps, se complaisait à partager sa garde-robe, n'a, pour couvrir la nudité du sanctuaire qui lui est dédié, qu'un obs- cur mais 1res curieux et réaliste tableau, o'uvre de quelque maître inconnu. Notre-Dame, ihi moins, possède un Van Dyck, cette Elévation en croix, à l'envi célébrée, mais dont la grâce molle, le dessin rond et les élégances affadies ne sont plus que la fin d'un beau génie. C'est à l'abri de ce double et glorieux patronage que Courtrai, l'industrieuse cité, accomplit sa lâche séculaire de bonne filandière, avec une activité sans hâte et qui ne hausse pas sensiblement l'animation de ses rues, si ce n'est les jours de marché, alors que de toute la contrée affluent chez elle les marcbands de lin. IV I.e paysage entre Ypres et Courtrai. — Splendeurs de la lumière. — Approches de la frontière. — Les industries. La fraude. — Contrebandiers et douaniers. De Courtrai à Ypres le paysage s'accidente, renflé de brusques collines, de monts de sables pelés, de dunes crayeuses embroussaillées de bruyères, enclavées de sapinières ou coupées d'eaux marécageuses, taches noires dans la clarté du jour. Cependant, autour de Menin et de Wervicq, les prairies étalent toujours le grand tapis verdoyant de la vraie Flandre, abondantes en herbages el en bestiaux. Par centaines y paissent les troupeaux, multipliant à l'infini la race charnue et saine qui fait la gloire des éleveurs du pays. La terre est ici comme un prodigieux alambic au fond duquel l'herbe parfumée et haute se change en rouge sève animale, gorgeant les tissus de la bète et préparant la riche viande de boucherie saignant à gros bouillons aux cuves des abattoirs. Au-dessus des pacages, le vent coule des vagues d'air humide et tiède, les vagues de cette atmosphère brillante, gris-])erlée, bueuse, oii les objets llottenl sans lignes précises, estompées d'un nimbe mou et qui à dix lieues à la ronde prolongent la densité moelleuse des ciels mariliiiu's. C'est un orchestre de tons confus et tendres, accordés dans une gamme d'harmonies pâles qui, toutes ensemble, composent un prisme d'une déco- loration merveilleuse où le rouge, le vert, le bleu, assourdissent leurs sonorités mourantes. hans ce riche giron de nature, des villages groupent leurs toits de tuiles et de glui que dépasse la pointe des clochers, et cette riante vision s'imprime sur la rétine, comme le mirage d'une placide Tempe, tandis (pi'entre les champs et les courtils tile le train, fenêtre ouverte siu' ce tableau lunnolone et doux. Le sol d'ailleurs n'est plus parcimonieusement 332 LA BELGIQUE. mesiii'é ;iii ciiltivatcur comme il l'est autour de Tamise et de Saint-.Xicolas, dans cette partie de la contrée où la terre est morcelée comme un damier. Par grandes zones se prolongent partout les exploitations, et les fermes, entourées de douves, avec leurs parcs à moutons, leurs clôtures où pâture le bétail, leurs grandes roues à faire le beurre mues par des chiens, ont l'air de petites arches de Noc échouées dans la plaine. Là-bas, dans les vapeurs du loiiilain, se dessine la frontière française ; longtemps avant d'arriver, les approches s'en font senlir à l'aspect poudreux des villes, à une diminution de la méticuleuse propreté flamande, et aussi à l'apparition de la brique violacée et sans badigeon. L'indusirie de la toile, qui semble communiquer aux petites cités de la West-Flandre une blancheur toute neuve, une fraîcheur de grosse mariée flamande, fait place, en ces ruches mêlées d'éléments complexes, à un genre d'industrie où la ruse, l'audace, la décision tiennent la plus large place. .Moiiin et Wervicq, renommés au loin pour leurs fabriques de tabac, sont les entrepôts d'une contrebande qui récolte surtout son personnel dans les hameaux de l'extrême FEIIME ALX EXMI'.ONS Uïl'IlES. Belgique. Presque tout le inonde, d une façon occulle ou patente, s'y emploie, le paysan aussi bien que le contrebandier de profession, et, comme en une franc-maçonnerie où l'on s'entend à demi-mot, tous sont ligués contre l'eninmii coniiiiiiii. le douanier. La fraude, rapportant de gros bénéfices qui, en fin de compte, prolilcnl à (ouïe la contrée, il y a un accord lacilc pour favoriser les individus qui s'y adonnent. Envisagée sous un cerlain angle, cette lulte à main armée contre laulorilé. avec le cercle delà douane qu'il faut francliii-, la vigilance des gardes qu'il s'agit de dé])ister. les volées de plond) (jiii pIcuviMil pal' l'air, ce rôle de gros gibier traqué sur les |)isles duquel des troupes embrigadées eri'ent à travers la iiuil. l'o'il au guel. le nidusquel à la main, ne manque pas d'un certain iiéroïsme. A la longue, c'est, entre le douanier et son décevant partenaire, une émulation de feintes, de malices et d'adresses pour aboulir à ses fins dans cette pai-tie mutuelle dont la vie est quelqiR'fois l'enjeu. La nuil, les villages soni réveillés par des fusillades qui éclatent soudainement, se déplacent, coureul derrière les haies, sans qu'on sache qui a tiré le premier coup et si quelqu'un est demeuré sur le carreau; cl. dans le noii-, des corps battent l'air, laissant aux buissons des lamlicanx de rliair cl du sauii. I LA FLANDRE OCCIDENT A LPl 335 Sous le dernier empire, les journiuix el les pamphlets consliliiaieiil une imporhtUon lii- (Tiilive. Ce qu'an temps de sa [■af;euse popularité il passait ciiafpK» jour de numéros do la LmUcnir à la barbe des plus vij;ilanls limiers délie tons les calculs. Aujourd'luii c'est la mal- saiiu" curiosité des amateurs de pornographie qui s'alimente à ce mode de colporiaj;e illicite. Toutefois la dentelle, la soie et le tabac demeurent toujours ressenti(!l objet de la IVaiulc : celle-ci, pour les introduire en France, s'ingénie à une étonnimlc diploiiialie, mnilipliani les déguisements et les subterfuges, en véritable prolée qu'elle est. (Juand le contrebandier se sent sur de son jarret, il choisit la passe qu'il croit la meilleure et, les coudes au corps, rasant la terre de la pointe de ses orteils, tout ramassé sur lui-même, comme un sanglier débusqué, il s'élance, sa charge au dos, d'un train qui défie la portée des balles. Les bravaches, les trompe- la-mort, les fra-diavolo du métier, car il y en a (pii ont vraiment le goût du péril, ne procèdent pas ditTéremment. largeur; et, entre l'aire de cette salle et la crête de la voûte, il y a trente mètres de hauteur. Les esprits jiositifs, qui se rendent compte de la majesté des édifices 342 LA BELGIQUE. par loiirs dimensions malériellcs plutôt que par leurs éléments de beauté mystérieuse, pour- ront ainsi se faire une idée de l'ensemble du prodigieux rectangle que le style ogival primaire pare de ses sévères splendeurs. Les Halles se subdivisent en une Irinité : le HelTroi, qui occupe le centre de la cuiislruclinii et plante en plein milieu de la (M'aiid'l'lace sa masse quadrangulaire, aiguillée de tourelles à crochets par-dessus Irois rangs de fenêtres superposées; la Halle aux draps |)roprenient dite, prolongée sur trois côtés, avec l'inlinie succession de ses hautes baies vitrées; \q. StedehaKs ou maison de ville, tourné vers la rosace du chœur de Sainl-Marlin, mais gâté par des remaniements successifs, comme un tronçon dans lequel ne coule plus la sève du reste du corps el qui pourtant continue à vivre précairement à côté des membres demeurés sains. C'est généralement sur celle impression fâcheuse que commence la visite au grand ba/ar du treizième siècle : le guide, en ell'el. avant de vous conduire à la partie ancienne de l'édilice, ne manque pas de vous attardei' dans la mesquinerie des appartements modernes, en sorte (jue ceux-ci deviennent comme le vestibule par lequel on s'achemine à l'incomparable struc- ture intérieure du monument. l)rus(juement la salle de mariage découvre ses parois décorées de peinliu'es (jue le temps n'a point encore patinées, sa voûte en bois où joue la clarté diaprée d'une verrière, et, sur une des faces latérales, son » oculi » découpé dans Tor d'une fresque, par-dessus des pinacles à culs-de-lampe grotesques. On traverse ensuite une plate-forme couverte d'où la vue se |)orte sur une couple de pignons en bois datant du commencement de la construction, avec des cages en surplomb aux vitrages pittorcsqueracnl bosselés; et presque aussitôt après on pénètre dans la gigantesque galerie qui fait à l'étage le tour de l'édifice. A peine est-on entré qu'une impression de grandeur confond res|iril, (jui, détaché du présent, oublieux des réalités coutumières, perdant le sentiment de la mesure à laquelle se juge la valeur des œuvres contemporaines, reste dès lors obsédé par la suggestion d'une humanité évoluant en des épopées. On revoit ces foires du temps où venaient s'accumuler les produits du globe, ces fesloiements par lesquels on accueillait un souverain et qui trans- formaient l'énorme salle en un fleuve de brocart d'or et d'argent, les magnincences de ce gala qui, en lifli, à l'occasion des noces de .Maliaut, comtesse de Flandre, avec Malhieu. i\\\i- de Loriaiiu' et de IJai'. lil éliiieelei' sur les tables la vaisselle orfévrée des opulents drapiers. Toute une succession de scènes de la vie communale s'évoque dans la reculée, sous l'enchevêtrement des madriers multipliani en l'air comme les troncs d'une forêt suspendue. Pour voûte, eu effet, c'est ici la charpente à nu du toit cpii déploie ses complications de chevêlres. de poutres coriiièro. de chevrons et de solixcaiiv : el leur bruiiissure polie se détache sur le gris argenté des fonds, comme sur un |)aysage brumeux la sombre écorce des chênes. Inconsciemment on suppute le nombre de Hottes qui, de tous les ports du Septentrion, durent appareiller dans les eaux flamandes, avec ces prodigieuses cargaisons de madriei's. L'ossature des grands squales, avec sa symétrie géométrique de vertèbres, n'est pas plus adiniiable (pie la cai'casse de ce toit profond, développant à l'infini ses ramifi- cations de pièces emboîtées; lelle est. du reste, son amplitude (pi'uue maison de bois du treizième siècle, transportée là a\ec son pignon eu saillie sur des modillous sculptés, sa façade ajourée de petites l'eiièlres et, en bas, sa boutique close de \olels à fermetures ouvrées, n'atteint pas à la hauteur des chéneaiix. (lelte salle, uni(pie au nutude, longe les quatre façades, sans autre s(dulion de coiilinuité que la chambre de l'aïu-ien Conseil, sur laqiu'lle polie le poids de la loiir. I u peintre, plus avisé (pi'éhxpienl. la couxerje eu partie de spécieuses |iol\chromies coninir'moraul les principaux l'pisodes de l'iiistoire d'âpres. LA FLANDRE UCCIDEMALE. 343 Seul un artiste de génie aurait pu arcoriler avec la majesté de l'immense vaisseau une resti- tution lière et tragique du passé. Cependant descendez les degrés qui mènent au rez-de-ciiaussée. La i'orèt tle Ijois sus- pendue là-haut se conliiiue ici sous la forme d'un ambulacre planté de sveltes piliers, en grand nombre. Là, sous une délicieuse voûte ogivale, se prolonge, à travers le labyrinthe des entrecolonnemenis. le priniilif marché de la ville. Longtemps d'ignobles refends bouchèrent, sous prétexte d'appro|)riations administratives, la perspective de ce lieu vaste et profond comme un cloître. Mais les cloisons ont été démolies, et d'ici à peu d'années la grave et superbe architecture aura repris son caractère historique. Ce sera le com])lément de l'admi- rable travail de restauration entrepris par l'édilité, avec le concours de l'État et de la INTliniEliR DES HALLES UÏPHES. province; travail qui, (oulefois, ne saurait trouver son véritable achèvement que dans le retour du Stedehaus au large style initial. Extérieurement, les Halles olVraienl à l'origine une piiysionomie qu'il serait peut-être aussi opportun de lui reconstituer : le Beffroi en ce temps portait de grands écussons polychromes et dorés, et dans une niche, pratiquée à la base, trônait la Vierge Marie. L'image de la céleste patronne maintenant règne au-dessus des créneaux de la balustrade; à sa droite et à sa gauche, dans les trente-quatre fenêtres figuratives qui entaillent les façades, les sou- verains de la Flandre, en nombre égal, profilent leurs archaïques silhouettes sculptées dans la pierre. Témoins impassibles, ils regardent se consommer autour d'eux le travail des siècles : leurs orbites semblent pleines du songe de cette ville qui n'est plus qu'un songe, et quelques-uns avancent le bras, comme une ombre qui commanderait à d'autres ombres. Umbres, en efl'et. les passants qui, à pas lents, décroissent au détour des rues; quelquefois, l'après-midi, un guichet s'ouvre au rez-de-chaussée d'un des petits cabarets qui avoisinent 344 LA BELGIQUE. le palais des ancêtres; une figure de commissaire-priseur apparaît derrière les croisillons; et, parmi un fouillis de débris éparpillés sur le pavé, les petites gens d'Ypres, vieilles bonnes femmes en manteaux, léllutrgiques bonsbommes tournés à la graisse, espèces de larves humaines sorties d'une poussière de décombres, s'en vienneul, silencieux et pâles, assister au démendjrement d'un antique mobilier. A temps réguliers la voix du cricur jette une mise à prix; une voix répond dans la foule, et l'on dirait de cet encan que c'est la gloire de la grande cité du quinzième siècle qui, morceau par morceau, se disperse aux enchères, devenue comme une friperie iionleuse que la misère du peuple dispute aux vers et aux poux. Le contemplatif qui, après avoir erré entre les pignons ((julVus de lu (irand'l'lace, dans ce merveilleux décor moyen âge dont les Halles forment le fond, \oudrait détacher sa pensée des hommes et la reporter vers les mystérieuses conjectures d'une \ic supraterrestre, n'a qu'à pénétrer un soir, à l'heure où la forme des choses s'enveloppe dans une confusion propice aux méditations, sous les voûtes de Saint-Martin. S'il est sensible aux surnaturelles splendeurs des dernières clartés allumées dans le brasier des verrières et versant sur les vagues crépusculaires comme le reflet d'une aurore d'éternité, il sentira descendre en lui l'irrésistible frisson des grandes basiliques. De la rose mystique, épanouie au-dessus du porche comme un cu'ur saignanl. un lleuve de pourpre coulant jusqu'aux dalles où posent ses pieds, lui rappellera que la pierre sur laquelle le (Christ a assis son église est rouge de l'ineffaçable sang du tiolgotha. Dans la pénombre il verra reluire des statues, des tableaux, des boiseries à figures humaines qui s'animeront pour lui comme les symboles maté- riels de la religion. Au l'ond du clueur, par delà le déroulement des stalles couleur d'or bruni, des mausolées, détachés en marmoréennes pâleurs sur les noires colonnes torses de l'aulel, lui parleront de la vanité des ambitions humaines. Eniin, des arceaux graduellemeni submergés dans la marée des ténèbres il croira voir s'abaisser, sous l'apparence de cette tremblotante lumière qui, dans les temples catholiques, ne s'éteint jamais et y perpétue la présence divine, le vol des vérités que les chrétiens révèrent comme le principe et la tin de toute sagesse. Aucune impression, si ce n'est celle qu'évoque Notre-Dame à Tournai , n'est com- parable, en Belgique, à la solennité radieuse émanée du profond vaisseau de la cathédrale yproise. .Vdmirable monument de la transition romano-ogivale, elle porte ses voûtes dans la gloire des paradis, toute baignée des clartés que versent à ses nefs les hautes fenêtres dé- ployées par-dessus son triforium; et ses deux rangs de piliers cylindriques, reliés par des ogives élancées comme des pensées qui volent à Dieu, ont l'aii' d'énormes troncs lisses sup- portant la rondeiu' du dôme, l'ai'lout les vitraux flamboyaids font couler dans ses demi-jours le ruissellement des clartés symboli([ues; et les œuvres de rimmme constellent sa majes- tueuse robe de pierre comme d'éblouissantes broderies. Dans son chœur sans collatéraux, d'où essore en faisceau un jet (h^ sveltes colonnettes, d'illustres tombeaux perpétuent la gloire de ses évêques : ici ce Murtinus liitliove qui lut mêlé aux derniers moments d'Egmont et de Hornes; là ce Jansénius dont le nom traça un sillon de feu dans l'histoire des schismes et siM' la funèbre dalle de (|iii longtemps des |ièlei'ins \inreiil s'agenouiller, fer\einiiieiil dévo- tieux à son autorité, où un moment s'incarna loiile l'église; et d'autres morts, des princes, des jurisconsultes, toute une; théoi-ie de gloires et de vertus trépassées dort à ctMé, sous les tables juxtaposées qui s'alignent entre les rangées des stalles. .'Vu dehors, comme des arches prolongées jusque dans le ciel, le temple déploie la courbe légère de ses arcs-bou- tants, s'aiguillonne de pinacles et de clociiers, et, à son porche d'entrée, se couronne d'une massive tour carrée (pii, à ti'avers l'espace, seniMe l'aii'c pendant an beiVroi des Halles. UNE VENTE A I. E\CA\ b li H 1,4 PI,»tE DES HALLES. LA FLA.XDHE OCCIDENTALE. 3i7 Encore une fois, pénétrez dans Sainf-.Martin aux approches de la nuit. F'erdu dans les ténèbres qui tombent, parmi l'éblouissenient sombre des vitraux dont les pourpres et les outremers s'en viennent baigner rà et là do vagues formes humaines agenouillées sur les dalles, le grand vaisseau vous apparaîtra d'une indicible solennité et tel <[u"uu sanctuaire où s A [M- MARTIN U ÏPnES. si désiuibitué ([u'il soit des liturgies, l'esprit se sent en présence d'un inell'able et troublant mystère. Quand même on en délogerait Itieu, il restera toujours, en ces lieux d'irréductible sorcellerie, une atmosphère de religion qui fera monter du co'ur aux lèvres une prière, une vénération, une plénitude de sensations puissantes et douces, éveillées à la pensée d'un grand travail exécuté pour glorilier le |iriucipe caché des choses. 348 LA BELGIQUE. VII Bruges. — Impressions. — l-ii \'\\\f .si'inilcrp. — tu |iiuplH ;ui (onilw-au. — Promenade sur les remparts. — Merveilleuse lumière qui plane sur Bruges. — Les portes de la ville. — Les moulins des remparts. — L'Hnf van Brugge. - Échappées et points de vue. — Le Lac d'amour. — Le Béguinage et les béguines. — Les (Jod's huysen ou maisons de Dieu. — La misère à Bruges. — La porte de la Bouverie. — La porte Maréchale. — La porte d"Ostende. INoii!- [oiiclioiis ici iui cti'iir des EhiiidiTs, cl mit.' cmulimi iiuiis [n'ciid, [Kii'eillc à celle que diil ressentir ce violateur des ombres, Otliou III. (iiiaiid. dans la basilique d'.\ix-la-Chapelle, lui apparut, à travers les poussières t\i' la ninil. le i^raiid Inntônie di' (.liarlemagne assis sur sou trône de niarl)i'e et d'or. C.ouinie le superbe empereiu" dont la Ibrme décomposée gardait encore, sous le sceptre et la couronne, l'attitude de la majesté et de la domination, Bruges, la reine du Nord, elle aussi ceinte du diadème qiu lui assurait la royauté des mers, repose, auguste et sacrée, dans la gloire d'un merveilleux sépulcre. A .Malines, à .Viulenaerde, à Ypres, nous avons soulevé successivement la funèbre dalle sous laquelle s'éternise le deuil des grandes cités mortes; dans le silence de nécropole qui sur leurs pignons branlants rend sensible l'inéluctable néant auquel aboutit toute d'iivre humaine, nous avons vu se lisser la trame que lile au fond de la nuit cette active araignée, l'Oubli; semblables aux laves qui ensevelireid llercidanum et Pompéi, nous y avons senti s'abattre sur nos épaules les cendres du Temps, prodigieux volcan au creuset duquel les vies, les génies, les royautés et les vertus sont incessamment broyés el (|ui les recrache en poussière d'ombre, par-dessus les empires et les hommes. Mais, si émotivants que nous aieiil a|)|)aru ces ossuaires du passé, ce ne sont là que les étapes vers une déchéance plus étonnante encore et comme les degrés par les- quels l'Histoire nous fait descendre avant de pénétrer dans l'hypogée où depuis des siècles s'est immobilisée la Flandre, .\ussi rigide que ses ducs étendus aux tables des sarcophages dans ses temples, elle est couchée là parmi les bandelettes, poudreuse et momitîée; et néanmoins, comme ces hautes princesses dont ])arle la légende et qui sons l'hermine, la pourpre et les fards conservaient jusque dans le cercueil un furtif simulacre de vie, elle ap- paraît animée d'un pâle et décevant sourire, parmi les orfèvreries éblouissantes, les magnifi- cences de la pierre et du bois, les miraculeuses architectures qui lui donnent en son tombeau comme iuk; immortelle jeunesse d'art. Telle est la splendeur qui pare sa grande paix de mort que, bien plutôt qu'un sépulcre tapissé de ténèbres, l'esprit évoque autour d'elle les fastueuses ordonnances mortuaires d'une sorte de cliambi'e iirdenle ain>i (pidn eu \iiil llamboyer au cli(eur des cathédrales, avec des candélabres d'or el d'argeni liants comme des arbres et faisant couler sur les dalles un ruissellement de clartés, .\insi elle se révélera aux poètes, aux artistes, à tons ceux qui suppléent à l'insuirisance des yeux de la chair par les lumières de la vision intérieure, dans la nuielte douceur de ses canaux, la tranquillité sourde de ses pleurantes solitudes. .\vaul de pénétrer dans le dédale de ses tours, de ses lielViois. de ses canaux et de ses rues, il ne messied |ias de considérei' un nionieiil l:i >illiiiuelle extérieure de la ville à Ira- vers la très particulière atmosphère (|ni les envel(i|ipe aussi mollement (ni'nne nappe d'eau enveloppe la carène des ua\ires. Pareillement, les graves el cnnlenlplalil'^ pa\sagisles hol- landais tixaieid d'abord la lumière de leurs ciels, l'avivanl ou la decoloi'aul eu vibrations éteintes nu pleines, comme la ciel' de l'intime et profonde musique (pie les bois et les eaux clijiiileiil au bas de leurs horizons. C'est, d'ailleiiis. I;i douceur de xm ciel tout amoili d'iivalines pàleiio (pii niel aii\ iiKiisons de Bruges cette palpitation liiiiiiiieuse. LA FLANDRE OCCIDENTALE. 349 ces tremblantes éeharpes de tluides sous lesquelles TomI croit les voir par moments se dissoudre, comme dans l'oscillalion d'un perpétuel brouillard: au-dessus de la cité s'ar- rondit, vers le milieu du jour, une coupole de vapeurs; de là, ainsi (pie d"uu prisme qui se briserait par l'espace, pleuveni jusqu'à ses toits les chatoyanles illuminations, les azurs lavés et fondus, les brillantes rosées grossies des eaux de la mer procbaine. Aucune combinaison cliimique ne peut donner l'idée du bleu moiuMut, soveux, électrique, lamé de frissons d'argent froid, qui compose ici la couche mouvante de l'air : semblable à un velours fané, d'une chaleur dormante et sourde qu'un laiteux nuage de gaze estomperait, elle développe une iris intiniment Aariée dont les harmonies se pénètrent et se marient, avec des éclairs éteints et de molles vibrances assoupies, tels qu'en leurs reculées nacre de perle en laissent apercevoir les fuyants horizons maritimes. Nous verrons tout à l'heure quels merveilleux accords détermine la fusion de ce ciel élincelant et bueux avec la pierre brugeoise. Pour point de départ choisissons l'une des portes féodales qui, de distance en distance LES nE M PARTS UE lillUUES ET LllOF VAM BRCfiGE. (Voj'eZ p. 350.) plantées dans les anciens remparts, forment actuellement les points de communication de la ville avec la campagne et, après avoir pendant des siècles livré passage à des cortèges guerriers, ne voient plus processionner que les bourriquets bâtés de légumes et les rus- tiques palefrois califourchonnés par les contadins. Leurs frustes maçonneries ont gardé, chez la plupart, la sévérité rébarbative des œuvres du génie militaire : reliées à la rive opposée par des ponts de bois, elles plongent leurs assises dans le canal qui étreint Bruges d'une ceinture d'eau. Entre la porte d'Ostende et la porte de Gand, on longe d'abord de grandes buttes vertes sur la crête desquelles tournoient, les derniers de ces moulins à vent dont l'aile partout autrefois s'enflait, le long des fortifications, aux coups de brise du large et faisait chanter dans l'air des banlieues une gaieté voltigeante d'oiseaux aux empans déme- surés. Déjà, entre les échancrures des buttes, commencent à s'apercevoir les vagues de la mer d'aiguilles et de clochetons dont le Befîroi est comme le phare. A gauche, cependant, par delà le canal, s'élend jusqu'aux limites du ciel, dans un déroulement de prairies humides et lustrées, une campagne (jui éveille la pensée des coins de nature épanouis chez Yan Eyck et 350 LA BELGIOIE. Meniling. Lu instant distrait par cos fraîcheurs didvlir, Id'il est bientôt ramené vers les échappées de moment on moment phis pressées sur cette héroi([iii' humanité du ((uatorzième siècle qui bâtissait des tours à la mesure de son orgueil. Non loin des vastes jardins de la Poterie, une exquise miniature de steen, en briques roses, darde son pignon et'tilé : c'est XHof nui liru(j(/(\ le .lardin des Archers, où, les jours de gala, la ghilde de Saint-Sébastien reçoit en grand apparat les arrière-nexeux de ces bourgeois de haute graisse el de niiur bonasse qui, dans les toiles de l'ourbns, ressemblent à des symboles dune vie heureuse et fleurie, (iraduellement ensuite les buttes s'aplanissent : des pointes de faubourg s'avancent jusqu'au pied des remparts; partout s'emmêlent des dégringolades de toits rencognés et loi'dus, un tohu-bobu de cheminées plantées de guingois, des profils de pignons en dents de scie et do tourelles coiffées de flèches, des bouts de courtils étranglés entre des haies, des alignements de vieux murs bombés, aux lézardes étoilées de ravenelles, ici une caserne dunl les modernes façades trouées de rangs de fenêtres symétriques s'enfoncent comme un cuiu dans un fouillis de masures déjetées, à tabatières en auvent, là d'antiques faîtes en bois transformés en pigeonniers, des granges qui ont des porches pour entrée, des fermes bastion- nées comme des bastilles et llenronnées de crampons en fer forgé, de mémorables hôtelleries toujours balançant leur écn au bout des tringles ronillécs. Puis de nouveau les remparts changent d'aspect, s'escarpent on l'iiidillons plantés d'essences variées, s'agrémentent de corbeilles de fleurs dans des boulingrins de verdure fraîche; et, à travers les chevelures des saules, un bateau qui émerge lentement du crépuscido dos eaux glisse avec un froissement doux, comme un grand cygne noir. Dans un moment nous verrons se dérouler l'un des plus saisissants points do vue du vaste paysage de pierre. .Mais un délicieux coin de campagne, poussé en folles touffes d'herbe et d'ajoncs dans la IViiîchour des canaux, nous i'o(|uiort avant tout. I^'jà. à travers une colonnade de charmes chenus, s'aperçoivent les petites maisons blanches du Méguinage. Encore un pas. el nous foulerons les bords de ce Lac d'amour dont le nom seul, comme une musique, un soupir arraché aux cordes d'une guitare, uii vieil air fredonné sons un balcon, suscite dans l'esprit des idées mélancoliques et tendres. .Aucune poésie ne vaut cet endroit solitaire, perdu sous l'ombre des grands arbres, avec ses eaux fleuries de nénuphars, ses berges gazonnées de graminées, ses friselis de sources chuchoteuses, comme des voix éna- mourées au ras du flot limpide. On dirait au fond d'un |)arc royal, loin dos avenues, quoique mystérieuse roti-aite de silence et d'oid)li sur huiuello s'appesantit la touébrale paix des feuillages et (]iio traverse seulement à certaines heures un pàlo faulùmo luduienanf sous les angles i\i' >ou fntut lo niorlol oiuiui du jniuvoir. Los adnrautes prières, les sénilos marmottements dos in-guines voisines s'en viouuonl oxjiirer dans la sourde atmosphère dos ondes dormantes, comme un rêve de mystiques tendresses dans lo songe d'un coin de nature. Suivez la rive : imo passerelle de moulin vous mènera au porche du liéguinago, ouvert sur un ferre-ploiu planté de grands arbres dont la plainte souibl(> prohnigor dans l'espace la |)aix froide do l'Iunnble enclos. Les mêmes silhouettes lentes et plovéos (pu* nous avons Mios oirculor dans les ruelles des Bef/f/i/noiihnf {V^ Malinos. de (lanil ol <\v C.ourtrai traînent ici, dans i'omliro xoi'io dos oitu(>s, leurs béguius |irdos, s\ud»olo i\i' la blauoliour et i\i' la pureté i\r loui- monotone existence. A matines et à vêpres, tour (l('\ol troupeau se presse entre les ooloiiuos de la petite chapelle érigée près de l'ont léc, sous la olai't('' dos bougies illinninant les bariolures d'un cho'ur en marbre et petites hid)ilations au fond desquelles leurs jours se cousuuirut dans les LA FLA.NhMK (K.CI liKNTA LK. 353 oraisons et les occupalions ménagèros. Si, rame ulcérée de quelque inguérissable plaie, vous as|)irez à l'obscurilé ri à l'oubli, allez à ces lieux (pi'oii dirai! l'ails pour les sidihiires douleurs: une niéianciilic de dclabreuieni, de souIVrance Noiiée, d'Iiuniauilé morliliée y llolfe jusque dans l'apnuie de la lumière, résorbée aux grandes ombres balancées des aibies. |]|. de riiori/.un de^ iniis déroulés sous vos yeux, vous culendre/. monter à vous, comme îles saugiots. la Iriste musique des carillons, picuraul sui' des siècles d'amour cl de deuil. ('.'est du rempart qui domine le Béguinage que le regard iMiibrasse dans une de ses ordonnances les plus toutVues le ■< tableau » de la ville. Et vraimeul le tidjleau y est — arrangé comme le soubaiterait l'artiste le plus exigeant, avec des successions de plans, des oppositions de clair et d'oudjre. un jeu mou\cmcut(' de lignes, toutes les conditions de la secrète bcaul(' qui l'ail ['(ciim'c d'.iil. Si. par surcroît, le prinlem|»s met aux arbics l'or pâle des jeunes l'euilles. comiue une claire vapeur (pu s'elVumerait dans celle aulre \apeur *^'.l ^^^të^S^i^'-^^fl'^^ w^-i^ nnir. ES : l'entrée dv eéciiinao e. chaude, moelleuse, irisée de l'air, le pavsage prend une beauté inoubliable. Détachées sur les verdures du lac, des façades roses et blanches, dont la tache se dissout aux rides de l'eau, forment en quehjue manière un entablement à la perspective. Au second plan, ce n'est d(''jà plu^ qu une mêlée de toits, une confusion de pignons, un fouillis d'arcliileclures ilenlelées, à travers lesquelles ou suit pendant (juelques instants la topographie des rues; puis la masse se resserre, prend la densité d'un bloc compact, devient comm(> un grand moutonnement de croupes, coupé cà et là par des tours, des chevets d'églises, des clo- chetons, des aiguilles : ici Notre-Dame avec l'élancement de ses quatre étages couronnés de tourelles; là Saint-Sauveur avec ses puissants contreforts d'où jaillit son énox'me flèche à crochets; et, dans la reculée, les créneaux du ItelVroi. le -land doigt indicateur ipii iunno- bilise son geste par-dessus tout l'horizon de Bruges. (".omuK^ si le hasard s'était complu à grouper sur un même point les misères et les soutfrances du présent, le Béguinage est le centre d'une agglomération départie aux calamiteux. aux vieilles gens tombés dans la misère, à toutes les épaves de l'âge et de la maladie que recueillent les hospices, ces providences matérielles des villes. .V Ypres, déjà, 43 354 LA BELGIQUE. (III c'tail ciminndii Au immbre dinfortiioes secourues piir les dilîérentes IniKlalions do cliarité; aux joiii's de dislrihulioii. lonlc la rue do Lille grouille d'un amas de l(M|uel('U\ se pressant à l'oiitr'rr de la iiiiiisdii Belle: mais, à Hriiges, le iioiiihre augmeiile encore. En IS.'ji on eomplail \ingl-deu\ mille deux cenl ciniinante-six indigents inscrils an bureau de bienfai- sanee. presque la nioilié de la |)(»pulaliou ; el ce cliilîre, en ISSO. malgré l'exiension de la main-d'œuvre, s'abaissail à Irei/e mille deux cent sept seulemenl. Aucune parole ne dil mieux l'épuisemeiil de la vie dans les cilés lombées à la sh'rililé : le sang \ loiirue l'u chloroses, peu à peu (ari comme un tieuxe ipie les sources n'alimentenl plus; semblable aux \ieu\ murs enire |es(ph'ls il se (raine el langui!, le corps lui-même de\ienl une ruine rongée I. \ PORTE >t\nKCIIAI. E A BRU CES. par les pâles fleurs de la maladie. Toul ce quarlier de Bruges le l'ail bien voir: un cii d'humanité en détresse sori di' ces asiles de la moi't où sont enfermés les l'on-. i\r ces hospices. Mais le spectacle de ce (h-labrement n'atirisie pas le paysage comme il le l'eiail ailleurs, ou plulôl il se coid'cuid >i bien dans la mélancolie du cadre, (pi'un r>\ nioin- lend' de s'en impressi(unier. .\"\ a-l-il pa-. du reste, une pudeur dans cette charité cpii s'abrite sous le nom de l»ieu et laisse planer sur l'aide qu'elle apj)orte aux déshérités la pensée d'un seconi's (pii viendrai! du ciel et non des hommes? Et, comme pour rendre plus sensible le i)ientait de ses miséricordes, chacun de ces humbles logis, clair, aéré, blanchi au lait de chaux, s'enlouie d'un courtil LA FLANDRE OCCIDEMALE. 355 fleuri, 011 se continue le goût des béguinages pour les pelils jardins toufl'iis comme des reposoirs. Le rempart, avec ses épaisses rangées d'arbres se niiraul dans l'eau du canal, prend ici une rusticité saine et vigoureuse; c'est la campagne poussant sa pointe jusque dans la ville. A droite, l'ancienne porte de la Iktuverie rappelle la lière révolte de lîruges contre IMiilippe le Bon, ce gros mangeur cpii. venu de Krance avec une nuée de sauterelles, eùl mangé le pavs entier, si Bruges n'avait opposé à ses fringales le coup de corne du taureau cpii n'entend pas être dépecé. Puis le boulevard s'élargit, se vallonné, prend des airs de petite Suisse autour d'un pignon mangé par les lierres, débris de l'antique maison Hydraulique dont les eaux alimentaient la consommation de la ville. Tn peintre de l'école des ruines n'eût pas niieuv imaginé la romantique ordonnance de ces massifs de verdures et de ces murailles éraflées. dans la restitution d'un séculaii'e décor bislorique. F]t tout à coup, plantés dans les buttes verdoyantes, les frères des grands moulins de tantôt reparaissent, agitant leurs ailes -sg y< V ^f v — nrr .^'^^%jS^ \% M 1 >.-:.^£iMéi^-^^^^'- LA l'Or.TE UtS BALUETS A li 11 l G ES. i VoVe/J p. 356.) tendues de toiles par-dessus un large borizon, souligné à droite pai' la mêlée des toits, à gauche par un déroulement d'interminables prairies émaillées. .Maintenant le point de vue s'est déplacé; l'œil prend en écharpe la ville; par centaines émerge de l'entassement des mai- sons toute une forêt nouvelle de tourelles et de clochetons. Devant nous, la porte .Maréchale, ainsi qualifiée eu l'honneur de la ghilde des maréchaux, s'appuie sur deux massifs bastions, rattachant le pavé urbain à cette campagne de Saint-.\ndré dont les gars, vraie graine des redoutables Boschkerels du passé, s'illustrent chaque année dans de meiu'trières parties de couteau. Coulez-vous sous l'épaisse voi'di' du porche et regardez l'entilade de maisons que love de la poterne encadre devant vous. Décroissant au loin entre deux rangs de mai- sons (pii Unissent par se toucher, la rue Maréchale s'enfonce dans un délicieux fouillis de pignons aigus, de toits à redans, de fa(,'ades lambrequinées, déchiquetant l'air et prolongeant jusqu'au Belfroi, qui tout au bout dresse son gigantesque chandelier, une double tache d'un rose pâle, déteint par les humidités du ciel. Le canal s'allonge à présent dans un silence de banlieue. L'ne sombre avenue qui s'ouvre 356 LA BELGIOUE. à notre gauche e( sur les épaisses frondaisons de Ia(|U('lle VEzelpoort ou porte des Baudets détache ses demi-lunes verdies par les inliltrations de l'eau, mène à cette grande mer du Nord dont les ap|)rochcs se font bientôt sentir à Tinclinaison des arbres battus par les rafales et au rabougrissement des \erdures dans les champs. C'est comme le vestibule par où roulent les coups de vent qui, à de certaines heures, mettent sur Bruges et ses pignons le fracas des plages. Ilans les tilleuls dn rempart d'Ostende, tordus et rebroussés du même côté, vous croiriez entendre passer le souftlc de cette grande bouche violente (jne la tempête enfle dans l'espace. VIll Les canau.\ de Bruges. — Berceuses et pleureuses. — La fée des eaux. — Illusions. On ne vantera jamais assez l'enchantement des canaux de Bruges. Une pai\ d'ombre monte de leurs eaux qui se ramifient dans tous les sens, reflétant partout la gloire el le deuil des siècles : comme en un linceul, leur flot moi't semble bercer le cadavre enseveli de la vieille Flandre. Ce sont, en ell'et, les berceuses aux bras desquelles la cilé de iireydel et de ConincU ]>rolonge, depuis bientôt trois cents ans, son léthargique sommeil et dont les » dodo, l'enfant do » son))irent aux arclies des ponts, cajolent avec de pleurants trémolos cl de brusques hoquets de larmes la dodelinante sénilité de la ville actuelle. La nuit, surtout, quand le faible battement des artères s'est étoutl'é dans le sunnl de l'air et que le silence, celte grande chauve-souris qui ne ferme jamais tout à fait les ailes sur Bruges, mais dès le crépuscule les ouvre toutes larges, comme d'immenses crêpes où sonibrciil et places el rues, les sanglots de l'eau montent du fond des ténèbres, évoquant la douleur de mystérieuses figures voilées dont les larmes toujours ruisselantes auraient fini par creuser dans la pierre le lit des canaux. Aucune de ces .Vrlémises, qui sont les antiques reines du monde et qui, penchées sur les cendres de leurs défunts orgueils, les lavent éternellement du Uni (le leurs rancoeurs, ne pleure avec une plus émouvante solennité les ruines de ses grandeurs abrogées. Une atmosphère de tristesse navrée semble ici murer l'espérance plus irréfragablemeni (|ue la voûte d'un cachot; dans le soir les réverbères ont l'air de grands cierges braséanls, égoutlant en ronges éclaboussures leurs larmes sur le noir des eaux, comme sur un drap rigide de catafalque ; el jusque dans les sombres manteaux qui, pareils à des voiles funèbres, masquent les femmes de la tète aux pieds, on croit reconnaiire les signes d'une irrémédiable désolation. ■ A Bruges, en eiVel, joui rappelle la ukm-I : on ne l'ail pa> un pas sans heurler de la pous- sière humaine; la vie elle-même, dolente et sourde, semble subir par avance les atteintes de la décomposition universelle. Au front des ]ietits enfants, W'ordswortli h^ constate dans une ligne attendrissante, flotte déjà, comme l'ombre des royautés finies, cette " grâce pen- sive » où semble se refléter la conscience des intransgressibles fatalités. A ])lus forte raison, chez les hommes d'im âge mûr. eu (pii les obsessions delà matière n'ont pas éloullV' le pen- cbanl aux nK'dilalions, la gravilé l'élléchie des traits, l'immobilité songeuse des prunelles, la lenteur du geste trahissent l'inulililé des efforts pom- résister au coui-aid qui entraine foute chose an néant. Les |)lus infelligenis paraissent perpéluellemenl absorbés dans la pensée d(^ l'inéluctable, et, connue des malades qu'aucune science humaine ne peut guérir, traînent après eux le mal profond d'une incurable désespérance. l)e récentes statisticpies oui, d'ailleurs, ré\élé des plaies lamenlables : chaque année, la LA FLAMtRE OCCIDEMALE. 357 dépopulation augmente, chassant vers la capitale et Tétranger le trop-plein de cette ville déjà si vide et qui ne parvient pas à nourrir ses enfants. En 1854 on comptait encore cinquante et un mille quatre cent quatre-vingt-quatre habitants; en 1880 on n'en compte plus qu'environ quarante-cinq mille; et depuis 1878 la perte uniforme se calcule par une moyenne de cent habitants par an. Par surcroît, la race est atteinte dans ses éléments virils; la sève, épuisée, n'engendre plus de mâles, bonne seulement à procréer des Hlles : sur le relevé de 1880. les femmes excèdent le chilTre des hommes de près de six mille. Le grand lleuve du quatorzième siècle, coulant à rouges bords ses vagues humaines, tourne à ce tilet d'eau claire où se délayent les moelles du \\qu\ lion flamand, fra|)pé tout à la fois, comme tons les peuples qui dégénèrent, au rein et à la tète. Celui-ci se meurt de consomption lente, dans la mori de tout ce qui l'entoure. Vidé d'àme et de corps, il ne peut détacher ses yeux des funèbres et matériels symboles qui au bout de ses contemplations ramènent constamment le deuil et la vanité de la vie ; et, comme dans une atmosphère d'où les gaz se sont retirés, ses poumons ne fonctionnent plus sous le vide de la cloche pneumatique morale qui le recouvre. Dans ses plus grands coups d'aile, l'esprit, aux époques d'évanouissement, ne parvient pas à dépasser l'horizon derrière lequel s'est couchée la gloire des ancêtres. L'initiative de quelques cerveaux plus hardis n'est elle-même qu'un retour vers les manifestations de la vie périmée. Il semble que l'alimentation spirituelle ne peut plus désormais se faire qu'avec les miettes tombées de la table des siècles; et, quand on veut instaurer le présent, c'est encore le passé qu'on restaure. Ainsi la poussée généreuse qui, en ces dernières années, s'est faite à Bruges du côté d'une extension de la vitalité locale, a pris pour jtoint de départ l'illusion d'un Nuremberg rendu à ses splendeurs originelles par l'active pratique de ses industries anciennes. On ne remonte malheureuse- ment pas le courant du temps : au bout de pareilles tentatives il n'y a de possible qu'un vaste musée avec de la gloire numérotée et cataloguée, de la mort sous verre, et, comme les chauves-souris à la porte des granges, les grandes ailes du Temps clouées au mur et saupoudrées de poivre, par crainte des mites. Mais tel est le miracle d'immortalité qui s'opère dans les cités très illustres, que, mortes, lies paraissent vivre encore, sous la ruine et les désastres, d'une jeunesse éternisée. Lors même que le fdial elTorf de quelques-uns de ses enfants aboutirait à une renaissance de ses primitives énergies, il ne semble pas que cette Galatée du nord, parée d'une beauté spectrale, puisse jamais, en s'animant. dépasser l'apogée que lui font dans la mort ses destins accomplis. Aucune gloire ne vaut pour elle les magniticences de sa robe de veuve étoilée de larmes d'argent. Et, pas plus que les vaisseaux de l'univers, si tant est qu'ils appareillent encore à ses (|uais, ne rempliront l'espace d'une musique comparable aux agonies de sileiii-e où s'en- dorment ses vieux pignons, la restauration de ses vieux quartiers n'en égalera la mystérieuse beauté altérée. Ce silence de la ville brugeline a, enellèt, une voix; il s'éplore dans les commémoratives rumeurs de l'air et de la rue. Les tourelles et les clochetons qui enchevêtrent dans son ciel leurs aiguilles sont comme autant de lyres résonnantes aux cordes desquelles la grille des vents du .\ord pince de dolents arpèges. En ses basiliques, les lamentations de l'orgue traînent ainsi ([ue de funèbres appels partis de dessous les dalles. Partout l'oreille spirituelle, tendue vers le mystère, perçoit des accords, des bruits lointains, l'écho de la vie expirée. Comme si une myriade d'oiseaux chaideurs nichés sous l'auvent de ses toits y gazouillât [lerpétuellemenl son répertoire de lieds et de complaintes, la pierre même y a des symphonies gémissantes et voilées. Et dans la pluie pleure la douleur des vieux canaux avec une voix prescpie humaini': elle pleure et les saules noient leur peine sous de vertes chevelures. Ne e 358 LA BELGIQUE. cherchez pas ici la naïade païenne, tordanl au soleil son chignon d'un ruissellent les perles : ce sont plutôt d'amoureuses Madeleines; jadis leurs bras voluptueux enlacèrent la jeunesse du Franc, et depuis ils sont demeurés accrochés à sa croix d'affliction. Aux vieux murs bom- bés dont la brique ératlée fait penser à de la chair coutui-ée de cicatrices, elles chuchotent leurs confidences, et, de même qu'elles se lamentent sur le beau cadavre qu'elles ont vu se |)uuiiir à travers les siècles, les pierres compatissantes égouttent à leur tour des pleurs sur leur tourment solitaire. C'est entre elles et ces amis lointains un échange (K^ doléances, comme il s'en entend chez Eschyle et Shakespeare, quand les clueurs tragiques alternent leurs plaintives mélopées. Du bec des gargouilles pleuvent, en effet, musicales et frigides, les ^mnu li \ C A .\ A L l'Ai; LA 1' L l I li A U 1'. U <: C S . humidités des toits, et celte eau (|ui ifunbe avec un clapotement régulier a la monotonie des larmes intarissables. On pense alors au deuil des existences brisées, au veuvage éternisé des religieuses, à la soulfrance des pauvres tilles tramant dans les maisons voisines l'ennui des longs jours vides. •Jiii n'ii pas erré le long des canaux lirugeois, soih lilllN irll\ lii" l'ouilhirds (le mixembre. ne sail lii'ii des pénétrantes tristesses du huid de frau : l'csiiril. brouillé par un \(il de papillons noirs, linit par ne plus entrevoir la vie qu'à travers un mirage. Et dans les lHi(|iii'ts des ché- neauv. dans le friselis des feuillages, dans le glouglou des ponts, on croit entendre réellement des pleurs et des soupirs, l'écho d'une désolation sourde (|iii monterait des caves, par la bouche d'ombre des soupiraux, comme si les in pare existaicnl encore et en ces sourds gémissements exhalaient les all'res di' kurs \iclimes. C'est un pic-lii.;!' ;iii(|ui'l il est impossible de s'arrachn- : I.A FLAMIHK (H.CI llKNTALE. 359 (le même que la vision s'eiuplil do [jerspectives eliiinériqiies, l'ouïe jjei'(;oil diuis les bruils de l'air des analogies décevantes qui donnent un corps au songe et rendent sensible Tillusion. Llllusion! Elle est la fée de ce royaume des sorcelleries: à tout jjdul de cliinn|i son coup de baguette change les aspects, confond les lignes, déplace les liori/ous, et, |i;ii'-dessus la réalité, cette souche qui pousse en terre ses racines épanouit les fruits d'or d'un grand arbre idéal. Le temps et le climat lui servent d'auxiliaire, l'un et l'autre iner\eilleu\ arti- sans de ruses et de sortilèges, celui-ci en nimbant et eu dissolvant les objets, celui-là en écor- nant les angles et en orfévrant les surfaces. Dans la moite atmosphère nuancée comme un pri aquatiques, d'étonnantes architectures émergent des canaux par centaines, étalant des façades guillochées de mousses, somptueuses non moins qu'une chape sacerdotale. Naguère encore, avant la scrupuleuse restauration (pii leur a 300 LA RKLdinni]. restiLué leur splencleiii' primitive, toiilc reutilade des glorieux pignons du Franc se décorait d'excoriations et de lèpres niagniliciucs; el l'on regretterait presque la pierre ratissée et lisse qui les profane h cette heure d'un air de jeunesse trop neuve, si l'ablation des matériaux décomposés n'avait été pour leur conservation une salutaire et indispensable opération chi- rurgicale. Il semble d'aillcins (jiie c'est pniir multiplier l'eucliantemeiil (pie les canauv (om'uent à cliacpie iiislaiil siu" eux-mêmes, biaisent, zigzaguent, se dérobent, el tout à coup reparaissent, après avoir sombré sous les maisons. Tout le réseau des petits embranchements qui ser- pentent au co'ur de la ville forme un entre-croisement maillé comme un lacis de veinules. T.K c.ANvi, nu r.osAiBi: A iincr.KS. Là, plus de (|(iais; comme en ce délicieux canal du Hosaire, les maisons plongent à pic dans leau, avec de petits escaliers dont les marches se perdent sous une huile noire, des galeries vei'monlues (jui rasent la li(piide sui'face, des logelles en sur|>l()inb dans le vide, des pignons |ii'n(li;iiils l'éloignemeiit. les jiales liaiiles, (piaiid le rapprochement des façades ne peiiiiel plii^ la maiKeiixie des rames, el linalement s"é\anoiiir , LA I LA.MiRK ( XiCI UE.MALE. 361 .■ui\ \(iiiles profondes d'une arche, après avoir t'ai! de porte en porte et d'une rive à l'autre leur service de coche messager. Quelquefois le lit du canal s'étrangle entre les maisons, au point que celles-ci ressemblent au\ parois d'un entonnoir; puis l'eau va, ondule, s'enfle, cassée aux angles, tournant aux cmules. rasant des pignons, des murs lézardés, des contreforts de vieux steen doni la liriipic. ixiurpn'c coninie d'une éternelle rongeur de couchant, se retlète en traînée rose dans ses moires dormantes, ('.(inslamnii'u! nu canal succède à un canal, el tous ensemble se bifurqueid, se rejoignent, prolongent dans tous les sens leurs méandres, (■ou|)ent les carrefours, longent des jardins, avec des criques, des ilôts, des estuaires, des pointes avancées dans le plein des maisons, toute une marine en miniature où les voiles sont LM C4NAL A BRUGES, LE S 0 1 11 , AL PIUMEMPS. remplacées par le claquement des loques pendant aux fenêtres et qui s'intercale dans un dé- cor de masures, de palais, de tourelles, de bretèques éclaboussés de filtrées de jour ou noyés dans le velours des pénombres. Par moments, l'impression tient du rêve : dans le vague de la perspective, les maisons iinissent par ne plus apparaître, au-dessus de la buée qui s'élève de l'eau, que comme du brouillard solidifié, une architecture de mirage sans lignes précises, un fond de féerie écliafaudé avec des nuages. Aux brumeuses soirées de mai, le paysage semble s'achever dans un frisson; une fumée danse au bout des canaux; l'horizon se dissout en des obscurités tendres, molles, vaporeuses, dans lesquelles les reliefs se meurent. Et cette pensée charmante du virgilien Corot, ([ui, plus (pie nul autre, exerça ses claires prunelles à saisir l'Invisible, vient chantera l'esprit : « On ne \oil rien, un voit tout ». 362 LA BELCIQl K. La fée dos eaux se lè\e alors dans l'ombre pâle, un doii;! sur les lèvres, comme la gar- dienne du mystère et du silence qui règueul dans les maisons. Lentement sa main trace des cercles dans l'air, comme au-dessus de ([uel(|ue chimérique clavier. A ce geste d'évocation que comprennent les fantômes, de douces ligures blanches, d'abord tlottanles et qui peu à peu revêtent une forme, sortent de leurs retraites, s'animent d'une tleur de beauté lointaine où revit la candeur des vierges de Meniling, et sur les grands murs penchants laissent couler le Ilot de leurs I raines. En même temps, les petites fenêtres à croisillons s'allument à la chaleur et à la gaieté de la vie intérieure reconstituée : autour des tables, les opulents " poorters », en magnihques habits, fêlent hnirs saints patrons; les consuls des << Nalie », (}u'on vil, lors de la joyeuse enirée de Philippe le Bon, s'avancer comme des princes par les rues, avec un si pompeux arroi qu'on n'eût pu dire lesquels étaient le plus capara(;onnés d'oi'. d'riiv dii de leurs (lic\aii\. président l'assemblée du conseil, leur large carrure à l'aise dans des cathèdres sculptées ; ailleurs, parmi le chatoiement des drajys de damas el des satins d'argeut, un homme grave, courbé sur un pupitre, lustre, an moyen de minces pinceaux qu'il lrem|)e dans des godets diversement colorés, des vélins vermeils où lentement son patient travail fait éclore des hommes et des femmes ])arés de tuniques diaprées comme l'arc-en-cirl : aillmis cucoi-c un jeune bourgeois, la peau lisse et odorante, vêtu d'un de ces amples el chaloxanis costumes qui exagéraient la forme du corps, se penche sur une Gretchen songeuse don! la maiu tire machinalement le fil d'une tapisserie, et lui verse dans l'oreille la musi(pie insidieuse de ses amoureux devis ; ployées sur le comptoir d'un marchand, de belles lilles au\ chairs roses froissent entre leurs doigts des étolîes raides d'or, iiésitant encore et pourlant déjà concpiises par la splendeur des nobles cassures que le drap tiéroide justprà terre. An re/ de l'eau s'ou- \rent des porches dans l'ombre desquels des ballots, récemment déchargés, s'étageni en pilo énormes, exhalant l'arôme des épices, la senteur animale des pelleteries venues de llougrie. les muscs chauds des laines écossaises; et dans les entrepôts voisins s'enlasseni les \ins de Chypre et de Krance, les bières fermentées d'.\ngieterre, les liqueurs au goût de grain brûlé, qui, au pays du Nord, activent le sang et stimulent les énergies du cerveau. Pins loin, sous la clarté duu vitrail, un orlévre, assis dexanl l'étaiiii chargé de métaux. é\ide de son délicat ciselet les feuillages des lianaps et des buires, sans se douter ([ue l'ouvrage auquel s'appli(pient ses mains fera son chemin à travers les siècles. Cependant une rumeur de \ie lurbulenle s'élève giMduellement des (piais voisins, mêlée au piaulement des llûtes et aux aigres sonorité du cuivi'e, taudis (pie, sur un rythme dansant, s'a\anc(>. pai'uii les cris de liesse de la foule, un fasiueuv coi'tège de seigneurs en babils de païade. Kn même temps l'eau, l'endue pur une nuée d'embarcations, les luies décoi'ées de thittautes draperies, avec de> i^rappes de femmes et de musiciens dont les vêlements bariolés constellent l'eau de rellel^ nmin's, les aidres. conduites par des mariniers el gémissant sous nue pyramiile de marchaiulises. s'agite el bouillonne aux coups des avirons. Kl. comme d(>s ordonnances de labl(>an . toutes ces \isions, composées de souvenirs d'arl et (pinu ( aprice de ralmos|thêre a >u({\ à |)rojeler en vives lumières sur la tdile de fond du cerveau, développent desant les \eu\. dans le ninet elVacement du présent, les \aillances, les tendresses et les gloires, .^hlis. de même (pi'nne dernière llambée de join' dans le (M^'pnscnle leni' a (huiné la vie. la lumière remontée aux espaces solaires les empoide avec elle dans les cienx vides, jlu mirage charmant (|ui, pour un instant, a peu|»lé l'air d'allées et venues, il ne reste que les mélancolies de la solitude et de la mort. Ce sont là les émotions inoubliables (pii. comme des tloi'aisous spirilnelles, se lèvent à tout hoid de champ de la surface des eaux, dans celle ville du songe où le présent ne send)le »s LA lHE ( M.CI DEMA LE. 363 lui-même que le songe continué du passé. Inclinées sur les canaux, avec leurs fenêtres closes, les maisons y foni des rêves de vieilles gens; peut-être se ressouviennent-elles de l'animation qui les remplissail aux siècles d'or, avant l'arrivée de ce timide peuple moderne, doucement entré dans la salle du festin délaissé ])ar les ancêtres et qui, tout petit, s'est assis dans les larges chaises où leur carrui'e Icnail à peine, jiour gruger les miettes de la table. Taudis qu'eux, les liers Brugelins, traitaient de puissance à puissance avec les rois el, donnant don- nant, leur payaient à beaux deniers comptants des octrois de privilèges, leur race dégénérée porte sous les angles du front comme l'obsession d'une perpéluelle songerie, et, les yeux perdus, ces yeux de revenant où flottent les ténèbres et qui ne savent plus s'ouvrir à la lumière, continue à se mouvoir d'un mouvement automatique dans la paix léthargiée de la cité. Autour d'i'ux l'industrie, les affaires, le négoce, cariatides sur Icstjiielles s'appuyait aul refois l'édifice de leui' |)rodigieuse fortune, ont subi le sort des génies de piei're (|ui, au IVonlon des maisons, symbolisaii'nl la prosp(''ri(é publique : le Icnips, quia fail disparaître ceux-ci, a elfacé jusqu'à la trace des grandes activités (ju'ils gloriliaient. .Vvec la mer, dont les houles ballaient son grand port de Damme et, comme un sang toujours renouvelé, pénétraient jusqu'en ses canaux, ainsi qu'aux artères de son puissant organisme, Bruges a vu se retirer d'elle les flottes (pii alimentaient son commerce. De ce droit régalien de l'Etape qui rendail le |)ays entier tributaire de son omnipotence et faisait de ses docks l'entrepôl exclusif de la Flandre, de cette Bourse que ses marchands tenaient en si haute estime pour en avoir conçu l'idée et où ses courtiers, les premiers qu'on voit apparaître dans l'hisloire du commerce, réglaient les conditions de leurs contrats d'assurances, de ces syndicats que Brème, Lubeck, Cologne, Hambourg, Hanl/ig, Venise, (iênes. Milan, Florence et Londres eniretenaient à grands frais sur son marché et auxquels les Laurens Barbarigo, les Pieiro di' Salamanca, les (ionzalve de Séville, les Gonzalvo Daguillera, les Spinola, les Gualleroti, véritables agents consulaii'cs, habitant des palais et étalant un faste princier, prêtaient l'autorité de leurs noms illustres, à peine demeure-t-il, parmi toutes ces gloires en poudre, quelque rare vestige matériel pour en perpétuer la tradition inégalée. L'obscur Létlié, dont les canaux semblent les affluents naturels, comme lui profonds ef noirs, a passé sur toute cette civilisation d'or et de pourpre, sans en rien laisser debout. IX Le Beffroi. Pour comprendre ce rude lion de Flandre, il faut aller droit à son antre, le Beffroi, un mont de pierre projeté en |)lein ciel comme pour une escalade de Titans. Chaque moellon, dans un pareil chef-d'o'uvre d'audace et d'indiscipline, s'enchâsse à la façon d'une vie d'homme dans une vie de peuple. Le souffle énorme qui a mis debout le géant est demeuré ilans toutes ses parties, en sorte que du faîte à la base la pierre bouge, tressaille, vibre, gronde, pense comme une foule. Un peuple a écrit là son histoire, dans le coup de folie de sa grandeur : de là-haut, comme .Moïse parlant à Jéhovah sur le Sinaï, il parle aux siècles, déchu et toujours superbe. Qui pense encore ici au silence des muets canaux, à l'obscure décadence de la cité moderne? Bruges n'est pas morte : elle revit, avec son cœur héroïque, dans ce cri pétrifié, monfant aux nues, d'étage en étage, jusqu'aux noires Fatalités qu'elle semble défier. Ceci, eu clfct, est plus (pi'une toui' : c'est de l'Iiumanité vivante, de la matière cérébrale 364 LA BELGIQUi:. entassée, une sorte de grand homme de graiiil agitaiil ses Inas dans l'espace. L'œuvre d'arl, l'ii cel rdince farouche, n'est |»as sortie d'une pensée isolée, mais de la volonté collective et des entrailles de tonte une race d'hommes. La norme est si violemment outrepassée qu'on est pris d'al)t)i'(l. comme devant un volcan, un goidVre, un phénomène de la ua!ui-e. d'une sensation d'ell'roi ; et tout de suite après on a la peiceplion dune humanité à pie. plongeant de liaiil. de |ihi> iiaul que le- générations actuelles, dans la destinée. La même impression s'était ressentie déjà à Ypres, devant les Halles, ces p\raniides d'im peuple libre, non moins formidables que celles de ('.liéi)|»s et sous lesquelles il s'est enseveli vivant. Ypres et Bruges remplissent l'horizon de la vision d'un peuple eu |troie à des fermentations inouïes : la disproportion de leurs monuments fait ])enser à un elat lU' crise pliilot (pi'à un diAcloppemenf nalurel de ei\ ilisalion ; leui's ar(diile(tui'es. comme la poussée furieuse d'une mer débordée, semblent jaillir de l'excès de la \ie. he pareils peuples n'avaient rien de notre équilibre compassé et fi'oid : il suffit de lire les récits des chroni- queurs pour les sentir épiques, débridés dans le bien et dans le mal, travaillés comme des Etnas par des feux de colère et d'orgueil, avec des songes de Centaures et de Lapitbes. Ouand Charles le Téméraire fit son entrée à lîruges, son cortège croisa la |>rocession de saint Lié\in, au moment où elle passait devant la maison de la gabelle, (ju'ou appelait la maison de la C.ueilletle, et de toutes les poitrines monta un ranque beuglement : " A bas la Cueillette! Saint Liévin ne se détourne pas ! » Mille bras se dressèrent, et, comme sous le ehoc d'une armée de béliers, en un instant l'édicnle abhorré vola en éclats, dans une poussière qui n'en laissa rien subsister. Alors le fier duc voulut opposer la force; mais, s'apercevant bien (jue. pas plus qu'un mascaret, l'aidorité d'un priuce n'arrête la volonté d'un peu|)le, et (pi'il allait l'ire exterminé, lui et les siens, s'il ne cédait, il moula au lialcou des comtes et se couleula de haranguer ses « chers enfants ». Kt tout à coup une figure sombre, statue du Comnuuideur eu ipu s'incarna iiiopinéunuit l'àme publi([ue, s(! hissa à ses côtés et, lui coupant la parole, pour tous demanda (pie l'aholitiou de la maison fut consacrée par l'abolition du uunotaure (pii l'habilail. Il A bas la gabelle! " criait d'en ha- la nudiilude. Kt, cette fois, l'andaee du Téméraire, senlaul -lu' lui le genou des l'iaudres. plo\a, [lour iiiienx se l'edresser ajU'ès. .Ne croit-(Ui pas assister à un lonnioi de demi-dienx joulant a\ec des aruu's spirituelles, et ce (l'Ii'-à-tèli^ iln prince et d'un homme obscni'. en ])lein aii', sur nue saillie de balc(ni. l'un matois, cauteleux. iiKjuiet, l'autre pressant et froidennuit déterminé, avec le grondenu'iil d'iui peuple au-dess(Mis d'eux, n'évo(pie-t-il |)as la |)ensée de deux chevaliers luttanl siu- le bord d'une hdaise et faisant liuu'uoxei- la llannne de lein- glaives? Ici. comme d im boni a l'antre de cette grande histoire tlaniande, si eu a\auce -nr -ou leiup- el on. bien a\aul N!), la lli^Noluliou se l'ésoul parle Iriomphe du lia- conire le hanl. la plelie el le pou\oir si> reiu'oiitrenl. se luesui'cnt «le l'œil, s'eidaceni dans une conrie el brillanle pa--e d'armes, au boul de hupu-lle le sceptre, devenu liocliel. demeure sur h- carreau. .Mai< (piel- rude- couqtère- il fallail piMir ce luéliei' de harangueur- de |)riuces ! Kl coiuuu' ce [leuple (pii aballail une maison d'nn icxers de la main, uiouhanl par là (piil ahalli'ail aussi aiséun'ul -es duc-, ('lail bien le nn-ine (pii - ediliail des belfrois et d(>s halh-s pareils à de- cailiiMlrale- ! Ce sont, en elVet, des cathédrales laïques, ces babyloniennes conslruclions (jui, coninu^ leurs Sd'urs calholi(pu*s, se |)erdeul dans la nuée : pcud-èli'c, en les bàtissaid si grandes el si hautes cpie, selon la tradition ilu tenqis qui prêtait nu ccu'ps à hieii. le l'ère élei-nel pou- vait y appuyer ses pieds, les rudes communiers associaient-ils à leur propre gloiilicatimi niu' pensée mysti(pie, comme si. dt'< plali-s-l'oruu'- crénelées <|n'il- dres-aieni dans l'e-pace. ils [. E B E r I R 0 1 11 E B R I G E S . LA i-la.mh;k (mk.ide.mam:. 307 eussent voulu l'aiic des murcliepiecls jxiur se rapprocher du inailie des destins. D'ailleurs, en pavs flamand . l'idée relij^ieuse se mêle toujours aux conceptions de l'esprit : au lieu qu'il \ ail rivalité entre l'Église et l'Hôtel de \ille, une parenté s]miliielle les unit dans un élan coninuiii. une commune ascension des esprits vers le ciel. .V Bruges surtout, cité de grande foi, mais d'une foi presque farouche, comme sa ferveur civiiiue, l'accord paraîl visible entre le Belfroi et la maison sacrée, l'un et l'autre massifs, trapus, menai;ants, avec des contreforts qui semblent taillés pour soutenir des sièges, et des porches d'où l'on s'attend à \oii' lombei' lo poiils-levis. ici sur la place [)ublique, là sur les seuils de l'empyrée. Saiid-Sauxeiir cl le colosse des Halles se regardeni pai-dessus la \illc comme des jumeaux sortis d'un même giron, également rébarbatifs et terribles, tous deux enfonçant au bleu du ciel leurs tours comme des poings el plantés eu plein cu'ur de la cilé. avec des racines ([ui tiennent aux libres mêmes de ce \iolent et dur quatorzième siècle. Le donjon chrétien aux lourdes assises carrées, flanqué d'échauguettes et de poivrières, et le sourcilleux colosse laïijuc dardant ses flèches el ses pinacles, ont lair de symboliser, dans une |)arilé d'aspira- tions, les guerrières ardeurs du catholicisme et les mâles insoumissions de la commune. Tout l'esprit de ce temps de révolte et de foi, qui, même dans ses prosternements devant l'autel, gardait quelque chose de son indomptable énergie et ne séparai! pas la pensée de Itieu de ses revendications purement humaines, s'inscrit bien dans le double caractère de cette église armée en guerre et de celle tour civile hnissanl en prière. In peu de la rigidité de la théologie se confond ici aux exultations de l'orgueil national, comme aux élans de la fei'vcur religieuse s'infusent des ferments terrestres, en sorte {|ue l'église, pénétrée par l'aii- <\[i siècle, picnd une beauté irritée et sombre où passe un reflet des luttes de la rue el que son vis-à-vis. le grand soldai de pierre, emprunle à la solennité des lemples l'harmonie ma- jestueuse el la sérénité hautaine de sa masse. (Test la messe de gloire que le lîell'roi célèbre là-haid pour les hommes, en y mêlant un hosanna pour le Seigneur, la messe héroïque cl terrible dont la volée des carillons rythme la lilurgie el sur laquelle se lève, comme un osleusoir, la circonférence énorme du cadran. l*lus lard l'alliage catholique s'efîacera graduellement, laissant prédominer l'idée humaine : de symbolique ([u'elle fui jus(ju'au {[uinzième siècle, l'ieuvre d'art deviendra alors pittoresque et vivante, donnant la sensation d'une grande vie joyeuse qui ne s'alimente plus aux sources sévères de la religion. Je le répète : pour connaître les vieilles Flandres, il faut aller au monument d'orgueil et (le vaillance qu'elles ont laissé derrière elles, comme la mer, en se retininl. laisse deboul, sur le vide des plages, les grands phares solitaires et tristes. Là pendent à des clous mystérieux les clefs l'ouillées qui forcent la serrure des siècles ; là se [irononce le Sésame^ ouvre-toi qui donne accès chez les ombres. Car, il faut bien le reconnaître, l'énorme tour n'éternise |)lus que le songe el le deuil de la vie; le frisson qui la secoue aux tempêtes du nord est le même qui galvanise le tronc des chênes morts; elle a la désolation d'une gigantesque croix sur laquelle serait étendu le cadavre flamand. C'esl la lour-fantùme pleine de ténèbres et de silence X Le vii.'ux BotiiiL.'. — L'HoU-l de ville. — La chapelle tlu Suint-Sung. ^ Le GrelTe. — La Justice de paix. Le Palais de justice. — Le Franc. A un pa- du iiellrni. Imil ;i changé : il a sui'li de traxei'ser un bmil de rue pour être jeté d'un siècle dans un aulre. Sous les arbres touffus du Bourg, plus rien ne rappelle le haulain Solitaire. ()n était chez les géants, dans un temps de grandeur farouche, presque 368 LA RELGIOIE. barbaiT. (Innt Ips conceplion^ il In vie IdinliMiml à l'épopée : on va sr i-otiouvor riiez les hommes, dans im milieu plus aeeessihle à nuire moderne inslincl. Aulanl. en.ell'el, sur ce fjrave Grnotc Mcrkl noyé dans Tombre des llalli's. la pnipurlinn humaine dépassée écarlait Tespril des calmes contemplalions d'ari el n"\ laissait |)lus subsister (pie le Irouble d'un muude anormal e( dune ii\ ilisafion deniesuri'c. aulaul la pensée va s"épanonir à l'aix' dans li' jardin tlruri Ar- belles arciiileelnre^ ijii ipinlor/.ième el du sei/iénu' siècle. Ces! la coiilinualiiui de ce soii^v du passé (pii ne nous (piille pas nn seul inshml ici. mais dans un sens (pii ne dérange plus notre goùl des liarnionieuses sNmélrie^. I u peupb^ nouveau, moins frusie que raucieu el d'une culture intellectuelle qui se déleclaii aux images délicates, se r(''\éle dans rornenu'nlation orfé\rée de rilotel de \il|e el de l;i chapelle du Saint-Sang. L'état social esl loin encore d'avoir conquis son équilibre diMinilii'. si tant est (pi'il le conquière jamais au milieu des terribles agitations de cette race remuante et ambi- tieuse (pu^ les etVervescences du sang el la passion de la liberté poussent constammiMit à d'ora- geuses revendications; il ne faudra rien moins, en effet, (pie l'appaiiNrissement graduel d'un sang gèiiéreuv el la déperdition des énergies natives pour ramener au calme les fiers-à-bras populaires (judn \oil. le poing à la hanche, postés sur le chemin de lotîtes les Joyeuses entrées; et ce calme, alors, sera comme le commencement de l'agonie, le signe visible d'un proche déclin. Mais, si Inniulttieuse (pie soit encore riiiimanité. à l'époque où les e\(piises (loraisons du vieux Uourg apparaissent sur le tronc de l'arbre thunaud, les assises de cette grande prospérité des Flandres se sont si bien ancrées dans le sol, (pi(> la stabilité économique et commerciale supplée )iis(|irà lin c(^rlain poini à la slaiiililé polili(|iie. toujours remise en (pie>lioii clie/. ces riverains de la nii-r (pii. à l'exemple des Ihds rongeant le conliiieiit, se soulevaient par grandes masses humaiiu^s, chaque fois que de nouvelles convoitises leur poussaient aux dents, débor- dant alors par-dessus les digues que les comtes opposaient vainement à leurs assauts. Ce quinzième siècle, en elfet, immobilise le temps sur le méridien de la splendeur brugeoise : aucune pompe n'est com|)arable à celle qui s'étale par ses rues, et ses marchands ont l'air de grands seigneurs, rivalisant de magnificence el de lai'gesses avec la cour. \ ienne IMiilippe le Bon. le grand-duc d'Occident, comme le (|iialiliaieiil l(>s rois d'.^sie, avec ses folies de parade, ses cortèges de poiir|ire el d'or, sa passion des tournois et des festins, el liriiges aura l'air d'un théâtre de féeries, dont les somptuosités, sans cesse renouvelées, serviront de cadre aux a|q)étils immodérés d'une noce de tiamache peipétiielle. .Ni la gloutonnerie des princes (pii. eoninie des ogres, vivent de sa siibslance. ni le large ('couleinenl de l;i l'oi-liiiie piililiipie dispersée en Ions sens ne r('piiisenl ; à mesure (pie l'or ruisselle de ses mains, le négoce alimente sou escarcelle, v l'ail afiliier l'inlarissable llenve d'une richesse toujours plus haute. Klle est pour le nord ce (|ue \enise ((st pour le midi, la mère patrie des ( herclieiirs de l'ortune. l'eldorado où appareillent les aventuriers, le caravansérail des nations commert'anles du globe, le creuset où. avec des épices, des fourrur(>s, de l'étain, des vins, de la laine, des blés, ini fait le> ondes de ce paelole ijni coule à lraver> la eili'' et pour le(p!el >e> ciiiiaiix sembleiil avoir éti' creusés. Ses mo'iirs. d'austères el de rudes (pi'elles élaienl antérieurement, se sont alors déjà policées au contact des seigiieuis de (iènes et de Milan, comme les monnaies d'or e| d'ar- gent, (pi'elle bat dans ses murs, ne voulant reconnaître d'antre numérain' (pie eeliil (pi'elle l'abri(pie à son effigie, petit à petit se lustraient et se polissaienl s(Uis l'action d'une circnlalioii ininleiidiupne. Idie a des jongleurs, des mimes, des joueiiis de viole, des troiivèrt^s, dont les grimaces, les chants et les musiques aiiiuienl la luiliulence de ses repas; ses extravagances ; LA I- LA NT) HE OCCIDEMALL. 371 (le |iai'iiro iioiil (iésulo ([uc l;i liclicssc ilii (h'Cdi' (lu'clli's cmislcllcnt ; cVsl le temps des robes (le douze aunes emperlées de [)iei'i'eries, avec des grappes de serpents, de basilics, de licornes, de lions, d'hommes sauvai^es, croulant dans les cassures; des coifTurcs écornées en croissant et nouées de feuillages d'or, par-dessus les(piell('s retombent des voiles bariolés; des jaquettes de Bohême ramagées de bètes chimériques et descendant sur des chausses collantes et arcenciellées (pii cUcs-uk'iik's se pcrdaieul dans la faidaisie de hi/arres escarpins ongles en grilles, lordiis en spires, l'ccoiu'hr's en cornes. Toute cette l'anlasmagorie de garde-rdbc lâchée |)ar la rue en travestis de cai'na\al devait merveilleusement tintamarrcr parmi les pignons à cols de cigogne, les toiu'ellcs aiguillées en tlèche, les grands toits découpani dans l'air comme des màcli( lires de requin. Avec de |)ai'eils goùls de parade, le sol es! mûr pour la germiualion de larl du peinire, ce bel arl delà chair et di's élulVcs cossues (pii ne pousse i[u'i\ l'apogée des sociétés. Kn I KM» Hubert \"au Eyck, son l'rèi'c .I(mii el sa sieur .Marguerite, glorieuse trinih' spirituelle (pii l'ail, à la manière des soleils, son ascension dans le lirmamenl du temps, ouvrant à l'éblouissante école llamande la trouée qui ira s'élargissant jus(|u'à Itubeiis, répercutent, à travers la sévérité de leurs conceptions tliéologiques, la beauté et les élégances de cette civilisation que l'excès même de sa fortune ne tardera pas à désorbiter et qui alors, du grand idéal austère des trois |)rimitil's, tout empreints encore de grave symbolisme hiératiqu'\ avec un reflet des paradis traînant sur la représentation des choses terrestres, s'acheminera aux voluptueuses et dési- rables images des peintres de la grâce féminine. Mais ceux-là, nous les retrouverons tout à l'heure à l'hôpital Saint-Jean, l'our le moment, nous n'avons pas à dépasser la limite de temps où se circonscrit la fondation de l'éditice qui, au vieux Bourg, perpétue l'âme et les aspirations d'un peuple sérieux, contemplatif, solidement assis dans sa prospérité el ([ue n'a point encore entamé le ver des grandeurs trop prolongées. Le temps des tours de Babel est passé : nous rentrons avec l'Hôtel de ville dans les proportions normales: à l'ère héroïque a succédé un train de vie jilus' régulier sous ses apparences turbulentes. Et vraiment cette grande châsse de pierre, qui demeure grande par la parfaite symétrie de son architecture, bien que, comparée à son voisin le .Mage du Groote Merkt, el même à d'autres hôtels de ville du pays, elle ne soit plus qu'un astre de moyenne grandeur, fait penser à des jouissances tranquilles, à un bien-être assuré, à la possession d'un état social alVermi et qui n'a plus besoin d'ériger de menaçants beffrois pour inspirer la pru- dence. .V la place de l'archilecture hautaine et belliqueuse, un art fleuri, délicat, compliqué, signale des esprits apaisés, amoureux de la décoi'alion. .Vvec ses trois tourelles en encor- bellcmenl, sa façade de haut eu bas historiée de dais et de niches, les nervures tinement maillées de ses fenêtres minces, la robuste dentelle de la balustrade longeant le toit, le mou- vement (d le caprice de ses fleurons et de ses crochets, tout ce louM'ii guillochis de façade (pii à dislance évoque l'image d'une étoile passementée de liligranes, la maison bourgeoise apparail digne des grands marchands (pii l'ont bâtie. A l'inlérieur, un hall voûté se développe sur la longueur tlu re/.-tle-chaussée el supporte la 1res belle salle qui se |)rolonge à travers le premier étage, toute décorée de polychromie rlialo\anle, avec le jeu liar
  • du stxle lerliaire, dans cette crise de suprême exubérance ajjrès lacjuelle le grand arbre gothique, épuisé, s'alanguil et meurt, s'épanouissent au fouillis enchevêtré de ce délicieux édicule, plus semblable à un mignon palais laïque ([ii'à im porche calholiquc. C/esl la pousse dei'uière d Un arl arri\é à terme cl (pii s'en va de l'excès même cl du lourmeiit de sa sève, incapable de se comprimer et jaillissante en élans, en elîervescences presque maladives à force d'intensité. Ouelque chose de la féerie mauresque semble s'être transfusé dans l'ornemental ion orfévrée de cette logette de priuc(>, aux balcons superposés qui send)leul faits pour des dames de la coiu-, aux feuillages ramusculés comme des enlacements de lirauches naturelles, et qui, poui' ajoiiler à l'illusion, s'aigi'clle à l'arrière-plan d'uni' llèclic ajfUH'i'e de minaret, accotée au pignon d'angle de la chapelle. I iie r'oyauté se cache d'ailleurs, sous la forme sensible d'une pourpre de sang, deri'ière le treillage guilloché de cette miraculeuse petite fa(;ade, mais une royauté spirituelle devant laquelle se sont courbées toutes les autres; là se garde, en elfet, au fond d'un tube, une goutte sécliée de la rosée tombée des lianes du Christ el (]ue, selon la légende, Thierrx d'Alsace raj)})orla pieusement de la Terre-Sainle. Tout ce joli prodige (rarcliilecture. avec ses ogives lancéolées comme des élaucemcnls de C(eurs amoiu-eux, ses mystiques floraisons épanouies comme des ardeurs de foi. ses mystérieuses verrières allumées siu' les pénombres de l'escalier comme sur les pâleurs d'un sépulcre, cbanle ici la divinité crucifiée dont la douleur s'est élernisée au secret de ses murs dans un symbole matériel. Juxtaposé au porlail el continuant dans un caprice non moins étincelani les arborescences de sa légère el \olarde architecture, l'ancien (Iretfe aiguise, à C(Mé des baies chréliennes, la poinle de ses deux grandes fenêtres aux tympans décorés de uK'dailldus et de niches, a\ec un mélange bizarre de flamboyant et de renaissance. La Henaissance, d'ailleurs, après ces fleurs du gothique expiranl. va nous apparaître à son lonr dans l'angle opposé du vieux Bourg, comme poiu' aclunei' d'iui dernier anneau cette chanu! d'art ipii. partie du douzième siècle avec le Franc, s'esl continuée successivement à travers le quatorzième, le quinzième et le seizième. A la gauche de l'ilolel de \ille. el reliée à sa face latérale |iar une \erriere jelee en travers d'une voûte — cette voùle délicateinenl nerxée ipil plafoniu' la rue de l'Ane aveugle et encadre comme d'une bordure les maisons du (|uai du Uosaire. — une constiMU'lion érige son double rang de colonnes el de pilastres sous un grand pignon central émergeant de deux pignons plus petits, t(»us li-ois couronnés' de figures allégoricpn^s ou sacrées, {'ne salle boisée y serl acinellenieni de prétoire à la in>lice de paix el se décore d'une belle porle de t.'ii'i, divisée en (|nalre panneaux, sm- Icstpiels s'eidremêleni des rinceaux el des feuillages d'une fine complication. Les élégantes el liarnH)ni(]nes combinaisons du style llamand sunétri^enl dans nu balancenn'iil de lignes classiques celle faciade de riche mine bourgeoise, poussé(> à l'ombre du grand édilice plébéien du qualoiv.ième siècle, presque en même temps cpie le portail du Saint-Sang et son acolyte, le galant et fleuri petit Greffe. LA FLANDRE OCCIDENTALK. 373 Tandis que ces jo\aii\ maniérés d'nn art si iniprupremenl ([iialilié de décadent, (jnand il Iraliil bien plutôt le paroxysme et la turbulence des apogées, sDrIenI de terre en 1629, l'autre prend naissance en l(i3i. Si\ ans onl suf'li poui' abnljr la (ladilion des dais, des pinacles, des ogives dardées en pointes de glaive : à la place de ccl ardent symbolisme, élancé vers Dieu en flèches adorantes, une pseudo-latinité païenne ramené la sérénité des ordonnances balancées. Cette étonnante place mius uK-nage d'ailleurs une suri)i'ise dernière. Juste en l'ace du portail du Saint-Sang, un autre portail, qui n'est plus, celui-là, ù fortune ! qu'une vulgaire porte cochère quelconque, masque la monotonie d'une architecture du siècle dernier. Sans LE PIIANC DE BlUGES, \V DU II l Al DES M A T. DU I E r, S. (VoyeZ p. 374.) aucun doute, la phraséologie sénile des magistrats de province continue à appeler ce banal logis : l'antre de Tiiémis. C'est en etfet le Palais de justice qui, sous cette forme disparate, jurant si pitoyablement avec les nobles styles du reste de la place, s'érige à l'endroit même où les justiciers du moyen âge, les durs comtes de Flandre, prononçaient leurs sentences. Quelques vestiges matériels attestent encore le sang versé, les supplications inutiles, l'inexorabilité du bourreau debout contre le pilori. I>ans l'ancienne salle de torture, devenue lantiehambre de la cour d'assises, cet autre tribunal d'inquisition qui, ne pouvant plus broyer le corps sur ses chevalets et ses roues, a inventé d'y coucher tout saignant l'esprit, on vous montrera les rondes pierres noires, cercles de l'Enfer en miniature, auxquelles s'attachaient, en ces époques d'une sève si forte que le sang était au liout de tout et jaillissait 37i LA l'.KLC.inl E. égalemciil dans les prétoires cl sur les cIkuiiiis de lialnillc le- l'Il'royables piliers de justice du temps. f'-omme une hnii-de cliape, le l'alais de justice actuel recnu\re le> niajeslés sévères du Fi-ane primitil' : eud)oUés, par je ne siiis (luelle ironie de représailles, dans un l)rode(|nin de vidj;aires maçonneries, ses lins gables de briques, témoins de tant de sup|(liees, smil là à présent tout euiilontis d'ombre, et ne s'a|)erçoivcnl plu> (|mc du (piai des Marbriers, au Ixird de cette Heie (pii, du moins, elle, leiu' contemporaine, continue à les rdliMei' dan- le noir de ses eaux. Aiu>i, des glorieux et pimpants ciiels-d'a'UM'e d'une ci\ilisation arri\ce à sun jioint culminant, nous sommes revenus, par un saut brusque, à cet austère berceau des prospérités brugeoises. Toute la grandeur de la cit('' a, en elVel. pdur pniul de dr^parl l'enceinle où s'étalait la féodale denieiu'e des coudes : puis successivement nous la \o\ous se développer avec l'Hôtel (le \ille, s'épanouii' eu un caprice de grâce dans le portail du Saint-Sang el le (irelîe. s'immobiliser plus loin dans les lignes déjà plus régulières de la Renaissance, finalement tom- ber à l'avilissement de nos tristes nnenrs sans idéal et sans beauté. Cluu[ue siècle a doue mis sa grilîe à ce grand et merveilleuv tableau, que des retoucbes habiles, un louable scrupule de restauration rendent cluicpie jour un peu plus conforme à sa splendeur originelle, sans (pie toutefois il soit possible de le recomposer dans toutes ses parties, tel en uii mot (pi'il s'oIVrait à la vue quand, au lieu de l'unique minaret qui s'allonge au-dessus du Saint-Sang, deux autres tourelles semblables s'enchevêtraient dans la perspective à la mêlée des aiguilles du Fraiu: et de rii(')tel de ville, et qu'à la place dos marronniers du terre-plein, l'église de Saint-Donatien étageait en face de toutes les autres architectures ses contreforts el ses pinacles. XI La chaiielle Saiiit-Ba-silc — La clia|ielle primitive. — L'intérieur di' la Sainte-r,lia|)elle. — La nlique du Paiiil-Pang. La procession du Sainl-Saug. — La cheminée du Franc. Sous les bleus d'azur étoiles d'or de la cha])elle du Saint-Sang, une autre chapelle, (pii n'est pas à proprement dire une crypte, bien (pi'ou l'appelle la crvple de Saint-lîasile, >'eid'oncc dans les pénond)res d'une voûte basse, appuyée à d'énormes piliers romans tieiiris de challra palastris. Ouand on a laissé les palatiales magnilicences du poi'Iail et qu'on pénètre sous les arceaux cintrés de cette primitive église, une impression d'austérité clirélieune s'empare de l'cspi'it. Le catliolicisnn' ponqieiix (pii se r(''\ele au\ poKchroiiiies d'en liaiil. -on- les joli- arcs recourbés du vaisseau gothique. \ l'ait place à \\\\ nnslei'e de loi -oniln-e. concentrée en elle-ménu'. uiilleiucnt e\[)ansive comme l'aulre. Iles âmes moins souples en des corps plus rudes (dn-rcliaient ici dans la prière A^'i^ ral'raichissemenls aux àprelés de la vie civile, et, des humidités noires de la \oùle, seulaieni s'egoutler sur elle-, coiume de- ro-èe-. les hniut'- sanglantes de la dixine agonie. .\ujourd'hui on otlicie encore dans rauli(pie chapelle: mai- la mollesse des piali(pies modernes doil singulièi'cnieMl conira-ler avec la sévérité hapue des colonnes du dou/.ieme siècle, syndxdes \i\aids de la -(didilè avec la(pielle la reli;;ioii s'ancrait dans les consciences. Tout an plu- trou\erail-ou une analogie de diAotion loinlaiiie dans la forme prostrée des clientes {\n saiiil lieu, ces vieilles l)rugeoises inuuidiile- -ou- le grand nuinteau à capuchon dont les longs plis raides lem- donnent quelque chose de la rigidité des figures de pierre accroupies sur les tond»eaiix. iiependaid. si euipli de j^ravili' (pie -oil le -amliiaii'e. le reciieilleiiieiil i;raiidil encore LA FLAN DUE OCCIKLMALE. 375 (juami. ciilrc les pilicis. loiil au tond dos obscurités froides do la i rypie, s'ouvre l'élroil passage qui mène à un lieu lénejjreuv et. profond, plus pareil à un sépulcre qn"à un refuge ouvert h la piété. C'est ici, selon l(>s conjectures, que ce Thierry d'Alsace, dont le nom est demeuré allaclié à la légende >*v^v'.:v^; 1-A CHM'EI.LE DE S A 1 \ T-B AS I I.E A BRUCES- diiines splenileuis du portail, cette porte ouverte sur les compromis dune religion déjà dépouillée de sa grandeur première et qui, comme un roi barbare, se revêt, pour mieux s'imposer aux esprits, des prestiges d'une pompe toute matérielle. Le Christ alors déjà n'est plus le cbef des rudes apôtres, lui-même semblable à im |ièlerin du désert, la peau \elue et les os saillants : l'Eglise, ce vivant et irrécusable miroir des temps, de plus en ])lns >"etVorce de concilier avec les gonts d'une civilisation ammireuse de la parade, instruite, policée, rendue sensuelle par la musique et la peinture, l'image du Sauveur, graduellement pai'ée d'une pompe toujours accrue, dans laqiuîlle finissent par se réllécliir les prodigalités i\f> cours asiali(pies. Cependant, si bruxpie cpie soit le contraste, on éprouve comme une délivrance en cet hoi'i/on élargi d'humanité, après la station aux frigides sévérités du christianisme antérieur. (Jiiand, sons la nef claire, joyeuse, étoilée d'or, l'o'il se ri'pose entin aux suavités du landide Memling, il semble, en etVet, (|u"une douceur d'Elysée, un songe extasié de paradis a succédé aux effrois d'un séjour dans l'empire de la mort. Le peinin' immortellement \i\anl dans Urnges et iluul les pierres mêmes réveillent pai'Ioiil le souvenir, a mis les 376 LA BELGlOrE. jiliis caressant^; accords do son idéale imisique à célcbroi- la gloire du Saiiil-Sang dans ime page religieusement émouvante, l'ne double action, iiarallelcnicul déroulée, nous y fait voir Thierry d'Alsace acceptant des mains de lîauduin la très pi'écieuse relique, et Baudoin recevant les adieux de la femme de Thierry. Hien ne peut dire la splendeur tran- quille, les vibrations dormantes, l'incomparable et mourant éclat des ui-s et des pourpres, dans celte symphonie de la couleur qu'accompagnent la noblesse simple des gestes et l'expression divinement apaisée des visages. Avec l'i»url)us (pii, plus loin, lustre, en deux cadres combinés coniuic des tableaux de famille, un grou|)e de mcnilires de corporations à genoux, la face au peintre, dans une expression parlante et pensive, nous re- tombons à une réalité moins fine : c'esl, à travers les lourdeurs grasses et lleu- ries du mas(pu^ plébéien, l'embourgeoi- sement du bel art de \ie aflinée pratiqué par l'aristocndique et tendre Memling. Un vous montrera encore des peintures attribuées erronément à l'un des Van Eyck et qui pourraient être de Gérard (•avid. Mais la vision des adieux de la femme de Thierry et de la transmis- sion du Saint-Sang aux mains de celui- ci s'est si fortement gravée sur la ré- tine, que loutes les autres toiles pâ- lissent à côté; après ce délicat cantique, nous n'avons plus (pi'à nous assouvir les yeux de l'objet même qui l'a in- spiré. Sous un portique formé de six co- liinnetles à faisceaux cannelés et relié par des eliapiteaux de feuillage à un en- tablemenl nurlé d'une galerie dentelée, repose, éblouissante de i)ierreries et de ciselures, la châsse où est enclos le sang divin, lue tloraison loutVue de camées, d'écussons, de rinceaux recou- vre les parois du mxsliMieuv coffret, au- tpiel, bien plus (pie les j(i\au\ dont il est enchâssé, l'élonnanl travail de l'orfèvre, ce .lean (h-abbe qui l'exécuta eu Killi, ddune un in(;stiniable prix. Au-dessus de la sainte relique, une voûte d'or et d'argent, car loid ici est d'im métal sans alliage, laisse pendre de grosses perles pareilles à des larmes ruisselantes ; et, comme des pensées élancées à IHeu. Ii'ois édicules garnis de slaluettes et ciselés en forme de laidernes où brûlerait le feu du céleste amour. acliè\eut le monument, avec un fouillis d'ornements flexibles comme des vrilles. C'est sur ce chef-d'a'uvre. à peine déparé par quel- ques détails d'un art moins subtil, qu'il faut fermer sur soi les portes de la chapidle. .\ntrel'ois, avant (pw le sang miraculeux eût investi le somptueux habilacle (pi'il occupe aujourd'hui, une pompe inouïe accompagnait son passage à travers les rues de la cité. De grand niidin, des musiques annouçaienl la solennité; piùs les Serments en grand arroi, C1I»SSF Di: SAIN"T-SA\r. \ Bill CES. LA FLANDRE OCCIDENTALE. 377 montés sur des i-Iievaiix lianiitcliés, les Corporations avec leurs bannières, les Comtes suivis de l'étendard de Flandre, se réunissaient sur la place; et, par-dessus les tèles découvertes, émergeant d'un flot de satin, de drap d'or el de |)()iirpre comme un soleil sortant des eaux marines, bientôt apparaissait, au lirnissement des tentures déroulées par l'air, an murmure des foules adorantes, au son des trompettes déchirant la volée des cloches, le témoignage indestructible des soulfrances et de l'agonie du Christ, i'our se déployer dans un cadre moins pompeux, la procession que chaque mois de mai ramène aujourd'hui n'en garde pas moins, grâce à la niagnilicence d'iui clergé qui semble avoir hérité des trésors de Colconde et qui, ce jour-là, les étale an s(deil des rues dans une gloire de crosses, de calices, d'ostensoirs, de cassolettes, de vêtements sacerdotaux entlammès d'oi- et de pierreries, une émouvante et remémorative splendeur, comme si, des tableaux de \an Kyck el de Memling, le tlot constellé des mages, des rois et des grands prêtres, sorti jiar la vertu d'un enchantement, se nicllail à couler par-dessus la grise monotonie des moMirs contemporaines. l'enilant la neuvaine ([ui suit celte sortie annuelle, c'est une tradition pour les diimes brugelines de processionner le vendredi isolément ou par grandes files dans l'orbe décrit par le saint cortège ; et cette déambulation dure deux heures, soit qu'elles les emploient réellement et sans diversion à ce pieux exercice, soit, ainsi que l'insinuent de malicieuses langues, qu'elles profitent des libertés de ce jour exceptionnel pour se livrer aux flâneries amoureuses. Le vendredi est encore consacré à une autre coutume : la chapelle, ce jour-là, revêt un air de fête; au bout des cierges dansent des papillons de feu; parmi les illumi- nations, la relique du Saint-Sang trône, exposée aux regards. Alors, au rez des dalles, entlammées par la réverbération des autels, murmure un vent d'adorations ; tout un peuple dévotieux s'approche en tremblant de la pourpre sur laquelle repose le tube miraculeux, et chacun à son tour appuie ses lèvres au verre, dans un élan de communion spirituelle. L'auteur le sent : il faut se décidera écourter les descriptions qui retiennent trop longtemps l'esprit sur un même sujet ; mais les œuvres de l'art se pressent partout en ce musée de toute une ville où se sont accumulés les trésors des siècles. Et comment résister au désir d'en faire sentir la beauté quand, comme en ce monument inégalé de sculpture qui e-;f la cheminée du Franc, l'art et les souvenirs d'un grand règne s'accordent à y accrocher une traînée glorieuse d'immortalité ? (^est tout un édifice qui surgit devant les yeux, lorsque, par delà la triste enclave moderne dans laquelle le ])assé est -ici emmuré, la mercenaire préposée à la garde du chef-d'onivre vous ouvre le seuil de la salle tendue d'Ingelmunster où quatre hautes fenêtres font couler jusqu'à la majestueuse cheminée les ondes de la ca- ressante lumière particulière à Bruges. A peine la porte s'est-elle refermée que la notion du monde extérieur semble .lixilie : on n'a plus assez de ses yeux et de sa pensée pour suivre en ses mille complications le caprice toutîu d'un Benvenuto Cellini du bois ; dans une atmosphère de songe se lève comme l'image matérielle d'un temps où les empereurs étaient gloriliés dans le marbre, le chêne et les métaux, par des artistes qui, dans la hiérarchie spirituelle, étaient, eux aussi, des rois. Sur une légère architecture tle cathèdre, formant le centre de l'énorme boiserie, Charles- Ouinl, le globe dans une main et le glaive dans l'autre, détache, aux plis du manteau impérial écroulé derrière lui, sa haute stature dominatrice. Comme un soleil, le maître du monde rayonne en son apothéose, sans vouloir personne auprès de lui : de même que sa gloire suffit à emplir le siècle qui la vit se produire, la majesté de son image occupe tout entiers les chants de ce poème taillé au ciseau. Les satellites que l'artiste a rangés à sa drdile et à sa gauche, dans les compartiments en retour de son nnivre ou dans les oves semés t;à et là parmi les Amours et les feuillages, n'apparaissaient plus, en elTet, à cette distance, i8 378 LA BELGIQUE. quo ooinnie le;; compai-scs d'iiiit' histoire concentrée uniqiii'iiiciil sur le héros principal. Et ropendant ces comparses portent des noms éclatants : snr le siège dn trône tignrenl d;Mi> des médaillons Philippe le Beau et .Jeanne la Folle : sur le dossier, Charles de Lannn\ cl .Mai'gnerite d'Auirii-he. l'ins loin, aux pilastres d"ap|)ni de la vonle, François V et Eléonore d'Autriche s'encadrent de couronnes tressées. Enlin, par delà. Fernand d'Aragon et Isabelle de Castille. .Maximilicn cl Marie i\r Bourgogne, debout, la tète tournée vers l'astre impérial, semblent résignés à lui faii'c cni-tège. Tout pâlit devanl son omnipotence, que célèbrent encore à leur manière, comme les symboles de sa grandeur, d'innombrables écussons glori- tiant à l'intini ses possessions et ses alliances : c'est une vraie pluie de cartels qui, des travées jusqu'à l'entablement, ruisselle autour de l'empereur, si dense qu'elle fournit à elle seule le motif de la décoration cciilialc : cl. i-omme les rameaux d'un arbre généalogique, les écussons se prolongent dans tous les sens, s'accrochent aux appuis du trône, gagnent la voûte en folles poussées débordées. Lancelot Blondeel, l'auteur île cette merveille, a combiné son tableau — car. par l'abon- dance des accessoires, des floraisons et des rinceaux, non moins que par les jeux de la lumière, la sculpture prend vraiment ici des airs de nature morte — comme un mémorial où de branche en branche et de motif en motif coulerait le sang des maisons d'Espagne, de Bourgogne et d'Autriche. Une vigne avec ses complications de rameaux et ses entortille- ments de ceps n'est pas plus touffue que ce prodigieux enchevêtrement de guirlandes, de grappes d'amours, d'attributs, de mascarons. de bêles héraldiques, de neptunes. de cornes d'abondance, de faisceaux et de banderoles : avec une légèreté ailée, un mouvement de vie volante, une grâce déroulée de liane, il s'entasse, se maille, ondule, s'évide, jaillit et, après avoir empli foute une paroi de la salle, comme si la matière et la verve ne pouvaient s'épuiser, lentement \a mourir dans l'ain|ilcur du vaste plafond. Tout ce prodige de science et de ca- price repose sur un entablement de marbre noir, encadrant une blanche frise sculptée où se déroule l'histoire de la chaste Suzanne. Des faisceaux de colonnettes, aux deux côtés d'un àlre décoré d'une superbe plaque de foyer frappée aux armoiries du F'ranc, complètent l'architecture de cette cheminée sans égale. Xll Encorr li>s cMiiaiix. — EcliapiK-i's sur Ir Hoiiif;. — Le quai du Rosaire. — Les cygnes des canaux. — lu caliarel séculaire. — La Poterie. — Li' i|uai Vert. — La Vwhe. — Le steen des sires de firuutliouse. — Le liaiilislère de .Nolre-Uame. On ni' pcnf se détacher dr ce Bourg: toute la sève ancienne aboutit là comme au cicur vivant de la cité ; même aujouririmi. sous le délaissement et la solitude, on croit y sentir encore une vague palpitation lointaine. Lui non plus, d'ailleurs, ne semble pouvoir se résigner à nous quitter: depuis ce quai du liosaire baigné par la i{eic, jadis un tlenve, aujourd'hui presipic un cgnul. ju-i|n"à l'extrémité dn quai \ Cri, il nous suit avec le détail et la multiplicité de ses architectures. On a dahord sous les yeux les magnifiques ordonnances dn Franc, l'élancement hardi des faites coupés à pans droits, h' jel délié des lnuiclles d'angles, sveltes comme des aiguilles de minarets, le jeu accidente des trois facailcs inégalement alignées et que des saillies brusques reinleni dans l'ombre ou avancent dans la lumière, le niiu' de clôture plongeani à pic dans l'eau avec ses mvstérieuses portes basses alternées de larges baies rondes. Ce u'esl encore que la première indication du paysage de pierre qui va nous apparaître dans un instant, avec le fourmillement de ses ramures et de ses feuillages. LA FLANDRE OCCIDENTALE. 381 A mesure qu'on s'écarte, les masses du Franc s'abaissent dans l'éloignement, laissant surgir par-dessus leurs crêtes décrues des fouillis à cliatjue pas plus toufîus ; on perçoit un bout du pignon latéral de l'IIôtel de ville : la couronne du grand Belîroi commence à se dessiner; l'espace où ne pointaient que de rares flèches se peuple d'aiguilles plus nom- breuses. Puis le cadre s'élargit encore : de nouvelles tourelles apparaissent, on distingue nettement à présent le cadran des Halles. .Atteignez le pont du Cheval qui de son arche massive enjambe l'eau à la hauteur du quai Vert, reliant la rive à une délicieuse ruelle étroite, raboteuse, étranglée entre deux files de petites maisons à toits coniques : tout d'une fois le panorama se déroule dans son ampleur ; une mêlée de toits, de tours et de flèches lleuronnc et dédiiquetle la perspective ; les tourelles de l'HcMel de ville s'enchevêtrent aux pignons du Franc ; le Beffroi émerge avec ses galeries et ses contreforts; loute une envolée de la pierre bouge de proche en proche, et, pour compléter cette évocation d'un grand passé civique par une pensée religieuse, au bout de la coulée de la Reie, Saint-Sauveur dresse, comme une tiare, sa haute tour crénelée. Le point de vue est célèbre : tous les guides le vantent à l'envi; et l'avant-plan d'eau où ce coin de la ville se renverse avec la confusion de ses lignes brisées et le prisme brouillé de ses colorations y ajoute une grâce de mélancolie, la mélancolie de cette onde qui, comme le temps, a passé sur tant de choses auxquelles fut mêlée la vie d'un peuple et ne cesse pas d'etïacer le pâle reflet qu'elles ont laissé après elles. A Bruges, d'ailleurs, on peut suivre au courant de l'eau presque toute l'histoire de la ville : comme dans un miroir magique où les vieilles images se lèveraient du fond noir des siècles, le passé se réfléchit au flot dormant des canaux, avec un regret d'évanouissement, une estompe de tons vagues et lointains qui, mieux que l'éclat dur de la lumière, con- viennent à sa gloire spectrale. Tout ici est mystère : même le nom des rues et des quais a une poésie de silence et de recueillement. Souvenez-vous de ce Lac d'amour, proche du Béguinage dont il semble mirer la tranquillité, avec sa fraîcheur apaisante de solitude, si bien faite pour les cœurs ulcérés. Rien qu'à l'entendre, ce nom doux comme une musique, on est pris d'une illusion tendre : il semble que les sources cachées sous les ombi'ages des rives soient la fontaine jaillissante où les âmes trop ressouvenantes vont laver leurs ranco'urs. De même ne trouvez-vous pas qu'il y a dans cet autre nom, quai du Rosaire, une longueur de monotone résignation, suscitant la pensée d'ombres amoureuses qui, sous des voiles flot- tants, égrèneraient le chapelet des belles heures du passé? Et, comme pour rendre l'analogie plus sensible, l'eau soupire sous les ponts ; les feuillages écroulés par-dessus les murailles ont des murmures infinis qui ressemblent à des mussitations de bouches dans les églises; et, par instants, passent sur le quai, pareilles à des oiseaux de ténèbres, de furtives figures per- dues aux plis des longs manteaux et qui l'une après l'autre décroissent sous les portes basses ou bien au tournant des rues. L'enchantement se prolonge de quai en quai, à travers une enfilade de ponts (pii parfois se décorent de grands saints de pierre dorés, comme le pont du Moulin. Après le quai du Rosaire, le quai des Marbriers, puis le quai Vert, celui-ci bordé de pignons lépreux, avec un \is-à-vis de murailles rongées de chèvrefeuifles et de lierres, une sève de nature poussée librement dans toute cette antiquité. Et l'on débouche ensuite dans un élargissement d'horizon, le canal filant à présent entre un double quai, deux alignements parallèles de façades du seizième et du dix-septième siècle, découpant l'air de leurs riches caprices d'architecture en aiguUles, en escaliers, en frontons contournés, d'un jeu de lignes brusque et varié. Ici la vieille ville garde presque sans alliage son caractère : surtout aux approches de 382 LA RELGIOUE. la porte de Damme, on a rillusion de l'existence d'autrefois recomposée dans un décor délicieusement arcliaïque. Après tant de vicissitudes, l'eau du canal continue à refléter la tache rose des toits, le blanc écaillé des façades, le joli air d'aisance heureuse des maisons. Seuls leurs anciens maîtres ont disparu, ces riches marchands qui, du quai, assistaient au déchargement des bateaux lentement descendus jusqu'à Bruges par ce canal du Zwin joi- gnant la ville à la mer. Des chalands solitaires naviguent aujourd'hui dans le désert des rives, accompagnés par le cortège des cygnes qui peuplent |»art(iul les canaux brugeois et, semblables à de douces ombres symboliques, y promènent leur lente majesté comme à travers les gloires déchues d'une résidence royale. Ces cygnes ont leur légende : une goutte de sang empourpre leurs ailes blanches; ils expient le crime qui éclaboussa de rouge leurs frères héraldiques, les cygnes au long col gravés sur l'écusson de cet écoutète de Bruges, Pierre Lanchals, méchamment mis à mort par les bourgeois révoltés contre Maximilien d'Autriche. Plus tard on s'aperçut que la vindicte LE OLAI vi;i\T. iVuycz p. 381.) publique avait frappé un iunoceul, cl, |)i»ui' rachetei' par une réparation éclatanh' l'horreur d'un meurtre inutile, la ville fui condamnée à entretenir à per[)étuité des cygnes dans ses canaux. Sans doute les mânes du Irislc éc(Kilèl(' se sont apaisés, depuis quatre siècles que flottent sur les eaux de la cité, comme des nefs, les solennels volatiles. Cependant, au sortir des neiges hivernales, chaque printemps les voit revenir, éternelles images du remords, dans les canaux où leurs plumes en neigeant sembleul l'aire jileuvoir les lis du martyre. Il est, à im pas du (|uai Spinola, au fond d'une ruelle bordée de longs murs, u\U' porte mystérieuse et qui s'ouvre sur un petit escalier plus mystérieux encore. Ce u'csl poiu'lanl (|ue l'entrée d'un cabaret; mais ce cabaret a gardé le meuble cl le décor du dix-septième siècle, comme si les ancêtres des Ih'ugeois conlemporaius venaicMit encoi'i» cluiciue soir y savourer la bière en fumant leurs grises et courtes pipes de lerre. L'endroit n'a pas cessé de poi'ter son nom antique : A Fless'mgne. On prétend qu'il servit aux conventicules des Gueux ligués contre d'Albe et (|ue les titres de propriété font mention de cetle particularité glorieuse. Rien, à la vérité, ne rappelle moins les heures héroïques et douloureuses que la franc-maçonnerie des LA FLANDRE UCCIDEMALE. 383 jovcux habiliiés qui tous les jours s'y réunissent autour des vieilles tables de chêne noirci, sur des chaises en cuir jaune étoile de clous d'or, pour y tuer, en d'interminables parties de piquet et de domino, la longueur du temps, plus long à Bruges qu'ailleurs. L'été, on descend lancer la houle au jardinet, un trais jardinet tlaniand encadré de murs effrités el que domine un petit auvent de dessous lequel la vue se porte sur une mêlée de verdures el de toits carminés. Si malaisé qu'il soit de détacher sa pensée de la vie actuelle, parmi les redingotes et les chapeaux melons qui ont succédé aux pourpoints et aux larges feutres mous, le plafond coupé de travées enfumées, les murailles sur lesquelles se découpent des peintures patinées d'une brunissure de jambon fumé, l'alignement des tables et des sièges sculptés. LE ClB.ir, ET DE «FLESSINGUEi ramènent l'esprit vers les mœurs pittoresques d'un âge plus ami que le nôtre des ordonnances réjouissantes pour l'œil. Cependant le quai Spinola ne tarde pas à changer de nom el devient le quai delà Poterie, en mémoire de l'abbaye qui, sur le bord du canal, aligne, à un pas de l'évèché, ses longues façades roses percées de portes à judas. Au grincement de la tringle rouillée qui met en branle la cloche, une figure encadrée d'un fronteau blanc vous apparaîtra dans la pénombre des corridors, et, si vous en témoignez le désir, vous conduira à travers les salles, la plupart garnies encore de leur primitif mobilier. Gardez, en sortant de là, la gravité que font naître invinciblement dans l'àme les contemplations rétrospectives, et pénétrez dans la délicieuse petite chapelle voisine dont les vantaux s'ouvrent sur le quai. Sous une voûte en bois cintrée, un jubé y prolonge son arcade de marbre noir et blanc, divisée dans le milieu par une claire- voie à balustres de cuivre. Les fenêtres de gauctie ont été murées et se décorent d'autels et de cartels mortuaires sur lesquels se joue la hniiière diaprée des fenêtres de droite, enchâssées de vitraux superbement tlamboyants et déroulant une suite de scènes naïves. Constamment 384 LA BELGIQUE. de;^ femmes, des épouses, des mères y viennent invociiicr la Vierge pnnr hi souffrance des leurs ; cl !•• Icii «les verrières, comme un reflet de la bonté céleste, descend jusqu'à leurs pâles et maigres visages inclinés, où se lit la stupeur des morues anémies. Au dehors, la solitude semble continuer le recueillement de ce lieu de prières; peu à peu les maisons s'espacent; les pignons font place à de misérables bicoques; la vie, si pauvre déjà partout ailleurs, se rabougrit encore ici ; vous êtes an\ extrémités di' la \illc. cl du même coup vous toucliez au terme de la circulation sensible. Refaites alors le chemin parcouru, mais eu changeant de rive, jusqu'à ce quai VcrI doù vous reverre/, une dernière fois la perspective se piquer du fouillis des aiguilles du vieux Bourg; |)uis, après vous être lui instant arrêté au Marché aux poissons, un puant ramassis d'échop|)es et d'étaux à l'étroit dans une tassée de masures déchiquetées, dépassez le seuil de kl V/ir/ir, le digne estaminet irrévérencieusement baptisé au temps de la domination hollandaise de « Hollansche Koe ■> et qui mire toujours son balcon de bois dans les eaux Lli liATTISTERE DE \ 0 T I; E-D ,1 M E. d'un canal oudjreiix. ce canal du liosaire, boi-dé de murs le/.ardcs, de liigcllo cii >iii|ilninh, et d'escaliers plongeant sous l'eau. I>e là, deux fois la semaine, vous enicndrc/ loml)er (lu liant du betfroi les musi(|ues du carillon soniiaiil à grandes volées sous les poings du carillonueur ; les yeux tixés sur le colosse comme siu' un aihre prodii^ieiix déploxi" (lan> la profondeur du ciel. \ous croii'c/, ouïr alors s'éuuiiier de ses l'euiilagi>s de pieri'e une folie lumuUuense d'oiseaux chaulants. Enfin longe/ les maisons du ll\ver, si li"ui(piilles cpi'on dirait une |)rolougation du Béguinage: il y a deux ou trois lustres, un épai> rideau d'arbres y versait son ombre sur le (piai désert; les arbres ont été abattus; mais le >ileiice conlinue à planer le lonj; des eaux, (pi'ils verdissaient de leurs feuilles. Si perceptible (pie soil là le sommeil des coins de \ille perdus, \ous u'aiire/ (pi'à enliler l'iiupasse voisine p(Uir connaître un délaissemeni plus profond encore. Là s'ouvre un Inui d'ombre et de xerdiire : une eau noire v lave sur les marches des vieux escalier- le icllel d'un superbe décor de pieri'e : à droite, une grande fa(;ade sombre bifurquée en un double pi^iioii cl accotée d'une aile eu retour formant voùle sur le canal; à gauche, un éboiilis de iniirailles eiiciuiibréi^s d'une forêt de camomilles, de bardaiies, de plantains et de violiers: et devaiil vous, toute rongée I LA FLA.NDUK (M.CIDEMALE. 385 (rinimidité sous sa chape de mousses, avec ses arcs-boutants tordus comme des pinces de crabe e(, ses contreforts en saillie comme des vertèbres, la masse fruste de Notre-Dame, poussée d'un jet dans ce silence et cette nuit. Ce n'esl (pi uni' première et rapide échappée sur radiiiiral)le accord architectural que composent le gracieux sieen des sires de (Iruuthousc et les grandes lignes majestueuses de l'église. De la petite place sur hupielle se développe le porcbc de la cathédrale on aperçoit le profd d'un toit gothicpie cmmanciié d'une courte tour octogonale ; un pignon plus petit s'encadre, avec une brus(pie inclinaison du faîte, dans le pignon principal et à son tour s'épaule à un troisième pignon en gradins appuyé sur nn mur de clôture ; le tout se relie par des angles de maçonnerie à l'énorme tour romane de Notre-Dame, décorée à sa base d'un édicule merveilleusement ouvré par lequel on pénètre dans le temple. Le Baptistère, c'est ainsi qu'on appelle ce bijou d'architecture, a la forme d'une grande châsse, visible sur trois faces seulement, avec un toit à double pignon émergeant d'un fin ajourement de galerie parmi l'élancée des pinacles : deux fenêtres aux nervures emmaillées comme les réseaux d'une dentelle et ciselées dans le goût du plus raffiné tlamboyant prennent jour, du côté de la place, entre les niches à baldaquin et les pinacles des contreforts ; c'est, au pied de la sévère et rude cathédrale, comme une seconde église en miniature, jaillie là d'une venue, avec ses orfèvreries de pierre écvéiées par le temps, son svelte et joli caprice de fleur catholique épanouie au feu sombre des vitraux, sa grâce de reliquaire baisé, dans le secret des oratoires, par la lèvre tremblante des femmes. XIll I.'liopital Saint-Jean. — Hans Memling. — Le musée. — .Jean Van Eyck. .\ un pas du Baptistère, dans un coude de la rue, s'aperçoit un fruste pignon lustré dor par les mousses. Un pilastre central et des colonnettes d'angle y dessinent encore, à travers les maçonneries qui ont comblé la baie, la forme d'un porche, sous une double ogive ourlée de sculptures. C'est la primitive entrée de l'hôpital Saint-Jean. Le temps, ici comme partout, est venu en aide à l'imagination de l'homme pour parer d'une grâce incomparable ce fragment d'architecture. Deux hauts-reliefs s'encadrent dans le tympan des ogives, pa- reils à des tableaux de pierre ; et de naïves figures y glorifient la Mort et le Couronnement de la Vierge. A peine les mutilations permettent-elles encore de suivre les ordonnances des groupes ; mais les plis des draperies et des robes, l'allongement souple des formes, le charme de quelques tètes y décèlent comme la fleur d'un art déjà arraché à la barbarie. Près de là s'ouvre une large porte voûtée en forme de cintre : franchissez cette porte ; vous vous trouverez dans i\nc cour dont une partie a été transformée en jardin : l'été, le parfum des roses s'y mêle à la senteur des vieux murs humides; et, sur la couleur sombre des bâtiments, les allées étendent une tache claire où passent comme des ombres de lentes figures de convalescents. D'interminables corridors se succèdent ensuite, bordés de petites pièces semblables à des cellules et de salles plus grandes où sont rangés des lits. Cn arôme d'encens parfume les approches de la chapelle, sanctuaire de paix et de prière que ne troublent pas les bruits du dehors et qui, dans la moUe clarté de la lampe éternefle, s'épanouit, tout petit, à l'ombre des piliers massifs. A de certaines heures du jour, des religieuses en coiffe blanche viennent s'y agenouiller : le silence est alors interrompu par le glissement de leurs pas sur les dafles ; 49 386 LA lîELr.IOUE. mais, riiisliint d'après, Iniil hi'iiil a cessé, hormis peut-être un miii'miire de limiclie aduraiilc ou le soupir d'une puiliinc oppressée. Aucun endroit ne poi'ti! plus à la rêverie : l'esprit s'emplit de conjectures à cette p;u\ de solitude; les relii;ieuses elles-mêmes ressemblent i>lutôt à des t';uitùnies ipi'à des vivanl('>. Il semble (|ue les douces tilles dont la robe, en IVùlant les murs, suscite l'illusion d'un soyeux bruit d'ailes, viennent de relayer les religieux (|ui lurent les gardiens du peintre llans Memling; et macliinalement on tiiiu'ii'' lu lêlc du cùlê de h porte, comme si, en rduhiiil sur ses gonds, elle allai! Ii\rer passage à un homme mélancolique et pâle, porlant une Iiieiu' de gloire sur son front. C'est à l'Iiùpilal Saint-.lean en l'ild (pic la légende l'ail entrer .Memling en 1177. Il s vint |iar une niiil sombre, blessé, luxant les champs de bataille de Nancy, axant à |»eine la force de lever le marteau; et les bons moines le soignèrent comme leur enfant. Il connut alors la paix pro- fdiule, les consolations, des jours unis api'ès les traverses de la vie, et, sentant ses forces lui revenir dans le calme du cloître, il se mit à peindre. Mais il voulut que son art servît à perpétuer en un mo- nument de reconnaissance le souvenir du fraternel accueil (pic, nioiuanl, il a\ail trouvé à l'hôpital. Tel est le louchant roman que les hommes se sont légué et (jui, aujourd'hui encore, revient caresser la pensée de quicou(|ue pénètre dans la maison hospitalière. Gagnez la cour, entrez dans le pdil bàlinieiil (|ui est au fond : \(ius v verrez If lémoignage touchant de la gratitude du peintre. C/esl là (|ue se trouve, en elfel, cette admirable cliàss(ï de sainte l fsule, merveill(> de grâce, de sentiment et de délicatesse. Klle est conslruile sur le modèle d'un ('dilice golhicpie, avec une légère toiliu'e, dentelée à sa crête d'ime galerie tinemeni maillée et airèlée à ses angles par (piaire pinacles a crochets, qui, pareils à des lis, |)rolongenl eux-mêmes les ])ignons évidês en niches et guillochés de dais de cette miraculeuse |)elite architecture. Chaque face latérale est divisée en trois compartiments séparés par des colounettes; aux deux extrémités, une bordure d'ogive encadre les panneaux, et la loitui-e se décoi'c île six médaillons, répartis êgalenienl sui' les deux pans. Lu paradis de cice pour (pie l'admiration des hommes, sentant la présence d'un maître soii\ei aiii. prenne devant son œuvre hautaine l'altilude du donateur (pi'il a peiiil. aii\ ciMês de saint (ieorges, prosterné devant la Vierge. Loin des torrents de lumière qui conviendraient à un pareil clief- d'd'uvre et ne ruisselleraient jamais assez pour avérer le prodige de son exécnlion niellée et ciselée, le céleste groupe s'allume de si éblouissantes réverbérations aux ruiilances du man- teau de .Marie, aux gemmes dont esl pailnut emperlée la chasuble de saint itoiialieii el au\ aciers étoiles ddr de l'armure de saint (ieorges, que l'ombre elle-même se récliaulfe à ce foyer ardent. C'est le miracle de ce! ail incomparable de s'imprimer sur la rétine en une liaiiiee de feu jus(pie dans rimpardiuinable misère du milieu ipii l'entoure. Oiiaiid. a|)rcs s'être délecté aux musiques paradisiemies de ce joueur deliilli (pii s'a|qielle .Memling, on est tout à coup transporté devant la peinture de.b'an Van Eyck. on croit pénétrer dans la cour d'un \ieii\ roi sêxi-re chez leipiel les dixerlisseiiieiil- el les rires Ion! place à un cérémonial cninpassé. .\ii lieu d'Iiarnionies légères el iimlles. (Ie> accords graves, prolongés, semblent raccompagnemenl de pensées austères. Nulle gaieté pour les yeux, mais une indicible majesté visible (pii laisse aju-ès elle l'impression d'un lai'ge fleuve coulant à pleins bords dans un lit de marbre. <>n n'a poiiil (piillé les parvis du ciel; seulement une pnuipi' impériale et terresti'e, parmi des arcliiteclui'es de palais, s'est substituée à l'idéale douceur des iihlles séra|ilii(pies. Derrière ce paradis plus solennel, un Jéhovab farouche. aiiiiiK' de> passions du (piinzième siècle, règne dans son oninipotence inattendrie; même la \ ierge, s\mbol(! des pitiés el des tendresses, n'a point le regard hninide et amoureux des .Maries compalissanles. lue grandeur sombre prête ici à toute chose le rellel d'un catholicisme jiresipie iiiimis('iicordieii\ el (pii se ressent de l'àpreté des théologies. Saint Donatien et saint (ieoii;cs. inimobile» aii\ c(")lés du li'c'iiie virginal, avec leurs \eu\ perdu* desani eux sans regard, oui l'air de (leii\ piliei- Mi|ipoi- Innl le poids de l'Eglise. Le Dogme, l'infrangibililé de la \V'iil(' révélée esl hi pierre sur la(pii'lle LA FLA.XDHE OCCIDENTALE. 391 est Mli cet arf magnilique et lui-même pétrifié. Pas une prunelle ne bouge dans la pesante atmosphère dont s'entourent les personnages, graves comme des personnifications des Vertus théologales, et les prières n'y volent pas d'une aile déliée ainsi que chez les mystiques fémi- nisés, mais y demeurent suspendues piii' l'air, comme si elles se sentaient impuissantes à ébranler l'intlexiliililé du Très-Haut. Regarde/, de plu> près cet étonnant monunicid d'une pratique devant laquelle pâlissent les subtilités I(>s plus ral'tinées de lii \irUiosité des autres siècles : tout y semble sculpté dans le marbre, ciselé dans le métal, rattaclié avec du ciment indestructible; les attitudes, figées et dures, donnent l'idée d'une humanité concentrée dans le songe et l'attente d'une vie superter- /<^i/V^ i-i-^ i.it-'t 1 1 J I. ADOl'.ATION UE LA VIERGK, l'Ail JEAN VAN E»CK. restre; les mains et les visages ont l'inaltérabilité des matières sur lesquelles le temps n'a pas de prise. La couleur elle-même, égale, solide, aux tons pleins et forts, semble avoir été broyée avec les pierreries qui constellent les manteaux : elle ne coule pas, comme chez Memling, en molles deuii-leinles et en fiuides transparences, mais s'étale sur des surfaces marmorisées, comme mw lave refroidie. C'est la peinture d'un esprit sérieux, positif, obstiné, qui apporte dans son art la religion et l'austérité d'im mage et n'est pas distrait de l'observation attentive des choses [)ar des visées chimériques. Jean Van Evck a poussé aux dernières limites du scrupule le rendu de la nature qui s'immobilise devant le chevalet, et il l'a exprimée k travers la rigidité et l'immutabilité du symbole. Mais, tandis que l'école germanique s'attardait encore aux gaucheries byzantines, le merveilleux instinct flamand l'inclinait à peindre dans leur 392 LA BEL(,IOL'K. intégrité la sf met lire cxlérieure et les apparences sensibles de la vie. Tel qu'il esl. il apparaît bien comme la souche et le poiiil de départ de cet art septentrional, amoureux des réalités et les reflétant dans leur vérité immédiate. Hedescendu des hauleurs de VAdoi'filinn, il est bien difficile de prendre encore alfen- lidu aii\ autres toiles du musée; cl pourtant telle est l'incomparable séduction des œuvres de Memling, que, môme devant celle merveille du génie humain, le Saint C/irisfo/)/ir garde sa douce magie de coloris et de composition. Puis cette Heur de poésie va se noyant aii\ barbaries de (iérard David, le peintre du Jiff/e/iie/// et du SN/)j)/ii;e (M.r.iiii^M ale. 393 mendiant, ot par moments tombé, en tiin' |iniissk'iT de noirs confuses, la lointaine musique du carillon. Ce rhant ailé, descendu des hauteurs du ciel, avec son tinicnient ciislalliii de pluie s'cgonttanl sur les vitres comme des larmes, emplit d'une indicible mélancolie les dolentes D n l G E s . — LA HUE 1' L A M A \ U E . misères de ces quartiers perdus au cd'ur même de la \ille ; on croirait entendre régosillement d'une nuée d'oiseaux enfermés dans une volière de pierre et pleurant leur captivité avec de mélodieux sanglots. .Mais, même là, dans cette mort et cette ombre, les yeux sont à tout instant charmés par de merveilleuses architectures, des façades ciselées et fleuronnées du plus délicat caprice, im mvstère de l)alcons en saillie sur la morosité de la rue. Hei'i-ière leurs oO 394 LA BELGIQUE. verrières i\ meno;iii\, res|iri(, avec celle acuité de vision ([iii repeuple jnsiiuaiix sépulcrales lénèhi'cs, siifigère el recompose les scènes d'un passé d'amour et de gloire. Ne (lir.iil-ou pas de ces loggia suspendues, de ces galeries ajourées comme di' lu deulcllc. de ces minces fenêtres perdues aux enchevêtrements de leurs feuillages de pierre, des cages faites exprès pour y enfermer de roucoulantes tourlerelles? Comme à Venise, tout parle ici de la femme, de la douceur de son giron, de la fragilité de ses tendresses, et, quand la pluie gargouille aux gouttières avec de petits hoquets, on croit entendre l'écho des sanglots expirés se réveiller parmi des soupirs et des baisers. Nulle pail la pluie n'éveille de comparables nostalgies. C'est à li'av(M's les humides réseaux des brouillards d'aulomne que liruges m'apparul poui' la première fois, el je n'ai pas oublié la pénétrante émotion de cette rencontre. Cn froid d'agonie traînait en ses rues, oîi mes pas s'entendaient seuls parmi le ruissellement des vieux toits pleurant le long des façades. Plus je plongeais au dédale de ses venelles, plus je sentais la vie se retirer de ce cadavre momilié, au |ioinl cpi'il me parut (pie j'étais devenu moi-même une ombre au milieu de toutes les autres et que l'eau s'égouttant dans le silence universel était comme le bruil de mon propre sang s'écoulant. Cette impression grandit encore quand je me mis il longer les canaux, ce quai du liosaire dont les pignons ont l'air de grands personnages (Ml deuil, ce quai Vert où les sombres feuillages des jardins voisins s'épanchent jusque dans l'eau comme les courlines d'un lit funèbre. J'entendis distinclement alors ces larmes des vieilles choses dont le souvenir ne s'est jamais perdu en moi et que j";ii lâché de restituer dans ces pages écrites sous rem[)ire des sensations éprouvées. Elles se sont ren(nivelées, d'ailleurs, ces sensations, chaque fois qu'il m'a été donné de revenir à cette vieille mère souIVrante des «anciennes Flandres, que les fermentations ]jrinlanières même n'égayent jamais complètement et qui, sous les clartés soleilleuses de juillet non moins qu'aux livides après- midi de novembre, garde son mélancoli(pie l)an(leaii de veuve. CependanI germinal met sur les plaies loiijours saignantes de ses murs déchus comme une caresse de liunière qui, à travers son éternel deuil, a la douceur triste d'un sourire dans les larmes. In air moite et languissant d'alcôv(! longtemps close el qui s'ouvre au vent ma- tinal répand alors sur ses rues la grâce et l'éveil d'une convalescence, il semble qu'elle va sortir de sa léthargie, se lever de son tombeau, faire dans l'espace le geste de la vie revenue : c(> n'est (pi'une illusion, parmi toutes celles qui s'engendreni d'elle; mais, si coiule, elle suffit à |)longer l'espril (hins lui ravissement, comme la fugilive rosée du sang enirevue sous la pâleur d'un ami mouranl. (^esl le temps des vajteurs lamées d'argenl, des coins de rues s'évanouissant en des iris brumeuses, des bouts de canaux scinlillani dans un fourmillement de paillelles. Des ponts, la suc se porte sur des coiu's uù neige la Heur des espaliers, de vertes solitudes de parc clos par des mm-s d'ancien sleen. des échappées de jardins émaillés comme des enluminures el (pi'al- trisie un pâle enfant couriinl après des pa|)illons, parmi de gros co(]uillages, des houles de verre soufllé et des rocailles lustrées de vieux lieri'e. l'arloul, une clarlé de jeunes verdures constelle le r(Mige ératlé de la hriipie, se reilèle dans l'eau des canaux, allume jus(praux toits étoiles de |)issenlils, et fail \oir les perspectives comme à travers les branches d'un grand arbre luniiiieiiN doiil les rameaux seraient des rais de soleil. Alors les chèvrefeuilles aux grands feuillages écroulés, les vignes vierges doul les vrilles ressemhlent en effet à des mains de vierges, mais de vierges folles, les givcines ruisselantes comme des crinières, retissent le manteau pilo\ai)le (pii pour lonte une saison hahillera la nudité blessée des vieilles pierres. Sous l'universel reverdoiement, la ville prend des airs d'éden dont une nuée d'oiseaux serait l'àme vivante et ailée. Surtoid le Uuii; des BnUGES. — LE QUAI DES H A H B [1 I li H S ET LE FRA^C PAR UN TEMPS DE ^EIGE. ^VoyeZ p. 397.) LA FLANDRE OCCIDENTALE. 397 canaux, k- cliariiic ne s'épuise pas ; des éeliarpes diaprées comme l'arc-en-ciel llolteid au- dessus de l'eau; des colonnes de poussière vermeille montent dans le soleil, se rompent à l'ombre, forment comme des obélisques élincelants sur lesquels s'appuie l'azurine pâleur du ciel Allardez-vous à travers ces mirages, attendez que toute cette magie du jour et de la lu- mière se soit éteinte dans les obscures rougeurs du couciiant ; lentement une gloire pour|)re s'est étendue sur la ville, écaillant de réverbérations ardentes le miroir sombre des canaux, allumant dans les vitres des retlets de lampes, éclaboussant d'une traînée magnifique le faîte des pignons. La poussière qui naguère dansait vermeille aux clartés du midi s'immobilise à présent dans les tlammes de l'air. Aux arches ténébreuses des ponts, l'eau semble fumer sur de la braise; les loggia en saillie sur la rue, toutes tlambanles d'or et de cinabre, rougeoient comme de petites chapelles illuminées; et le vacillement jaune des chandelles que des femmes allument çà et là au coin des rues, devant les vierges de cire et les saints de pierre des niches, fait une tache de cuivre poli sur la pluie de sang qui crève du ciel. Fuis les tons d'incendie se fondent dans les obscurités élargies; et, tandis que se dissout à l'horizon, comme un caillot, le dernier feu du couciiant, une gerbe d'argent pâle s'ouvre à travers l'espace, uu ruissellement de tleuve laiteux coule jusqu'au lit des canaux, une atmosphère de songe enveloppe les verdures et les maisons. Une robe de satin neigeux passequillé de gemmes sur des épaules nues que baise la tlamme bleue des lustres a seule le frisson de cette nuit épandue sur les eaux. De molles transparences baignent les londs (|ui, dans cette lumière de féerie, échafaudeni des architectures vagues, des palais de vapeur et de nuée, aux colonnades qui se perdent dans du rêve, aux escaliers de marbre blanc trempant leur pied dans des lacs de lune; et, sur la coulée adamantine des canaux, des embarcations pavoisées de clair damas moiré passent aux éclairs des rames égouttées en pierreries. Dès ce moment la fantasmagorie étend ses ailes, prend possession du paysage où les formes ne sont plus que le désir de la réalité, dans une pâle confusion de contours; et, des ténébreux pignons, des maisons endormies, des arches sombrées dans un fourmillement de lucioles, des hauteurs de l'air où sur leurs tra])èzes d'or se balancent les sylphes du carillon, une voix semble sortir et murmurer : .Vmour! mystère! Puis l'été, une ciialeur assoupissante et lourde, qu'enflamme la réverbération des vieux murs cuits au soleil, s'abat dans les rues. L'odeur de décombres, partout régnant dans les sépulcrales cités, poudroyantes d'ossements blanchis, se répand alors parmi les fragrances des jardins en tleurs, comme l'émanation de la mort mêlée à toute cette vie folle des sèves. En tous sens, les pierres s'emperlenl d'une traînée de gemmes sous la germination universelle. (Miaque pan de maçonnerie a son bouquet, érige ses touffes de graminées, s'ensanglante d'un coquelicot, remue cmiime une toison de tlamme et de couleur sous le midi brûlant; et, dans les crevasses des toits lépreux, devenus pareils à des corbeilles constellées de floraisons, les grands papillons se posent, avec de longs tremblements d'ailes. Toute cette gaieté de la nature auKiureuse investit le délaissement et le silence des ruines comme une ironie, sans en arracher une rumeur plus liante. Même il semble, quand le soleil tombe à pic sur les quais déserts, morne et noir parmi les cieux lourds, que la sensation d'un vide immense que l'ien ne peut plus combler s'impose plus impérieusement à l'esprit: et l'on pense aux cimetières tout roses d'églantiers et que l'été rend plus solitaires et plus tristes. Enfin l'hiver à Uruges a pour les esprits graves d'intimes douceurs de mystère, plus allicianles encore que les impressions estivales et printanières. La neige, comme un vaste suaire rigide, sous lequel s'immobilise ce cpii reste de la vie, étend ses hermines sur les toits, les (piais, les ponts, vêt d'ime pudeur d'ensevelissement la mort des rues. Comme uu fantôme 398 LA BELGIQUE. voilé, la tour des Halles ap|)araîl par-dessus les volées de flocons qui submergent la ville ; et toujours les neiges montent, les routes s'effacent, il n'y a plus qu'une nécropole de marbre, dressant ses mausolées et ses stèles dans les ténèbres blancbes de l'air. L'oubli et le silence semblent alors accomplis : le deuil hivernal éternise le léthargique sommeil de la cité comme si jamais plus elle ne devait s'éveiller. Pourtant, çà et là, de muettes et diligentes figures glissent sur la glace des canaux; les noirs manteaux à capuchons des femmes tourbillonnent dans la bise comme des ailes de mouettes et de pétrels; par moments passe un traîneau de maraîchers; et, le long des trottoirs, de petits véhicules poussés à bras emportent de vieilles dames et des enfants pehitonués sous les écharpes et les fourriu'es. Un croit voir la Mort derrière, ombre qui fait mouvoir des ombres et les précipite tous également vers l'irré- médiable engloutissement. Quelle que soit d'ailleurs la saison, si vous voulez connaître Bruges, jetez-vous dans la mêlée de ses canaux: plus sûrement que les meilleurs guides, ils vous mèneront aux bons endroits, à travers le méandreux lacis des habitations et des ruelles. Toujours vous verrez se réfléchir dans leur nappe, ou se lever aux alentours, l'agonie d'une demeure autrefois illustre, un pan de façade noblement historiée, quelque immémorial cliel-d'u'uvre de l'art et du temps. Partez, par exemple, du quai des Augustins : à votre gauche se prolonge, sous une suc- cession (le ponts aux arcades trapues, le canal qui longe le quai Espagnol et plus loin le quai des Orientaux, tantôt bordant d'une marge d'encre des murs palissades de lattis derrière lesquels se déroulent des jardins, tantôt lavant de ses immobiles eaux les assises de frustes et caduques façades anguleusement profilées dans la perspective. Dès le premier pas, vous êtes arrêté par un bijou d'arcliili'clure, un édiculc à l'iuceaux gothiques enchâssé dans une banale maçonnerie, un de ces charmants tableaux sculptés comme le caprice du moyen âge en pro- diguait : la légende qui. ])areillc aux pariétaires, fleurit toujours entre les vieilles pierres, en a fait la logelte du bourreau. Si grand'peine qu'on éprouve à se figurer l'homme patibulaire perambulaut eu cette cage suspendue, que les fines saillies de l'ogive arabesquent comme des \rillr> (le liserons et (|ui serait tout juste suffisante aux frétillements d'une Mimi Pinson, il ne sendile pas (pie les recherches des érudits lui aient lidiiM' une antre allrilnitioii. i'"rauchissez le pont sur lequel la mignonne construction fait retour ; une suite de pittoresques pignons s'échelonne entre les parallèles des rues voisines: ici, des maisons (le bois du (piin/.ième siècle, avec leurs étages en surplomb ajourés de fenêtres à meneaux et palinés par les ans d'inexprimables rouilles rembranesques ; là, des faîtes déchiquetés en (lents de scie ou des gables longuement effilés. Rue Espagnole, un sombre biltiment. la jSi(/ra Casa, que le peuple continue à appeler la Casr, perpétue le souvenir des angoisses qui, dans ses cachots, assaillaieni le malheureux prisonnier déféré à rin((uisition. Non loin, la rue Queue-de-Vache, un bout de rue étranglée dans un tournant, s'enorgueillit de quatre curieuses architectures de la fin du quatorzième siècle, très suggestives de ce style brugeois qui dans un chanfrein enfermait l'ordonnance et le détail de ses façades. Et les découvertes se pressent : des rues entières ont gardé leur physionomie séculaire, avec des lignes brusques de toits, des saillies violentes de bretèques, des motifs énigmatiques d'ornementation; presque clia(|ue maison, gardée pure d'altération sensible, y est comme le vivant poème de la primordiale vie et des légendaires mœurs brugelines. Peut-être retrouverait-on maintes d'outr(! elles sur le mémorable plan où. avec un scrupule de bénédictin, le digne peintre Marc (iheraeris s'appliqua à délinéer en ini minuscule fouillis de petits pignons tassés, emboîtés, euchevèirés, toutes les habitat il MIS de la ville, vénérable monument à la foi-» d'archéologie et de patiente élaboration, toujours visible à l'ilôlel de ville. LA I LAM>HE OCCIDEMALE. iOI C'est encore le long d'un canal que s'alignenl les longues façades latérales de l'hospice Saint- Jean : avec leurs faites aigus, leurs hautes baies ogivales s'eflilant jusqu'à la corniche et l'emmê- lement des multiples cdicules greffes sur leurs râpeuses maçonneries, elles ligurent notoire- ment une vaste châsse sculptée en reliefs et surchargée de joailleries. La vue d'abord se brouille en une confusion d'angles reulranis et sortants, de cabinets en saillie sur l'eau ou ancrés par unuiJES. — LA LoGEiTE ui I; 0 1 r, n E .1 1 . Voyez p. 3'J8. des conlrrf. le nnbjc et gra- cieux .Memling. Le lil de l'eau vous acheminera encore à bien d'autres découvertes. Sur une petite place qu'avoisine un pàlé de maisons à profils déliés, vrai coin de moyen âge pei'du dans la circulation du (piartier, vous verrez se dresser, sous un campanile couronné d'iinc l)oule de cuivre, les fours jumelles de I;i pctilc chapelle de Jérusalem. La piiix de l'ccui'iljriiiciil (pii <^'*OîvCU\^ liniGEÏ..— (,1L,M I)L Mll-.Ull; 1:T SIATli; I11-: JEA\ \ AN- lilCK. régne parloul diui> la \illi' rcdiinhli' ici, aux llambanfes pémindin'v di' cri ciidrdil de piici'cs, nu l'image du Christ, uniipienicid présente, semble saigner sur une iji'andc croix iii\i-ihle. r/esl par addralidn des plaies du Sauveur que l'édifice lui hàli par cr ,lac(pir> Adnui'ues. seigneur de Niewenhove, Nieuwliet, V\ ve, Marquillies, l'olvooi'de. Walle. IJnrrci^licni. Ic(picl. dit la légende, a\anl con(;u la pensée de glorifier le Christ en érigeani lui sancluaire sur le modèle du Sainl-Sé|)ulci-e, reconinicnca trois fois le iièlerinage de la Tei're-Sainle, pour se commémoi-er la forme exacte du divin (onibeau. l'.icii (pic la chapelle hrugeoise ne réalise (piiine assez Ininlaine iniilalinn. l'impression de la ninrl d'un hieii n'en est pas moins sensible dans la sond)re alrm^phcre enflammée de ces xdfdes où le relie! des verrières cl le braséement des cierges laissent couler comme des larmes de sang. In jour diapré lomi)e des liantes ogives à lancettes des fenéires et \ieid l)aignei' ini >iniula(ie du (".aKaire, (diargé (h-s allrihuis de la l'assion. Ouvert sur l'évidenienl de la luur. le clneiir dcNchippe au-dessus de cetle parlie de la chapelle une vaste l)aie à hupielle on monle par un doul)lc escalier, l'-l au pied niènie des mai'ches s'apercnil de clia(pie cdle mie puile inysfé- LA FLA.MiHE UCCIIŒ.NTA LE. 403 rieuse et basse, commiuiiquanl avec une crypte aux voiiles nervées de liernes ii(»tlii(|aes. D'éternelles demi-ténèbres régnent dans ce lieu profond, éclaboussées aux gouttes ^\^'. lumière des cierges brûlant en un renfoncement. Là, derrièri' une lierse de fer, repose un Christ décomposé, sous un liiu'oul de tiues dentelles. Un étroit ])assage, (pii (djlige à lanipcr siu- les mains, livre accès au caveau fimèbre : perpéluellemenl la piété des gens du (piai'lier y entretient, comme un apitoiement aux maux divins, une double rampe de luminaires; et, sous cet incendie qui se rallume chaque matin et ne s'éteint qu'aux ombres du soir, le supplicié semble s'agiter en son lit de marbre d'un frisson de vague résurrection. C'est une des émotions de Bruges que ce sanctuaire de fervente commisération ; dès l'entrée, un l'clable en pierre el en marbre, où le Christ est représenté sur la croix, enire les portraits du donateur et de sa femme, vous avertit de la destination du petit temple. Dans l'angle opposé, une vieille, les deux pieds posés sur une chaulTerette, devant un petit bureau chargé de cierges et de chandelles, convie à participer, par l'oth'e d'un peu de cire, au grand feu d'amour qui brûle dans la crypte en l'hon- neur du Dieu fait homme. Constamment des figures voilées de femmes à grands man- teaux s'en viennent aclialander ce pieux commerce, et des flammes aux mains, dis- paraissent sous les portes du fond, derrière les([uelles, prosternées et suppliantes, elles demeurent longtemps en prière. La dévotion s'entoure partout à Bruges (l'une poésie silencieuse et voilée qui émeut, comme inic doulnir montée des âmes, en cette vie précaire de la ville où les misères sont plus grandes et les souffrances plus vives qu'ailleurs. Parmi le naufrage uni- versel des espérances, la Foi, qui ne trouve sur la terre que des étais vermoulus aux- quels elle ne parvient pas à s'accrocher, remonte à Dieu, comme h la source des miséricordes, et lui demande la subsistance spirituelle et morale que le travail et la méditation ne peuvent plus donner à la créatui'e. 'loule une part de l'existence des femmes et même des hommes est ici consacrée à la fréquentation des églises. L'ouvi-ier qui ailleurs passe distraitement devant les temples catholiques, s'arrête un instant pour s'agenouiller dans un coin sombre des piliers, parmi le peuple de silhouettes courbées qui toujours se renouvellent dans les confessionnaux et sur les bancs réservés à la ferveur des pauvres. Et les églises elles-mêmes, vastes, sombres, humides, sans les gaietés dont elles se décorent à Anvers, à Gand et à Bruxelles, participent de cette religion inquiète, douloureuse, gémissante, qu'entretient dans les âmes le deuil d'une humanité éprouvée. Saint- Sauveur, avec son immense vaisseau austère où la moiteur glacée sortie du sous-sol ne se dissijK' pas au feu symbolique des vitraux el aux illuminations des cierges, mais fait passer I. * C H A I' K I. L E DE J É R U S A 1. E M . 404 LA lîKLOIQLE. dans l'air comme le froid des tombeaux creusés sous les dalles. Sainl-Saincin'. [larloiil Icudu de marbres noirs pareils à (liiiini(d)il('- plis de draperies funèbres, a Tair d'un i;igantesqup catafalque déployé sur le néant des choses, cette mort de tout dont l'esprit est hanté à Rrujics et (pii tinit par y plonger le passant dans une torpeur engourdissante. .Même à .\olre-llame. plus claire sous ses profonds arceaux, la pom|)e île la décoration et l'abondance des trésors d'art, cette lloraison matérielle (pii synd^dise l'épanouissement mystique de l'esprit et anime BltUCKS. — Ér.I.ISR l>E 5A1\T-SAI \ FMi. VIK E X ï Ê R I t I 11 F. cnniiuc d'un fj-isson sensible h sr\cril/' iiiuililiéc dc> \icillcs cathédrales, ne suflisent |)as à lénifier le sondirc lidri/dii de lu diAdlioii brugeoise. Nous sommes là pouiliiiil d.iii- un dr ces musées comm(> en recebMil la pliiparl des grandes églises callioliqucs de la Klandic : Irlle est la prodigalité des lablcaiix e| des sculp- tures, que chacune des innombrables chapelles apparaît ellc-uiènie Cduinie un musée. Krasnii' M'ni('iil> Au xalciiiiiix cl dur (lliarles le Téméraire. Le dur el la princesse, les mains juxtaposées à la hauteur de la poitrine, sont couchés, couronne BRUGES.— INTÉIKElr. UE \OTRE-DAME. LA FLAMIUE OCCIDENTALE. ',11 en tèlc, elle dans les plisd'ime robe retonibiint par delà ses pieds, lui dans une riche armure de parade, sur l'entablement de leurs sarcophages feuillages de rinceaux de cuivre et lleuris d'écussons en émail. Ces majestés abolies, dont la forme terrestre s'est éternisée dans le tra\ail d"un grand ciseleur, quand luul <"e qui les accompagna pendant la vie et l'illustre maison même dont elles sont issues ont été dispersés dans l'éternité, olVriroiit toujours à l'esprit un sujet de méditation sur la vanité des grandeurs. Toute cette puissance des ducs de Bourgogne, si haute dans le passé, repose avec elles sous le marbre vide d'âme et de sang comme leurs etîigies : c'est dans l'aride néant où elles sont étendues elles-mêmes que l'arbre de leurs possessions, déployé aux parois de leurs tombeaux, prolonge ses rameaux, comme un Ironc frappé de mort et sur lequel rien ne doit plus germer. Ces deux illustres sépultures sont à Notre-Dame comme les monuments de la chevalerie expirée. Sur Charles,. la Force, et, sur Marie, la Poésie, elles scellent la pierre des temps. Et — comme aux funérailles royales, un cortège de princes marche derrière le corps — vingt- neuf écussons aux armes des chevaliers de la Toison d'Or qui, dans cette même église Notre- Dame, assistèrent au chapitre de l'Ordre, sont suspendus au-dessus des stalles du chœur, mêlant l'ironie de toute cette gloire envolée à la solitaire tristesse des deux grands mausolées. XV Adieux il Briigns. — La monléi' au Beffroi. — Vue générale de la ville. Après avoir vécu un certain temps des mélancolies (d des grandeurs de cette ville cap- tivante entre toutes, on ne se résigne pas à la quitter brusquement. Un attrait irrésistible nous ramène vers elle et nous fait désirer de la revoir une dernière fois, comme, au moment de quitter la chambre où, sous la clarté des cierges, repose aux plis du linceul un être lon- guement aimé, on soulève la portière pour s'emplir les yeux d'une contemplation suprême. Du haut du Bellroi nous apparaîtra donc, dans un large coup d'o'il d'ensemble qui sera notre salut de départ à Bruges, la cité chimérique où les yeux se distendent à des visions qu'ils ne perçoivent point autre part. L'entrée de la tour n'est pas banale : au tintement de la sonnerie qu'il faut agiter pour faire apparaître le gardien, il semble que des répercussions se sont prolongées dans le vide de l'immense cage; et les pas de l'homme traînant sur les dalles, de l'autre côté de la porte, ont une douceur sourde et voilée qui fait penser à quelque esprit descendu pour vous ouvrir. La clef a tourné dans la serrure, cette grande clef du mystère que le concierge retire aussitôt après, comme un geôlier qui, sous les verrous, garderait les siècles prisonniers. Un doigt vous montre alors, dans un trou noir, les premières marches d'un escalier sur lesquelles expire une pâleur de jour, et ce geste est comme un adieu des vivants au moment de s'engager parmi les morts. Puis l'ascension commence. Une fois entré dans la spirale qui toujours tourne et monte, ne s'arrêtant plus que là-haut en plein ciel, sans paliers pour se reposer, avec de rares meurtrières à travers lesquelles un rais de lumière s'étrangle comme un voleur entre les battants d'une porte, on est bien, en effet, dans la région des ombres. Impossible de se dérober à l'impression sévère qui s'em- pare de la pensée. Il semble que cette spirale qui monte dans la clarté des espaces plonge au contraire dans les ténèbres el qu'on va voir tout à coup, au fond de cette nuit amoncelée, 412 LA BELGIQUE. apparaître, comme ces soldais qui gardaient le tombeau du Seigneur, les reîtres espagnols endormis autour du corps supplicié de la vieille métropole. A mesure qu'on s'élève, une rumeur lointaine, comme la respiration sensible d'un grand poumon, descend par saccades rauqiies, emjtlissant les oreilles d'iui bourdonnenienl inter- niillcnl. A celle dislance, ce n'est (ju'un grondement confus, une trépidation vague des marelles sous le pied, !(• bruit rouliuil d'une rafale où viennent expii'cr les autres bruits. Ouelquefois une jioi'lc; se rencontre sous la main : un croit entin ai'rivei- au jdur: on pousse le battant; nuiis on n'a sous soi qu'une ouverture, béant à pic sur quelque salle démesurée qui prend toute la largeur de la tour et se suspend dans le vide comme un nid jtour des oiseaux géants. Deux cents marclies, et la gigantesque vis se déroule toujours, gironnant dans la nuil qui semble redoubler. A présent, une autre sensation envahit res]n'it, une fièvre de monlei- toujours plus haut cl plus vite, comme un besoin d'escaliidei- rénurnic umi' d'ombre contre lequel, pareille à une échelle, la tour est posée et qui de son chaperon doit nous laisser voir enfin la gloire et la lumière des siècles. Par moments un froissement d'ailes trouble le silence de la montée : c'est une chauve-souris dérangée dans son sommeil et dont le vol mou frôle le pèlerin de ces catacombes en hauleiu-. A la trois-centième marche, la rumeur sourde qu'on entendait toul à l'heure s'entle, grandit comme le choc d'un battant de cloche qu'on aurait au-dessus de soi, dans ce bleu qui ne s'aperçoit point encore et auquel l'àme, ployante sous tonte celte nuit entassée, aspire comme à une délivrance. Des grincements de rouages en mouvement, des sonorités de cuivre semblables à des éclats de trompette encore voilés, commencent à percer dans ce tonnerre roulanl d'en haut. Puis les bruits se meurent dans une vibration, un souffle qui va se perdant au fond de l'entonnoir; et de nouveau le silence se refait, interrompu seulement par la retombée régulière des pieds qui se lèvent sans trêve. Brusquement les degrés de pierre s'interrompent, font place à un petit escalier de bois : on touche à la plate-forme des cloches. Et la commotion est étrange de •< sentir » en ce moment la venue de (pielqu'un qui descend vers vous, de l'autre côté de la nuil; on n'entend encore que des pas lourds, comme voilés de sommeil et de ténèbre; puis le bruit se précise; l(!s degrés de l'escalier gémissent ; une ombre apparaît, grandit, devient un visage humain, soiuianl et claii'. C'est le veilleui' de la Jour, (pii vous accueille au seuil de sa demeure éthérée. ("elle voix (pii se fait entendre et dont les paroles, à peine perceptibles dans le vent qui soid'Ile à celle hauteur, bourdonnent comme un essaim de mouches éparses, celte rencontre d'une créature de chair et d'os au sortir des longues obscurités de la moulée, sur ce pont de bois qui semble enjamber l'espace, ne s'oublient pas et tiennent de l'impression de quelque vision surnaturelle sorlie du i'oiid des airs. Encore un elVorl, el vous aurez pris pied sui' le plancher solide où, en pleine région des oiseaux, ce Siméon Slylile perché au haut du Beffroi surveille les hori/(Uis el de quart d'heure en quart d'heure sonne le temps au-dessus delà ville. Ce veilleur (pii jamais ne chôme el, la nuit comme le jour, sans broncher d'une seconde, tire la petite corde au bout de laquelle s'agite la cloche, a quelque ciiose de l'inexorabilité des falalités. C'est l'homme-horloge de la cité, le régulaleur de ses deslinées, en même temps que la prunelle d'Argus fixée à lous les poiids cai'diuaux cl gucllaul le poiul rouge des incendies dans les loiulaius. (Juaud d'eu bas le passant attardé dans les rues, le rustre des banlieues regagiumt son gîte, voit aux six fenêtres de la tour scintiller hi lumière de la petite lampe, il croil voir bj-iller derrière la vilre r(eil même du veilleur. El, si près de rinlini, l'humble fonctiounairi; qui, bonasse et terrible, joue le rôle du Temps, constamment tournis el relourne son sabliei-, vei'sant rElernité en petite pluie d'heures, de (piarts el de demies, à la loiirbe humaine caliini' avec deux bancs dans le nuir, un pelil ])oèle dont le [uyau l'ail au dehors un coude qui, vu de la place, ressemble à un im])ercepfible crampon de fer, une planche sur laquelle s'entassent des ustensiles de cuisine, une aruioii-ç et deux ou trois sièges pour les visiteurs sufïisent à cette existence d'aéronautc échouée dans la nuée. L'homme n'est pas seul, d'ailleurs: ils sont là trois (pii se relayent en cellr xcilh^ sans trêve de Providence, chacun ayant son temps de faction, sentinelle perdue iiu\ coulius du ciel, dans l'énorme échauguette ouverte à tous les vents. Et, comme pour tuer- ces heures qu'ils sonnent incessammeni cl (pii Ineiil leurs frères terrestres plus sûrement ipie si. archers embusqués derrière les aiguilles de la gi;inde hdrloge comme derrière des cn'ueauv, ils les \isaienl à coups de flèches, ces trois suppôts de la ukiiI . bons diables et pauvres hères, piqueni l'alêne, rapetassant le \ieu\ et ajusiaiil le neuf poiu' leurs cli(Mils d'eu ba>. Kigurez- \ous ce pan-pan de cordonnier seniremélant aux roullemenis de l'ouragan peudani les nuits d'hiver et aux battements d'ailes des oiseaux de nuM" heurtés contre les vitres par les rafales ! Singulière, en vérité, ddil èlre la sensation de se chausser d'escarpins fabriqués par ces (ils du ciel dans leur barque ballue des roulis de l'inlini. (puind la tempête, bon sonneur, se pend aux cordes des cloches et les met en branle aux nuils e nou\eau s'atteste le prestige de celle lumière des Flandres, lavant d'une moiteur irisée les horizons, baignant les arêtes dans les oi-s el les moires, éteignant le lustre de la pierre sous une agonie de chaleur, pleuvant aux heures matinales en rosées d'arc-en-ciel sous lesquelles se dissout, s'ennuage et se fond la réalité solide comme aux mirages d'un songe. Ici on est comme au laboratoire même de ces merveilleuses alchimies : on assiste à la formation dos vapeurs, ouvriei'es infatigables des illusions; on les voit s'abattre sur les maisons, crever aux angles des rues, panteler aux chevets des églises, se déchirer aux aiguilles des tours, en laissant aller 416 LA BELGIQUE. de leurs flancs une ondée scintillante et vermeille. Et dans cette incomparable atmosphère, dans ce paradis de clartés humides, aux prismes moelleusement brouillés et que les frottis légers du pastel pourraient seuls exprimer, sommeille, au murmure de ses canaux, la grande amazone glorieuse du passé, devenue la bonne vieille décrépite et chagrine du présent. A perle de vue se déroulent et s"entassenl ses palais, ses steenen, ses hôtels de corporations, ses entrepôts, ses édifices communaux, ses clochers d'églises. Voici le Bourg, où elle piil naissance, les lignes de sa circonscription primitive, le lit m'i ((inhiit s(ui IleuNc. la maison de ses comtes, la chapelle du Saint-Sang, cette église de iNotre-Dame où se réunissail Ir chapitre de la Toison d"()r, le sombre temple de Saint-Sauveur, Saint-Jacques, l'Académie, l'Hôpital, le Craenenburg, tout un défilé de graves personnages de moellons et de briques rappelant l'honneur, la vaillance, la loi. une prospérité inouïe suivie d'une extraordinaire décadence. De cet observatoire élevé, un u'il exercé peut suivre l'histoire de Bruges à travers ses vicis- situdes et ses splendeurs, remonter le courant des siècles, reconstituer, à la CaNcur du cadre, l'apogée de ses anciennes énergies, et, sautant de tour en tour, comme un oiseau de branche en branche, dans celte volière de pierre jadis si lumultueuse. plonger au plein cœur de sa turbulente civilisation défunte. Là retentissaient les prises d'armes; là couraient à la place publique du pas courroucé de l'émeute les milices communières ; là ondoyaient les processions, les cortèges, les ommegancks, dans le claquement des bannières, le scintillement des ors et des pierreries, la magnificence des costumes ; là un peuple industrieux du matin au soir battait l'enclume, d'un si incompressible élan que Bruges était considéré comme une des grandes forges du monde: là chantaient l'amour, le travail, la vie; là enfin le giron des mères inépuisablement engendrait pour la lutte, la mort cl la gloire. Toute cette activité a sombre aux trous noirs des arches, dans le silence et la mort des canaux que cà et là on voit reluire, égratignés par un rais de lumière. Comme des touffes rudérales sur un pan de mur écroulé, un fouillis de végétations débordées, des mélancolies de parc abandonné, de claires verdures de square ont poussé à travers le désert des hommes, bouchant avec une éternité de nature les vides laissés par l'humanité écoulée. Ce sont là de tragiques tristesses. .Vttachons-y un instant encore notre pensée avant de nous absorber au spectacle de cette terre flamande qui va nous apparaître, un étage plus haut, dans sa magnificence matérielle et qui, pareille à une puissante ouvrière, jamais en repos, continue à élaborer, autour du deuil e( de la solitude des villes, les prodigieuses sèves de ses pâturages et de ses moissons. .Mais, en même temps que des regrets pour ce désastre d'un peuple, ayons une admiration respectueuse pour l'elfoi't obstiné (pi'il met à ne pas disparaître. Il n'est point, dans celte vivante et travailleuse Belgique actuelle, de plus tou- chante affirmation de l'indestructibilité du sentiment de la conservation. Ce souffle de vie (pii lui reste, après tant de détresses qui successivement Font accablée et semblent éterniser son agonie pour lui rendre la iiioil plus désirable, Bruges l'emploie à se redresser ilu fond de son lit de douleur contre les implacables fatalités. Comme un grand seigneur tombé dans la débine et (jui poin- \i\re imaginerait d'exhiber les épaves sauvées du naufrage, elle se contentait jusqu'ici de vivre de sa misère en étalant sa décrépitude et ses ruines. .Mais un orgueil la reprend ; elle dédaigne celte condiliou hasx' di' mendiante, et, pierre par pierre, elle révc. siiuiu de l'ci-onsiruire le grand édilire aboli de sou passé, tout au moins de restaurei' les richesses niah'i'ielles (pic ce passé lui a léguées. Miriiv encore, elle veut adapter aux nécessités dr la \ie moderne ses pignons et ses |talais, loger la science et l'art sous ses plafonds féodaux, installer des bibliothèques dans ses arsenaux, répandre la lumière et le mouvement dans ses vieilles poussières obscures, en attendant qu'un port rétablisse ses communications avec la mer et ramène pour l'industrie tlamaiidc un peu LA FLAMUÎE OCCIDEMALH. 417 de l'incomparable foiiuno qu'elle eut autrefois, — un mot qui avec « jadis » revient à tout instant sous la plume quand on parle de ces royautés morles! Ei ses ambitions ne sont pas plat()iii(|ues : déjà elle a mis la main à l'œuvre; sur l'emplacement de la cour Saint-Georges s'édilie une école, un palais plulôl, (l'inic (irdonnance somptueuse et anormale, avec des cours vastes comme des arènes, des salles s|)acieuses comme des églises, des escaliers qui semblent faits |)()ur des cortèges princiers, ime architecture loulVue dans l,i(|uelle la pi'ofusion remplace la mesure el le goût. Ailleurs une des salles a été transformée eu musée d'aicliéologie ; l'an- li(pie maison du Tonlieu. restaurée avec magnificence, abritera bieulùt la Hibliotbèqne de la ville; au h'rauc. de liani en bas gratté, raclé, décrassé, se sont réfugiées les arcliives. L'élan, il est vrai, |iail dun groupe intelligent et actif, mais n'atteint pas les couches moyennes, encore uiiiins le peuple, ([ui regarde faire, indiiféreni, tombé à un falalisme siupide, tel eu un mot IIRUGES, VU DU BEFFHOI. qu'il a été montré au courant de celte étude, dans sa rnulinc sommeillante et passive. Nous souhaitons, quant à nous, que cette généreuse émulation sache se défendre des excès : en refondant les matériaux du passé, on risque de changer de la vaisselle d'or en un informe lingot. In Bruges poli à la pierre ponce ferait horreur à tous ceux qui ont le respect de la vieillesse en vrais cheveux blancs et ne sauraient la voir poudrée et maquillée, dans une singerie de jeunesse où se perd la majesté des déclins. Kt maintenant niunlons les quelques degrés (jui mènent à la plate-forme, d'où l'esprit, oubliant dans une échappée sur l'infini les deuils de la vie présente, va pouvoir s'élancer librement dans les horizons. Six fenèlres, hautes comme des porches, sont les ouvertures par lesquelles pénètrent sous les voûtes de ce lieu aérien, comme un fleuve sous des arches, le vent et la lumière des espaces. Salut, vieille patrie, Flandres maternelles ! Une genèse inta- rissable mulli|)lie à travers ta lande le permanent miracle des gestations. .\ l'est et au sud. des lieues de bois se prolongent, couvrant la terre, de Kiiesselaere à Aerlryidvc, d'une vaste 53 il8 LA BELGIQUE. cliapc émcraiidéo (juVn mai l'or des colzas constelle de plaques arilenles. A l'ouest s'étendent les pâturages toujours verts, ('«nnine une iiiinuihile mer cpii ijradueliement va mourir, non loin de cette autre mer, la vraie, dont la barre d'airain ligne au nuid revtrème limite du ciel, dans le moutonnement |)Ale des dunes. Des routes sillonnent l'étendue; des canaux l'ayent d'une coulée d'élain les |n-airies ; cà et là uii train file dans un lloconnement de fumée; et des bateaux, des chars, un fourmillement d'hommes et de bêles accou|)lés aux besognes agraires, animent le paysage de taches mobiles. Mans les lointaius noyé> de brume bleue, Blankenberghe ctHcyst s'égayent il'une chti'té. Cette tour |»erdue dans le désert des campagnes, c'est Danime; et, lui faisant face dans le vide, une autre tour solitaii'e, Lisseweghe, jaillit comme un phare. Cependant tournez sui' vons-nn-me, les yeirv projetés à travers les énormes lucarnes où s'enchâsse ce pays sans tin : dans la reculée, Eccloo dresse ses clochers; plus à droite, (!and, |)oint vague dans le brouillard, a l'air d'un grand iia\ire sombré aux contins du ciel; et successi\ement lloiders, Ihvmude, Tlidiiidid sortent des bois et des prairies, comme des assises sui' lesquelles pose l'horizon. Hedescendez ensuite chez les hommes, je veux dire chez les honnêtes veilleurs de la tour, et faites-vous montrer le mécanisme du carillon, ce prodigieux orchestre suspendu ])ar l'air et que met en branle, comme l'àme de tout ce colossal outillage, un cyliiulre d'un poids de di\-neuf mille neuf cent soixante-six livres. A peine le cylindre a-t-il commencé à se mou\oir, qu'iuie trépidation cour! à travers les cent (pialre-\ingl-dix marteaux qui sont les musiciens de l'énorme symphonie. L'un ajirès l'autre, ils s'abattent, cognent, frap])eut, comme des mailloches, sui- les (piarante-lmil cloches, dont la plus grosse pèse la bagatelle de dix-ueid' millci livres. Tandis que le digne homme, plein d'admiration pour ses « artistes », vous détaillera leuis perfections en faisant tinter leur carapace d'airain sous ses doigts aux dures phalanges, vous sentirez tout à cou|) un mystérieux frisson courir à travers les charpentes, suivi bientôt d'un indéfinissable et long grincement de chaîues détendues. Puis un son vague, lointain, qui semble tombé des profondeurs de l'air, traînera un instant, avec une langueur de |irélude, comme l'accord qui va donner le diapason à tout le reste; et, aussitôt après, un vol de petites notes cristallines mettra dans la cage de bronze comme l'éveil des nids au matin. Ce ne sont d'abord (|U(! des gru})petti légers, des susurrements, des gargouillades de chanteurs se meltaiit eu li'ain. Mais attendez ! la rumeur grandit, des roulades répondent à ces guilleris de moineaux précocement éveillés, d'invisibles et nouveaux gosiers strettent, grisollent, tirelirent, montant et descendant, cm d'infinies rossignolades, l'échelle des tons, et cette folie d'aid)e s'accroît encore, brusquement coupée d'une note grave et prolongée, connue le meuglement d'mu' vache humant les herbages prochains. La grégorienne mélopée prépare l'avènement daus le clheiM' des routlantes cornemuses de |(àtres (pii à leur tour saluent le soleil levant. L'une a|)i-és l'aidre, les basses sortent de leui' h'Ihargie, grondeul. lousseut, irnàclenl. liuissaiil par faire un accompagnement entrecoupé aux petites voix ailées qui, loujoui's plus haut, vctnt, montent, s'élancent aux cimes verligim^nses de la gamme. Comme dans les vergers de gros imimaux prdui'ant, les énornu's bourdons sont à leur tour pris d'une gaieté, remuent de sourds tonnerres à travers le gironnement des cloches moyennes, cognent de leurs battants l(!in"s robes de bronze. El. nn'lés à cette kermesse en délire, des musiciens solitaires ont l'air de lilei' des sons pour <'U\ seids. raclent de coups d'archet des \ioloncelles in\isil)les, agi- tent dans les profondeurs du cai'illon des gongs étoutVés. .Mais, de suite iiprès, ratl'olement des trilles et des vocalises reprend, rvlhmé par des c(nq)ctées d'arpèges ou de larges accords pla([ués. Silence ! En plein déchaiin'uieut d'ouragan, une pause imni(d)ilise les exécnlanis, les oiseaux s'arrêtent, les llùtcs cessent de piauler, les violons suspendeul leur rliaul. st (dle-nu-me un cimetière bien autrement funèbre. ])uisqu"elle n'a pas même les croix (|ui. dans l'Innuble champ de repos, perpétuent la mémoire des villageois enterrés à leur ombre : le lem|)s a nivelé jusqu'aux unuuiuieids sous lesquels est ensevelie la fragilité de ses grandeui's. Aux lieures , LA FLA.M»HE OCCIDE.NTALE. 421 matinales, un petit pâtre ponsse, à travers les herbes qui ont envahi le pavé, le troupeau dodelinant des vaches, et. quand leur siliiouette a décru dans le lointain, l'espace se remplit d'un silence de solitude que trouble seul le claironnenient d'un coq piété sur un fumier. Je me souviens cependant d'une claire matinée de mai où, ayant aventuré jusqu'à Damme ma flânerie de songeur, mes yeux aper(;uren( deux très vieilles femmes accroupies sur le sol, dans la mollesse d'un premier soleil prinlanier; de leur main sèche dont les os trouaient la peau, elles sarclaient gravement les touffes folles poussées entre les cailloux. Eprouvaient-elles comme moi le besoin de boire à cette coupe de chaleur et de lumière, au sortir de l'ombre éternelle qui règne dans la morne cité et passe en frisson froid dans l'échiné ? ou, par un goût incompressible de la mort, ces Parques, en détruisant une herbe qui est encore de la vie, obéissaient-elles simplement au désir d'anéantir jusqu'à la trace la plus fugitive des sèves qui ailleurs font pousser les hommes et les végétations? Elles ne levèrent pas même la tète quand je passai devant elles; et dans ces maigres silhouettes clouées sur leur besogne, et qu'à trois heures de là je retrouvai toujours à la même |ilace, grattant invariablement le pavé, je crus voir les eusevelisseuses de l'antique i»amme, toutes chargées d'ans elles-mêmes et faisant sous le soleil la toilette de son cadavre décomposé. Pas plus que les autres colons de ces régions, elles ne se doutaient sans doute, les mélancoliques vieilles, du fleuve humain qui, sur le même sol qu'elles dépouillaient si laborieusement de ses sauvages graminées, coulait au treizième siècle son large flot turbu- lent. Et qui, d'ailleurs, s'aviserait qu'ici s'étendait le grand entrepôt des Flandres, où par cargaisons innombrables débarquaient les vins de Bordeaux, de Bayonne et de Bourgogne, les cuivres rouges de Pologne, les métaux de l'Angleterre, les pelleteries de la Hongrie, les soies de la Chine et de la Syrie? Quel effort de l'imagination pourrait évoquer, parmi l'aride nudité du désert actuel, le spectacle de cette Hotte de dix-sept cents navires équipés par Philippe-Auguste contre les Flamands et les .\nglais et naviguant à travers les eaux profondes de ce Zwin sur lequel était bâtie la ville et qui a disparu comme la ville elle- même ? Damme avait alors de larges privilèges, un comptoir qu'y avaient fondé les villes han- séatiques, un autre qui était celui des Lombards, deux canaux qui l'unissaient à Bruges et à Gand, un droit maritime qui s'appelait le Droit maritime de Damme \ et son port de mer, où affluait la richesse de tout l'Occident, en faisait une proie convoitée par les souverains. Il semble vraiment, à feuilleter les chroniques qui reconstituent ce milieu d'humanité agité, qu'on ait alîaire aux chimériques magnificences d'une légende. Essayez donc de recomposer, avec ce qui reste des Halles primitives, des ogives subsistant en quelques maisons de la place et de cette sombre tour de Notre-Dame, plantée dans l'air comme un poteau indicateur sur le chemin d'une nécropole, le tableau des allées et venues qui, au quinzième siècle, reliaient entre elles Damme et Bruges, ces caravanes amenant du port à la chief-ville les arrivages, ces canaux sillonnés par des vaisseaux « pesant quatre cents muids », soit vingt tonneaux d'aujourd'hui, au grand émerveillement de Guicciardini, puis encore ces demeures somptueuses où de simples négociants menaient une vie patricienne, ces magasins gorgés de marchandises, ces banques alimentées de vastes capitaux, ces comptoirs d'assurances où, il y a cinq siècles, fonctionnait déjà le système des garanties, et toute la végétation parasite de métiers avoués ou clandestins qui ne tarde pas à se greffer sur les centres de grande vie. Le :j juillet I i68. entre cinq et six heures du matin, dans le réfectoire de la maison du l)ailli, Charles le Téméraire et Marguerite d'York recevaient la bénédiction nuptiale des mains de l'évèque de Salisbury, et ce mariage princier, commencé là, parmi le vol des mouettes et le balancement des navires à l'ancre, s'achevait dans un prodigieux cortège de joyeuse entrée, 422 LA nELGIOUK. le long (le ce |ii-iiiiilit' canal de l>aiiime à Bruges qui n'es! plus au|iiiiiiriiiii. eu conlre-has de la chaussée. {|u'uu(' rigole franchie d'une enjamhée. Ites chariots de parade emmencrcnl à la métropole, parmi des chevauchées de comtes, de barons et d'écuyers, la cour d'Angleterre et la cour de Hourgogne, en hahils chamarrés d'or et scintillants de jtiei-reries ; puis ce tlot de gloire et de Leaulé alla s'éparpiller au coup de sok-il des rues brugeoises tendues de tapis, décorées de feuillages et festonnées de populaire. Retour des fortunes terrestres! sep! ans s'élaienl à peine écoulés à partir de ce mémorable concoiu's de i)rinces assemblés dans les murs de hamme, que la mer. (pii lui a\ail prêté jusque-là sa grandeur, et, comme un coursier soumis, avait permis à ses marchands d'asseoir leur prospérité sur la croupe de ses vagues, se relirait subilemeiil du poi't, laissant celui-ci s'enfoncer bientôt sous les sables. Ainsi devait s'anéantir en un iour cette ville qu'un jour avait fait sorlir de Icrre. On la voit, en etVet, commencei' par une sorte de vague écume himiaine, échouée à im pas des écumes marines, une alluvion d"(ui\riers travaillant aux digues de Bruges à Cadsant et qui se construisent là des huttes ; et ce premier noyau va s'augmentant en quelques années jusqu'à former le rudimeut d'une cité qui bientôt instaure son liicrarhacic ou tribunal avec deux hourgnieslres et des échevins ; puis une pluie de privilèges s'abat sur elle et lui donne sa forme définitive; elle rivalise de luxe et d'activité avec la cité maternelle et l'ail croire à l'éteruité de l'édifice qu'elle a élevé ; mais une révolution terrestre en miue à l'improviste les fondements. Vainement Albert et Isabelle, en 1617, s'elVorcent de la relever en redressant ses remparts démantelés : cette ombre de vie va d'année en année s'all'aihlissant sous l'action d'une irrémissible décadence; et, comme quelqu'u)i qui, après avoir connu l'opulence, se réveille au milieu d'une réalité misérable, Damme aussi put croire, en s'éveillant un matin dans la solitude de ses rues rendues au silence, à in lin d'un heau songe s'évanouissant parmi le désenchantement des règnes abolis. Le Hamme de l'histoire achève à présent de se consumer en quelques très rares vestiges qui, comme les tombes des cimetières, sombrées dans l'ombre ghaupu; des feuillages, ont fini eux-mêmes par disparaître à demi sous le grand ensablement des siècles. Cependant les Halles, joli édifice du milieu du (piinzième siècle, bâti en forme de rectangle, semblent toujours attendre le retour de l'ancien peuple expiré, tandis (pu\ debout sur son socle au milieu de la petite place, le docte et malicieux Jacques de C.oster van Maerlandt, greffier de la ville, en lostume de clerc, a l'air de médiler sur l'ironie des choses humaines. L'effet de cette statue au geste parlant, si médiocre qu'en soit l'exécution, fait im|)ressi()n sur l'esprit, dans cette nécropole où un cataclysme semble avoir tout emporté et où pourlaiil une gloire de poète s'éternise à travers la ruine universelle. Le grave acolyte des éclie\ius du ricr-scluicrc n'aurait pas échappé à l'oubli si ses livres ne lui a\aienl mérité le reiniui d'un lùiiiius ilauiand. il y a ciu(|uaiife ans envirdii. \\\w pierre lecouvrail ses ossements dans le clioMir de Notre-Dame, et cette pierre, sur laipielle il était représenté, des besicles au ne/, el griffonnant des tablettes, à côté d'un hibou, a\ait donné lieu à une méprise singulièi'c. A la phice du \\và\\ poète, l'imagination |)opulaire s'était complu à révérer, sous ce syndxile de la science et de la sagesse, le légendaii'e héros don! les aventures défrayeul ionjours en f'Iandre la gaieté avid a\ec sa harpe; là, la Vierge portant l'Enfant divin; plus loin, un iirophète. l'our couronner ces symboles pieux, imi homme à genoux, coninie dans les diableries de iilrs. di' \ an (lo\\en et de Teniers, souffle sons la (|iiene d'nn i-oclion. La grosse licence des Dammois devait s'amuser de ces grossières facéties devant lesquelles les jolies paysannes de la Zélaude \ieiinent encore, le dimanche, étaler dans de larges rires leurs saines dents blanches, l ii palier (pii |irolonge l'aire de la salh^ s'emmainlie à l'escalier demi-ébonlé d'nnr loin' montant aux combles et débonchani sous l'énorme charpente enchevêtrée dn ioil. Le> deux clorlie» dn (pialoivienu' siecde (|ui de là-haut sonnaient les prises d'armes soûl loujonrs pendues à Icuis ti'averses, mais ne s'ébranlent plus anjomirimi (|ne pour marquer le monuMit des i'e|)as et de la rentrée des bœufs; dans l'iioiaible petit cam- panile à bulbe doré (|ui. comme un champignon, a poussé sur les soubassements du minuscule beffroi originel, une ii(M-loge fait entendre son ronilemout monotone, qui scande à travers le tenqis les heures lourdes de l'oubli. Tout CL- délabrement s'encadre dans nue façade à pignons latéraux tailladés, coilïés de ( (le , LA KLA.NDUK ( ICCI DKNTA LK. Î25 tourelles en encorbellemonl : au milieu, une cage en saillie forme |)erron par-dessus une double rampe; et une balustrade d(Micatement fenestrée borde un vaste toit d'ardoises capuclionné lin rang' de lucarnes. Imaginez la retombée pesante des sabots des édiles actuels sur ces degrés pierre que gravirent les pieds mignonnement chaussés de .Margiiciilc (l"\(irk: imaginez aussi les couples montant lescalier au temps des kermesses el, sous les plafonds ([ui enten- dirent délibérer les grands magistrats de ])amme, le tournoiement des danses au coup d'archet d'un ménétrier. Pendant un jour, en effet, la muette bourgade sort de son recueillement, et la bourrée des bouviers ébranlant la vétusté vermoulue du vieil édifice va inquiéter les nids de corneilles accrochés aux contreforts de iXotre-Dame. Mais, cette rumeur des hommes expirée par l'air, la mort reprend possession de son emplie : face à face dans le silence, la cathédrale et l'Iiôtel de ville, le géant catholique pleurant sur le chevet éventré de la vieille église et le nain trapu laissant tomber une à une ses pierres dans le puits du temps, recommencent le solennel colloque que, depuis des siècles, ces deux débris d'une cité glorieuse prolongent par-dessus les ignominies de la décadence. Comme une quille émergeani d'un grand vaisseau sombré, .\otre-lJame n'est plus qu'un morceau d'église, demeuré dans le naufrage des nefs. Une énorme section semble avoir été pratiquée dans la masse de pierre que fiirmait le temple primitif, et coupe d'une brèche où passerait un tleine la parlie comprise entre la tour el la chapelle actuellement affectée aux olïices, l'une et l'autre pareilles aux tronçons d'un vaste organisme ruiné. Là-haut cependant, le colossal pilier ressemble au doigt de la colère de Dieu, toujours menaçant et tendu à travers les horizons. XVil La mer. — Osteiicli', Hl.uikeuherghe, Heyst, .Nieupoil, la Panne. Après ces stations prolongées dans la mort, on éprouve le besoin de se retremper dans un Ilot de vivante humanité ; ce sera la mer du Nord qui nous l'apportera sur ses blondes plages fourmillantes d'un si grand mouvement de femmes et d'enfants. Au giron des eaux, comme en une Jouvence réparatrice, nous boirons les phosphores qui guérissent des mé- lancolies engendrées à la fréquentation des pâles ombres de Damme et de Bruges. Sur les gloires abrogées de ce coin de pays maritime a poussé une sève de civilisation nouvelle, assez forte pour faire oublier que partout ici s'étendait le grand commerce du monde. Des palais, des halles, des comptoirs marchands régnaient où sévissent à présent des caravansérails et des boarding bouses, moderne genre d'industrie qui s'alimente du sang et de l'or des peuples, et à la place du vieil étendard des Flandres, large ouvert aux brises soufflant d'Angleterre, orgueilleusement arbore la serviette froissée des aubergistes. Mais, dans ce tourbillon des villes de grandes eaux et de grands vents, les allées el venues de la vie distraient des deuils du passé ; toute la contrée s'est si bien nivelée sous le passage des caravanes exotiques, cette nuée de sauterelles que chaque été ramène à la mer, qu'il nous faudra gagner Nieuport avant de sentir encore une palpitation d'humanité ancienne. C'est par des cimetières que nous nous sommes acheminé au présent ; mais le temps n'est pas l'unique fossoyeur qui sous ses pelletées d'oubli a comblé la fosse où dort ce qui fut. La mer a aussi sa part dans cette œuvre d'extermination. iNous avons vu qu'à Damme elle a bouché de ses sables le vestibule par où coulait jusqu'au cœur de Bruges même la richesse du monde. Du Zwvn. le bras de mer (pii s'enfonçait à quatre lieues dans les terres, mouillant 426 LA RELGIQUE. partdiil (li's |»orls, il ne reste (lu'iiii estuaire dont de récents endiguements ont achevé de maîtriser le maigre tlut. La main de riiomme a ainsi scellé définitivement cette porte par où les houles immergeaient le plat pays et sur laquelle, dès le quinzième siècle, la mer déjà avait renversé son énorme sahlier. A pied sec, vous traverserez maintenant la campagne (|ui de Damme s'étend à Knocke, le sauvage petit hameau de pêcheurs perdu aux limites de la coulrée flamande, dans un repli des dunes. La vogue n'a i)as encore touché aux solitudes de ce coin de terre où les âmes gardent leur rude tleur primitive et qui, à un pas de Heyst, a le silence et la douceiu' d'un désert. C'est à peine si, sur la grande nappe blanche des sables, la culture aligne ici ses verts damiers : un petit champ de pommes de terre et de choux s'abrite cà et là dans l'angle d'un pignon et sut'lit à l'alimentation des familles, avec ces vivants fruits de sel et d'eau, les poissons. Ainsi l'humble bourgade ignorée a traversé, sans en être atteinte, la l'olie des gran- deurs qui s'est abattue sur tous les points du liltural. Comme une oasis oubliée dans la circulation des plages, elle s'immobilise à l'ombre de sa vieille tour catholique, qui seule parle encore du (piatorzièmc siècle. Combien de temps gardera-t-elle sa modeste condition de vierge rustique, |)armi toutes les autres vierges d'autrefois, métamorphosées en grandes dames au coup de baguette de la mode? Chaque jour est un empiétement sur la paix des vieilles mœurs. La spéculation, ce postillon qui prépare les logements pour une civilisation avide d'air et d'espace, ne court plus seulement les grandes routes, mais les petits sentiers de silence et d'ombre, et, de sa cravache finissant en chaîne d'arpenteur, frappe aux portes closes des villages, en agitant ses grelots d'or. Et, comme des îles émergées des flots, l'une après l'autre des stations balnéaires s'éveillent au-dessus des eaux, avec des môles, des kursaals, des chalets de plaisancç, des hôtelleries, où des oiseaux de passage s'en viennent accrocher leur nid. En trente ans, la physionomie; du littoral a été littéralement bouleversée. Ostende était alors la grande auberge maritime; la concurrence n'éparpillait pas encore aux alentours la clientèle des malades et des désœuvrés. Puis, un jour, le goût d'une dépense plus mesurée et l'attrait d'une plage moins encombrée firent affluer son trop-plein à Blankenberghe. .Vu sortir du train et du bruit des fêtes, les familles trouvèrent là une tranquillité de vie provinciale où le sang et la bourse se re(;omposaient. Mais à son tour l'encombremeiit visita iJlankcn- berglie, doui la pléthore se déversa au dehors, dans une bourgade jusque-là obscure et qui, sous ce coup de fortune, devint tout à coup comme la banlieue habitée de sa voisine. Heyst, en effet, hérita de la prospérité de Blankenberghe, comme celle-ci avait hérité de la vogue d'Ostende, comme Knocke, le solitaii'e hameau, héritera quelque jour de l'animation de lleyst même. Tous ces centres, grands et petits, vivent grassement, pendant une partie de l'été, de l'étranger comnn^ d'un bétail >ucculent dans lequel ils se taillent la subsistance du reste de l'année. La mer est pour les villes du bord de l'eau comme une baïupie où chacune d'elles place ses capitaux, avec la certitude d'en l'etircr de gros intérêts. En proie aux consom[)tions de toute nature qui assaillent les époques de grand labeur, ce siècle éprouve un tel besoin de se refaire les moelles, ipril paye sans compter les baumes de vie (jue lui dispense la grande officine de l'océan, ici, eu elVel, s'accomplil journellemeiil. |iouf ces l'ouïes pâles, usées par la souffrance et l;i vie, le miracle de la régénération : la mer, avec ses sels et ses phosphores, met à leurs jours des rallonges, comme un l\u'acelse en qui serait le secret des éternités. (Juand le banquet touidie à sa fin, sous la clarté apàlie des luslres, l'homme gorgé en qui l'abondance des nourritures a surexcité le sang, et l'anémiepii' diuil les appétits doivent être stimulés, s'en vicnueut également s'asseoir à la simple et iiide lai)ic de l'Océan. LA FLAM)UE OCCIDEMALK. 'r27 Ce sera une des gloires de la médecine moderne d'avoir cherché son plus actif agent dans cette piscine miraculeuse où par tous ses pores le corps humain absorbe les eaux de la rédemption. Les plages du nord ont d'ailleurs, en leur beauté un peu mélancolique, un si irré- sistible allrail qu'on s'explique aisémeni leur vogue toujours croissante. C'est par milliers que les trains déversent à Ostende et à Hlankenberglie, pendant le temps des bains, les infirmités de la vieille Europe : tout un peuple languissant de femmes épuisées, de jeunes iilles mangées par la cidorose, de travailleurs débilités accourt au grand médecin des Ilots. Telle est l'affluence que, aux chaudes journées de juillet et d'août, la digue ressemble à une fourmilière et qu'on a peine à se loger dans les hôtels. Et ces deux petites capitales de l'univers, ouvertes sur l'infini du ciel et de l'eau, ne sont pas seules à bénéficier de ces grandes migrations : JNieuport, la Panne, iMiddelkerke, Mariakerke, Heyst ont aussi leur part des épaves que jettent à la mer les naufrages de la terre. Il semble que, dans la moiteur tiède des sables, mieux qu'aux arides falaises, germe cette graine d'espérance sans laquelle l'humanité se dessécherait en une lente et perpétuelle agonie, l'uis, des grandes électricités (hi Ilot, (juelque chose comme un frisson de vie demeure à ce beau salin des plages continuellement trempé d'écumes phosphorescentes et (pii a la porosité chaude de la peau. Mollement il se creuse sous le pied, retient la forme du corps, s'attache en fines poussières au\ vêtements, et sur sa blancheur nacrée la femme se sent plus attirante, comme dans un cadre qui s'assortit aux pâleurs de sa chair et met à sa beauté une palpitation de clarté vivante. Ajoutez qu'aux onduleuses circonvallations des dunes se cachent de mysté- rieuses retraites, des alcôves faites exprès pour le recueillement et le songe intérieur. En ces nids de silence que bercent les musiques solennelles de la mer, l'esprit, reployé sur soi- même, n'est plus entraîné à de graves méditations, comme devant la majesté des falaises, mais sommeille en de molles sensations sereines. Le vent plisse le sable de petites rides imper- ceptibles qui deviennent ainsi l'image des pensées, comme elles doucement frémissantes au caprice des impressions et à peine sensibles dans le charme de cette sorte de voluptueux anéantissement. Aucune magie non plus n'est comparable à la tranquille splendeur des couchants expirant au large dans les gris plombés des vagues et, sur l'estran même, s'éteignant en pourpres refroidies. La terre, avec ses courbes rondes et sa pâleur lactée, a presque ici rimmatérialité du ciel, et, quand le soleil à son déclin y projette ses réverbérations rouges, on dirait la gloire d'une nuée détachée d'en haut et traînante à ras du sol. Leidement l'incendie s'étend, couvre les pentes, enflamme le pays au loin, puis va mourir dans ilinri/.on assombri, par-dessus les silences de la campagne, tandis que, dans cette mort de lii lumière, on croit voir la fin d'un beau drame d'héroïsme et de songe. Le spectacle est toujours saisissant, et les blanches ténèbres graduellement accrues des sables, pareilles à une chair de laquelle se retire la vie, le lent appesantissement du soir sur le paysage, cette nocturne mer défeilant à grands plis sombres au-dessus de l'autre, le rendent plus émouvant encore. De Heyst à la Panne, stations exirêmes du littoral, la plage tlamaiide ourle de molles dentelures l'Océan, lue succession iMinti'rrom|)ue de dunes met entre les villages le mouve- ment d'une chaîne de petites montagnes dont les cônes, verts de hoyas et de chardons, dominent, comme des observatoires, la bataille des flots. A la Panne le .Mont-Blanc, énorme croulière chauve, à l'ouest de Nieuport le Jloogt Blekker, vaste cône |)rofilé par-dessus la contrée, semblent iunnobiliser de prodigieuses vagues jaillies d'une houle des sables. Une épaisse végétation, (|ui change selon les localités et épuise toutes les merveilles de la flore marine, déroulr de prtxhe en |)roche son tapis veloureux et profond. A iNieuport, 428 !.\ lîKLCIUl K. dans l'argent tliiidi' tli )()iil;iiils. Ili'iiril le f^rand cIkiihIdu IiIcii. part'il. l'n sa grâce longue et flcxihle, à mi livs lin saxe céladdn : cl [lartoul ailleurs la jii'uyèi'e aux grappes dor. le hoya dont les racines ramiculées en tous sens lixenf comme des crampons la mobilité du soi, riiippopliaé saignant ses baies rouges emmêlent leurs tloraisons toullues, comme la gaieté étoilée de ces mélancolies de pavsage. Clia(|ue |ilage a d'ailleuis sa |diysionomie propre qui la distingue des autres. Celle d'Ostende, bai'rée pfu' r('iiclie\(Mn'iii('iil do ses piliers d'estacade, prolongés au large et simulant dans l'horizon les assises d'un cliimérique échafaudage, évoque la toute-puissance de l'homme. lilanUenbershe, avec sa jdlie ietée toute neuve rattachée par des escaliers an 1. ESÏA(;*1)E b OSTENUK. large dérouhMneid de l'arène (|ue la marée basse découvre |)rofondément, a moins de gran- deui' et plus de c(i(|uetterie. Kl. un peu plus loin, llevst, à peine sortie de son obscurité, oll're sa poésie tuule nue de belle tille saine, demeurée rustique et marinière à travers ses ostenlalious naissantes. .\m\ \aiucus de la \ie. aux clirrclicurs de grand silence, la mer llamaudc i^arde des recoins nidius ti'équentés encoii' : la l'aune a des déserts nù exjiire biulc runn'ur humaine. Là le ciel cl funde ne trouvent point de concurrence. Ouand, |»crdu an iiiilicu des sables sans lin (pii. parallèlement à l'eau, mouloinicnl en Ilots liges, sans aucune digui' (pii en i'om|)e la sublime Mnil'ormité, on laisse aller au lil (lc> luarées ses yeux et sa pensée, on peiil se croirt' (h'iacin'' de tout lien terrestre en ce doidde abinie d'espace et d'i'li'rnile. liien ne peul dire la LA FLAM)HK OCCI DKNTALK. 431 pléniliide que, loin des hommes, goûte, devant rillimité des plages ignorées, l'àme qui rêve de retourner aux sources de la création. Et non seulement la physionomie extérieure et sensible, mais les habitudes de vie, le genre des fréquentations, les modes de distraction et de plaisir changent de plage en plage, en ce joli défilé de villes d'eaux. Chacune a son public spécial, ses amoureux convaincus, ses clients accoutumés, comme une grande famille où, à travers les hiérarchies, règne une apparence d'homogénéité. Il semble que son vieux renom historique, et peut-être aussi la présence royale, aient consacré pour Ustende le privilège d'une villégiature aristocratique. Le haut monde, le high life, la fashion s'y donnent annuellement rendez-vous et y jettent sur le couranl de la vie le prestige d'une sorte d'existence à grand orchestre. C'est la continuation du tourbillon (pii entraîne au |)laisir, dans les capitales, ceux qu'on appelle les favorisés du sort. Les bals, les concerts, le théâtre, les courses, la toilette, les réceptions, le flirtage, le jeu occupent ici les journées. Les femmes y changent de robe le matin, le midi et le soir, avec des rivalités dans le luxe et la fantaisie. On y voit des princes avec leurs chambellans, des duchesses avec leur cour, des chevaliers du turf avec leurs écuries ; et la banque, l'indus- trie, la diplomatie y mèacnl un train de seigneurs, prodiguant la dépense et l'apparat. La ville, d'ailleurs, a accommodé son cadre à ce passage des grandes fortunes ; aucune station balnéaire du continent n'a peut-être la somptuosité de sa digue ; les architectures les plus fastueuses s'y entassent dans un emmêlement de tous les styles, avec des balcons à cariatides, des moucliarabys vitrés, des pignons en llèche, des rez-de-chaussée ajourés, des colonnades, une abondance de rinceaux, de pilastres, de faïences et de sculptures. Naturelle- ment le mauvais goût n'est pas absent de cette profusion; mais un tel décor s'apparie bien à la vanité, aux étalages de toilette et aux élégances bigarrées de celte foule cosmopolite et superficielle qui n'a d'yeux que pour elle-même et assiste inattentive aux grands spectacles de la nature. A part quelques- vieilles rues, de médiocre caractère, des restes de rempart et çà et là dans les dunes un fort démantelé, plus rien dans (3stende ne révèle la tragique histoire d'une ville guerrière. Massacres, bombardements, pillages la saignent et la déciment, aggravant par la colère des hommes les cataclysmes des eaux. Quand ce n'est pas un .Albert de la Motte ou un Louis XV qui la saccage à coups de canon, c'est la mer qui rompt ses digues, se rue à travers ses rues et balaye tout devant elle. Le nombre de ses désastres maritimes se suppute presque par le nombre de ses années, et en moins de cent cinquante ans elle est trois fois anéantie par les armées qui l'assiègent. Ses infortunes, d'ailleurs, n'ont d'égale que sa vaillance ; à peine la mer et les soldats se sont retirés qu'elle se relève de ses ruines et reprend sa besogne de grande cité marchande au point. Pendant trois ans, avec Maurice de Nassau, elle soutient contre l'Espagne et l'ar- chiduc Albert la cause de la liberté de conscience; quand elle se rend enfin, vaincue par les épidémies, les incendies et les inondations, soixante-douze mille hommes ont péri dans ses murs, et ceux-ci ne sont plus eux-mêmes qu'un amas de ruines. Son passé, du reste, est plein de prospérités extraordinaires, aussitôt après suivies de lamentables retours. En 1714 le chevalier Hallet de la Merveille débarque dans son port une cargaison d'épices, de bois, de richesses minérales apportées du Bengale : c'est l'origine de cette puissante Compagnie des Indes qui, pendant onze ans, concentre dans ses entrepôts toutes les denrées de la terre ; et brusquement la concession du commerce avec l'Afrique, l'Inde et la Chine lui est enlevée par le même Charles VI qui la lui octroya. Ces vicissitudes et ces grandeurs ont fini par se fondre dans les profits, sinon dans les gloires de son trafic actuel ; si elle n'a plus ses redoutables aventuriers du dix-septième 432 LA BELGIQUE. siècle, cet illustre Maeslricht, le Jean liari des Flandres, et cet héroïqne Jacobsen qui à lui seul soutint le choc de neuf navires hollandais, puis, croulant sous le nombre, se fil sauter sur son corsaire, elle pratique à sa façon le métier d' « écumeur de mer » en rançonnant les étrangers échoués sur sa plage. Ostende est comme un vaste garni où la table est toujours mise devant l'Océan ; tous ses habitants sont gargotiers et aubergistes : et ses maisons privées se transforment en succursales de ses hôtels. Elle a des magasins digues des grandes villes, un des plus beaux kursaals qu'on ail construits, des promenades soigneusement entretenues, un bois de Boulogne en miniature, des cercles et des agréments de toutes sortes, experte en l'art de retenir une clientèle naturellement blasée. Hlankenberghe — pour le moment du moins, car toutes ces parvenues des eaux sont, au fond, minées de vastes ambitions — se contente d'une destinée plus modeste : demi-mondaine. ''mPWHM^ m^'^ •m LA PLAGE DE B L A N KEN B EnGH E. demi-bourgeoise, elle anime son train de vie régulière aux musiques dansantes d'un kursaal qui n'a pas les spacieuses proportions du kursaal ostendais, el |)Ourlanl fait bonne mine sur sa digue bordée de maisons légères et simples. On danse, on s'amuse, on lit. on excur- sionne, sans grand éclat ni mise en scène, et les contumes de la maison, les traditions du ai home s'y continuent au grand jour de la plage, avec une modération dans la dépense et une familiarité discrète dans les rapports mutuels. C'est la plage des travailleurs, des gens de robe et de plume, des fonctionnaires, se délassant dans le calme d'une petite vie sociale aimable, voisinant à table et sur les bancs du Kursaal, également ennemis A\\ \i(le des pleines solitudes et de l'empilement des foules. Les femmes et les enfants, dans le cliilîonné des toilettes, y ont une grâce d'ahandon que n'ont pas les belles dames d'Ostende, gréées et cuirassées comme des corvettes de guerre. On sent qu'ici la mer n'est plus uniquement un décor, mais qu'elle joue son rôle dans l'existence commune, de sa grande voix et de ses mélopées caressantes con,seillanl. sduteimnl. sliniulanl les défaillances de l'esprit el du ((cur. l-\ l-'LANDRE 0 ce m KM A LE. 433 La colonie s'intéresse à cette rude amie, d'humeur variable, mais bonne au fond, et qui refait son sang, détend ses nerfs, active ses sèves et lui infuse des énergies pour rentrer bientôt dans la lutte. On l'aime pour la vertu de ses bains, le sable moelleux de sa plage, les dictâmes de son atmosphère, la poésie de ses ciels, la vaillance rude de ses pêcheurs au type particulier, vrais gens de mer qu'on ne voit pas, comme à Ostende, lantiponner aux estacades, avec des paresses de lazarone, mais atieudri' l'heure de la marée dans leur barque, en se berçant aux croupes des vagues. Luc dignité leur est restée dans le geste et la \ie, comme s'ils ne voulaient pas démériter de leur renom ancien de pourvoyeurs de la marée royale. Marie-Thérèse, qui leur octroya nue charte, el après elle Napoléon l" n'acceptaient sur Icui' table que le poisson TYPES UE PECHEURS * BLANKENBERGHE. pris dans leurs nasses. Avec ceux de hi Panne, ils avaient acquis le droit d'emporter en mer un jeu de cartes, droit refusé aux autres pécheurs de la côte, et duquel, sans doute, ils ne mésusaient pas. La charte de Marie-Thérèse réglemente toujours leur corporation; un doyen la préside et, comme une sorte de magistral, conserve précieusement dans un colTret le par- chemin signé de la main de la souveraine, qu'ils continuent à appeler '< leur souveraine ", par une reconnaissance éternisée de la prédilection qu'elle eut constamment pour eux. Cette vaillante et honnête population, attachée d'un si grand amour à l'Océan, anime de ses allées et venues la plage blaukenberglioise. A la tombée du jour, les hommes hissent leurs voiles et s'en vont pécher à plusieurs lieues en mer, tandis que, pareilles à de grandes chauves- souris aux ailes éployées, les femmes, portant sur l'épaule des filets emmanchés de longues perches, l'humérus en outre sanglé |»ar la bretelle d'une hotte, promènent dans la scintil- 35 434 LA BELGIQUE. lation sombre des eaux d'errantes et mystérieuses silhouettes. Là-haut luurne. comme une àme qui veille, la lampe du phare, et, à ras des flots, par-dessus le Paanlemarkt, énorme ver- tèbre de sable saillante sous les écumes et contre laquelle naguère allaient >e briser les navires, le rouge fanal d'un ponton tlottanl étoile les ténèbres marines. .\ l'autre extrémité du littoral. Nieuporl-Bains. sorti, à la requête d'un naljajj tournai- sien, de la profondeur de ses dunes, se relie par une chaussée bordée de pâturages ii la ville mèi'e. vouée à la décrépitude et au silence, après avoir été l'une des cités illustres des vieilles Flandres. Ici point de kursaal, mais la demeure hospitalière d'un bourgeois grand seigneur, le marquis de Carabas de toute la conlrée; large ouverte aux lunchs, aux raouts. aux fêles joyeuses, elle tient lieu de tout ce qui manque à Nieuport-Bains pour être une station véritable. Quelques chalets et trois ou quatre hôtels composent en effet le noyau de cette banlieue de ville perdue dans les sables de la mer, et où la vie. naturellement restreinte, n'a pas la fermentation des centres de circulation active. Une ressource, il est vrai, permet de concilier avec le goût de la solitude le séjour en un milieu plus habité : il suffit de prendre ses quartiers à Nieuport même; une apparence d'ani- mation galvanise ici à certaines heures du jour le fond monotone de la vie. Le matin, on voit sortir des maisons la troupe dolente des vaches qui lentement passent à travers l'herbe des rues, longent les Halles et leur beflVoi. un coin de vieille gloire perdu dans un silence de cime- tière, finalement s'en vont pâturer le long des remparts, au jjiod d'un reste d'immémorial donjon. Les Templiers, qui avaient bàli là une église, ne sont plus qu'un souvenir englouti dans le temps, cette mer qui, comme l'autre, emporte les continents et les hommes; et pareil- lement, des huit sièges que subit la grande ville du quinzième et du seizième siècle, du mémorable combat des confédérés hollandais contre l'archiduc Albert, du haut renom de ce port où l'on appareillait pour les destinations lointaines, il ne reste qu'une légende réveillée çà et là par un bout de ruines, un amas de pierres boulantes sous le pied. Mais tant de dispa- ritions éveillent partout en Flandre .l'idée de la fragilité humaine, que cette déchéance ne nous étonne presque plus. Comme une poussière balayée au vent, Nieuport a suivi dans le gouffre d'oubli son aînée en gloire, cette puissante et antique colonie de Lombartzyde, riche port marchand du douzième siècle, qui déjà au temps de Sanderus n'était plus, selon la désignation qu'il lui donne lui-même, qu'un « ignoble village ». Ici, il est vrai, tout a disparu, ne laissant surnager au-dessus du tourbillon dans lequel la ville a sombré, que la misère et retfacenient d'un pauvre nid de pêcheurs, dévotement amoureux d'une vierge célèbre en pays flamand. A plusieurs lieues dans la côte, la piété populaire ne veut reconnaître que la vierge de Lombartzyde; si humble qu'elle soit, elle fait pâlir devant la renommée de ses miracles la pompeuse patronne qui règne aux tabernacles de Nieupnil : d c'est dans son giron que la douleur des mères et des épouses va puiser les consolations. A Nieuport-Bains expire la mer élégante : un délicat et sensitif poète belge. Georges Boden- bach, l'a chantée sous ce titre dans des strophes dont la musique évoque plus encore le rythme mélancolique et tendre sur lequel, aux kursaals d'Ostende et de Blankenberghe, voltigent les jeunes filles, ces mouettes en mousseline, que la sauvage et solennelle harmonie des flots battant les estacades. La Panne, à côté de cette dernière ciialcur de vie. n'est plus (|u'uu(' solitude où, pendant les mois d'été, se réfugient quelques familles. Parfois, le dimanche, une caravane de gens de Furnes ou de Dixmude y débanjue avec ses provisions, puis se dissémine dans la florale splendeur des dunes, pareilles à un prodigieux bouquet épanoui sur plusieurs lieues de largeur. Mais cette fugitive apparition des hommes, perdue aux immensités des horizons, ne trouble pas un instant la sérénité recueillie de ce merveilleux coin de nature; et, comme l'eau '^^"" WiM W'\<. Itek: I tV^ tu \k /'////!/ m/Il I I j ''/ ' ■.mm^MmssyiaamisiÊÊiimÊiajg^ MfrM m il j jiiiiiii i \\'\ \^ -î LA FLANDRE OCCIDEMALE. 437 referme ses sillons sur la quille d'une barque, la grande mer des bruyères engloutit ici ces passagers d'une heure, dont les rires ne troublent même pas les folles gaietés des lapins se culbutant à travers les sables. La simplicité rude des villages s'est gardée dans cette retraite aimée des solitaires et des contemplatifs. C'est à peine si les auberges qu'on y rencontre sont aménagées pour y recevoir des hôtes, et le fond de l'existence y est une flânerie prolongée, sans autre distraction que les excursions aux hameaux voisins, la promenade sur la plage et les herborisations dans la dune. Si limités qu'ils soient, ces plaisirs suffisent à occuper les heures du véritable amoureux de la mer. Nulle pari le liltund n'offre une végétation plus magnifique ni des horizons plus étendus. Des courbes profondes font onduler les sables en petites vallées qui se resserrent et s'élargissent, toutes combles d'un fleuve d'herbes sauvages, de plantes odorantes, de grandes fleurs d'or, avec des alternatives de taillis, de zones pelées, de chemins couverts, d'enclaves cultivées oii, dans la chaleur, voguent les papillons, crécellent les cigales et cornemusent de gros hannetons mouchetés de gris. C'est un enchantement de musiques d'insectes, de murmures de vent, de profonds souffles venus du large, dans une poussée d'éden, une fermentation sauvage de terre vierge dont les sèves partout jaillissent en touffes de folles floraisons. XVIII A travers la dune. — L'âne. — La vie du pêcheur. — Coxcide. Çà et là, au creux des dunes, un village de pécheurs masse ses toits bas, perdus dans les replis du sable. Sur le pas des portes, les femmes remmaillent des filets, la peau bise et gercée comme de la plie sèche, près des berceaux que le vent balance, de l'aïeul paralysé par les embruns et qui fume sa courte pipe noire, de l'âne familial qui tond un pré pelé derrière la haie. Vers le midi, un maigre tire-bouchon de fumée sort de la cheminée, un feu do brandes flambe dans l'âtre, et, tandis que les écuefles sonnent sur la table, une odeur de poisson bouilli ou de pommes de terre frottées d'oing se répand dans l'air. Un à un, les maris et les garçons s'en reviennent des bouts opposés de l'horizon, l'un tout trempé d'eau de mer, le sel et la senteur des marées sur les membres, l'autre qui depuis l'aube, attelé à la herse, racle là-bas le sol infécond. Pendant une heure, toute cette humanité précaire connaît le repos, et dans la dune vidée il ne reste plus que l'âne maigre, continuant à brouter le graraen et le chardon, sous un bourdonnement de mouches voraces. 11 est l'âme de ces solitudes. Alors que ni le bœuf ni le cheval ne trouveraient à pâturer dans l'universelle désolation, il a pour râtelier le mont chauve qui se dresse derrière la maison. Son échine fait seule un peu d'ombre parmi la pâleur enflammée de la terre, et le soleil se lève et décroît sur cette silhouette errante qui tantôt émerge des crêtes, et tantôt s'enfonce dans les ravines, comme la barque de cet océan de sable. Tout le jour rôti aux flambes de l'air, ses flancs creux ravagés par la piqûre des insectes qui s'abattent sur cette proie vivante comme sur une charogne, en dépit de ses ruades et de ses coups de queue, le pauvre bourriquet saignant tend vainement son mufle vers les cieux incléments. Le soleil est sans pitié pour sa peine solitaire, et le cri rauque qui, pareillement à un râle, sort de son poitrail déchiré, va mourir dans les feux de l'azur, parmi le stridement altéré des cigales. La nuit seule lui apporte quelque apaisement : il couche alors sur la terre refroidie son ventre haletant, roule son dos meurtri dans les rosées, se détend sous la grande douceur /i38 l,\ l'.KMiinLI;:. fraîche des ténèbres; et la caresse amie des étoiles coule comino un baume sur ses blessures. Les MHuiclios, ces guerrières inassouvies de carnage, se sont retirées sous leurs (enli -. au fond (les crevasses sal)l(»uneuscs et dans les baies rouges de rbi|i|Ki|tliiir'. cuvanl le sang bu pendant le jour : seuls les lourds |ia|iillons de nuil el les baunetons au vol de \elours \ibrioniieid dans la molle nuil bleue. Mais il ne les crainl |)as, ceux-là; ce sont les musiciens de la \asle symphonie du silence et de l'ombre, qu'acconi]»agneiil au lnju le~ ba-^cs pidloudes de la uiiT. Il l'ôde alors dans la boulé noclurue. aspire le \eiil (|ui lui apporle I udrur des autres ânes ses frères, vagabondant comme lui |iar la dune, et ses énormes oi-eillr> ioujours en mouvement, cornets où s'enlle l'immense i iinicur liampiille des mimiils, dessiueul -ur le firmament clair comme le croissant d'une lune. Tonte la côte est pleine de ces petits grisons grêles et râpés diml la ia( <■ |iiillMle comme la bruyère et le cbardou aux laliludes immiséricordieuses du sablon. ils son! les bêles de somme de la contrée, charroieiil d'un roup de collier infatigable, labourent. Ini-eul. mêlés. comme des cadets, à la dure \ie de l'homme. C'est à peine si l'on prend soin d'eux : l'été, on les lâche par la dinie. où il> |iaissenl pcndanl les intervalles du lra\ail. Si rare (|u'eile soit, l'hei'be, du moins, alors est |)arl'umée d une odein- de lli\m et de serpolel ; mais l'hiver ils sont obligés de dispuler leur nourriture au gel et à la neige. .\près les mouches aux dévo- rantes trompes des canicules, la bise leur niani;c à son tour les oreilles dans leurs petites écuries mal bouchées qu'ensablent les lal'alo cl (piils regagiuMil la luiil. lieliule-. délaissés, méconnus du maître ingral (pu ne les paye souvent de leui' labeur (pTen cou|)S de rondin, ils conserveid |)0uriant à travers leur élernelle misère une force indestructible : la bonne nature, ({ui fait pousser l'hei-be jus(pie dans le sable aride, leur met à la peau un poil épais sous lequel se conserve la ( lialeur. Personne ne s'aviserait de leurs secrètes soulfrances si leur (cil l'ésigné , au Inud (lii(|iirl se lisent les longues douleurs , leur tête inclini'e veis le sol dans une attitude d'humilité afiligée, l'aii- de songerie passive qui les fait ressembler à des créatures humaines, ne trahissaieid leur tristesse intérieure : il semble (pi'ils plaignent l'homme de les si mal comprendre, au lieu de lui en garder rancune, et leur obscure prunelle a par monn-nls la moiteui- d'une larme (pii ne coulerait pas. r/est la UM'Iaucolie des plages (pie ces douces bêles consentantes, l'ac iidiipeaiix nu les Voit, aux abords d'dstende, de lievsl el de |{laid\eid)erglie, par(piêes jiarmi le^ parasols et les tentes sous lesqu(ds s'abriteul le- laïuilles. Sanglés de buiiiles bardelles, ils s'iminnliiji-enl là en demi-sommeils pensifs, regai'danl au loin la nu'r gi'ise ciunnu" pi un- y sinxre la mar(die trop lente du soleil. Toute la bande a sous lu ])aupiêre la stupeur de cette humanité ii'oni(|ue el cruelle, ipu ne l'approidie (pi'avec des jiaroles mauvaises et des gestes menaçants. .Mênu' les liljelles Ironieiil, eu les alinrdaul. leur niiL;n(Mi -minil. prennent pnur leiu' ((iniiiiander un ton ciiiirmucé, lèvent sur leur' nn(pie misérable de petites mains ipu Muidraient cravarber. (tu rit (piaud l'ânier slupide leur casse sa triipie sur les reiiis ou leur Imurre à coups de poing les c(')tes. LeiM' sontlrance est la mo(pierie des belles dames aux lèvres imiges (pu s'en \oid Ilirter loin des Kursaais iinliscrets avec les j(dis messiem's itmnmadês. .Nul H a compassion des petits âiu's des jilages. i.e tiauc saignaid sous le li,il, iU elie- vauclient de l'aidte à la nuit, à tia\er> le saliara des dunes, bafoués, lalnuui's. pelandi'S. vaillants. Leur caravane tonjiuirs s'entouei- daii- \r \eiil el l'écume, en naile poui' les bùn- lains pèlerinages, puis rentic brisée, lasse, les oreilles pendantes, sous la pi(p'ire des au- guillades. l'oint de dimanche poiM' ce métier de soulfre-douleur: clKnpu- matin ou les voit revenir au pi(piel. nu peu plus délabrés à mesure (pie s'avance la sai-mi. el leur inai'tvre ne cesse qu'après (pie le dernier galopin a (piitlê la |)lage. La vie. il e>l vrai, n'est pas si'-vere uiiicpiemeiit pour les pauvres baudets ; elle l'est aussi LA FLAMtUI-: (»(;(;[I>EMALE. ',39 pour les hommes; et peut-être est-ce là le motif qui les rend si durs pour leur compagnon de misère et de travail. Rien ne ressemble moins h l'idylle que la sauvagerie et Tàpreté de cette existence toujours en lutte avec la mer. Quand, à la tombée de la nuit, ils partent dans leurs bateaux grands comme des coquilles de noix pour aller pécher au large, nulle parmi les mères, les sœurs, les femmes qui les accompagnent jusque sur la plage, ne sait s'ils reviendront. Le vague point noir de la voile s'effaoe chaque fois dans le lointain des eaux comme une part de leur vie à elles qui s'en va et qu'elles ne reverront peut-être plus. Mais il faut vivre; on a des petits dont les dents sont gourmandes; l'aïeul, lui, tout le jour blotti dans les cendres de l'àlre, n'a plus la force de tirer aux cordages, et d'ailleurs il a eu sa large l>arl des dangers courus et des épreuves subies; et c'est pourquoi les jeunes partent à leur tour, presque gaiement, un sifflotement aux lèvres, et se jettent au goufïre, en pensant aux poissons qu'ils ramèneront dans leurs filets. Elles rentrent alors au logis, les femmes, anxieuses et muettes, et l'Inimble chambre où les hommes étaient réunis tout à rheure leur paraît à présent lugubre comme après qu'un cercueil en est sorti. Cependant ils se sont enfoncés dans les embruns; leurs coques dansent à la pointe des flots; perdus dans les immenses ténèbres, ils songent à ceux qu'ils ont laissés à terre. Quel- quefois la tempête s'ajoute à la nuit; comme une épave, l'esquif flotte dans un tourbillon de grêles et d'éclairs; l'abîme hurle après cette proie. A chaque moment il manque de s'en- gloutir sous les montagnes liquides qui le frappent comme des pilons; il monte, il descend, il roule, il disparaît; il est le volant dont s'amusent les tlots et qu'ils se renvoient l'un à l'autre comme des raquettes. Dans le fracas horrible du vent, les voix ne s'entendent plus, et les silhouettes ne sont jilus qu'un peu plus d'ombre dans l'ombre universelle. Tout croule autour d'eux, le ciel et l'eau, dans une confusion qui laisse à peine distinguer si le gouffre est en haut ou en bas; et pourtant, calmes parmi l'épouvante des cataclysmes, ils font, au-dessus de la mer courroucée, le geste régulier de la manœuvre. Des glaçons hérissent leur poil; l'eau s'est congelée sur leurs vêtements, et le sel irrite les blessures qu'ils ont aux mains. Aveuglés, du feu auv paupières, les. oreilles bourdonnantes, haillons humains que déchire l'ouragan, ils se battent avec la nuit, avec le vent, avec l'inconnu. A la fin, un rais livide déchire l'horizon; une rougeur allume l'aube par-dessus le monstrueux océan, comme des éclaboussures de sang l'ejaillies au ciel. Pendant ce temps, dans les hameaux on prie, on se lamente, on s'agenouille devant le calvaire, on brûle un cierge, et les pauvres âmes sentent en elles des déchirements profonds. Quelquefois les mères se traînent jusqu'à la plage, demeurent là dans la pluie et la rafale, épiant la formidable houle. Enfin un cri : les voilà! Alors elles s'affolent, poussent des clameurs sauvages, tendent les bras vers les voiles, au loin. Mais tou> ne rentrent pas toujours : il en manque un parfois, emporté par-dessus le bordage sans que nul l'ait vu disparaître. Quand on s'est compté, il n'était plus là; voilà tout ce qu'ils savent. Et celles à qui ils |tar]enf ainsi s'arrachent les cheveux, courent dans la dune comme des oiseaux funèbres, crachent des injures à cette mer abhorrée qui leur a pris leur amour. Il est une époque de l'année où les villages se vident de tous leurs hommes valides : les fciiiuies. les \irill;ii(ls et les enfants seuls demeurent dans le silence des maisons. Eux, les mâles, sont partis pour le banc de Terre-Neuve; la pêche aux harengs les a tous pris, le père et les garçons, comme en temps de guerre on lève le ban et l'arrière-ban. Par flottilles immenses les petits bateaux ont disparu derrière la grande barre somiu'c de l'horizon. Chaque équipage a des vivres pour un mois, du combustible, des cabans, une abondance de filets. Mais un mois, c'est la mort indéfiniment présente; et tandis (jue, errants dans l'Iioi'reur des nuits, ils attendent la venue de chaque malin comme un accroissement de délivrance, 440 LA nELGIQLE. empilant le prodiiil do leur pèclu! à la furtive lueur d'un i'aïuil. uue iii(|uiélude lient éveillées les femmes sur leurs oreillers hantés par les visions. Ainsi, d'un houl à l'autre de Tan. les jours traînent après eux leur eorlèpe d'angoisses, de peines et de l'atif^ues sans nombre. (Juand ce n'est pas la mort qui frapjie à la porte, c'est la maladie ou la niisèr(\ La mer nourrit mal ses enfants : après des jours et des nuits passés à batailler rentre le tlot, le salaire est précaire; rares sont les pêcheurs qui ont pu s'assurer une vieillesse tranquille. Ce poisson conquis au risque de la \ie se disperse aux halles urbaines, ne laissant qu'un minime pécule aux mains de celui (pii l'a extrait du giron océanien. L'habitant des côtes vit donc pauvre, se nourrissant à grand'peine, lui et les siens, du petit champ qu'il défriche dans le sable et qui lui donne un maigre rendement. Tout le temps qu'il n'est pas en mer, on le voit courbé sur cette terre brehaignc où sa bêche ne mord pas et qu'il s'obstine pourtant à fouir, s'errénant à la féconder et l'humeclant de sa sueur. Jusque dans la nuit, sa silhouetti' brune se démène en ce dur combat, douloureux autant que celui des eaux, et le passant (pii voit son grand geste furieux recommencer sans trêve s'imagine assister au corps à corps de deux ennemis s'entr'cxterminant. l'uis il faut compter avec l'usure du corps. .Vprès trente ans de mer. un homme n'est ])lus bon qu'à veiller les berceaux; les rhumatismes ont rouillé sa charpente, et la paralysie finit par le momifier dans un coin, comme une grande souche morte. D'autres ont dans leurs faces, durcies à l'égal de la pierre, parmi des gerçures profondes, d'affreuses dartres qui montent, envahissent le nez et le front, y superposent un masque rigide. (Ui bien les yeux sont mangés d'ophtalmies purulentes, dans un suintement horrible de sanies, et à la longue s'obturent, dévorés par des peaux gourmandes comme par une bête. Les filles, d'ailleurs, ne connaissent pas une vie plus quiète. De bonne heure mêlées au métier des hommes, elles vont à la pêche aux crevettes, à mi-corps dans l'eau pendant des beures. A Heyst. Nieuport, la l'aune, on les voit sortir vers le crépuscule des replis de la dune, leurs rouges jambes nues arpentant largement le sable, le corps tiéclii sous l'ampleur des pesants (ilets (pii dessinent au-dessus de leurs épaules comme des. ailes immenses. Derrière elles, la lumière des couchants allonge parmi les bruyères enilammées le cambroment lourd de leurs reins. L'une après l'autre elles descendent dans la mer, vagues formes que la nuit submerge petit à petit et qui rasent les houles dans un fouettement d'écumes, pareilles h de grosses iikmicIIcs. .\ Coxcide persiste un autre genre de pêche. Les hommes y vont à la mer montés sur de maigres chevaux qu'ils poussent très avant dans le Ilot, ayant eux-mêmes de l'eau jusque proche la ceinture : ils abattent alors les lilets qu'ils |)orlent en travers des épaules et dont les longs manches dépassent leurs têtes comme des lances. Les haridelles, accoutumées au mu- gissement des vagues, (icnicurcnl impassibles parmi les lauu-s (|ui déferlent contre leur poitrail, et, la crinière tmilc IVau^éc de varechs, ressemblent aux lii|ipiicampes de la mythologie. D'une race résistante et sèche, mal nourris, les côtes en saillie, gardant dans Td'il, connue les ânes, leurs camarades d'infortune, une trislesse résignée, on les voit cheminer la tête basse, l'oreille molle, calil'ourchonnès à poil par les pêcheurs en vareuse rouge, leur chapeau de cuir bouilli dans la nuque. Quand, à la lile, toute la bande. |)ar monts et pai- vaux, regagne le village, balançant dans un (lodriincuicnl le- |ianii'rs emplis de crexclles et de sardines (pii pciidcnl de chaque cùt('' ilu iiaïa-ol. l'onibn- \c-p(Tale (pii enveloppe h'iw- sillioucllr- Icnics -oleuuise ce cortège détaché en noir -ur li's cuivres du ciel, l'uis. à mc>uii' (pidn a|)|>i'oche des maisons, la chevauchée se rompt, les bidets s'éparpillent par les si-ntes. et, derrière les clôtures, les hampes des (ilets (pii s'abaissent et s'élèvent selon les bosses du soi ressemblent à des mais de petits bateaux dans le culbutis des vagues. LA I-LAMUIK OCC.IDI-.NT ALE. 4 il C.oxcide, au iiiilit'ii des hutiiciiiix pri'diis (laiis la i:ù\r. a rimporlancc (rime grosse bourgade. De loiu il a|>|iiiiai( a\r(: ses petites maisons i)asses, coiHécs de tuiles d'un rouge pâle et lavé qui se fond dans la douceur des sables, sur uu double alignement bosselé par les baies des courtils. Au bord do la route, des arbres ont poussé, (jui argenlent d'une estompe gi'isc le pavé, et des (ourncsdls, des dahlias, des roses (n'uiicres, des églantiers conslellciit les |i('(its jardins ([ui sunl la (■(xpietterie du pêcbeur. L'été, c'est un peu d'ombre dans l'élendue Idi-ride : les maisons, larges ouvertes à la brise de mer. laisscnl xoir des intérieurs bien tenus, il'uue IVaîeheur reposante. Une auberge, où l'on a des (i-uTs el du lard, toute peinturlurée de couleur, a la gaieté reluisante d Un coin de rbapelle. Et la balte, dans cette paix assoupie de S^§S^*sîSSW"î!?^^5^W5®^^^S^^?œï?;^S?€SS?^9«gs^ ^©ïcSSSïS ;;S: ;i«ic, 4, >^ x^i^ COXCIDE. village, à un pas des agitations du Ilot, prend une douceur particulière. Çà et là un enfant crie, un âne brait, un porc groïne, mais ces bruits sont vite éloulTés dans la sourdeur des sables, où ne s'entend plus alors ([uc le rontlemcnt monotone, continu, d'un vieux moulin dressé sur une butte el dominant tonte l'agglomération. Comme un palriarclic. il a \u se succéder les générations autour de lui; les pieds soiideniciil plantés en terre, il a résisié aux tempêtes qui emportaieni les hommes et les navires. Ce (pie de ses grandes ailes déi lii(pielées par la griffe des aquilons il a salué de cercueils qui s'en allaient et de nouveau-n('s ipi'on portait baptiser à l'église, nul ne le sait que lui. Il est le léniniii demeuré debout des espoirs évanouis, des foyers écroulés, de tous les drames sans nombre (|ui désolent les hameaux côtiers, ces nids battus par le vent de la mort, loujours soufllaul à travers les espaces. VA il a bien, sous sa carapace grise, éhrécbée, trouée, rongée, 50 442 LA ni'LCIQI H. roiillaale au veni conuiic une crémone d'orgue, le vénérable aspect d un dv ces longévités de la mer, présents à lanl d'assauts desquels ils sortirent la vie indemne, un peu plus dé- molis seulement à cliafiiie halaille. Ainsi, tout seul là-haut, dans !a l'égion des goélands qui, prenant son toit aigu poui- une màlure, s'y vienneni poser quelquefois, chassés du large par la tourmente, il semble délier les ouragans et sur ses ais grinçants tournoie auv mêmes souffles qui poussent les vaisseaux à travers l'abîme. Autour de Coxcidc, le paysage se déploie, à la fois niaritinu' et pastoral. Lu c(mu' immense, étincelant comme la neige, le Mont-Blanc, y découpe sur le ciel ses pâleurs lisses. Aucune lleur u(> germe sur cette désolation d'mi sable toujours mouvant m'i la graine n"a point de prise, en sorte que la l)ult,e, pelée de liaul en bas, sans autre tache sur sa blancheur éternelle que l'ombre errante des nuages, garde une virginité farouche et inviolée. Mais, à mesure qu'on s'enfonce dans le pays, la nudité pulvérulente de la dune se vèt d'une merveilleuse toison de mousses aux teintes fanées et rouilleuses. Une électricité de fourrure animale semble courir TnOI'l'EAU SE lUniGFANT V F. H S I. A M F. Il A TnAVEIlb LES DUNES. SOUS les floraisons, en sourdes phosphorescences qu'un rais de soleil sullil à allumer. \u\ feux du couchant, la lande entière s'ensanglante d'une llambée (pii Iraine au loin connue le ruis- sellemenl d un tleu\e rouge. '^- - N'ers h; milieu du jour, des liies iiunienses d'ânes, de chèvres, de \aches et de che\au\, descendus des bourgades voisines, traversent, sous la garde dune cdiqile de petits pâtres, à la queue leu leii, joule celle sauvagerie lleurie. ondidanl a\ec les courlie- du soi en un nioutonneuient infini d'échinés (pii lantôl a|)paraisseul à la ci'èle des monticides et lanlot s'enfoncent dans les creux, mouvantes diaprures de boiupiel sur le déroulement des sables et des gramens. Chaque midi voit passer dans la dune monlui-nsi- celle cohue animale (piallirclc voisinage des eaiiv cl (pii, coucln'e dinis les écumes, sur le burd de la plage, s'en \ienl gofdei-, pendant les heures brûlantes, la Ndlupli' d'une sieste rafraicliie par les brises mai-ines. Kn ces immenses étendiu's, la lerre el la bète accomplissent silencieusenienl leur ieii\re, sans crainte d'èlr(> troublées par l'agilalion vaine des hommes: comme au seuil d'un désert, elle expire aux silences de celte création en travail. LA FLANDRE OCClDEiNTALE. 4ÏC XIX Furiies. — S;i procession. Ainsi l'élernilé de la naliire contraste partout, en ces belles Flandres, avec la brièveté des monuments des hommes. A peine a-t-on quitte les dunes, qu'on se trouve replongé aux vicis- situdes de l'histoire. Cette petite chapelle de paix et d'oubli où sommeille aujourd'hui la Panne, avec ses rumeurs profondes de vagues, pareilles à des bourdonnements d'orgues, seul Ijruit (jui, à de cerlains moments, s'entende dans la solitude de sa plage, a eu, comme presque toute LA GHAND PLACE bE FURNES. la contrée, son heure illiéroisrae et de gloire. .Mais le Temps, qui laisse sur ses bords autant d'épaves que la mer en rejette à ses côtes, a mis fin à cette éphémère grandeur, l'abandonnant toute nue à la mélancolie de son humble condition présente, comme, à quelques lieues de là, il a ruiné pour jamais cette orgueilleuse chùtellenie de Furnes qui comptait dans sa circon- scription cinquante-deux riches villages. Ici, du moins, le cadre est demeuré debout, pareil à un théâtre qui, dans le vide de la scène, tout envahie de silence, continuerait à silhouetter ses portants sur d'illusoires et lointaines perspectives. L'ancien steen dont les rugueuses maçonneries se dressent à l'angle de la (irand'Place, avec leurs fenêtres découpées eu cintre et en ogive; l'hôtel de ville profilant son double pinacle par-dessus une bretèque en bois sculpté; le bellVoi 444 LA BELGinil::. qui élanrc sa masse tra|iiic en liu'c de rénorme clid'iir de Saiiil.'-W alhurj^e; les délieii'iises façades guillocliécs. à colonnes et à balcons, d'iui ii(jùl fleuri de Renaissance, qui non loin denlellent le ciel de leurs pignons, composent un de ces prestigieux décors Ilamands où l'imagination reconsiiluc sans effort le mouvement de la vie passée. Rien n'existe plus, de ta prospérité ancienne que les souvenirs matériels. Un air de déchéance résignée s'imprime sur les rues silencieuses, partout bordées de vieilles maisons et noyées dans une atmosphère de songe; et certains coins ont la douceur de petits béguinages où achèveraient de se consumer les mélancolies dune existence que ni l'espoir ni la .<ève n'alimenfent plus. Tout prés de Sainte-Walburge. une place plantée de grands ai'hres s'entoure, sous l'ombre verte des feuil- lages, de pignons en briques roses qui font venir à l'esprit la pensée d'une agonie de pâles religieuses s'usant dans le mystère et le recueillement. Toujours on est ramené à des idées de dévotion étroite et de pratiques humbles, en ces petites cités où l'âme des femmes, pour écliap- pi'i' à l'étouffement du vide, a besoin de se rejeter aux consolations descendues des paradis. Furnes perpétue d'ailleurs dans ses églises la tradition de cette religion aux symbolismes matériels et tangibles qui incarnent en des images terrestres, frappant les yeux d'une évidence de chair et de réahté. les vérités de la foi. .\ Sainte-NNalburge, des niches déroulent les épisodes de la vie du Christ en de hauts-reliefs barbares, sortes de tableaux vivants où les personnages, de grandeur nainrelle, allnli'iil li'- iiHiuvenients de la créature réelle et sont peinturlurés de plaques rouges, à l'imitation du sang des plaies. Dans un tel milieu, une de ces processions funèbres comme en imaginait le moven Age et qui greffaient des gaietés de kermesse sur des deuils de tragédie, trouve naturellement sa place, lue fois l'an, le dernier dimanche de juillet, l'urnes quitte sa forpide altitude momiliée et organise son célèbre cortège de la Passion divine. Dès le matin, les rues, la veille encore muettes et mornes, retentissent des sons prolongés des cornes et de l'aigre stridement des crécelles : les unes et les antres serviront ton! à l'heure à j)rodiguer l'ironie et l'outrage sur le chemin du Calvaire. Puis, à mesure cpie midi s'avance, des groupes de cavaliers romains. cas((ués de fer-blanc el (lra|iés de manleaux éclatants, des pharisiens aux longues robes traînantes, des apôtres ceints de peau\ de bêtes et affublés de perruques chevelues, commencent à circuler; les cabarets s'emplissent de personnages sacrés s'affermissant par des libations de l)icr(> dans la gravité de leurs rôles; et derrière les fenêtres on xnii les dames de l.i \ille séparer de sombres voiles flottants pour figurer paiini le cortège des saintes femmes. Kn quelques heures, la vie moderne s'est effacée sous la poussée d'une sorte de carnaval mystitpu' épanouissant par les rues ses saturnales mi-païennes mi-religieuses. Les mitres el les dalmalitpies s'emmêlent aux étendards el aux boui'liers ; les crèches où se jouera la \ali\ilé parmi la paille el les bœufs croisent les seigneui's de la cdur d'Hérode m cnllaiils lilas el loipies enipi'iinées; des anges à luni(pir> lilauches se IiimiiIcmI i\ de grand- iirnplicjcs barhiis: et toute cette mascaradi> va s'aligner aux parles de Sainle-W'alburge. taudi- (|u'à l'iiili'i'ienr (le l'église se consommeni les a|»prèts du drame infime ''f de la i'assion même du Sau\eur. Là. dans le secret de la sacristie, des mains de prêtres gi'inient et pieusement habillent les ligiu'ants chargés de représenter le ChrisI aux dillérentes époques de sa vie de gloire et de douleur, les Madeleino plein an! -nu- Inii- chevelures écroulées, les sainles Vierges chevauclianl des ânes par ressouvenance lie la tuile en Lgypte. \n coup de quatre lieiire> suiiuanles, le porche s'ouvre sur c(>lle apparilion. Dans la rue. lui ramassis de docteurs, de lé\iles, de centurions, de confrères de la Passion capuchoniiés de cagoules, et de pénitentes vêtues de bure grossière s'est joint aux groupes déjà formés. Puis les chars se mettent en mouvement; l'énorme file s'ébranle; ainsi qu'un fleuve de |»()urpre, de cuivre et d'acier, la |)rocession se déi-diile el se met à circuler par les carrefours, f'.imime le LA FLANDRE OCCIDENTALE. 447 mystère coïncide avec le temps de la foire, les orchestres étouffent le mugissement de leurs cuivres, les ballerines passent à la hâte un vêtement sur leurs maillots, les pitres immobilisent des yeux sérieux sous le pied de blanc qui leur enfariné la trogne. Et partout une foule énorme s'incline au passage du cortège, avec des soupirs d'apitoiement et de sourdes déprécations. On voit d'abord apparaître les prophètes, suivis de masques horribles simulant la Peste, la Guerre et la Famine; puis l'étable de lîethléhem traînée par des pénitents, avec Marie et Joseph caressant des yeux l'Enfant dans la crèche; ensuite les quatre Bergers et les trois Mages, Siméon portant Jésus au temple, Marie et Joseph fuyant en Egypte, la cour d'Hérode, Jésus et les docteurs, les apôtres sur deux rangs accompagnant Jésus sur son âne, le jardin des Olives, Judas méditant sa trahison, le CJn-ist prisonnier; enlin le Christ llagellé, le couronne- ment d'épines, Pilate et ses assesseurs, Longin à cheval, le saint Sépulcre, Jésus ressuscité; et toute cet(e vaste mise en scène qui s'avance au ronflement des cornes et au grincement des crécelles et par moments halte pour permettre au Christ de s'abîmer sous le bois du supplice, dans la poussière du chemin, avec des sueurs de lassitude évocatives des eaux de l'agonie, s'achève en une troupe compacte d'hommes et de femmes accoutres de longs suaires et fléchissant sous des croix. Une telle réalité préside à tous ces simulacres, que par moments le spectateur le plus endurci se sent pris d'un frisson et, oubliant la grossièreté de la parade, croit assister aux angoisses d'un drame irrécusable. Et, comme pour rendre l'illusion plus saisissante, les apôtres controversent entre eux, Hérode interpelle les seigneurs de son entourage, le Christ discourt avec ses disciples, les soldats romains profèrent des huées, et des musiques sépulcrales, qui semblent parties de dessous terre, traduisent la joie abominable des esprits infernaux. Enfin, derrière le char de la Résurrection, le clergé, dans la magnificence de ses chasubles, promène sous un dais d'or le saint Sacrement, comme l'effectif témoignage de la présence divine parmi tous ces mensonges. Lentement la procession fait le tour de la ville, entre des rangs pressés de populaire prosterné sur lesquels oscille la fumée des cierges braséant à toutes les fenêtres; et quand, après d'infinies stations, pour ajouter à la solennité de la mort, elle s'écoule sous les arceaux de l'église, on demeure sous le coup d'une émotion nerveuse, comme si l'empire des ombres, après avoir vomi cette lugubre fantasmagorie, refermait brusquement ses portes sur les vivants. ,^M-" ëS^Sm?^-^ «•— Ltb HALLES UE MELl'OHT. (Voyczp. 431.) LE HAINAUT 0/ ENVIRONS DE MONS, VUE PRISE DES JiRDINS DU CHATEAU. I^VoycZ p. i53.) LE HAINAUT Entrée au pays wallon. Une race nouvelle. — Les combats de la terre et de riiomme. Antithèses. — L'unité dans la diversité. Les héros tramiuilles. Va\ ce doux et placide pays des Flandres, nous avons vu alterner les silences du balelage avec les activités des besognes agraires et le mouvement de la grande industrie du lin; et cette yie flamande, successivement accélérée ou alentie suivant les centres où elle se déploie, nous l'avons vue ensuite graduellement s'éteindre aux humides sables de la région maritime, parmi les palpitations diminuées d'une humanité frappée du mal sourd des décadences. l ne autre race va entrer en scène, remuante et brusque, aux allures décidées, et qui, jetée sur un théâtre sinon moins profondément labouré par le travail des siècles, peut-être plus déblayé des troublants souvenirs que les siècles laissent après eux, n'a pas fléchi sous l'acca- hlemenl des retours de fortune, cette pierre plus lourde que celle des tombes et dont le passé o|)prime les épaules des peuples vieillis. Au poison des contemplations rétrospectives, lentement iulillré dans les veines connue un 452 LA BliLCiniE. elémenl morhiféro qui liiiit par ctoulTor jusqu'aux dernières résistances de Icspril d'initiative et d'action, se substituent, chez ces hommes de sang plus allègre, la chaleur et l'élan d'un labeur qui ne laisse pas de place aux sujétions désagrégeantes de la tradition, et, sous le coup de fouet des progrès industriels et scientifiques, s'active avec une sorte de fiévreuse alacrité. Taudis que la songerie germanique semble couler au tronc des anciennes Flandres et y incliner l'esprit à l'obsession des choses évolues, une étincelle gauloise enflamme ici les cer- veaux et communique à l'œuvre commune quelque chose de l'entrain et du feu des batailles. Ce sont, en etlet, en ce perpétuel corps à corps de la nature et de l'homme, qui transforme les pays miniers en une émouvante et souvent meurtrière arène, d'éternelles rencontres des forces indéfectibles de la primitive genèse avec des milices armées de pioches, de pics, de béliers et de mille autres engins de destruction. Sans trêve elles s'avancent à des conquêtes nouvelles dans les noires cavités delà terre, en ces régions de mort et de ténèbres où, comme en des catacombes, s'immobilisent les cadavres des siècles sur lesquels la civilisation znoderne a érigé ses cités. Mais à chaque pas la lutte recommence : mieux que du plus formidable bou- clier, la vieille ennemie se cuirasse de ses impénétrables obstacles, se défend à l'abri de ses remparts de mystère, et, tout au fond de ses tours sombres comme la nuit et solides comme l'inconnu, où il faut aller l'attaquer, se recule d nnilliplic les ruses et les hostilités. Combats sans merci ! Pareille aux hydres poussant par la fente de leurs cavernes des meuglements qui faisaient })àlir les Thésée, elle gronde, rugit, halette à chaque coup qui entame ses flancs, se vengeant par d'innombrables hécatombes dont l'horreur se prolonge parmi les tourbillons de flammes et de fumées qu'elle vomit de ses centuples gueules. Et pourtant, si horrifique que soit le monstre et si ténébreuses que soient ses machinations, parcelle par parcelle les armées conquièrent son domaine et toujours plus avant descendent aux abîmes d'éternité qui sont ses retraites, et sans cesse l'y poursuivent avec ce visage impavide des premiers navigateurs violentant la virginité redoutable des mers. On comprend ce qu'une pareille prédestination peut faire d'une race d'hommes opiniâtre, résolue, téméraire, rebelle aux défaillances et douée de l'énergie qui recule les bornes de l'aclivili' iiumaine. Il faut avoir \u le permanent miracle de cette grande industrie du cliar- i)nn. alliiiil luuillci-. |i;ii' le moyen des énormes puits. (|ui à eux seuls lieuneut déjà du jjrodige, les entrailles les plus secrètes du sol; être descendu aux vertigineuses profondeurs où \il un peuple de kobolds, loujours à un doigt d'être ])récipilés dans l'immensilé béante du gouffre, broyés sous des avalanches de schistes et de psammites, ou foudroyés par l'arlillerie du grisou; puis encore, avoir assisté à ces désastreux lendemains de cataclysmes, cpuuid la bure volée en éclats s'est de haut en bas l'clnbuussée de la moelle jaillie des cervelles, el que des villages entiers pleuicnl des pères, des frères, des époux, les assises écroulées du foyer domestique; il faut enfin avoir observé, après la stupeui- et la consfernaliou de ces grandes calamités publi(|ues, le courage solide, le dédain et l'insouci de la inml. la |>assive soumission à la consigne (pii, à peine la dernière bière coulée en terre, ramènent, aux sinistres cavernes où les leurs trépassèrent, ces invulnérables soldats du devoir, pour sentir quel concours de sem- blables hommes appDrJenl à la pn)S|i('iile d'une nation. Il n'y a pas d'exenipli' (pie, à la snile (|"uu de ces horribles drames (pu s'accomplissent presque aux limites de l'oiganisme terrestre, avec les Furies exterminatrices de la création |)our acteurs, un de ceux (jui ont échappé à la catastrophe déserte le poste où, face à face, il a vu un instant le funèbre rictus de la Camarde lui ap|iaraitre à travers les sanglantes apothéoses des ténèbres soiulainemeid incendiées. VA ces renaissants périls, cet héroïsme qui s'ignore, cette sorte d'impassibilité devant les destin- inexorables, ont graduellement composé une hmnanité i'|ii'imvée, capable de résister à t(ndes les épreuves. Nous verrons LE HAIXA! T. 453 d'ailleurs toul à l'heure que la même force tranquille qu'elle oppose auv révoltes de la genèse outragée, elle l'apporte aussi, en vrai dompteur d'éléments qu'elle est, dans ses luttes contre le feu, aux brasiers de ses laminoirs et de ses verreries. Ainsi s'achèvera pour nous, à travers le fer et la houille, la connaissance de celte complexe physionomie de la Patrie belge, commencée naguère par la terre et par l'eau. 11 semble, au surplus, (pi'en fondant ensemble le faisceau des provinces flamandes et wallonnes, les politiques aient voulu réserver à l'observateur la surprise des plus saisissants contrastes. De même qu'entre la grande plaine des Flandres, reculant les horizons sous l'interminable déroulement des pâturages, et le cabossement de la vallée de la Meuse, tout hérissée de monts et crevassée de ravins, les dissemblances géologiques suffiraient h caracté- riser deux contrées parfaitement distinctes; ainsi les races qui y ont assis leur lit, unies à la surface par rattachement à l'œuvre collective, semblent se séparer sur tous les autres points. Autant l'un, dans l'accomplissemenl du labeur quotidien, est grave, taciturne, concentré, froidement tenace, résistant jusqu'à l'héroïsme, sans expansion bruyante ; autant l'autre se laisse aller aux manifestations extérieures, impulsionne de sa gaieté l'élan de son travail, prodigue la dépense nerveuse. Et, ainsi divisés par le sang, la coutume de la vie, la nature même du sol, on comprend à quels inextinguibles ferments devaient s'alimenter entre les anciennes Flandres et l'ancienne ^^'allonie les immémoriales rancunes qui toujours, à la suite de la chevalerie du Lys, ameutèrent les milices descendues des monts contre la révo- lutionnaire indépendance des farouches communiers de la plaine. Le temps a fini par avoir raison de ces antagonismes, mais sans faire disparaître les différences essentielles qui régnent dans le caractère et les mœurs; et l'on admire qu'un tel accord ait pu graduellement niveler les primitives résistances, en un pays où les configurations (lu sol tout à la fois et les penchants des aborigènes semblaient marquer les intransgressibles limites de deux peuples incompatibles. Ce n'est pas là le moins curieux spectacle de cette attachante Belgique; groupée sur des étendues de pays successivement maritimes, agricoles, forestières et minières, avec une mer, des fleuves, une infinité de cours d'eau, des industries souterraines, des défilés de montagnes, le toul si élroitemenl juxtaposé qu'en quelques heures on passe de la contrée des grandes eaux à la contrée des grands rochers, elle a su concilier à la longue les antinomies spirituelles qui semblaient devoir barrer d'une éternelle ligne de démarcation ses fédérations politiques et sociales. Il Aspect du Boriiiage. — Vue de la contrée du haut des terrasses du château de Mous. — Le noir éternel. — Californies souterraines. — Impressions et paysages. — Les terris. — Le Moloch. — Condition de l'homme, de la femme et de l'enfant au Ikirina^'e. — Les sacrifices humains. Pour bien juger ce peuple wallon, il faut le voir à l'o-uvre dans les fumées de ses char- bonnages et les tonnerres de ses usines. Toute une partie du pays hennuyer, où nous allons pénétrer, a l'animation et le retentissement d'une prodigieuse forge; et le noir labeur de la bouilli' cf ilii fer a fini par changer le pays même et lui donner une physionomie farouche, comme ces cercles dantesques brûlés par la foudre et qu'aucune floraison n'étoile plus. De la terrasse du cbàleau de Mons, on voit se dérouler des campagnes dévastées et rabou- gries qu'une suie éternellement projetée des hautes cheminées recouvre d'un linceul chaque jour épaissi. Sous ce lent et incessant déluge de charbon, l'air s'estompe de teintes fuligineuses 454 LA lîELGIOUE. qui dccoloiTiil jusqu'à la clarté du jour; lo soleil lui-même y sombre aux vagues de l'uuiverselle fumée coniuie uu navire batlu par une mer d'encre. Pour nous, qui venons de quitter les vertes idylles de la terre flamande, ce trauciiiille paradis do pâtres et de bestiaux, la sensation esL forte de nous trouver brusquement jetés sur ce sol de cataclysmes, dans les noires tristesses d'un horizon calciné, au bas duquel s'étagent en tous sens des buttes sombres, alfreusement pelées. L'aurore n'y distilb^ j)as, comme ailleurs, ses rosées de topazes, de rubis et de saphirs, mais, comme un blessé roulé dans des linges souillés, elle met au ciel une large plaie rouge dont les larmes sont bues rapidement par les poussières montées de la terre. C'est la contrée désolée aux rives de laquelle cxpii-cnt les gaietés de la création, la terre de feu où bout dans les profondeurs la chandière des sorcières de Macbeth, le Finis fcr/vr des égiogues et des bucoliques. De grandes tlammes souterraines la dévorent constamment, pa- reilles à une meute de chiens roux, et elle protile sous le ciel de sèches vertèbres auxquelles la glèbe ne pend plus que comme des écharnures aux os d'un squelette. Partout l'œil est olîensé par de raides et géométriques carcasses dont les enchevêtrements, découpés en grosses barres noires sur le noir de l'air, ressemblent à dénoiines ossatures de squales échouées sur le rivage. Ainsi, du moins, nous apparaissent, dans l'énigmatique crépuscule de ces troubles atmosphères, les complications de charpentes, de poutrelles et de cheminées qui revêtent exté- rieurement les charbonnages et font à la terre comme une vaste chape d(> fer et de bois. Ce qu'on apert;oitdu château de .Mons, c'est le cœur même du |)ays charbonnier. Plus loin, du côté de C.harleroi, dans cet autre cratère toujours en éruption et qui vomit du charbon, du fer, un fleuve igné de matières incandescentes, l'industrie houillère s'entremêle aux verreries et aux laminoirs; mais ici elle est seule et règne en maîtresse absolue sur toute \;\ contrée qui s'appelle le Horinage. Aucune diversion au grand (ruvre ténébreux de l'extraction du char- bon : toutes les activités, toutes les intelligences, tous les capitaux, penchés siu' le goutVrc oi'i, de minute en minute, s'engloutissent les petites cages chargées de wagons, comme de la vie (pii s'enfoncerait dans les ondes d'un monstrueux Erèbe, regardent remonter l'or noir arraché i)ar l'infatigable pic des mineurs aux caverneuses Californies. enfouies dans l'empire même des limbes. Les coups de piston de la machine qui stimule cet ineessaid va-et-vient des cages montantes et descendantes, rauque symphonie qu'on n'oublie plus une l'ois qu'elle vous a déchiré l'oreille, ont l'air d'haleines furieuses rythmant la palpitation de cette vie du fond. Par moments, un beuglement d'aurochs blessé monte des entrailles du sol, comme le ci-i de douleur et d'agonie de la terre violée. Kl tous ces bruits aux(|ui'ls s'ajoutent encore le tonnerre des wagons pousrsés à toute volée sur les |>lales-fornn's, les sonneries (pii siguiilenl le d('p;nt et rarriv(''e (\c'^ cages, le rontlenieni des volants tourliilloiiiiiiul couinic de giganles(iues nuMdes, et, au fond des galeries, le roulement des berlaiues cahotées sur des l'ails par des genêts d'Espagne ou |)récipilées le long des |)lans inclinés, multiplient dans l'air une prodigieuse clameur, ce pendant (jue, des cheminées béantes comme les gueules (|u'ou- vriraient iiiir li'gion de p\ liions, jaillissent des tourhillous de fumée et de feu. l'artout ici l'Iioiizou es! cabossé de grandes Indies. aiupoides poussées à la ^miaci' du sol sur la fermentation souterraine : ce sont les a terris ». (lba(|ue joiu" les augmente du tassement des schistes (]u"on enlève de la hinc cl des escarbilles crachées par les fovers. Oueli|ucs-unes atteignent l;i hauteur de petits monis à cônes hrisés, avec des lianes denii-éboidés el ravi- nés de profoinles écorchures. In l'eu sourd boni constammi'id >niis leurs rugueuses parois, braséant en vols d'étineelles (pii. la iiiiil. pi(picnl de poiids rouges ces espèces dr grandes taupinières obscures, comme les |)élillemenls dansaul aux cciidi'es d'un papier caihonisé. A la longue ('ependanl, la nature repi'einl possession de leurs bosses chauves, jtrodiguant alors les semailles de i;raminées dans les creux, accrochaiil des racines d'arbres entre les :affiiiLa^,, . .liwiw LE HAINAUT. 457 pierres, iinissuiil par jeter sur la nudité brûlée des pentes le verdoiement d'une forêt toute vive, qui se balance, ondule et flotte en longues chevelures dans l'immobilité vide et noire de la contrée. Si loin que va le regard, il ne rencontre qu'une [ilaine liérissée d'installations industrielles dressant des bras, des moignons, des roues, des tubes, un outillage comjjliqué qui est comme l'anatomie extérieure de ce grand organisme quasi animal de la bure. >"a-t-il pas un estomac, sa dévorante ciiaudière, des poumons, ses hautes cheminées rejetant des haleines enflammées, des intestins, ses galeries creusées dans l'anthracite et ramifiées en tous les sens, une respiration sensible, celle que font passer dans snu énorme larynx les coups de vent furieux de ses volants? lîien |)lus encore que la fabri(pie gantoise, cette autre bête apocalyptique, l'appareil du BEItLAINE nOlLVNT 11 i \ S L I N T É F. 1 E U II DINE GALEHIE. ciuu-bonnage incite à la conjecture d'une vie organique et régulière, coulée dans le moule de quelque animalité monstrueuse. Et cette similitude devient surtout saisissante quand, descendu dans sa vaste circulation intérieure, on a sur la chair le soufflet de ses moulettes et dans les oreilles le ronflement de ses machines. Tout au fond du gouiîre, le colosse renâcle, anlièle, s'époumone, mugit, éructant à l'orifice ses houilles et ses cailloux. Dans d'éternelles ténèbres, que déchirent seulement les éclairs bleus du grisou, il accomplit sans trêve, en un ahan qui ne s'interrompt jamais, sa mystérieuse besogne de l)anaïde, mais de Kanaïde qui, au lieu de remplir le tonneau, serait condamnée au contraire à l'étancher. Et le tonneau ici est un abîme qui se vide à pleines jtanses de chariots en guise de seaux ; — à mesure cpi'ils montent au jour, emplis des eaux solides du fond, de nouvelles veines s'ouvrent et dégorgent des afflux toujours nouveaux. Tout le Borinage n'est pas autre chose. On a la ]ierceplion d'une race d'hommes que les 58 458 LA BELGIOUE. fatalités condamnenl h l'implacable labeur d'une mer de nuil à vider et (|iii, loin du soleil et des étoiles, consument leurs jours en d'cNlravaganles ardeurs pour arriver au bout de leur tâche, l'oint de répil. ni d'une liein-e ni d'une seconde; quand ils succombent, d'autres arrivent (}ui les remplacent. Incessamment le trou des fosses requiert, comme un tribut de cliair, non seulement la virilité des liomnies, mais les membres grêles des petits et jusqu'au giron de la femelle. A l'âge où l'enfant s'essaye à la vie par des rires et des chants, il est plongé vivant dans ces géhennes; la jeune tille, comme l'enfant, s'y engloutit à son tour; et la mère elle-même, la matrone (|ue devniit retenir au nid le soin de la couvée, y est jetée avec toutes les autres épaves et y attelle aux berlaines, comme une bête de trait, sa poitrine faite pour les petites lèvres et les petites mains du nouveau-né. Le gouffre veut tout; il lui faut celte sève humaine de laquelle son glouton ap|)étit fait le chyle de ses activités; ni l'âge ni le sexe n'ont raison de ses exigences inapitoyées; et femmes, iiommes, éphèbes vont se fondre à son gésier, comme le charlton aux gueules de ses fours. A trente ans, l'être aimant et sensible à (pii incombe la mission de prolonger jusqu'aux neiges de la vieillesse l'entretien de sa beauté, comme un port oîi l'homme reprend la verdeur et la vaillance, n'est [dus ici, en cet âpre servage de la houillère qui la fait l'esclave d'un rebutant travail et aussi l'esclave des hommes, qu'une maugrabine décrépite et voûtée, dont les formes se coupent à angles brusques et qui fume, se grise, sacre et rognonne comme les tristes mâles au\(pn'ls son métier l'accouple. Heureux encore quand le minotanre les laisse sortir de ses crocs, les uns et les autres hâves, rabougris, tordus, plus semblables à des bêtes qu'à des créatures humaines ! Mais, la plupart du temps, tout ce troupeau d'êtres vivants ne sert qu'à des hécatombes et, comme de la viande de boucherie, s'en va alimenter les charniers de la bure. Comme en Crète on élevait pour le sacrifice un peuple de victimes, la graine boraine fruc- tifie pour le charbonnage. Au lendemain d'un des plus effroyables désastres qui aient ravagé la contrée, une mère me disait, avec un l'ire grièche ([ni sonna à mes oreilles comme un glas, en me montrant l'enfant qu'elle allaitait : « C'est pour rAgrap[)e! » Or cet Agrappe. dont le nom, il y a quelques années, fit passer par le monde entier un frisson d'épouvante et d'horreur, et quand il me fut jeté par cette femme, évoqua tout à coup en moi le funèbre souvenir d'une multitude d'hommes engloutis par un coup de grisou, était précisément le charbonnage qui emporta presque la moitié de Krameries. Et cette brutalité terrible d'une |)arole maternelle, jaillie comme une lave des rancunes duu co'ur (pii pressentait l'inexorabi- lité de la destinée, trouvait sans le ciiercher le mol vrai! Toute chair, en ce pays d'alchimie houillère, qu'elle soit de tille ou de garçon, est prédestinée à se muer au plntonieu laboratoire en bel or sonnant d'escarcelle. Telle est cependant la force des routines, tel est aussi l'héroïsme de celte rude population (pie. pour un cri de mère (pii éclate çà et là, prescpu' universellement l'oubli de La mort. rindilVérence du danger et, (pii sait, |)eid-ètre aussi l'illusion de conjurer le sort s'invétèrent dans les esprits. Ainsi le marin s'end)arque le cœur léger et ne pense pas à la tombe que lui creuseront les Ilots. il y a d'ailleurs, entre la vie deriiounnc des mines et celle de l'homme des mers, de cruelles analogies. L'un, en s'enfonçant dans les spirales d'ombre du puits, sur son frêle planciier qui a l'air d'iUK! bar(pie, l'autre, en iilongeanl aux tourbillons des grandes eaux sur son inoii\;inl esquif (]U(.' chaque tom-nn-nte semble dexoli- enipoi'ler. aiVi-oiilenl égalemeid l'incminu. (Juand ils mettent le pied sur les ais de celte nacelle (pii doit |)iécij)iter le mineur avec la lapidilé de la fondre au plus noir du goutfre terrestre et balancer le matelot sur l'horreur des abiuu'S marins, nul ne peut dire si, au boni de celte corde qui se dévide et laisse couler à fond la petite cage à claire-voie, et si an bout de ce large coup d'aile des voiles chufuant allègrement au vent du dépari, une moil Iragiipie ne les atleuT LE CUAT. BON UANS L\ \tlNE. mais tous ceux (pic leur nn'liçr de bêle de somme n"a pa> hébétés au point d'eu l'aire des sortes de brutes automatiques eu qui l'humanité s'est presque éleinlc uni sons li'iit' masque de suie une gaieté brutale et goguenarde, sonnant h;iul aux parties de cahai'el et aux ébatte- menls des salles de danse. Cette jovialité rude est même une des particularités du Unrinagr, cl le mal iiruloiid des crises industrielles n'a pu l'entamer. Autrefois, il est vrai, (piand les commandes étaient si pressantes qu'il l'allail activer à pi'ix d'or, pnur faire face à la consommation, le travail des LE HALXAUT. 403 charbonniers, la bonne humeur s'aHmentait à l'abondance du salaire : on vous racontera à Jemmapes, à Mons, à SainKihislain les prodigalités de dépense qui donnaient, en ce temps, au train des ménages l'air d'une kermesse. Les charbonnières, à ouïr ces échos d'un passé lointain, se couvraient de soies et de bijoux, et chez elles s'aidaient des bons offices d'une servante. Quant aux charbonniers, ils décoiffaient gaillardement, aux sauteries des « salons '), les bouteilles de Champagne, ne trouvant rien de trop coûteux pour leur goût du faste et de la bonne vie. Ils en sont bien revenus, les pauvres Rorains; la pot-bouille ne mijote plus que maigrement dans leur Cure; et d'un bout à l'autre de l'an ils triment le dur métier de misère. « Au premier abord on les croirait mauvais, me disait quelqu'un qui les connaît bien; mais ils ne sont qu'incultes et sauvages, sans aucune notion de politesse et de bienséance. Ajoutez que nulle imprévoyance ne vaut la leur : l'épargne leur est inconnue ; ils vivent au jour le jour, sans souci du lendemain, accumulant la dette chez l'épicier et le boulanger, et, quand ils ont de l'argent, le dépensant sans compter en godailles, en paris, aux jeux de balle et de tir à la perche, qui sont leur grand divertissement. Au fond, malgré leurs coups de gueule et de boutoir, leurs rixes et leurs constants démêlés avec la justice de paix, ils sont bons drilles. » Mon interlocuteur avait raison : le peu d'argent qu'ils gagnent s'en va à des dépenses inconsidérées, à des plaisirs de cabaret, à des goguettes de bastringue, aux émotions du jeu, qu'ils aiment en enfants, ces pauvres diables qui jouent leur vie à pile ou face, dans une sorte de perpétuel jeu de hasard; mais ce qu'il ne me disait pas, c'est que toutes ces folies de petit peuple s'étourdissant leur cachent leur misère, l'état précaire de leur vie présente, la vente à l'encan de leur humble mobilier peut-être pour le lendemain, les sombres incertitudes de leur existence enterrée dans un puits. Pour qui a dans l'oreille ce cornet d'or où la rumeur des hommes précise ses significations, leur gaieté recèle un fond de passivité farouche ; dans les bals oii ils gironnent et battent leurs entrechats, la ténébreuse main que la mort étend partout sur l'humanité misérable est derrière eux et les pousse, pareils à des ombres grimaçantes et qui tourbillonnent sans soup- çonner qu'au bout de leurs danses il y a la culbute au fond de la fosse, le ménage sans pain et la haie pour abri. Peut-être, après tout, le savent-ils, et sous leur nonchalance apparente cachent-ils la prescience de ce qui les attend : le genièvre qu'ils boivent à pleins verres serait alors le breuvage de consolation et d'oubli plus encore que de stupide ivresse. III Les villages miniers. — Le donjon moderne. — La houillère centre de la vie. — Attraction du charbonnage. Les tilles boraines. De Mons à Quiévrain se prolonge le défilé des villages miniers : Jemmapes, Quaregnon, Saint-Ghislain, Boussu, Élouges, Cuesmes. Dour, Pâturages, Frameries, Flénu, Hornu. Mais, tandis qu'à Jemmapes, Quaregnon et Saint-Ghislain, grosses bourgades cossues, d'une physio- nomie de petites cités marchandes, l'activité du charbonnage se greffe sur des industries corollaires, batelage, charroi, etc., à Élouges, Dour, Frameries, Cuesmes, Flénu, bat son plein l'irrécusable cœur du Borinage. A faibles intervalles et se touchant presque, se succèdent ici les exploitations, bouchant tous les coins de l'horizon de leurs grandes buttes, hérissant partout leurs cheminées et leurs échafaudages et couvrant de leur ombre non moins que de leur pluie de charbon les petites 46i LA BELfilOUE. maisons à toits rouges poussées comme des champignons à leur pied. De même qu'aux llaiics des vieux burgs se tassaient les chaumines du serf, les burons du bouilleur enserrent de toutes parts le cbarbonuage, croupissant là daus l'almosphère enflammée du monstre comme les autres vivaient dans la colère et le groudant appétit de Togrc, duc, comte ou marquis, dont ils voyaient en levant la tète, si tant est qu'ils osassent la lever, errer entre les créneaux la carnas- sière silhouette. Et la carcasse du charbonnage est elle-même pareille à une tour au fond de laquelle rugirait un ogre bien autrcmeul dévorant. Le passant attardé l'entend meugler dans la nuit, tandis qu'aux hautes fenêtres des façades, flamboyantes comme des torchères, s'allument les reflets de la ténébreuse cuisine qu'active pour ses gloutonneries un tourbillon do petites formes noires, les maîtres queux de ces fourneaux dont les marmites sont des chaudières. Le cliarbonnage est en effet le moderne donjon de la contrée; comme son ancêtre, il prélève la dîme et la corvée sur les populations gîtées dans son périmètre; même de loin, un grondement sourd annonce ses approches; et de ses contreforts, racines géantes qui pom- pent la sève et la vie aux alentours, il s'enfonce, il plonge au cœur de la terre et des siècles. Est-ce que ces palais du Feu ne sont pas bâtis aussi bien dans le temps que dans l'espace? Une cage qui s'enfonce dans la bure a l'air de s'engloutir dans Tinhui des âges. Et c'est à toute heure du jour, et sur cent points ditférents, que s'opère ici ce miracle; on ne compte pas moins de deux cents charbonnages dans ce petit coin de pays, presque tous fonctininiiiul saus interruption, pompant le cbarbou. vidant la terre, ramihant au sous-sol leurs innom- brables réseaux, — catacombes du travail remplies d'ossements humains et dont l'avenir ne débrouillera pas le martyrologe. La malice ou la rancune ])ul)lique les a baptisés de sobriquets, comme des bêtes ou des hommes; et vraiment on les traite en ]iersonnes vivantes desquelles, presque toujours, on voudrait tirer vengeance. Souvent c'est nnc ironie (]ui semble l'ailler l'argent et l'effort pci'- dus : Plate-Veine, Pouilleuse, Cirand-Bronillon de Pâturages, Bonne-Veine-à-Mouche. D'autres fois les noms ont simplement une (bùlerie ])itlorfS(pie : Tire-Terre. (Irand-Buisson, Tichère, Belle-Yictoire , Cossette, C.i'acliet-Pickerv . Escotliaux, Turlupi)u , .lau(pieltes-sur-Dames, (ïrande-Machine-à-Eeu de Dour. ('.Iia(|ni' liouilicre a son pi'lil peuple (pii vil dans ses fiunées, s'est bâti des maisons sur son cratère, se marie, procrée et meurt au ronflement des machines dont les coupetées, connue des voix d'orgues, se mêlent au commencement et à la fin de foule existence. Les mêmes pistons qui activent dans la bure la montée et la descente des cages font aller cette vie de misère et d'insouciance, comme les pulsations d'un grand canir de fer; et quand, à côté de la fosse aléatoire, se creuse pour le lîorain cette autre fosse, l'inéluctable et la définit i\e. la poussière vomie des cheminées va s'ajouter aux pelletées de terre dont les voisins recouxreiil au prochain t à pistons et d'un trombone perchés sur luie estrade, elles toupillent, avec des l'ages furieuses de plaisir, dans des rondes éperdues et d'édievelés (juadrilles que les hommes, rasés de frais, une casquette en cône mou plantée sur l'oreille, scandent de coups de talon frénétiques. Les loures des chaloiipiers aux //ami/it/os anversois donnent seules une idée de ces gigues tourbillonnantes qui font osciller les corbeiUes de Heurs en papier pendues aux solives et se prolongent jus(pi'à ce que, à bout de salive, époumonés, rendus, les couples s'alfalent sur les banquettes, haleinant comme des soufflets de forge. 466 LA BKLGIOrE. En 1111 luilicu do si j;raiide l'oruiciiLalioii. lu inurali' coiirl des risques; el, bien (iii\)ii ait exagéré la licence des Borains, il n'en est pas moins vrai que Ihonnèteté des filles y est exposée à de rudes assauts. Des fillettes de quinze ans s'y émancipent en rigolbochades. aux bras de jeunes godelureaux du même âge. Dès le premier salaire, le garçon s'alTrancliit de la tutelle familiale, court les ducasses, fréquente le cabaret, mène la vie d'bomme, et, sauf une rede- vance qu'il paye à ses parents pour le logement et la nourriture, dispose à peu près intégra- lement de son gain. Mais il est un jour de l'année où toute cette brutale effervescence, déjà grande eu temps ordinaire, est portée à son comble : c'est pendant le temps de la <( fiesse » par excellence du tx soin DE sainte-baube rtn in temps ue neige. Horinage, la grande kermesse annuelle de la Sainte-Barbe. Ce jour-là. le cliarbonnage cliôme ri le iiiolocli sommeille. Même aux plus mauvaises années, on va par bandes de cabaret en cabaret, au sou du (aiiibnur, tilles et garçons mêlés; cl lair est décliin'' par les décliarges de petits mortiers bourrés de pondre ([u'on fait partir de moment en moment, comuic une joyeusi! artillerie dont le fracas s'en va glorifier la sainte en son paradis. Le Borinage a|)pelle cela » tirer des campes ». Il y a vingt-ciii([ ans, au plein de l'activité eliarbonnière. la fêle s'accompagnait d'agapes auxquelles s'attablaient l'ialenielleiiieiil ouvriers et patron^, de feslivilés grotesipies ipii débridaient les hilarités, de distributions de primes en victuailles aux oinriers (pii avaient abattu le plus de charbon piMidant l'année. Clia(|ue paroisse décorait aloi's ses autels de feuil- lages, de paillons et de tleurs, avec une pompe abondante et barbare qui servait à gloritier la LE HAINAUT. 4G9 vénérée patronne pendant la dnrée d'nne grand'messe prolongée an ronllement des orgues. La gène des ménages a mis, depuis, une sourdine à ces galas; cependant on tire toujours les <( campes » ; la grand'messe réunit comme par le passé autour de la statue de la patronne une foule implorante qui, celte fois-là du moins, sentant partout autour d'elle les incertitudes de la vie, s'abîme dans une minute de sincère ferveur; et sur les tables les plus pauvres apparaît la tarte aux prunes et au riz dont s'empiffre la famille, en vidant de grands bols de café. C'est encore la coutume, la veille de la Sainte-Barbe, que le <( train » du matin emporte avec lui, en sa descente à la fosse, une sorte de grossière effigie de la « bonne dame », parée à deniers communs. Elle y demeure toute la journée comme le témoignage de l'aide tutélaire que la sainte accorde aux ténébreuses populations de la bure, et différentes cérémonies, qui du reste varient avec le cbarbonnage, accompagnent son séjour aux régions de la liouilie. Généralement on la pose dans une niche, sous le vacillement de trois ou quatre chandelles, humble luminaire qui, tout là-bas, en ces profondeurs de nuit, est comme une pâle imitation des herses allumées dans la splendeur des oratoires. Et certes le spectacle doit être saisissant de voir au plus épais de l'ombre éternelle scintiller et trembloter ces petites étoiles rouges, auxquelles tant de rudes cœurs accrochent leur espérance. 11 semble que, tant qu'elle est présente, la Toute-Puissante et la Toute Bonne, le danger soit momentanément conjuré; et, de même qu'au matin on la descendit avec solennité, on la remonte, le soir venu, avec une piété grave, toute souillée et misérable, sous ses voiles naguère immaculés et maintenant machurés de charbon. Revenue enfin au jour, les fiUes de la mine s'empressent autour d'elle pour réparer le désordre de sa toilette; encore un instant, et la boîte à double volet au fond de laquelle trône la miraculeuse poupée sera refermée; alors l'une des charbonnières, celle à qui la garde de la sainte est confiée, l'emportera chez elle et la tiendra soigneusement celée jusqu'à l'an prochain. Indépendamment de l'anniversaire de Sainte-Barbe, les villages borains fêlent des ducasses auxquelles, quelquefois, se rattachent des particularités plaisantes. Ainsi en est-il de celle coutume de quêter, de maison en maison, aussitôt après la kermesse, la dîme qui alimentera la kermesse suivante. Les jeunes gens investis de cette mission s'appehent i< capitaines » : c'est une sorte de charge honorifique à la fois et lucrative, qui s'enlève à l'adjudication, moyennant cent, deux cents et même trois cents pots de bière, selon l'importance des villages. Avec le produit des collectes on organise des bals, des feux de Bengale, des décharges de boîtes à feu, et le surplus devient le bénéfice des adjudicataires. Pendant tout le lemps de la fête on les voit gravement promener par les rues un claque hérissé d'un plumet flottant et un jonc flexible, insignes de leur dignité; et le sé- rieux correct de leur tenue leur donne l'air de maîtres de cérémonies. Rien n'est imposant comme la solennité avec laquelle ils ouvrent le bal : à peine l'orchestre a-t-il préludé qu'ils se mettent à tourner lentement sur eux-mêmes, les bras arrondis, avec des grâces majestueuses de danseurs de pavane. La paupière mi-close sur leurs prunelles immobiles, ils semblent rappeler au respect de la danse les fougueux qu'une ardeur trop grande risquerait d'écarter des bienséances ; toutefois le « cavalier seul >i ne figure là que comme un rite obligé qui précède l'entrain des chorégraphies. Bientôt des fillettes de six à huit ans, enrubannées et gantées, pénètrent h leur tour dans les orbes de leurs molles girations cadencées, et, tandis que, rougissantes et figées dans une raideur candide de prix de sagesse, elles règlent le mou- vement de leurs petits brodequins sur les entrechats de leurs danseurs, ceux-ci les balancent dans une valse cérémonieuse sous les regards orgueilleux des mères qui, à beaux deniers, ont payé la faveur que les capitaines octroient à leurs filles, élevées pour la circonstance à la dignité de c dames de danse ». 470 LA BELGIQUE. Une autre farce. (|ui ta|i|)ellc la moquerie du moyen âge pour les maris outragés, signale la lia des festivités : si. parmi les capitaines, il s'en trouve un (|iii soit marié, c'est à lui qu'incombera le rôle de provoquer les adjudications pour la capitainerie de l'an suivant ; mais la considération de l'époux sera avant tout offensée dans sa personne par une coutume dérisoire dont rorigine se rattache sans doute au cas de quelque sgauarelle battu et content. On l'attache sur un àne, la figure barbouillée de suie, et en ce boutVon équipage, qui donne à la burlesque parade son nom de Dunnené, on le promène à travers la risée du \illage, cahoté aux coups d'échiné de sa revécbe monture. VuR d'ensemble du Hoi iiirigc. — Une contrée minée. — Aspects des villages. — La maison du Borain. Il y a un moyen très simple d'embrasser, pour ainsi dire, tout le Borinage d'un seul cou|) d'o'il, c'est de prendre le train qui va sur Quiévrain et plonge à travers les activités de four- milière de cette contrée du cbarbon. En quelques heures on a touché d'assez près aux en- fers pour en rapporter sur la peau et dans les habits l'odeur du roussi, comme d'un voyage accompli aux fournaises de Belzébuth ; et, assourdis par les renaissants tonnerres qui font ressembler tout le pays à une prodigieuse enclume battue par cent mille marteaux, aveuglés par les spirales de flammes et les nuages de fumée qui se déroulent dans l'air, exaspérés par le spectacle de cette rage aveugle d'un monde de fer se mouvant, lom'noyanl, battant l'air, sous des ciels chargés de suie et d'irrespirables atmosphères, les sens demeurent dans l'étau dime impression de combat à outrance livré par des pygmées aux monstres dune création primitive, démesurés par la taille et par les colères. La locomotive qui, soufflant et crachant le feu, nous emporte à travers la foudre et les éclairs de ces horizons incendiés, rasant des précipices recouverts d'une mince pellicule de terre, est bien l'hippogriffe aux rouges haleines qui convient à ce pays des cataclysmes et des épouvantes. Tandis qu'il fend l'espace, le grondement de sa course se prolonge en oscil- lai ions répercutées de proche en proche à travers les creuses et tremblantes parois de la croûte terrestre. Et c'est au fond des cavernes, dans les majestueux silences de la genèse j)ri- mordiale que, descendue par mille fissures qui partout rompent la solidité du bloc telluriqne, vaex|)irer en longs échos graduellement étoulTés cette rumeur de la vie bondissant par-dessus les gouffres de la morl. Toute la région, en effet, effroyablement vrillée, percée à jour, térébrée comme j)ar le Iravaii d'une infinité de tarets, resseml)le à \\\\ madrépore ramifié d'un infini enchevêtrement de galeries. A tout inslant le fraiii fraucliK des fiuinels lézardés, des zones boulanles. des aqueducs vacillants qui se maintiennent par on ne sait .quel prodige sur la trépidation de ce sol mouvant comme une mer, et dont l'effondrement ouvrirait au-dessous de cette masse volante de voitures et d'hommes une gueule où elle irait s'englonfir tout eidière. Aucune insouciance poiutanl n'est comparable à celle du Borain vivaul sur eet ininicnse cratère tranquille qu'un (^'placement inlérieui'. une secousse d'éboidemenf prolongée du dehors au dedans peuvent d'un moment à l'autre changer en carrières à ciel ouvert, larges à y faire passer des Nils et des .Mississipis. .Iiisque sons nos pieds la terre, vidée et ravagée comme une poitrine de phtisique, étend ses grands poumons creux descpuds la vie s'est retirée et qui n'offrent plus que les artères inertes d'un vaste cadavre dévasté. Et la structure malérielle du pays elle-même donm- bien la sensaliim d'une contrée soufilée. projetée en bosses foiiiinciilées. LE IIAINAUT. 471 violemment déjetée comme si le feu des volcans l'avait partout soulevée et lui avait donné cette physionomie d'éruption figée. A partir de Jemmapes, elle se disloque visiblement, avec cette haute hosse du Flénu crevant la |)laine d'un coup d'épaule furieux, et plus loin, sur le territoire de Boussu, avec Bellevue, Longterne, (Irand-Hainin et Bois-de-Boussu, échoués, la cheminée en l'air, au bas de l'horizon comme de géants sleamboats. Puis un tem[)s d'arrêt se fait dans cetle nature bouleversée, comme si elle avait elle-même horreur de tant de cataclysmes multipliés, et un doux paysage, d'une agreste placidité, lave de ses liumides verdures, dans le silence d'une campagne rendue aux labours et où se meurt le grincement des machines, la boue de suie des routes qui mèneni aux exploitations. C'est un brusque contraste comme nous en rencontrerons tout à l'heure en si grand >^^/^ W A s M E s . nombre dans le pays de Cbarleroi et qui rompt inopinément la chaîne des oppressions sous lesquelles l'esprit est demeuré jusqu'alors pantelant. Mais, comme pendant une tourmente le ciel se déchire sur un pan d'azur et tout de suite après, au coup de fouet des nuées, se remet à tourbillonner, à peine a-t-on goûté l'apaisement de cette détente que le cercle dantesque se referme sur la vision consolante de ce coin de création épanoui au soled ; et Elouges, Dour, Pâ- turages, Wasmes, Cuesmes nous rejettent au plein giron de la houille. La même lerre cabossée et turbulente, naguère aperçue, dresse de nouveau ses cônes, pointe ses cheminées, expume à gros bouillons ses fumées, avec de lourdes carcasses de charbonnages partout enfoncés comme des coins dans le ciel, et des perspectives de corons se culbutant sur les pentes en un fouillis de toits rouges, rouges comme des lèvres sanguines dans les bistres cbarbonneux d'un visage de jeune hiercheuse. Presque toujours, malgré les teintes effacées et fuligineuses, l'aspect s'atteste pittoresque: une chaussée coupe l'agglomérai ion, entre deux files inégales do petites façades basses, i72 LA BELGIQUE. budigeonuées cmî jaune ou ou bleu, sous le large rebord des auveuls; puis s'élai;;il une jdaco au fond de laquelle l'église catholique aiguise son clocher, vis-à-vis du temple protestant, car, chez ces populations à demi détachées du calholicisme, la religion réformée vit sur un pied d'égalité et, chose plus rare, souvent en bonne intelligence avec le culte romain. Et, au seuil des portes, de noires figures somnolent, accroupies sur les talons, dans l'allilude fami- COIX UE VILLAGE UORAI.N. iiére au niiiieui' ([ui se délasse des aid\yloses de la bure eu i'uniaul sa pipe, ramassé sur lui- même, le menton aii\ genoux. Quelquefois, comme à W'asmes. le \illage. bàli sur une bosse, clievanclie les pentes, dé- gringole les versants, s'épand en Iraînées de maisons (|iii siiixeui les ondulalioiis du sol. dans un capriee de lirns(pie l(^po^rapllie. |)armi des verdures de haies et de bosquets. I)e\anl l'habitation, un cDurlil se bordoie de haies; il est comme la gaieté de cette crépusculaire contrée; la main altentivc du maître du logis \ prodigue l'a'illel, le tournesol, les dahlias cl LE HAIXAIT. 473 les pivoines, éclairs jaunes, rouges et violets qui accrochent la lumière et entretiennent au cœur de ces pauvres gens un délice que seuls connaissent les amateurs de jardinage aux contins des banlieues urbaines. Entre deux descentes à la fosse, le mineur soigne son jardinet, ratisse ses plates-bandes, échenille ses arbustes, rapportant à cette simple et placide besogne les intimes satisfactions et peut-être aussi les poésies dormantes de son être, tout enveloppé de brutalité revèche sous sa noire et poudreuse cuirasse qui souvent cache de vraies natures d'homme, héroïques et cordiales. Avec un peu plus de sollicitude à les tirer de leur basse condition végétative, on en ferait sortir des vertus tranquilles ; partout où l'effort a été tenté, à Marchiennes et à Mariemont par exemple, la musique (l'Amphion de ces sauvages qui ne demandent qu'à se civiliser), la lecture, ré(5ucation, l'attrait des plaisirs honnêtes ont eu raison de leurs apparences indis- ciplinées. Nombre de villages possèdent des fanfares, des chœurs, des cercles, des salles de spectacle où l'on joue la comédie. Il suffirait de canaliser en quelque sorte leur instinct du plaisir et leur besoin de s'étourdir une heuie au milieu des rudesses de leur vie, pour détourner au profit de leur amélioration morale les forces vives qu'ils laissent aller au courant d'excitations grossirèes. Malheureusement, en ce Borinage pressé de faire de l'argent avec l'exploitation de la terre et de l'homme, et où n'ont pas pénétré les grandes initiatives qui ailleurs ont profon- dément labouré le sol humain, on est plus préoccupé d'extraire à coups de pic le charbon contenu dans les schisteuses parois de la bure que d'arracher au dur silex de la créature le pétillement de l'étincelle intérieure. M Le pays de Charleroi. — Aspect général du pays. — Le monde des machines. — Le goulcn. Après les labeurs excessifs du Borinage, l'industrie semble prendre un temps de repos, comme une machine dont les feux sont momentanément couverts et qui, au bout d'un court moment de chômage, va précipiter plus furieusement le mouvement de ses balanciers et de ses pistons. Ainsi, la contrée qui s'étend entre Mons et Charleroi ne fait plus entendre, au sortir des fournaises boraines, qu'un ronflement de travail assoupi, écho expirant des tonnerres prolongés de charbonnage en charbonnage au cœur du pays de la houille, comme la grondante respiration et le tumultueux anhèlement de ce foyer de vie intense et de vulcanique labeur. Sans doute la terre n'interrompt pas brusquement ses sombres alchimies : sous les étendues cultivées qui lissent à ses épaules le riche manteau vert des prairies et des champs, se poursuit le grand œuvre mystérieux de la fabrication du <( soleil noir » auquel notre monde refroidi emprunte la chaleur de ses hivers. Mais, pour quelques cheminées qui de distance en distance s'empanachent encore de fumeuses spirales et signalent la présence des houillères, on a plutôt la sensation d'une région tranquille, se remettant d'une grosse dépense de sève dans les activités mesurées des besognes agricoles et se recomposant du chyle et des forces avec les vertus d'une campagne naturellement fertile, comme une bête épuisée se refait au giron des pâturages, parmi les baumes des hautes herbes et la fraîcheur des eaux courantes. Binche. la joyeuse patrie des Gilles, ces héros légendaires d'un carnaval qui semble emprunté aux mœurs italiennes, Binche a des charbonnages et des verrei'ies dont le bruit ne dérange pas sensiblement le calme des paysages ; et ceux-ci s'étendent presque sans interruption jusqu'aux rives de la Sambre, où brusquement la rumeur des ruches industrielles se jette de nouveau en travers de l'idylle. La paix agreste toutefois n'expire pas entièrement ici comme 60 474 LA lîELGIQLE. au Borinage, et, dans des Tempes d'ombre et de silence, perdues au milieu de ce monde de fer et de feu, continue à planer par-dessus la sérénité des solitudes. A chaque pas, la délicieuse vallée, toute retentissante du 1m iiil des forges, nous réserve la surprise de ces nids de feuillages et d'oiseaux où la création accomplit en paix son œuvre, paradis imprévus dont le charme a la douceur d'une découverte parmi ces antres de la mécanique et qui font à ce coin de pays une bcaulé émouvante et surprise, comme un jardin de roses poussé en d'arides déserts. Dès Marchiennes, l'air est déchiré par le martèlement d'une nuée de cyclopes battant leurs enclumes; nous rentrons dans le royaume du Feu qui nous avait lâchés à Cuesmes et qui, cette fois, ne nous abandonnera qu'après que nous aurons franchi les cercles d'une industrie bien autrement compliquée que celle du Borinage, puisque au travail des fours s'ajoutent, en ce pays de Charleroi, les incessantes élaborations de la métallurgie et de la verrerie. Déjà, aux brouillards enflammés d'Élouges, de Dour et de Hornu, on avait la perception d'un enfer ; mais ici celte impression grandit encore, tant le ciel et le sol sont bouleversés sous la herse de cet effroyable labeur humain qui, par son effort sans trêve, tient des fatalités. il faut, en effet, des images surnaturelles pour exprimer avec quelque réalité ce déchaînement d'humanité ruée aux besognes ténébreuses et s'aidant du concours de celte autre humanité modelée en quelque sorte sur le patron de la créature et qui, à son imitation, déploie des bras, respire par des poumons, broie avec des mâchoires et, dans des creusets pareils à des estomacs, engloutit des fournées d'aliments. La machine, cet homme de fer qui, s'il n'est |)as la ressemblance matérielle de l'homme de chair et d'os, en est tout au moins la grimace, règne là partout comme l'auxiliaire naturel des énergies de son maître et seigneur, l'être pâle qui active ses pulsations, oint de graisse ses ressorts et nourrit ses prodigieux appétits. Ou plutôt, tant il tient de place et se meut avec bruit dans les cavernes bâties à sa taille et qui sont ses demeures, c'est lui, c'est ce Briarée dont les membres plongent à la fois dans le soleil et dans la unit, étendant en Imis les sens, comme un réseau qui voudrait absorber la lumière et l'espace, leurs innombrables ramifi- cations, c'est ce simulacre de tout ce que la création, en ses monstrueuses genèses primor- diales, enfanta jamais de plus démesuré, qui exerce l'impérative royauté et commande à un peuple de travailleurs soumis. L'homme, notre frère, à peine grand en tout comme la moindre des vertèbres qui composent son énorme ossature, apparaît ainsi cpiun serf |)rêposé à sa garde et à son entretien, mais perpétuellement en défiance des mortelles ruses qu'imagine sa perversité, pour se venger de ne pouvoir excéder les limites où s'emprisonne sa grandeur et se répandre comme un météore enflammé, à travers la race maudite (jui la modère et la gouverne en des orbes intransgressés. Si omnipotent qu'il soit, il semble soupçonner, ce vrai roi des usines, que, sous les apparences qui mettent la force de son côté et ne laissent à son servileur (jue la faiblesse et l'orgueil, il obéit à l'impulsion partie de cette obscure volonté souveraine, comme un despote lié par d'infrangibles lois et qui ne peut évoluer que dans un cercle borné par le c< Tu n'iras pas plus loin » de ses sujets. Aussi, tandis qu'il accomplit ses mameuvres géantes et qu'il emplit l'air de ses meuglements irrités, sa soumission sournoise rêve-t-clle, en d'abominables songeries de représailles, d'exterminer les pygmées qui l'entourent; et tantôt il les hapjie au passage, les saisit par un pan de leur vêtement et les broie entre ses crocs, pour les rejeter ensuite à l'i'lat de bouillie sanglante; tantôt il essaye résolument de ronqire ses attaches et, comme un Samson révolté ébranlant les colonnes du temple, fait voler ses chaudières en éclats, multipliant alors partout le massacre et la ruine. 11 suffit de pénétrer dans un des vastes laminoirs (|ui par centaines, à C.ouillet, à .Marchiennes, à Chàtelet, à Monceau-sur-Sambre, font trembler le sol sous le fonctionnement de leurs LE HAINALIT. 475 outillages, pour comprendre combien aisément vient à l'espril, devant les apparences animées de ces créations de la mécanique, si malhéniatiquemenl matérielles et pourtant si inexpri- mablement pénétrées de vie latente, l'idée d'une spiritualité consciente, agissant en raison de ses lois propres et sans l'aide d'agents extérieurs. Comme les membres du corps humain, chacun des infinis rouages de ces vastes organismes semble travaillci' [lour son compte, avec des mouvements précipités ou alentis, en apparence révélateurs d'une volonté définie, ici en de courtes ellipses, là en des girations violentes et toujours en des va-et-vient de leviers, de pistons, de bielles, de volants, de courroies de transmission, tout un jeu d'articulations se mouvant à ras du sol ou évoluant dans l'espace, les unes presque ténébreusement, comme des âmes cauteleuses et rampantes nourrissant de noirs desseins, les autres retentissantes et orgueilleuses comme des âmes de héros déployées dans la lumière. Impossible de s'arracher à un sentiment de secrète horreur devant les gesticulations sourdes ou exaspérées, les démènements accélérés ou contenus, les reptations et les bonds de bête VUE EXTERIEURE DUN LAMINOIR A COtILI.FT. déchaînée qui communiquent à ces grands corps de fer — mammouths, ichtyosaures et iguanodons de la moderne genèse industrielle — les mouvements et les pulsations de l'être vivant, avec des spasmes qui semblent partis des entrailles, une anhélation qui est comme le souffle et la respiration d'un gosier exténué, des sifllements et des râles qu'on croirait arrachés par le mal profond d'une plaie charnelle aux tourments d'une agonie. Comme de la cervelle bouillonnante aux parois d'un crâne frappé de folie furieuse, la vapeur s'agite et soulève ses vagues dans le flanc des chaudières, sortes de centres nerveux d'où partent, en se ramifiant à travers mille conduits, les afflux de la vie qui donnent h toute la machine le branle el l'élan; et aux jets ardents de cette sève pro|)ulsée en tous sens, les ressorts se détendent, les chaînes se rompent, les rouages manœuvrent, l'énorme colosse délie ses bras, remue son torse, se tord en ondulations sur son lit de travail et de douleur. Malheur à celui qui s'approcherait trop près des griffes du monstre ! Il serait bientôt liappé, lacéré, dévoré bien mieux que par des mâchoires de tigre ou de crocodile. Et ces griffes, il les étend partout, patelin, débonnaire, insidieux, multipliant les sortilèges et les vertiges pour mieux capter la confiance, étourdir l'esprit et dérouter l'attention, ici s'allongeant avec 476 LA BELGIQUE. des mouvements lents et presque imperceptibles, là tournant sur lui-même comme une toupie doucement ronflante, ailleurs agitant des volants pareils à des éventails d'ouragan, — vrai Protée de scélératesse sournoise et de meurtrière perfidie, dérobant sous la multiplicité et la bénignité des métamorphoses la formidable puissance de désagrégation que lui a départie la science et qui. réfrénée, contenue, soumise à des lois infrangibles — celte terrible puissance capable de tout exterminer si on l'abandonnait à elle-même, — tourne pacifiquement à la gloire et au profit de l'œuvre industrielle. Pour ma part, chaque fois que je suis descendu dans la redoutable cage où se meut l'énorme brute, j'ai eu présente à la pensée l'étrange et terrifiante histoire de cet horloger de Nuremberg, possesseur d'un f/oiilcn. être chimérique sorti des terreurs du moyen âge et créé à l'image des esprits infernaux, périlleux compagnon qu'il fallait charger de chaînes dans le secret de la maison sous peine de le voir se répandre au dehors comme une trombe qu'aucune force humaine ne pouvait plus contenir. Or, le maître de cet abominable animal étant un jour à travailler dans sa boutique, une grande clameur s'éleva tout à coup dans la rue et il vit afiluer vers lui une multitude effarée et pâle qui criait : « Le (joulen est détaché! Il court et bondit à travers la ville, semant le carnage et la destruction sur son passage! » Et, s'étant rendu à Fondroit où l'horrifique bête était naguère attachée, il comprit qu'elle avait en effet brisé ses liens et qu'à moins d'un miracle du ciel, lui-même et tous les habitants de la cité deviendraient bientôt sa proie. VII Les centres industriels. — Couillet. — Mariemont. — Sainte-Marie d'Oignies. — Initiatives en vue d'améliorer la condition de Touvrier. — Défrichement des esprits. — Retour aux réalités de la contrée. — Ferments de démo- ralisation. — Les voleurs de feu. — Aspect du pays aux alentours de Charleroi. — Le royaume du Feu. — Le Manchester belge. De Marchiennes à Monceau et de Couillet à Sainte-.Marie d'Oignies, l'air s'embrase dune réverbération de fournaise, à travers d'épaisses fumées qui font penser à une prodigieuse canonnade lançant sans relâche ses volées. Tout le panorama est coupé de hautes cheminées, pareilles à de grands arbres sans branches qui se dresseraient par-dessus un paysage de bri- ques. De proche en proche se succèdent les laminoirs, les fours à chaux, les hauts fourneaux, les verreries, les charbonnages, formant quelquefois, comme à Couillet, à Monceau, à Sainte- .Marie d'Oignies et à Mariemont, des agglomérations régies par une seule administration et vastes comme de petites villes. Ce sont des villes, en effet, ayant leurs rues, leurs canaux, leurs chemins de fer, leur organisation inlérii'ure, un fonclionnemeni de rouages propres qui leur donnent un caractère d'autonomie et iiiic physionomie variant de l'une à l'autre. Dès ISiMi la société de Marciuelle et Couillet inaugiu'ail le premier groupe de ses lial)ilali()us ouvrières, et petit à petit d'autres initiatives naissaient, fondations d'écoles gardiennes et primaires, de dessin, d'apprentissage, de notions ménagères, création d'une société de musique, institution d une caisse de secours et de retraite, etc. .Ailleurs, sous l'impulsion d'un |iliilanthrope émineut, .M. .Vbel \\'arocquié, la poi)uleuse cité de .Mariemont en peu de temps atteiguail à une pléuitude de vitalité éco- nomique. A Sainte-.Marie d'Oignies, des liens d'étroite solidarité unisseul un peuple de près de seize cents employés et ouvriers qui, outre ses écoles, possède un magasin de denrées alimentaires, des fourneaux économiques, des caisses de secours et d'épargne, un outillage social déjà compli(]iié. |"| ces centres d'activité modèles ne sont pas les seuls : à di's degrés LE HAINAIT. n i moindres, d'autres élablissemeiifs réalisent cette image d'une petite société autochtone, se développant selon un idéal d'amélioration morale et gravissant progressivement l'échelle qui des troubles bas-fonds où croupissent les plèbes monte aux régions d'une humanité plus sensible et plus fine. Une élite d'ingénieurs dirige incessamment ce mouvement d'ascension, s'appliquant^^à descendre au niveau des humbles intelligences pour mieux les élever, et, comme cette lampe PUITS d'eXTII ACTION DE M A r. I E \I 0 N T . (Vciyf'Zp. 478.) du charbonnier qui aux ténèbres des mines irradie un simulacre de jour, agitant dans les obscurités de l'esprit la torche de la science pour en faire tomber des étincelles. Je ne sais comment les choses se passent dans les autres pays de grand travail, mais j'affirme qu'en ce milieu wallon où sans trêve les esprits, comme des leviers, soulèvent les plus difficiles problèmes, l'affranchissement intellectuel et moral de l'ouvrier — cet autre problème qui, pour nos démocraties éprises de solutions pratiques, demeure un continuel point d'interrogation à l'horizon — s'opère graduellement, grâce à l'universelle émulation d'un faisceau d'intelligences 478 LA BELGIQUE. éclairantes, se dévouant au défrichement et à l'ensemencement des terres incultes de la pensée. C'est merveille de voir fructifier, dans certaines exploitations, l'enseignement de ces maîtres improvisés : chaque année les semailles lèvent plus pressées dans les déserts où leur charrue a passé; à en juger par les rendements déjà obtenus, il n'est pas impossible d'espérer, dans un temps point trop lointain, le déblaiement radical de toutes les résistances hostiles qui sont comme les ronces de l'esprit et entravent encore la grande œuvre civilisatrice à laquelle se sont voués ces incorru|)tibles colons. Et non seulement on cherche à remuer par la herse et le soc ces broussailleuses jachères, mais on s'cd'orce de relever à ses propres yeux la condition morale et matérielle du prolétaire. A Sainte-Marie d'Oignies, le léger loyer que paye l'ouvrier pour sa maison finit par lui assurer la possession d'un immeuble qui, si modique qu'il soit, le grandit vis-à-vis de lui-même et lui donne dans la vie quelque chose de la gravité et de l'assurance d'un petit seigneur chassant sur ses terres. Le tout-puissant instinct de la propriété le sauve en outre des inquiètes aspira- tions à un mieux qui pour lui pourrait être le pire, et l'attache d'un lien solide à l'exploita- tion de laquelle il tient sa dignité et ses droits de propriétaire, comme dans un moulin l'ai'bre s'attache à la roue qu'il fait manœuvrer. A Mariemont, où fonctionne le même principe, on m'a montré des installations ouvrières. Généralement elles se composent de quatre pièces, deux au rez-de-chaussée et deux à l'étage, avec un jardinet suffisant à rapprovisionnement d'un petit ménage. Ils étaient là quelquefois cinq ou six, naturellement un peu à l'étroit, mais dans des locaux sains où l'échaudage renouvelé des murs entretient une saine odeur fraîche; et un commencement d'aisance, un air de vie bien ordonnée, l'application des idées d'épargne communiquaient à ces intérieurs une apparence de calme et de sécurité qui contrastait avec la mauvaise tenue des maisons boraines. .le ne suis pas bien sûr que les admirables outillages et la colossale structui'c des charpentes du puits d'extraction qui font de Mariemont l'un des plus beaux charbonnages de la Belgique m'aient plus vivemeni impressionné qiu' cette victoire remportée sur les tenta- tions du cabaret. On se tromperait cependant si l'on entrevoyait toute celte populeuse contrée à travers la lénifiante perspective de quelques villages privilégiés en qui la sollicitude zélée d'un petit groupe de maîtres usiniers et charbonniers a fini par amollir la native rudesse des mœurs. Partout où cette action secourable ne s'est pas encore exercée, perce le tuf rocailleux qui au premier abord déconcerte la sympathie. A .lumel. Houx, la Louvière, en maint autre endroit, l'àpreté de la vie, l'accablement du travail, la fréquentation de l'usine ont composé à l'ouvrier une surface d'humanité rugueuse. Les ménages y vivotent précairement dans la négligence et le désordre, ballottés à de perpétuelles conjonctures de misère, sans cette précieuse boussole des notions morales (jui. aux centres d'activité intellectuelle, ramène presque infailliblement au devoir les égarés et chez les autres contient les envies de dissipation. Au fond, et pour celui qui regarde avec la vision détachée de l'artisle plutôt qu'avec la sévérité du philosophe, une certaine originalité pittoresque et, si l'un osait accoupler de pareils mots, une poésie sombre de déchéance enveloppe l'être terreux et farouche qui. à ces troubles prolundeurs sociales bien mieux (pic dans les milieux de civilisidiou policée, s'accorde avec les âpres aspects de celte contrée tle labeur excessif. L;i cniKliliou même de celle vie rampante aux entrailles de la terre ou journellement jetée toute vive aux brasiers des verreries et des laminoirs scnnble les prédisposer à une sauvagerie naturelle, comme une créature d'une espèce particulière, homme seulement par la ressemblance extérieure, et pour le reste taupe ou salamandre, constamment aux prises avec les éléments, dans des mystères d'inconnu. LE HAI.NAl T. 479 Presque tous les traits de la sombre peinture du Borinage s'appliquent à ce pays dévasté par l'industrie. Modernes prométhées qui, plus heureux que leur glorieux et misérable devancier, ne sont plus précipités des hauteurs du ciel, mais accomplissent pacifiquement leur œuvre sacrilège sous les yeux des divinités réconciliées, les Hommes du feu, rouges violenteurs des lois naturelles, y accomplissent de mystérieuses alchimies dans un prodigieux et violent décor où persiste l'image de l'immémorial chaos. Hérissée de monts dilformes, gibbosités accrochées à l'échiné du sol, déchirée de profondes solfatares, disloquée et pantelante comme sous les coups réitérés de la foudre, et partout couturée de cicatrices, ainsi qu'un grand corps blessé, la terre ici revêt des apparences chimériques, dans la mort et l'eifacement des réalités coutumières. Devant les flamboyants cratères des fours à puddler, on se prend à rêver aux haleines incendiées de quelque forge activée par Borée lui-même et toute retentissante de& tonnerres dont Vulcain et ses hordes martelaient leurs souterraines enclumes. Les fuligineuses fumées tordues en spirales à l'horizon se transmuent en un vol de guerrières walkures chevauchant des cavales noires comme l'Erèbe, dans la profondeur du ciel. Et les énormes halles embrasées aux fenêtres desquelles rougeoie en brusques fulgurations la réverbération des lingotières bouillonnantes, finissent par évoquer ces mythologiques palais du feu dévolus aux artisans des élaborations volcaniques et qui, sur des fonds d'éclairs, se peuplaient d'un pullulement de gnomes attisant la flamme éternelle. Aucune supercherie toutefois ne vaut le réel, en ces grandes usines flambantes comme des fournaises qu'alimenteraient des forêts d'arbres. Tandis que du ventre des machines s'échappent des halètements et des lamentations dont la répercussion fait trépider au loin le sol, tandis que du flanc des soufflets sort la plainte des ouragans prisonniers, mugissante à l'égal d'une mer déferlant sur des grèves, et que des myriades d'êtres trapus, les pectoraux nus et la crinière éclaboussée de lumière, clangorent el se ruent en toutes les directions, comme une nuée d'esprits infernaux, — des gerbes de flammes, tremblants piliers sur lesquels pose la pourpre des plafonds' dardent leurs oscillantes spirales dans l'espace; les fours laissent passer par leurs ouvertures l'échevèlement furieux d'une meute de molosses roux ; un torrent de lave, coulant de proche en proche comme du soleil en fusion, roule ses lourdes vagues dans des réservoirs où lentement s'immobihse une large nappe d'or et d'argent. Toute l'illimitée puissance humaine éclate en ce moment dans les vaines colères de l'élément asservi ; comme un dieu, l'homme l'a contraint de se ployer à sa volonté souveraine ; et, frémissant, dompté, il s'épanche au moule où le guide le caprice du maitre, ruisselant en un bouillonnement de larmes ignées qui trahissent sa rancune et sa fureur. Le feu! il est partout ici l'ouvrier des enchantements, l'agent des alchimies, le coopérateur soumis du grand œuvre industriel. Aux fours à chaux, il broie, triture et réduit les rocs, comme aux hauts fourneaux il consume et liquéfie le minerai de fer, comme aux fours à puddler il affine et subtilise la fonte. Le sable siliceux, mêlé de polasseet de soude, que le verrier balance au bout de sa canne, a passé par ses creusets. C'est lui qui est l'àme des laminoirs et communique au flanc des locomotives, des chaudières et de toute cette colossale fabrication sortie du feu et destinée au feu le souffle embrasé qui plus fard les animera. Comme des chevaux trempés dans des eaux ardentes, chaque année voit sortir par centaines, des ateliers de Couillet, les hippogriffes qui fendent les plaines terrestres et sont les coursiers de notre civilisation volant dans l'espace du train des éclairs. Pénétrez dans une des lamineries de Montigny, de Lodelinsart, de Marchiennes, de Couillet, de Damprémy ou de Jumet à l'heure où les fours sont en pleine activité. Le hall se prolonge, immense, dans les flammes et la poudre. Au centre tourbillonnent, avec une vitesse s s. i80 LA HELGIQUE. de cent tours à la minute, les gigantesques volants qui impulsionnenl les trains ébaucheurs et finisseurs. Chaque laminoir a son équipe d'hommes, généralement quatre crocheteurs, quatre dresseurs, un ratti-apeur cl le chef lamineur, comme le canon a ses servants. Lancés à toute volée sur les taques de pavement comme sur de la glace polie, on les voit passer et repasser, à travers les cylindres effroyablement tournoyants, les « loupes » cinglées au marteau-pilon. Dès le premier tour, la masse ignée s'est amincie, a pris la forme d'une barre plus ou moins allongée, selou qu'elle a passé au train de puddlage ou au train finisseur ; et, groupés de chaque côté des cylindres, les crocheteurs la saisissent du bec de leurs tenailles, la tirent à eux, JE 11 IIK I.AM1\011VS A M Ail Cil 1E^ Mis. retendent en coiiranl, puis la rcpiungcnl iMilrr les rouleaux, où les tenailles de l'autre moitié de l'équipe vont la cIkm'cIu'I' pour nM-oiinncncer le même exercice. A chaque tour le fer s'élire, |)areil à un rouge serpent précipite à ras de l'aire : el, toujours plus avant, il darde la tète, plonge au couir de l'usine, déroule ses ondulemeuts comme des anneaux de feu. lîien ne peut donner l'idée de la manœuvre rapide, ailée, qui se produit au moment où l'extrémité de la barre sort des cxlindres. Toute celte bande d'hommes se rue à sa rencontre, l'agrippe de ses crochets, l'uil à reculons eu la nuilaiil à terre; c'est une gidopée furieuse, comme si réellement le fer (ju'ou Iraiiie ainsi était quelque monstre \oMii d'une caverne et qu'on relancerait dans une chasse à toutes jambes. Quand enfin la barre a pris la forme voulue, clhî passe à la scie mécanique, une horrible machine à roue dentelée. (|ui avance et recule dans un rail, et broie net, avec un crissement effrayant, le fer encore brûlant. Cependant l'usine gronde; le sol, sous les girations effrénées des volants, est secoué d'une 61 LE HAINAUT. 483 trépidation violente; et le loiirnoienient des laminoirs ressemble à im [oniici-re qui ne cesse- rait pas. D'instant en instant la retombée du marteau-pilon fait entendre son coup de canon émoussé, tandis que le maître marteleur, en tablier de cuir, des ,i;anlelets de cuir aux mains et des jambières de cuir aux genoux, la face protégée par un mascfue en fil de fer, tourne et retourne la mêmes du verrier et balance à travers l'espace comme son âme et son souftle visibles. On a comparé f'.harleroi et ses alentours à Manchester, comparaison qui s'offre presque invariablement à l'esprit quand il s'agit de trouver une assimilation pour montrer la puissance du travail unie au développement des iusiallations dans un milieu de haute organisation industrielle. Et c'est ici le cas. Il faut voir du haut des « terris " de Monceau un de C.ouillet le fourmillant panorama des usines qui, de toutes parts et sans interruption, se succèdent jus(}u'au fond des horizons, pour saisir la prodigieuse vitalité de ce coin de la Belgique. Si pendant le joiu" la variété et l'origi- nalité du tableau s'émousseiit un peu dans la monotonie dun incessant nuage de fumées, brouillant les j)erspectives sous un pâle crépuscule de suies où les formes s'atténuent, l'àme de celle immense forge se fait, en revanche, clairement sentir aux ténèbres embrasées de la nuil. Comme des chapelles, les hautes façades des charbonnages allument leurs fcnélres eu 62 ; LE HAINAUT. 491 rouges échancrures sur les noires tentures de l'espace. Les fours à coke disséminés çà et là ressemblent à des escadres vomissant la mort et le feu par leurs sabords. Et, pareils à des torchères, les gueulards des hauts fourneaux échevèlent des crinières ardentes que le vent tord à pleins poings. Un cercle de flammes ceinture l'horizon où, comme un firmament de soleils écarlales, fulgurent partout des cratères, élançant leurs gerbes jusqu'au scintillement effacé des étoiles. Chaque fois qu'une de ces énormes langues de feu darde des profondeurs de l'usine, le ciel s'éclabousse d'une traînée de pourpre, comme si le sang d'un monstre immolé rejaillissait jusqu'à lui. Couillet, Ciiatelineau, Montigny, Monceau, Marchiennes, Lodelinsart, Marcinelle sont autant de soupiraux de fournaises ouverts sur l'espace, et leurs réverbérations font passer à travers l'amas oscillant des fumées comme le frisson et la phosphorescence d'un éclair. En tous sens la nuit s'attise de rougeurs, revêt une illumination d'aurore boréale, s'embrase de furtifs incendies qui suspendent dans l'air des gloires d'apothéoses; et, par grandes pluies, des vols de fiammèches tournoient et s'abattent sur le sol, accrochant comme des clous de rubis aux pans de l'étendue, après avoir décrit des orbes, des moulinets et des astragales qui, sur le noir plafond d'ii/ur, étincellent en un prodigieux Mané Thécel Phares. VIII Antiquité du pays. — \a's premiers hommes. — Vestiges d'industries. — Puits de silex. — L'invasion romaine. La féodalité. — La vie partout triompliante de La mort. — Charleroi. Dans ce grand mouvement des industries on oublie presque l'antiquité delà contrée. L'esprit, sollicité partout par le spectacle des activités modernes, se détache des contem- plations rétrospectives, et, sans s'arrêter aux fondements qu'il pousse en terre et sur lesquels il est bâti, s'absorbe dans ce qu'a de tangible et de visible le prodigieux édifice dressé parle travail des générations actuelles. Pourtant, si profondément labouré que soit le pays par la herse industrielle, il a gardé les vestiges d'une humanilé lointaine. Une œuvre aussi consi- dérable que celle qui y multiplie dans tous les sens, à l'heure présente, comme un gigantesque tronc, ses rameaux d'opiniâtre labeur et d'incoercible vaillance, ne pousse d'aiUeurs que sur un terrain longuement trempé de sueur humaine; et celui-ci le fut vraisemblablement de toute cette portion d'éternité oii se renferme pour nous l'évolution des temps historiques. Au Borinage s'est conservé, dans ses particularités de galbe et de structure corporelle, un type qui diffère sensiblement du reste de la province et, par un genre de beauté faciale jjleine et charnue, solidement rattachée à la carrure trapue des épaules, évoque de furtives alfinités avec ces légionnaires qui apportèrent ici la civilisation de Rome. Mons, avant de passer par les multiples avatars où s'incarnèrent les différents âges de son histoire, vil à l'origine se dresser, sur l'emplacement de ses jardins, restes de quelque ancien château, un de ces nombreux camps romains comme les soldats de César en multipliaient dans les territoires conquis. Ainsi la tradition rattache à travers le temps les modernes cyclopes travaillant au fond des noires usines, aux bâtisseurs d'aqueducs et de chaussées militaires dont l'œuvre, défiant l'usure des siècles, demeure encore impérissablement debout dans la presque totalité du Hainaut. Mais, si vénérable qu'elle soit, cette tradition s'assied elle-même sur les sédiments d'une tradition antérieure, longtemps demeurée enfouie aux entrailles du sol, comme le secret d'une humanité jalouse de ses ingéniosités et qui, en disparaissant du monde, les aurait enterrées avec elle dans le profond cimetière d'oubli où. l'une après l'autre, sombrent les races des hommes. 492 LA BELGIQUE. Quaiul les mineur^;, ces ouvriers des ténèbres qui sont aussi les ouvriers tle la mort et violent constammenl, dans leur marche à travers les inconnus de la terre, des sépultures de vieilles forêts décomposées — squelettes de la création primitive dans les vertèbres desquels, comme des nids desséchés aux ramilles d'un arbre mort, s'est retrouvée l'empreinte des faunes monstrueuses, — quand ces nécrophores remontèrent au jour les premiers feuillet> du livre mystérieux de la nature, tables de marbre écrites non par un Moïse, mais par la terre elle- même, et depuis submergées dans la vaste mer de nuit ultérieure stagnante sous la croûte du globe, — quand sur ces pages sombres comme le chaos duquel le pic semblait les avoir déttachées, se déroula eu liiéroglyplies de vie l'écriture sacrée, on crut avoir touché à des profondeurs où il paraissait impossible que l'homme se rencontrât jamais. Et cependant, à mesure que l'attention et la curiosité s'attachaient à ces épaves de la genèse primordiale remontées des goutVres du temps, on finissait par découvrir aux parois de ce qui, au lointain des âges, avait été l'épiderme du sol, la trace inquiète d'un pas humain. Alors, comme l'égra- tignure laissée au flanc des montagnes par le sabot du chamois aide à conjecturer l'endroit où est remisée la barde entière, ainsi on partit de ces premiers vestiges d'un passage de créatures pour arriver à la découverte de stations de la plus haute antiquité. C'est dans la province de .Namur que se manifesta pour la première fois cette apparition de l'homme préhistorique — apparition auprès de laquelle les spectrales résurrections de la Kabale ne sont qu'une grossière duperie, bonne à satisfaire, chez les personnes hystériques, le goût des frissons surnaturels. Brusquement. >ur l'épais rideau qui nous dérobe la scène où le passé, ce grand acteur masqué, joua ses tragédies, on vil passer l'agitation cl le tour- billonnement d'un peuple d'ombres, taillées sur le patron de l'homme éternel et qui. si enveloppées d'animalité que nous les montre notre vanité de civilisés, avaient, après tout, en commun avec nous d'égales fatalités de souffrance et de passive obéissance aux volontés parties d'on ne sait quels empyrées. Pompéi, longtemps ensevelie sous le tlot accumulé des cendres, émergea un beau jour au soleil des vivants avec le geste macabre lï'unr iiunianité trépassée en pleine activité. De même, au fond des cavernes de la Lesse et de l'Hermeton, sous ces autres cendres que laissent après elles sur les grèves du temps les générations éva- nouies et qui finissent par former les fondations des empires nouveaux, s'aperçut rébaiichc d'un monde rudimenlaire, encore fermé à l'idée d'un étal social. Certes, dans le Ilainaul, la spirale des conjectures que toute sonde jetée au pulls du passé prolonge à travers l'iniliii de l'ombre, ne descend pas aussi loin. A l'échelon où s'ari'èlenl ici les découvertes géodésiques. on touche déjà à une civilisation vaguement débrouillée : dans le stntf/f/le for Ufc — compliqué, hélas ! dès les premières fermentations humaines, de la sombre prédestination du carnage et du massacre, — ce rudiment de société s'aide des armes que lui fournit la terre sui' la(|nell('. germe à peine développé, il m; fait que d'apparaître et que déjà il emplit d'épouvante. La première industrie de riiommc, commencement de toutes les autres, s'ingénie à se fabriquer des outils d'externiiiialiuii rajiide (|u"il dirige sur les bêles, sa pàtiu'e, en alleii- dant qu'il les tourne contre son sendjiable ; et. rendu iniaginalif par la cruelle nécessité de vivre, il évenlre la mère nourricière qui jusqu'alors l'a nouri'i de sa sève et de ses racines el ne parvient plus à alimenter sa gourmandise toujours croissante. A Spiennes. non loin de Mons, cette barbarie rallinée de l'âge de la pierre polie, puiu' lui douiier le iiniii par le(|iiil l'a consacré la science, apparul avec cerliliide birs de-; luuille^ cpii niireiil au jour \\\\ gisement d'instruments façonnés. Sept puits qu'on trouva entre tlour et Mons, presque au [)lein milieu des grandes industries d'aujmu'd'hui. el qui attestaient l'exploitation du silex, achevèrent de laire conjecturer la présence d'un antique centre de fabrication. Le grand LE H A IN A UT. 493 laboratoire du Haiiiiuit actuel, avec ses mille creusets, estomacs où s'amalgament et se triturent les matières les plus irréductibles, opère ses alcbimies à ren(b*oit même où les premiers ancêtres s'essayèrent à de confuses ingéniosités de main-d'œuvre : comme un colosse aux poumons de fer, soufflant l'ouragan par les narines et faisant trembler le sol du seul mouve- ment de ses bras, l'industrie moderne continue sous les voûtes de ses palais de feu l'obscur et patient travail de ces primitifs Kobolds en qui s'était éveillé le génie de la découverte et qui forment l'anneau le plus lointain de cette chaîne de grands ouvriers se transmettant de proche en procbe le tlambeau allumé à l'étincelle de Prométhée. Plus tard, longtemps après l'établissement de l'œuf embryonnaire, quand |{omc eut déversé le surcroît de ses formidables énergies dans le lit de l'ancienne Gaule comme un fleuve à l'étroit entre ses digues et qui coule au large ses eaux débordées, elles creusèrent si bien par- tout le sol, ces eaux chargées d'électricités vitales et douées de la force secrète qui suscite les civilisations, qu'aujourd'hui encore toute la contrée est remplie des ineffaçables traces de leurs alluvions. La cbarrue, en creusant les sillons, la bêche, en fendant l'écorce terrestre, ont mis à jour — depuis cette date de 1829 où, à .Moutigny-sur-Sambre, des fouilles firent surgir des restes d'aqueducs — assez d'ossements du grand cadavre romain pour qu'il ait été permis à de savants dissertateurs de reconstituer, d'après les tronçons, la structure de l'organisme en action. Ce n'est pas sans doute la majesté ni l'ampleur des monuments retrouvés dans le Trévirois; ce sol séculaireraent remué et dans les entrailles duquel en tout temps la métallurgie, industrie traditionnelle de la contrée, a recherché ses aliments, n'était pas fait pour éterniser la beauté des œuvres d'art; mais le trésor jalousement caché sous les monts de scories et de cendres qui, à travers les ans, ont dû si singulièrement transformer sa physionomie, n'en a pas moins révélé la merveilleuse application du génie de Rome à ce pays de forêts que César défricha par le même procédé expéditif et violent qu'il défrichait l'inculte humanité des Nerviens, premiers habitants de la contrée. On comprend d'ailleurs combien aisément la nature d'un travail qui sans relâche s'exerce en profondeur et fouille les veines de la terre devait aider aux découvertes dans toute cette partie du Hainaut creusée à l'égal d'un madrépore et qui, sous la vie et la circulation de ses cités à ciel ouvert, cache une infinité d'autres cités ténébreuses, où, comme au-dessus, roulent des chars et se meuvent des foules, de pâles foules fantômes. Kn maint endroit le pic heurta des tombes, mit à un des nécropoles. A Prestes — où, le plus généralement, on place le théâtre de la mémorable bataille exterminatrice des soixante mille Nerviens contre les légions de César, alors que d'autres la reculent vers Haumonf — ou trouva quarante tombes gallo-romaines. A .Viseau on découvrit tout un cimetière. A Mar- cinelle. une grande tombe couronnée d'un arbre s'aperçoit de loin, sorte de taupinière plantée dans la plaine et sous laquelle, anachronisme plaisant, la légende s'obstina longtemps à placer la sépulture d'un général de l'empire : cette tombe aussi est romaine. Plus loin, à (;pr])innes, on exhuma'une villa, trois corps de bâtiments avec une chambre souterraine, probablement un lararium, lieu de païenne dévotion qui, si l'on en juge parles croix placées entre les niches, dut s'approprier plus tardaux pratiques du culte chrétien. Ces lointains souvenirs ne sont pas, les seuls que suscite la contrée. Comme le sol érige des stratifications matérielles qui révèlent ses différents âges, elle a également ici ses couches hi>t(iri(pies visibles où la féodalité a laissé sa griffe. Si dévastatrice, en effet, qu'ait été l'action de l'industrie, elle n'a pas partout extirpé les robustes racines qu'enfonçaient en terre les nombreux châteaux forts placés sous la juridiction des comtes de Namur et des premiers évêques de Liège. Des vestiges d'anciennes sujétions subsistent encore comme pour perpétuer le contraste entre les sécurités du temps présent et les :renaissantes inquiétudes d'autrefois. 494 LA BELGIQUE. ces terribles inquiétudes des villes entraînées sur les pas de leurs seigneurs à d'inextinguibles querelles et obligées de déposer sans cesse les outils du travail pour revêtir la casaque de guerre. Même après les sombres agitations féodales, elles continuèrent à subir d'innombrables vicissitudes et connurent les mille déchirements des guerres de revendication et de conquête, comme si, pour l'âme inapitoyée des politiques, ni le respect du travail ni les vertus d'un peuple ne pouvaient l'emporter sur les fatalités du massacre et de la destruction. Le temps a panse d'ailleurs ces blessures anciennes : nulle part moins qu'ici, sous le coup de fouet de la vie présente qui nous pousse en avant sans presque nous permettre de retourner la tête, on ne songe à arrêter les yeux sur les heures sombres franchies par l'aiguille fatidique à la rouge horloge de la vie des peuples. Bien pour les cités-sarcophages de ramener irrésis- tiblement l'esprit en arrière cl de l'obliger à prendre dans le silence des choses la |)Oslure douloureuse et recueillie des tumulaircs figures de pierre qui peuplent leur solitude! Mais, dans les milieux de transformation violente, le passé n'apparaît plus que comme un accident, ^kf^" IR-SI I.A SIM Bit E A CHABLEROI. un bai-ragc que Ir torrent des acti\ilés a laissé derrière lui, une pierre eimhe la(|U('lle l'humanité s'est butée pendant des siècles, ces minutes de réternité, et dont elle a liiii par déblayer le chemin. C.iiarlei'oi, le centre de toute la grande circonscription industrielle qui s'éiend de Lode- linsarl à (MuMcIel, douiie la sensation d'une de ces villes californiennes sorties de terre en une nuit, 'l'oute neuve; et pourtant décrépite, sans jeunesse et sans fraîcheur, le luxe extérieur, le i)ien-être apparent, le décor de la rue sont ici sacrifies aux exigences d'une vie enlièi-ement tournée aux alfaires. Élagée sur les pentes d'une (Dlliue. avec une ville haute el une \ille basse que séparent l(!S eaux terreuses de la Sambrc, elle déi'ohe sa (radiliou de guerre et d'aNcul lires derrière un aspect morne, IVoidemeiil moderne de elle (|ui u'aurail pas le temps de penser à la gloire ni au plaisir et se bâtirait des maisons |iliis semhlai)les à de teni|)oraires abris qu'à des installations combinées |)Our l'agrément et le charnie d'une existence reposée. La mesquinerie de ses édifices publics, la pauvreté de son architecture privée, l'absence de tout pittoresque dans ses places et ses boulevards, trahissent le dédain des aises insou- LE HAI>Al T. 495 cieuses, comme si la pluie de suie qui flotte à travers son atmosphère et s'intîltre jusque dans ses maisons y répandait renfîèvrement de la contrée d'alentour. Une préoccupation domine ici toutes les autres, celle d'un gain rapide et assuré. Point d'horizon pour les âmes : le mur de fumées sombres qui encercle la ville pèse sur les imaginations du poids d'une prison. Même au fond des grands hôtels de la ville haute, on devine l'inquiétude des fortunes toujours sujettes à vicissitudes dans ce jeu incertain des grosses entreprises que les hasards de la politique rendent si périlleuses. Aussi un mortel ennui ne tarde-t-il pas à prendre à la gorge l'étranger égaré dans cet étoutfoir qu'entoure une banlieue dévastée et où ne germe aucune tleur d'art. Telle y est la monotonie de la vie, que ses habitants, ceux-là même que l'intérêt devrait retenir dans ses murs, la quittent souvent pour venir passer à Bruxelles la saison d'hiver. IX Tournai et le Tournaisis. Du mont de la Trinité, dont l'énorme échine s'arrondit au-dessus des plaines de l'ancien Tournaisis. on voit se dresser, émergeant du moutonnement des toits, les cinq hautes tours carrées de >«'otre-Dame. Si diminuées qu'elles soient par la reculée, elles impressionnent par l'élancement hardi de leurs masses jumelles, dardées en plein ciel comme un groupe suppliant de saintes femmes tendant leur âme et leurs bras vers les divines clémences. De même que les grands fûts d'une lisière de chênes à l'horizon annoncent la végétation profonde des bois dormant à leur ombre, les cinq arbres de pierre signalent de loin la merveilleuse floraison architecturale poussée à leur pied, dans le mystique crépuscule des nefs : plantés au cohu' même de l'illustre et vénérable cité, ils semblent ouvrir à l'esprit les avenues de l'Histoire indéfiniment prolongées à travers les temps. Aucune antiquité n'est comparable, dans le vieux pays de Belgique, à celle de la primitive bourgade tournaisienne. Nous touchons là au berceau de la monarchie française; comme les grands fleuves dont la source jaillit de terre, dans les obscurités reculées de la montagne, loin des pays qu'ils trempent de leurs plus larges eaux, la magniticence du trône de France prend son origine dans les barbares grandeurs de cette cour des rois francs qui, de Clodion à Chilpéric, a ses assises dans le Torcanum du cinquième siècle. Mais déjà ce petit peuple, dont le brave esprit allait s'éveiller si rudement au choc des aventures guerrières, était marqué pour les heures tragiques : en 45) Attila, l'homme du destin qui. sur l'horizon de l'histoire, apparaît avec la sauvagerie farouche d'un exterminateur des mondes vieillis, ouvre au liane de celte humanité précaire la brèche où, quatre siècles plus tard, passera tout entière l'avalanche normande. A partir de ce moment. Tournai est comme un rouge chemin que foulent, du pas emporté des armées, le carnage et la destructioa. Quand Ferrand de Portugal lancera ses bandes sur la ville, ces meutes furieuses dépèceront si bien la proie laissée demi-pantelante aux crocs des dogues de l'empereur Henri, qu'elle finira par n'être plus, sous l'assaut de ces chasses royales, qu'un vague tronçon épuisé. Attendez cependant que la force indestructible dont la nature a investi ces âmes énergiques ait fait repousser la chair sur le trou des plaies et rendu la circu- lation de la vie à ce corps demi-moribond : à l'abri de ses nouveaux remparts, réédifiés sur la ruine de ses murs rasés. Tournai s'illustrera dans les siècles de combats qu'elle livrera contre les Flamands en 1302, contre les Anglais et les Flamands en 1303, contre Henri VIH en 1513, 496 LA BELGIQUE. contre Charles-Quint en lo21, contre Farnèse en I08I, et plus tard contre Louis XIV et contre Louis XV. Dans ce jeu féroce de la guerre qui ne la laisse pas un instant tranquille, elle est comme un volant bondissant de raquette en raquette; et les malheurs qu'elle endure, les périls qu'elle court, les sièges qu'elle subit, ne foni qu'exalter son héroïsme. Les femmes elles-mêmes ont la vaillance des hommes et meurent sur le rempart les armes à la main, plutôt que de se résigner à la défaite. Au centre de l'agglomération actuelle, sur cette admirable place qui est son Forum et d'où s'élancent le Beffroi et Notre-Dame, une statue montre Christine de Lalaing, princesse d'Epinoy, marcliaiil à l'ennemi. a\ec l'air inspiré d'une .leanne Machette; et ce mo- nument, qui perpétue l'une des plus pures gloires tournaisiennes, éternise en même temps le souvenir de la résistance désespérée que la noble ville opposa pendant deux mois aux efforts de Farnèse : soixante femmes et lilleltes et trenle-trois jeunes gansons y périrent en combattant. C'est le moment des plus grandes activités de la cité ; elle ne compte pas moins de soixante-douze métiers et arls principaux; ses draj)s sont renommés au loin; et l'ardeur qu'elle dépense sur les champs de bataille semble l'excédent des énergies qu'elle apporte dans le développement de ses industries. L'artisan et le soldat s'accouplent au fond de cette puissante individualité locale, ardente à l'action et qui, pendaut les courts répits qu'elle consacre au travail, se pré|)are encore à la guerre. Les troupes qu'elle fournit aux rois de France sont merveilleusement exercées; elle a une cavalerie auprès de laquelle toutes les autres pâlissent, et jusqu'après Rocroi son infanterie est réputée indéfectible. Aussi les éternels ennemis des libertés commu- nales ne se font-ils point faute de prélever sur cette race batailleuse et détermiaée le (rilnil du courage et du sang : au moindre signe, ses milices son! debout et accmirent se ranger sous l'étendard du Lis dont elles ont mérité, à force de constance et de iidélité, de porter les emblèmes sur leurs pennons. Aujourd'hui encore, les armes de la ville sont décorées de trois tieurs de lis (l"(ir, qui se dessinent sur leur champ de gueules comme les symboles surannés d'un allachement depuis longtemps rompu. Mais alors elles attestaient la solidité du lien qui unissait le ïournaisis à la monarchie et lui faisait faire cause commune avec celle-ci contre les fières indépendances el l'insoumission au joug des grandes cités tlamandes. La monarchie, il est vrai, devait mal payer ses fidèles partisans de l'appui qu'ils lui avaient si peu marchandé ; quand Louis XV mit le siège devant la ville, il ne fut pas attendri par la pensée de cette ancienne amitié d'un peuple, et Tournai faillit s'anéantir sous les paraboles de l'eu ipie Iracèrent daus l'air les (|iiarau(e mille boulets d'un des plus formidables bombardements du siècle. Xotre-Dame. heiu-eusement, échaj)pa comme par miracle aux ravages de la terrible ])luie de mitraille (pii abîma le reste de cetic ville déjà si éprouvée el tombée à la décrépilude depuis les saignées du grand cliourineur d'Albe. Dès ce moment on la voit rapidemeul décliner daus une sorte de délaissement et (roiihli : elle a pei'lus émouvante. Ouand, après avoir parcouru la grande nef, ou atteint la croisée surmontée du dôme à nervures qui supporte la masse carrée de la tour centrale, les regards se portent à droite et à gauche sur l'un des plus beaux spectacles que dispense l'architecture religieuse. De part et daulrc. en TOtr.Nji. — iMÉr.iEir. de nôtre-dame : L abside et le jibé. LE 11 A IN Al T. 503 effet, se déploient hémisphériquement les grandioses ordonnances des absides reproduisant la grave disposition des rangs de piliers superposés de la nef médiane. La forme des arcades s'est toutefois modifiée et a pris la courbure du cintre surlevé; le triforium. en outre, qui tout à l'heure se ployait également en arc, n'est plus surmonté que d'une architrave; mais, à travers ces légères variations, une harmonie merveilleuse continue à apparier cette partie de l'église aux sévères combinaisons du vaisseau. Tout en iiaut, par delà le triforium, cinq hautes fenêtres cintrées s'encadrent dans un brouillard de clarté, et les nervures saillantes qui les séparent convergent vers un arc ogival dont les archivoltes retombent sur de longues colonnes à cha- piteaux et forment comme les soudures de l'ogive avec le roman primitif. Les plus riches complications ne sont point comparables à l'effet de cette simplicité qui donne l'idée de toutes les combinaisons qu'il est possible de réaliser dans l'espace, et, par le majestueux halancement des lignes, non moins que par le jeu puissant des masses, produit la multiplicité dans l'unité, en laissant l'esprit sous l'impression d'un trouble recueilli, plus fort que tous les enchante- ments. Tandis que du faîte coule un Ilot de laiteuse clarté, de derrière les piliers de la rangée inférieure partent, comme des scintillements de glaives, les rais brûlants des rouges soleils enchâssés aux meneaux des fenêtres ; et cette double lumière confondue s'en va diaprer de prismes chatoyants les marbres du jubé dont la disparate ne choque plus alors les yeux, éblouis par une irradiation de flammes tour à tour ardentes et pCdes et qui, silhouetté en demi- proHl, finit par prendre la vague apparence d'un portique romain, sous son saint («eorges ailé terrassant le dragon. XI Des cinquante tours et clochers (jui. au dix-huitième siècle, frappaient les yeux du voya- geur en marche vers Tournai, un certain nombre a disparu, mais ce qu'il en reste suffit à laisser l'impression d'une grande ferveur s'exerçant anciennement à l'ombre de très vieux sanctuaires, groupés autour des cinq piliers géants de Notre-Dame comme les membres de moindre noblesse d'une grande famille spirituelle. A Saint-Jacques, dont le clocher contourné de quatre tourillons coiffe une tour trapue, on reconnaît le style de la transition. Saint-Piat et sa tour carrée à trois rangs de fenêtres cintrées; Saint-Quentin, qui alterne la sévérité de sa nef romane avec les élégances d'un chœur ogival; Saint-Nicolas, une ruine singulièrement pitto- resque dans son fruste délabrement de vétusté qu'illustre encore un pignon triangulaire décoré de tourelles d'angle en encorbellement, épaulent à la tradition vénérable de Notre-Dame leur antiquité, quelquefois non moins auguste par les racines qu'elle plonge à travers le temps, comme c'est le cas pour Sainl-Piat. Cependant ne croyez pas à un zèle immodéré de piété dans les paroisses que ces restes du catholicisme tournaisien continuent à abriter comme sous une grande aile jadis tutélaire et qui aujourd'hui, rognée par les ciseaux de l'esprit fron- deur, n'étend plus ses empans diminués que sur un étroit horizon. Tournai, pour employer un cliché de journal, est actuellement un des » boulevards » du libéralisme belge : elle n'a plus pour les monuments de son culte primitif que la sollicitude respectueuse qui s'attache aux édifices épargnés par les siècles. Son orgueil se partage surtout — et à bon droit — entre les splendeurs de sa basilique, dont les « clioncq clochiers » se mêlent si intimement à son histoire et forment le refrain de toutes ses chansons, et son immense Grand'Place, où la fierté 504 I^A maGlOlJE. des grands jours esl commémorée par rimage de cette (Christine de Lalaiiig. devenue pour le peuple comme une sorte de légendaire génie de la ville et la fleur faite femme d un vieil héroisme chevaleresque. Ce l'onnii d'un |)euple halailleur est bien fiiil, d'ailleurs. \)nuv se confondre avec l'austère Notre-lhime dans les souvenirs qu'une race a le droit de garder toujours présents à la pensée. Non seulement des rois, des empereurs, des cortèges de princes y ont marqué la rouge empreinte de leur passage, rouge tout à la fois par la pourpre dont ils étaient vêtus et le sang qu'ils cmportaieni à leurs talons; l'honneur d'avoir hébergé ces maîtres du monde fut trop souvent acheté au prix Ar l;i Irauquillilé publique pour qu'on ne s'arrèle pas de préférence aux manifestations de la vie nationale, elles-mêmes si agitées et mêlées aux incertitudes et aux angoisses du temps. C'est ici que, à l'appel de la bancloque sonnant du haul du Beffroi, le peuple se rassemblai! ])our conjurer les périls de l'invasion, s'armer contre les Anglais et les Flamands, organiser la défense en temps de siège, et de là voler aux remparts: — ici que, comme les flots tourmentés d'une mer, bouillonnaient les énergies populaires: — ici encore (pie la conscience d'un peuple oulragé nllait dans la gorge étranglée des patients sur lesquels s'épuisaii la férocité de l'inquisilion. (aiidis qu'après leur avoir brûlé entre des gaufriers rougis au feu le pied et la main et leui' avoir arraché la langue avec des tenailles, on les attachait à une corde qui, enroulée autour d'une poulie, les montait et les descendait à temps égaux par-dessus un grand feu où chaque fois ils étaient précipilés et d'où ils sortaient comme des thuubeaux de chair allumés, la crinière incendiée et tordue en spirales vermeilles! Le « grand homme de pierre » immobile à l'un des angles de la place, qui laiil de fois entendit monter à lui la clameur victorieuse de la ville, assista souvent aussi à ce dépècemeni d'ime humanité traitée en misérable bétail. Comme une houle qui se relire en découvranl la nudité des gre\es, la sombre marée des siècles est depuis longtemps rentrée au lit de l'histoire, ne laissant subsister derrière elle que cette altière Inur du lielVroi semblable à tpielque pilotis insubmergé d'une estacade engloutie par les eaux, l'ai-iiii laril d';nilres nionumenis de l'orgueil des communes (pie nous avons vus déliler successivement, celui-ci est pareil à un ancêtre plus ancien que les autres. Les hautes baies qui découpent ses quatre façades s'évident en effet selon le style de l'ogival ]nMmaire, et tout l'édifice émerge du faisceau des contreforts qui soutiennent sa base avec l'élancement suprêmement noble et hardi (piOiil les tours des cathédrales du même Icmps. La place, gardée par cette éiiorine sentinelle doiil ni les bombardements ni les sièges n'oiil inleiiompii l'incor- ruptible guel, a conservé l'ordonnance d'un beau décor archaïque (pie complèlent les tours de Notre-Dame, le portail de Sain(-(jiientin, la statue de la princesse d'Kpinoy et les élégances renaissance d'un grand britimeni décoré de colonnes, la primitive Halle aux llraps. Le vieux Tournai ne s'alteste |)as d'ailleurs en ces seuls souvenirs. On vous muiilreia, à l'angle de la rue des Cordes, un glorieux pignon écrasé (pii, avec la Huile aux grains de (iand, est certaiiieiiieiil la |iliis aiicieinie maison romane du pa\s. Le poiil aux Trous, trois voûtes ogivales du Irei/.ieme siècle reliées à deux tours trapues et plongeant par deux arches puis- santes dans les eaux de TLscaiit : ailleurs un abrupt débris du chàleaii ('levé par Henri VIH et qui, pareil à une petile ville, avait ses maisons, son église, son h(')pilal el son atelier à forger monnaie, fournisseiil de leur d'Aé deux chapitres curieux au livre de pierre de la vieille cité, chapitres aux(piels est (lemeiii(''e all;icli('e la sombre écriliire d un leinps guerrier, bâtisseur de bastilles pour son coinple (piaiid il nV'Iail pas coiiliiiinl de les édiiier pour le coiiiple des rois. Ce château de Henri \lll, don! il ne reste plus maintenant (piiiii fiiisie Ironcon de tour, construit, puis démoli avec l'or de Tournai, ne coûta pas nn)ins de deux cent cinqiianle mille florins à la ville, ciinpianle mille (pi il lalliii jjayer pour l'élever, et deux cent mille qu'elle pava plus tard au roi de France pour le démolir. III J, ,,ia.vwi\ii "M 64 LE ilAIXALT. 507 Environ? dé Tiiurnai. XII Les châteaux. — Ruines historiques. — Xlh et ses géants. Les carrières. — Les industries. Antiquités du pays. Tournai est la capitale d'une région à la fois agricole et industrielle; tandis que, vers le sud, les usines, les fours à chaux, les carrières à pierre commencenf le réseau d'exploitations qui petit à petit raccordent cette partie du pays aux grandes activités du Borinage et du bassin de Charleroi, à l'est et à l'ouest s'allongent des étendues prairiales et maraîchères où, à la place du crissement des pics et du ronflement des machines, meuglent et cornemusent, à travers les r^:"^- CHATEAU DE BELOEIL. silences de la nature, d'abondants troupeaux. C'est une des particularités de cette incomparable province, d'une si dévorante ardeur quand elle s'attaque au fer, à la houille, au calcaire et au roc, de multiplier les contrastes au point que. presque sur toute son étendue, une suite de paysages et d'idylles reflétés dans les miroirs de l'eau alterne avec les fuligineux horizons de laminoirs, de hauts fourneaux et de terris qui partout multiplient leurs farouches enchevê- trements. A partir de Tournai commence aussi ce défilé de parcs princiers, de vieiUes maisons féo- dales et de châteaux historiques qui, au milieu du branle-bas des mêlées industrielles, cratères où sans trêve s'engloutissent les vies et les fortunes, invite à la conjecture de grandes exis- tences quasi royales : immobilisées dans l'insouciance et le dédain des furieuses énergies qui, à un pas d'elles, tourbillonnent dans une roue d'Ixion toujours en mouvement, efles n'ont pas à courir après cet or (jui. comme un fleuve, coule natiu-ellement à travers leur train magnifique. Avec ses charmilles, ses exèdres, ses pièces d'eau et ses airs de jjetit Versailles, Helœi!, la o08 LA BELGIQUE. fastueuse résidence des princes de Ligne, lout emplie encore du sourire et de l'esprit du galant feld-maréclial, rap|)elle à la fois Louis XIV et Le Nôtre, ces deux tètes pompeuses et symé- triques, que l'avenir Unira par confondre sous la même perruque, .\illeurs. (".hiniay, perdu LHALMIEllK DITE 1)1; J E A N -J ACQl ES , DA\S I. E PARC D'eXGHIEN. dans une solitude de lacs et de bois, où s'éveille le souvenir de la Tallien. a la mélancolie des lieux qu'animèrent la gloire et la beauté et qui petit à petit retournent au silence et à l'ombre. TK MOhlIlE IlE I. tlOlI.E Al l>AnC UE.VGIIIEN. Engliien aussi, la princicre demeure, eut son temps de magnificence, hélas aujourdluii bien etlacél Là Voltaire arpentait de ses jambes grêles, en frappant le sol. du bout de sa canne, les allées touffues sous le couvert desquelles un d'Areuberg. |iar amour de Jean-Jacques, sètail construit une (|iii parle dans la confusion de toutes les autres poussières. Une pensée d'art se mêle alors à toutes ces déchéances : parmi les curiosités du Tournaisis, les tombeaux des de Meluu à .\uloing, des de la IJroije à Eslaimbourg. des de IJeaulVort à Humes et ceux des du Chastel à la llowarderie signaleul, du quatorzième au dix-septième siècle, la mode de la peinture polychrome à Tournai, où la peinture à l'huile était déjà appliquée à la sculpture eu 1341. LE HAIXAIT 51 1 (letle grande terre historique du Hainaut. (Hii l'ut loin' (|uadrangii- laire. la loiii' Itui'baiil. éiiornic li'oucon de pili(^i' (pii lU' supporte plus (pu' le vide, el au temps de Haudouin IV servait d'assiette au donjon d'une forteresse, parle encore du redoutable aiipan'il guerrier des construc- tions militaires du douziènu" siècle. Le contraste est saisissant cuire ce barbare vestige d'un monde de fer et le joli aspect moderne d(> la petite ville, ses boulevards, son parc, ses écoles, ses maisons, ses promenades, celle grande plaine de l'Esplanade on s'exercent ses compagnies d'archers et de tireurs à la perche, les seules milices quelle possède aujourd'hui, et qui, les jours de ducasse, s'en voul l'aire cortège aux légendaires géants dont loul \crilalile Athois esl non moins lier (jui! les gens de Ahins le sont de leur iuiuiorlcl hoiidou. ("etle grande l'auiille des géanis. amusement des coiiicuscs UiMinesses de la maison de liourgogne, sous hupudli; leiu' gloire boulfonne s'éveilla, garde dans les vieilles provinces des racines si |)rolbndes (pi'il esl permis de s'y attarder ici encore un instant. On les rencontre à Bruxelles, .\nvers, Lille, Ihinkerque, ('-aud)rai. Douai: pai'toul ils ont droit de bourgeoisie dans la cité, se mêlent aux allégresses populaires cl sont liailcs comme des fétiches en (jui I. A T 0 l) Il R U li li A N T . LE HAINALT. 513 s'incarnent presque à la loniïiieles franchises publiques. Ceux d'Atli, très nombreux à l'origine, se composaient, outre (joliath, qu'on appelle (joyasse dans le pays, patron des arbalétriers de Saint-Roch, de Tirant, patron des archers de Saint-Sébastien, des quatre fils Aymon et de leur inséparable acolyte, le cheval Bavard, dont la fabuleuse animalité se métamorphosait en une sorte de personne humaine dans la chimérique confrérie. Cette grosse mascarade agrémentait déjà au quinzième siècle la procession religieuse qui sortait lors de la grande foire de sep- tembre, un (le ces immenses rendez-vous de marchands, tels qu'en connaissait ce temps-là et où de partout l'on accourait comme à un pèlerinage d'aiîaires et de bombances. Depuis, les malheurs se sont abattus sur ce groupe si bien uni et ont disjoint le faisceau de leur parenté. Tirant, les quatre fils Aymon et Bavard ne figurent plus aux kermesses de la ville, mais seule- ment le bon Goyasse et un personnage nouveau, le farouche et chevelu Samson. Toute cette histoire de mannequins est d'ailleurs fort drôle : les Athois vous diront que, des signes de décrépitude et de visible mélancolie s'étant révélés chez l'honnête Goliath, on lui donna, vers 171o, une compagne, dont la constance et la vertu n'ont jamais varié et sont encore proposées en exemple aux dames de la ville. Quant à Samson, il parut difficile d'em- bourgeoiser sa tragique aventure en la couronnant d'un mariage avec la funeste Dalila, de laquelle lui vinrent tous ses malheurs. Aussi laissa-t-on le pauvre Samson sans femme. Toutefois la fatalité qui se montra si cruelle à son égard dans le passé sembla pendant long- temps ne pouvoir se résigner à l'abandonner à sa sérénité de vieux célibataire. Conjointement avec le terrible (îoliath et les autres membres de la famille, il fut proscrit sous Joseph II, comme entaché vaguement d'idolâtrie. Les géants heureusement ont la vie dure : toute la bande reparut lors de la révolution brabançonne, mais pour peu de temps, car une nouvelle proscription, plus terrible que l'autre, les replongea aux oubliettes d'où les avait pendant un court moment tirés la vieille sympathie populaire. Le citoyen Jasmin Lamotze, délégué de la Bépublique et grand prêtre de la déesse Baison, qui leur porta ce coup affreux, leur eût peut-être laissé la vie. Un petit bossu qui sortit à point nommé de l'ombre, comme un diable du fond de sa boîte, fit allumer un vaste bûcher où tous ces burgraves d'osier, dont les saltations avaient si longtemps amusé les bonnes gens, furent impitoyablement brûlés. Après celte exécution radicale, on aurait pu croire à jamais exterminés ces vénérables macrobites, si la gaieté d'un peuple n'avait le merveilleux secret de ressusciter ses idoles. Sept ans s'étaient à peine écoulés depuis la farouche immolation, que, comme le phénix renaissant de ses cendres, Samson, Goliath et sa gigante reparurent un matin de fête dans la rue, tout éclatants de peinture neuve et promenant sur la foule leur bonasserie souriante de colosse. Samson, il est vrai, avait mis à profit le temps passé dans le séjour des ombres pour méditer sur la nécessité des compromis et devenir un profond politique : le chapeau à cornes sur le chef, des torsades de laine rouge aux épaules et le cadogan lui battant le dos, l'antique ennemi des Philistins portait l'uniforme des grenadiers de cette Bépublique qui l'avait voué aux fiamnies éternelles! XI II Les industries. La grande zone calcaire qui commence au delà de Tournai et continue au sud d'Atli vers Maffie, pour de là se diriger vers Lessines, Soignies et Écaussines, ouvre à l'industrie du Hainaut une source de richesses naturelles qui s'ajoutent à toutes celles (jui font déjà de celte 65 514 LA BELGIQUE. province la grande usine on s'élabore l'or du pays entier. Sous lelVorl sans trêve des carriers, le sol s'est crevassé de profonds ravins qui renouvellent ici, mais avec d'autres aspects, la physionomie tourmentée de la contrée charbonnière. Tandis qu'au Borinage la suie ruisselle en bistreuses pluies sous lescpielles le ciel et la terre s'assombrissent comme d'un grand crêpe tendu par l'espace, là-bas d'impalpables nuées grises poudroient au-dessus des immenses trous béants des carrières, pareils à de prodigieux entonnoirs taillés par des marteaux de cyclopes dans les parois bleues de la rociie. Ouand de la crête on plonge les yeux dans ces goutîres au flanc desquels serpentent de minces sentiers presque à pic. créés, semble-t-il, plutôt pour des capripèdes que pour des hommes, on voit s'agiter au fond un peuple d'ouvriers qui, à cette dislance, ressemblent à des gnomes fouissant le giron même de la terre. La ba- taille qui, au Borinage et au pays de Charleroi, se livre dans les ténèbres contre le charbon, se consomme ici au grand jour contre le granit qu'il faut rompre avec la dynamite avant de le desceller avec le pic et de le concasser avec le maillet. Le labeur est terrible de part et d'autre : si le froid d'une nuit éternelle met par avance aux épaules du ciiarbonnier dans son puits combugé d'eaux noires et glacées le frisson du trépas, le carrier, lui, dans son arène que les flammes des canicules transforment en fournaise, sent se calciner ses os sous la morsure douloureuse ^du soleil, réverbéré de roc en roc comme une coulée de plomb fondu. Ouand lé fléau solaire enfin cesse de le harceler, un autre non moins redoutable, le gel hivernal, sévit, changeant les brûlures de l'été en cinglements de lanières qui auraient des uqmuIs de glaçons. Comptez encore les incessantes conjonctures de mort où vit cette âpre population, toujours à un doigt d'être engloutie sous un éboulement, broyée sous une pluie de (luarliers de rocs ou lancée au ciel avec les éclats de la mine. A tout instant l'air est déchiré par des détonations d'artillerie réfractées de proche en proche jusqu'aux lointains iiori/.ons. En même temps une colonne de débris, violemment détachés du roc qui lui-même vole en morceaux, s'élance au plus haut des airs, comme l'éruption d'un volcan ; et vraiment la carrière, en ce moment, a bien l'air d'une bouche vol- canique vomissant parmi les tourbillons de fumée et de poudre sa fermentation intérieure. .Malheur à qui ne s'est pas garé à temps ! Et cependant telle est pour ces hommes l'habilude d'alîronter la mort sans pâlir que, presque indifférents parmi celte conflagration qui s'apprête et dont les premières rumeurs sourdent de lerre presque sous leiu's pieds, ils ne se presseul pas de quitter leur Iravail et attendent pour fuir ipic la mèche, au boni u pays des cheminées et des vents noirs on les voit descendre par grandes bandes, flot rauque el barbare aux expressions de visage narquoises ou bonasses sous les màchurages de houille incrustés dans la peau. Comme une eau qui se presse au goulot d'un entonnoir, cette foule pataude et bigarrée se masse en se bousculant devant les magasins, avec d'infinies el puériles curiosités pour les triviales somptuosités dont les rayons regorgent. Mons. pour ces balourds arrachés à la nuit des fosses et qui s'en viennent une ou deux fois l'an se rôlir les ailes au gaz de la ville, grosses phalènes étourdies par le clin([uant des montres et le cri des camelots, est comme la capitale de ce royaume des ombres où s'écoule leur dure existence. Leur rêve de dissipation et de folie ne dépasse pas la splendeur des baraques illuminées qui, pendant (]uiiize jours, au temps de la Sainte-Barbe, couvrent l'aire de la place et allument dans le soir des pyrotechnies auxquelles s'éblouissent leurs yeux. Celte foire si populaire est, avec la kermesse de la Trinité, une des grandes journées du calendrier montois. Non seulement les contadins, mais le ])etit peuple de la ville attend ce moment de 1 année pour faire ses empletles, se remonter en ustensiles de ménage, se requinquer aux innombrables étalages que les margoulins llamands. wallons et français inslalleni sur le théâtre des exploits de saint Georges combattant le Doudou. .V .Mous ou iinmhrr le temps par le chiffre des foires, qui deviennent ainsi comme une hégire au moyen de la(]uelle se suppute s LE IIAIWI T. 521 In fiiile des ;ms. A chiuiiic iiislanf vous entendrez dire : ^ Il y eiil lanL d'années à la foire dernière », et celle disposition à tout rapporter à une date joyeuse s'ajoute aux autres signes qui, dans le caraclère local, Iraliissent le goût des amusements. La foire, à dire vrai, dans un temps où la » boutique à quinze », accrochée à tous les angles de rue, tleurit comme une foire permanente, et rend de plus en plus rigoureuse la précaire existence de ces coureurs du pays, colportanl de ville en ville leur commerce et leurs tréteaux, a gardé un certain apparat qui expliquerait sa vogue persistante. En quelques jours l'crrautc (ribu des forains a bâti sur la place une minuscule et pittoresque cité aux maisons de toile et de papier peint, que des drapeaux, des réchampis éclatants, des bariolures d'or et de couleurs vives font ressembler il d'illusoires féeries de théâtre, tant ces profonds connaisseurs du cœur humain, experts dans l'art de chatouiller les fibres sensibles, savent exploiter les inéluctables supercheries de merveilleux! Échoppes, tentes, installations de cirques, finissent bientôt par se tasser au point de former une masse compacte où la circulation n'a plus, pour s'épancher, que d'étroits cou- loirs qui sont comme les rues de ce grand bazar. Les « salons » de somnambules et de diseuses de bonne aventure, les comptoirs à beignets et à pommes de terre frites, les baraques de sal- timbanques, les installations de tir à la chandelle, s'enchevêtrent aux vitrines des vendeurs de joailleries, aux étalages de poupées et de polichinelles, aux tables garnies de nappes losangée de rouge et de blanc sur lesquelles s'entassent des monts de pains d'épice et s'alignent des tiles de bocaux de gimblettes, de caramels, de conques de Dinant et de macarons, tentantes gourmandises auxquelles ne résiste pas le gros appétit montois. xMais attendez que sur tous ces apprêts, qui sont comme la répétition générale de la pièce définitive, le jour de l'ouver- ture ait fait tomber ses trois coups de marteau! Attendez surtout que, dans ce champ clos des convoitises, les trains supplémentaires de la Sainte-Barbe aient déversé les bataillons de Dour, de Wasmes, de Cuesmes et d'Élouges ! Alors toute la place s'anime d'une énorme bousculade ; les boutiques sont prises d'assaut ; cent mains se tendent à la fois vers les cartes que des aigrefins distribuent moyennant deux sols et dont les couleurs gagnantes assurent la propriété d'un des innombrables cabas qui garnissent la montre ; on se rue aux roues de fortune tournoyantes dans un étincellement de vases à lilels d'or, de boules de métal, de chandeliers en verre coulé et de petites statuettes barbarement coloriées; tout ce qui est jeu de hasard attire à son appât de chance rapide les pauvres diables pour qui la vie n'est si souvent (liriiii leurre et qui se rattrapent aux satisfactions de ces minces coups de fortune. Et quels cris! quelles clameurs! Les rogues voix éraillées par la nécessité de hurler dans le bruit de tonnerre des cages précipitées au fond des fosses et des berlaines manœuvrées sur des plaques de tôle, se croisent à travers le grincement aigre des tourniquets, les appels incessants des courtauds, la bourrée en sabots des vendeuses de pains d'épice sautant sur les planches de leurs charrettes changées en comptoir, les ronflements de la grosse caisse et les déchirantes sonorités des cornets à pistons, ameutant la foule au pied des tréteaux sur lesquels paradent les bobèches. In besoin de s'étourdir dans des gaietés à coups de gueule et à coups de poing pousse à toute sorte d'extravagances bruyantes ce peuple échappé aux servitudes de son grand labeur sans trêve et qui, dans les éphémères folies de cette annuelle rupture de ban, rué comme une bête lâchée à la lourde ivresse de se sentir libre, oublie les dures contraintes qui le reprendront le lendemain. A mesure que l'heure avance, rapprochant le terme de ces espèces de luper- cales qui donnent à cette tourbe humaine l'illusion d'une minute d'oubli et de joie, le tapage augmente avec le délire, en même temps que la place, flambant de proche en proche sous l'allumement des baraques dans la nuit tombante, s'apprête pour le coup de feu de la soirée, au branle-bas assourdissant des estrades arpentées par les pitres, des fritures fumant comme 66 522 LA HELdIQI Iv de petites usines, des orchestres lâchant huirs bordées, des carrousels toupillant au ronllomeut des orgues mécaniques, des banquistcs s'égosillant à vanter leur marchandise avec des râles époumonés qui se perdent dans le bourdonnement des tambours, le piaulement des clarinettes et les lambeaux de boniment éjaculés à travers les porte-voix des directeurs de spectacles debout sur l'estrade et pareils, avec leur ^rand cornet de cuivre qu'ils promènent sur la foule, à des capitaines de navires commandant les manœuvres d'un abordage! Quand l'heure du dernier train sonne enfin, les rues s'emplissent de longues files de litii- bantes silhouettes qui, du pas funambulesque des imbriaques, regagnent la gare en chantant, vociférant, battant des bourrées et nouant des rondes, dont le bruit prolongé à travers le silence des carrefours va troubler les placides bourgeois dans leur lit. A l'embarcadère, le grouillement est indescriptible, malgré les efforts des gendarmes et de la police urbaine pour contenir les poussées et empêcher que celte foule, afiblée et ruée jusque parmi les rails, ne se fasse émietter sous le ventre des machines. Pèle-mèle on s'entasse dans les voitures, au milieu d'un hourvari effroyable de clameurs, de rires, de jurons, les femmes assises sur les genoux des hommes, tout le monde tapant des pieds, graillonnant des refrains, poussant des cris d'ani- maux. Même après que le sifflet du départ s'est fait entendre, l'air est encore déchiré par les hurlements qui s'échappent des portières et sont comme l'adieu aux gaietés et aux folies de ces hordes replongées dans la nuit. XV Le cnmbnt (]u I.iimeron. — Le noudou. — Le " car » d'or. — Lii procession. Comme Tournai demeurera loujours |)our ses enfants la ville aux ('.lionc(| clochiers, on continuera à appeler Mons la ville du Uoudou aussi longtemps (pie le Château se dressera sur la colline qui domine la verte campagne de Thulin. C'est que le Doudou, qui, pour le .Monlois, a des attraits incomparables (à telles enseignes que, revenant de Paris, un digne enfant de. la cité osa proclamer un jour avec componction devant ses concitoyens ravis : « Paris scrail la pre- mière ville du monde s'il avaii le Doudou »), licnl dans l'esprit p(i|iulaiie la place d'iuie sorte de génie national, dont l'illustration se mêle à la gloire même de la cilé. Vraisemblablenieul , à moins (|u'on u'acce|)te la légende du l'anuMix dragon de Wasmes tué vers lllj;{ par Cilles de Cliiu, le très miri(i<[ue combat de messire saint Ceorges contre le Lumeçon perpétue quelque représentation des confrères de Saint-Georges, petit à petit détournée de ses primitives significations et pourtant demeurée conforme à l'espril de la tradition. Dès la veille on a tracé sur la Ci'and'Place, au moyeu de palis, rciicciud' V LE HAINAUÏ. 525 vérilablo, origine de toutes ces parades, aurait eu, s'il faut en croire la tète de saurien précieusement gardée ainsi qu'une relique à l'hôtel de ville, les mâchoires aiguisées et la formidable structure. Rien, toutefois, n'évoque moins la pensée d'une bête malfaisante, que l'espèce de masque humain, incrusté de gros yeux et nanti de bajoues, au moyen duquel un obscur artiste s'est efforcé d'en réaliser la chimérique ressemblance. Le débonnaire dragon risquerait même de rendre la joute purement illusoire, tant son envergure et sa pesanteur le prédisposent peu aux manœuvres décisives, s'il n'était aidé dans ses exercices giratoires par une couple de farauds en casque à mèche, chargés de suppléer à sa passive inertie par mille ingéniosités, soit en dressant très haut et d'une façon menaçante son appendice caudal, soit en lui faisant courir à travers la place de vertigineuses bordées, cependant que, lancé sur sa piste au galop d'un fringant destrier, le magnifique saint Georges semble lutter contre des dangers toujours renaissants et disputer sa vie aux ruses du démon caché sous ces gro- tesques apparences. Ce ne sont pas les seuls protagonistes du drame héroïque qui se consomme en ce moment devant les yeu\ des foules montoises, et, à l'exemple des tragédies antiques, met aux prises, sous la forme d'un envoyé du ciel et d'une hydre vomie par les enfers, l'éternelle dualité qui régit le monde. Des êtres fabuleux, comme les centaures mi-hommes et mi-chevaux, traînant après eux un simulacre de croupe chevaline sous laquelle on voit s'agiter, par un etTet des plus comiques, le brimbalement d'ignobles pantalons etlrangés, cavalcadenl aux côtés du céleste capitaine avec des ruades désordonnées de poulains échappés à l'écurie. La main passée dans des brides agrémentées de grelots, ils s'épuisent en visibles efforts pour contenir l'élan de leurs montures, ou plutôt, puisque en ces véloces agrégats la créature humaine et la bête demeurent étroitement unies, pour refréner leur propre impétuosité. Et, partout où le héros est exposé aux atteintes du Doudou, ils accourent, en ruant et en bondissant, faire diversion aux feintes qu'imagine la perversité du monstre. Pas plus d'ailleurs que le grand saint Georges n'opère seul dans ce combat sans trêve et sans merci, où les « chins-chins » ont reçu des miséricordieuses providences la mission de le soutenir et de le défendre, le diabolique animal n'est livré à ses seules impulsions : pour équilibrer les chances, le maître des enfers l'a renforcé d'une nuée de noirs suppôts cornus, armés de bâtons auxquels est accrochée une vessie et portant dans le dos des masques gri- maçants, attribut de leur démoniaque origine. Mais, jugeant sans doute ces « diables » eux- mêmes insuffisants devant les miracles que peut l'héroïsme au service d'une cause sainte, il leur a adjoint, par surcroit, des auxiliaires dont l'aspect terrifiant serait bien fait pour mettre en fuite les chins-chins, si ceux-ci n'avaient en eux le courage qui triomphe de tous les maléfices. Avec les « hommes sauvages », des pieds à la tête couverts de feuillages en papier et armés d'énormes massues qu'ils font tournoyer en de grands moulinets, se complète le contingent des milices infernales. Une fureur sombre et qui montre bien à quel point les comparses de la burlesque tra- gédie sont pénétrés des vertus de leurs rôles, se révèle dans l'extraordinaire précipitation avec laquelle les diables déversent sur leurs partenaires, les bons et secourables chins-chins, la pluie des horions; de leur côté, les hommes sauvages, toujours prêts à frapper l'air de leur terrible (/ocdendar/, combinent avec des pensées d'extermination le souci des belles attitudes classiques, telles qu'il s'en voit dans les mises en scène de Michel-Ange, le grand maître des tournois athlétiques. C'est, entre les multiples acteurs qui composent les camps ennemis, un pourchas sans trêve où par moments le ciel semble près de succomber sous le harcèlement de l'esprit du mal, fertile en ruses abominables; à droite, h gauche, partout, les ouvriers de ses machinations se répandent, ailés comme des mouches préposées à la destruction; mais 526 LA liKLGIQlE. toujours les cliins-cliins et leur patron, le noble saint Georges, sortent triomphants des em- bilches que leur dressent leurs noirs adversaires. A la fin, une visible défaillance ralentit l'ardeur du Duudon et de ses acolytes; les fatalités qui, selon l'ordre providentiel, doivent assurer la victoire du Juste contre les attentats du Démon, accomplissent petit à petit l(!ur œuvre en épuisant les forces des méchants et en permettant qu'au contraire celles des bons redoublent à mesure que l'Iioraérique combat se rapproche du dénouement. C'est en vain que le dragon s'acharne dans une série de haut-la- queue désordonnés, dont la violence a pour unique effet de rendre plus active et plus tourbillonnante la chevauchée du soldat de Dieu : il faut qu'il succombe pour satisfaire à l'indestructible soif de justice dont s'emplit le cœur des foules, dans les moments où la conscience humaine est enjeu. Aussi voit-on tout à coup le saint se hausser sur ses étriers, de longs filets de sueur ruisselants sous son casque, et, la lance en arrêt, chercher le défaut de la cuirasse où le coup qui mettra lin à ce combat acharné atteindra le plus sûrement aux entrailles la bête elTroyable. Le sang, à la vérité, ne coule pas, pour la raison qu'il serait im- possible d'en arracher une goutte à un être purement spirituel et qui n'a pas de sang à verser: mais l'épopée n'a que faire de ces vulgaires matérialités et cependant s'accomplit, aussi inéluc- tablement que si les lois naturelles présidaient à son terme. Tout le monde est convaincu que le Doudou est mort véritablement, et cette certitude supplée à tous les autres témoignages. Aucune réalité n'aurait d'aiUeurs le don de passionner plus vivement le peuple montois que cette représentation héroïco-bouffonne aux péripéties de laquelle il assiste avec des alterna- tives de transes et d'allégresse, selon que la victoire paraît balancer entre les diables et les chins-chins ; et, quand le Doudou roule enfin aux pieds du saint Georges, la clameur (pi'il élève vers le ciel semble le bruit d'un torrent (pii a rompu ses digues et se répand à travers la campagne. Aussitôt les musiques, qui n'ont pas cessé un seul instant d'accompagner du roulement de la grosse caisse et des retentissantes fanfares du cuivre le cliquetis des arm et le claquement sourd des vessies, haussent leurs sonorités au diapason d'une sorte de mardi guerrière, bien que l'air du Doudou, qui est l'unique thème sur lequel, depuis le commen- cement de la lutte, elles se soient à l'envi époumonées, fasse cette fois encore les seids frais de ce péan triomphal. Et comme si cette tempête de sons n'était pas suffisante |)oiu' célébrer dignement la défaite du Lumeçoa, les braves pompiers qui, pendant tout le temps des assauts, ont simulé, eux aussi, un combat meurtrier en s(> chargeant |)ar pelotons des deux points opposés de l'arène et se tirant constamment des coups de fusil, lâchent tous ensemble une bordée de mousqueterie aux naseaux du cheval de saint Georges, aussitôt après reconduit processionnellement avec son cavalier et. la colioi'te des chins-chins, des hommes sauvages et de toute la diablerie, à la tour du (Château, d'où, Udii imiins iiroccssidunellement, on les avait tirés quelques heures auparavant. A la vérité, en bon chroniqueur soucieux de ne laisser aucune lumière sous le boisseau, j'aurais dû débuter par cet important préambule, qui est la sortie du cortège et constitue le prélude de la très célèbre et incomparable farce, si toutefois il est permis de donner ce nom incongru à la mémorable et imuuclle rencontre de M^' saint Georges et de sou ennemi le driigon de Wasmes. A peine le eas(|iie du liéros a-t-ii apparu, (pie le l'oi p(i|)ulaire salue en ce derniei- le champion de son elidiv. et une clameur traîne sur ses talons, l'accompagne jusqu'à son arrivée sur la place, pendant que les chins-chins, par de grotesques soubresauts et des torsions d'échiné, semblent iudi(pier la part ipi'ils prennent à la gloii-e de leur chef de file, et que le monstre, difficilemenl iiKiinleiui par deux de ses cornacs, s'agite avec colère el déjà lait relluer la tiiule sous les oscillai i(iii~> de sa forniiihilile (pieue, (pii. cà el là. éc(M'nille des ne/ des yeuv et ciH'ille des (diapeau\ d;nis le l;is iiiiiiniin. es e |M)eli(> , LE H A IN AU T. 529 A un certain moment, le spectacle devient vraiment pittoresque : c'est quand, précédée et suivie d'une multitude dansante, la glorieuse mascarade descend la rue des Clercs, et, éche- lonnée sur sa pente rapide, dessine une file houleuse qu'allument les éclairs partis de la lance et du casque de saint (ieorges et les éclatantes hariolures des oripeaux de l'escorte. En tète s'a- vancent les diables, pirouettant sur eux-mêmes et se disloquant en gambades affolées, puis les chinschins piaffant dans un échevèlement de crinières et de plumets, et immédiatement après apparaît le Doudou, comme une grosse barque secouée aux remous de la foule; d'une mer de têtes émerge ensuite la haute silhouette du futur vainqueur, fièrement campé sur ses étriers et promenant devant lui des regards emplis d'une joie sereine, tandis que brandille dans sa main la lance qui doit terminer les jours du dragon. En même temps, de toutes les poitrines part le refrain national, qui, marié aux musiques des orchestres et tout là-haut accompagné dans le ciel ])ar les notes du carillon sonnant, lui aussi, à toutes volées l'air célèl)re, finit par remplir la ville entière d'un énorme bourdonnement traînant de proche en proche jusqu'au fond des banlieues et qui durera sans interruption pendant toute la durée de la bataille. Un poète du cru a rimé en patois ce fameux chant du iJoudou, d'une gaieté si wallonne et dont les rythmes allègres, chers au cœur montois, vibrent par la cité, de l'aube à la vesprée, en ce grand jour de la Trinité, comme un vol d'alouettes et de pinsons : Nous irons vir l'car d'or. A rpoicession dé Mon ; Ce s'ra Tpcupée, Saint-Georg' Qui no' suivra di long; C'est l'doudou, c'est Imania, C'est l'poupéo, poupée, poupée, C'est l'doudou, c'est l'mama. C'est l'poupée Saint-Georg' qui va. Le chansonnier n'a eu garde d'omettre dans son couplet l'éblouissant « car d'or », insépa- rable des grandes images du Doudou et de la poupée. Il eût, en effet, manqué quelque chose à l'évocation des splendeurs de la ducasse s'il n'avait enchâssé dans ses vers une allusion à la magnificence du char qui sert à promener les glorieuses reliques de sainte Waudru. Glorieuses, certes, puisque, selon la légende, c'est à leur vertu miraculeuse que Mons dut, en 1349, la brusque cessation d'une épidémie qui désolait la ville. ('haque année, la procession de la Trinité, qui précède de si près la formation du cortège du Lume(,'on que celui-ci semble l'épilogue naturel de ce pieux exode, fait le tour des rues pour perpétuer le souvenir du miracle. Monté sur de hautes roues, le char apparaît alors dans la fumée des encensoirs, tout étincelant de l'or de la châsse qu'il supporte, et, au pas de douze superbes chevaux blancs dont lu robe sans tare resplendit parmi les orfèvreries, les chasubles, les bannières et les théories déjeunes filles en neigeuses mousselines, s'avance avec la massive splendeur d'un attelage royal. Il a lui-même la forme d'un carrosse de cour, fait pour promener des infantes et des duchesses dans sa nacelle blanc et or, bordée d'une galerie et décorée de guirlandes. Balancée sur de puissantes soupentes, l'illusoire nef par surcroît s'agrémente d'un vol d'angelots qu'on prendrait bien plutôt pour de profanes Amours ouvrant leurs ailes au vent de la folie, n'étaient les attributs funèbres auxquels s'appuient leurs nu- dités poupines. La main de Dubreucque a passé par là et leur a donné le modelé galant de la sculpture du temps. Rebindains et bouclés, avec leur geste de théâtre qui entr'ouvre les seuils des paradis et pourrait entre-bàiller les portes d'un boudoir, ils ont l'air de mener un gala par les sentiers fleuris d'une Cythère. Ils ne mènent, en réalité, que l'ombre d'une antique amou- reuse du Christ, trépassée dans le martyre: et, tandis que va le char aux massives roues, 67 530 LA BELGIQUE. leur ribambelle, éployéc autour de la châsse, ressemltic à un i;rou|ic de jolis croque-morts dansant sur un corbillard. Ce n'est là du rcsle(iu'uue des cin-idsilés de la riche procession, car la cathédrale épanche ce jour-là son trésor à la clarté du soleil, comme un écrin de ruisselantes joailleries, et, pour augmenter la magniriceniîe du speclacle. les paroisses voisines de Saint-Denis, Havre, Nimy, (ililin, Hyon, onvoicïut leurs plus bielles madones parées de riches argenteries, prêt des sociétés de jeu de balle foisonnantes dans tout le pays d'alentour. Quand l'immense cortège débouche sur la place avec son innombrable clergé aux dalmatiques llamboyanles, ses pompeuses ordon- nances de dais et de tabernacles, ses étincellements d'ors ciselés, de |)iorreries et de vieilles soies où semblent s'allumer des reflets de vitraux, le coup d'œil est bien fait pour éblouir les regards et laisser dans l'espril l'impression de cette omnipotence que le calliolicisnio a conservée aussi bien au pays wallon ([uau pays de Flandres. \VI Mons en temps h,iljiliii-l. — l.c luiisfir, inoiilois. — La jeunesse de Mous. — Mous à table. Ce sont là les grands jours de .Mons. Mais à |)eine le bruit des parades du Lumeçon s'est-il effacé dans l'air, avec le claquement des vessies crevées aux mains de la horde diabolique, que la vie montoise retombe à son fond de monotonie. Et cependant, si pesantes que soient les heures dans le vide de l'existence de la province?, le caractère des gens du pays possède une force merveilleuse qui les empêche de tléchir sous le faix des minutes inutiles et des loisirs inoccupés qui forment la chaîne sous laquelle succombent ailleurs les esprits. Oe ressort secret, au moyen duquel, horlogers du petit mécanisme vilal, ils se remontent eux-mêmes el empêchent que l'aiguille ne s'immobilise au midi d'un morne désenchantement, il fan! le chercher dans leur entrain naturel et leur vivacité d'imagination. ( n charmant et ingénieux conteur, cueilli par la mort en pleines vendanges, Charles heulin, a narré les facétieux exploits des « wiseux » de Coudé, sa ville natale; certes, les mémorables et légendaires récits qu'il y puisa à la veine populaire sont des trésors de bonne humeur et de franche hilarité; mais il en eût entendu de bien autres s'il se fût mêlé aux labiées de café des « riars » iiuintois. Le loustic, graine poussée au terreau de la jovialité wallonne, lleurit ici à tous les degrés de la société, bien qu'il ait surtout son plein é|>anouis- sement dans les couches du |)euple, d'mi tuf si gras poiu- le développement des originalités de nature. A lui seul il remplirait des in-folio de l'inépuisable Ihix de ses devis et de ses hauts faits, comme si le inaliiieux ((inipcic an liilniM. Tiel IJylcnspiegel l'incomparable, lui avait légué en mourant le lionlluu génie dinpiel ses généralcnis furent si pi'odigues à son endroit. Au fond de ces histoires il y a l(nijours une dose de tinesse goguenarde (pii s'amuse aux dépens des autres et se complaît, selon le mot du rvi\. à « tirer le monde en i)ont(>illes •■, locution, à coup siu', énigmati(]ue, mais qui n'en dcuiiu; pas moins l'idée d'une opération grave, comme l'action de soutirer de ce foudre à sottise, l'humanité, la précieuse liqueiu' de gaieté sans laquelle l'existence n'oIVrirait aux lèvres (pie d'insipille, régulière, symétrique, étalant des styles ambitieux. Des collèges et des hospices, récemment bâtis, y ont une allure dispropor- tionnée de palais et suscitent la pensée d'une grande fortune ])ublique se prodiguant en de dis- pendieuses installations. l'ourlant la circulation et l'activité semblent hésiter à descendre en ces quartiers neufs et continuent à refluer vers les petites rues tortueuses du centre, débouchant de partout sur la Grand'IMace, comme au cdnir sensible où se garde la çlialeur de la vie. Ouelques-unes ont gardé d'originales dénoiuinalions correspondant à des particularités locales ou à leurs destinations primitives, telles la rue de la Tour-Auberon, la rue de la Terre-du- Prince, la rue des Sœurs-lîrises, la rue des Clercs, la rue du Chapitre, la rue de la Grande- Triperie, la rue des Gades, la rue Casse-ma-Brune, la rue des Cinq-Visages, et maintes autres dont le nom s'accorde bien avec une topographie accidentée de vieux quartiers populaires. Tandis que le pittoresque de plus eu |)lus se retire des alignements de la voirie contem- LE HAINAUÏ 533 poraine, monotones comme les parallèles d'un plan géométrique, le dégringolement de ces ruelles étroites, cassées à angles brusques et bordées de façades étranglées, avec leurs ca- bossements de pavés aigus, qui semblent faits pour des mulets et des chèvres, amuse l'oeil par l'imprévu et la fantaisie de leurs lignes. Des terrasses du Château ou voit se dérouler une poussée de toits tortus, détraqués, quadrillés de << pannes » bossuées, où le dragon-sang, le LE CHATEAU DE MONS. rouge laqu'e, le lie de vin, le zinzolin plaquent des taches chatoyées d'aquarelle, et qui, en tous sens dégringolant les rampes ou s'éclielonnant le long des montées, décorent joyeusement le noir paysage de leurs masses bigarrées et penchantes. Ce Château, ou plutôt, comme on l'appelle dans le pays, cette Cour du Château, qui, avec Sainle-Waudru, forme le point culminant de Mons et dessine sur le ciel éclaboussé par les fumées boraines sa silhouette de veilleur de pierre, est un des rares monuments demeurés debout parmi les bouleversements de la vieille ville. Encore son antiquiié atteint-elle deux 534 I>A BELGIQUE. siècles seulement, cl celle jeunesse relative en fait la cadette de toutes les tours hautaines qui, en pays flamand, émergent des âges. Quant à l'ancienne châtellenie proprement dite, il ne reste plus que les pans de murs trapus d'une dos perles primitives. Tel qu'il s'offre, avec sa gloire de fraîche date et que néanmoins il a fallu rajeunir il y a quelque trente ans, tant la pierre, comme l'homme, est sujette à de précoces caducités, le Beffroi — pour lui donner l'autre nom qu'il porte à Mous — dresse fièrement ses trois étages d'architecture classique, séparés par des modillons et des balustrades à l'italienne, sous sou chapeau de clochetons bulbeux plantés aux angles et surmontés d'un piriforme campanile. Quand l'architecte Ledoux le reconstruisit sur l'emplacement du Beffroi antérieur, anéanti par un incendie, il ne se soucia pas de réinstaurer la masse ronde que les flammes avaient coulée bas : il préféra y substituer une superposilion de pilastres, de colonnes et de consoles, qui eut pour effet de distinguer la tour monloise de tous les autres beffrois du pays. C'est dans cette grande cage de pierre que chantent, comme une nichée de gros moineaux, les trente-six cloches d' « el' carion d'Mons », celles-là mêmes dont les trilles allègres sonnent si joyeusement la défaite du Doudou, pendant le mémorable jour de la Trinité, et qui, en temps ordinaire, se mêlent en volées de notes frétillantes à ces autres oiseaux chanteurs, les rires de la jovialité wallonne. Hélas! ils battirent fréquemment de l'aile, les gais oisillons, au cours de cette histoire montoise si abondante en pendaisons, en étranglements, en brûlements et en suppHces de toutes sortes, qui tantôt s'abatlaient sur les particuliers et tantôt sur la cité entière, comme un tourbillon de noires épouvantes. Quand Albe, le féroce pourvoyeur des échafauds, quitta la ville, il y laissa partout l'éclajjoussure du sang versé par torrents, au point qu'il n'y fut de famille qui n'eût à déplorer la perte d'un des siens, et que ce qui resta après ce grand chouri- nage émigra dans des régions plus clémentes. La terre a depuis longtemps bu l'énorme tache rouge, et il faut un effort d'imagination pour se représenter aujourd'hui, sur cette place où l'on dépeçait les hommes comme des bœufs et qui ne voit plus se consommer que l'illusoire agonie d'un monstre en osier, le spectacle de ces effroyables exterminations. Contemporain des tueries qui changeaient le « markiett » en charnier, l'Hôtel de ville lui-même, au milieu des sévices sous lesquels les maisons circonvoisines ont fini par perdre leur physionomie passée et tomber à la plate vulgarité moderne, a trop ostensiblement pâti pour qu'il soit possible de recomposer, avec son aspect actuel, le fond du tableau où se détachèrent tant de scènes d'horreur. Mais si le campanile dont se coiffe son toit percé de lucarnes et si le choquant halcon qui a pris la place de la bretèque primitive dénaturent les fines élégances de l'ordonnance ogivale, ce (jui subsiste de celle-ci n'en compose pas moins, au milieu de ce pays labouré jusqu'aux racines par l'histoire, un joyau délicatement ouvré et qui, par l'élancement de ses (iix feuèlres d'étage finissant en pinacles et rejointes par des niches en encorbellement, tient sa place dans la floraison des jolis édifices sortis de terre au coup de talon de l'esprit communal, ce magicien incomparable des antiques féeries flamandes. On raconte que les pluies, la famine el la peste conjurées ayant partout suspendu dans la ville le travail des manufactures et plongé l'innombrable peuple ouvrier dans une noire détresse, les magistrats résolurent, en li'iO, d'employer à la construction d'un p'alais com- munal les bras que cette effroyable crise avait rendus inactifs. L'Hôtel de ville serait donc sorti d'une idée humanitaire on même lomps que d'un calcul économique, grand honneur pour les magistrats du leuqjs! Le vrai trésor de Mous toutefois n'est pas là : gravissez les pentes qui mènent à la catlu';- drale, et quand vous aurez, fait le tour des chapelles polygonales qui garnissent extérieurement le chœur, pénétrez sous le porche par dolà lequel Sainte-\\'audru dôi-oulo se? hautes nefs IMÉRlEUn DE SAINTF.-W A LDI; U A \10XS. LE HAINAUT. 537 d'une si pénéfrante majeslé ; non seulement vous aurez sous les yeux le plus bel édifice de la ville, ce qui n'est pas un mérite extraordinaire dans une cité où les points de comparaison font défaut, mais l'un des plus nobles vaisseaux du pays entier. Comme à Saint-Pierre de Louvain, avec lequel la basilique montoise a de frappantes analogies, l'àme est saisie par la grandeur vraiment religieuse et l'austère solennité de ce lieu de prière et de recueillement. •i. i .lif^To r= --^^Sâ^ l.'lIOTEl, DE \[LLE DE MONS. iVO}'. p. 534.) déployé sous des voûtes de briques sombrement rembrunies et prolongé à travers un alignement infini de piliers jaillissant du sol comme une forêt de bleu granit. Nous ne sommes plus ici, il est vrai, dans un de ces fastueux musées de statues et de tableaux, tels qu'il s'en rencontre partout en Flandres : les prédilections pour un catholicisme sensuel et paré nous ont abandonné dès le premier pas que nous avons fait dans la contrée wallonne. Mais quand la médiocrité dans la décoration s'attache à un monument d'une splendeur matérielle et mystique aussi émouvante que celle qui règne à Sainle-Waudru, on est presque tenté de se réjouir. L'absence de la pompe extérieure, toujours sujette à distraire l'esprit de 68 538 LA liELGIQUK. la conlempliiUon dos infimes et profondes beautés de la conception ai-ciiilecliirale, coinnie un manteau somptueux sous lequel se dérobent à la lin la chair et l'ossature vivantes, laisse mieux apparaître, en effet, la grandiose nudité de la pierre et fait pénétrer plus avant dans le secret de ces hautains génies qui sont les bâtisseurs des maisons de Dieu. C'est à peine si quelques tombes du quinzième siècle, un retable en gothique tertiaire d'une exécution lleuric el guillo- chée elles élégants bas-reliefs sur albâtre de cet élève de Jean Goujon, le scnipicni- niontois Jacques Dubreucque, débris du jul)é (pii séparait autrefois la nef du grand cIki'im-. allireni les yeux dans l'immensité du temple; et jjourtant cette simple richesse s'accoi-de mieux avec la sévérité de l'édifice qu'une opulence qui y serait en tous sens répiindui'. Longtemps on attribua à Jean de Tluiin et à son fils l'immorld liuiniciir {l'axoir conçu ce chef-d'œuvre d'élégance et de majesté: mais les dates, inquisiteurs impitoyables qui ap- portent la lumière dans les plus obscures enquêtes, ont ivtnbli cette gloire au bénélice d'un autre architecte dont le nom a sombré dans l'oubli : créateur véritable de l'o-uvrc gigan- tesque dont Jean de Thuin ne fut (|ue le continuateur, il avait rêvé, ce Titan, orgueilleuse conception d'une âme qui veut jeter un jiont entre le ciel cl l;i Icrrc pniir êlre plus près des paradis, de couronner cette grande prière élancée vers l'Éternel, d'une tour découpée à jour et hante de cent quatre-vingt-dix mètres, soit près de cin(|iiiinlc mètres de pins <|iic celle de Strasbourg et d'Anvers! i.K Cil Ml iiK MONs. (\'oyo7. [). 5t!9). PROVINCE DE NAAIUR RUINES DE SAUTOtlî. (VoVeZ [). 551.) PROVINCE DE NAMUR Les premières apparitions du rocher. — 1,'Entre-Sambre-et-Meuse. — Acheminement à l'Ardenne proprement dite. Les vallées de l'Entre-Sambre-et-Meuse. — Les familles de petites rivières. — li'Eau-Blanche et ses congénères. L'histoire dn sire do Cliimav. Dès les jolis paysages rocheux de la Sambre, l'Ardenne se fait sentir aux brusques redres- sements du sol, jusque-là à peine renflé de légers vallonnements. Landelies, Thuin, Lobbos, avec leurs buttes vertes ou crayeuses réfléchies dans les eaux, sont comme une échappée sur les perspectives d'une grâce tourmentée qui abondent aux vallées de la Lesse, de THermeton et du Bocq; et cette impression va grandissant à mesure qu'on se rapproche de Chimay, de Mariem- bourg et de Couvin. Mais, bien que l'Entre-Sambre-et-Meusc, comme son nom l'indique, comprenne tout le territoire qui se déploie entre le fleuve et la rivière, il faut avoir dépassé les premières étapes de la transformation du pays plat en pays montagneux, comme toutes les zones de transition encore quelque peu indécises, et s'être rapproché de la région plus accentuée qui avoisine le fleuve, pour comprendre et saisir l'originalité de cette âpre et nerveuse nature qui, môme quand elle semble abdiquer ses sauvageries, garde encore dans ses détentes une allure de violence et de désordre. A partir de Chimay, cependant, dans cette vaste bruyère en partie seulement défrichée par les trappistes, déterminés violateurs de solitudes, dont la herse et le soc frayent des sillons jusque dans le plus aride calcaire, on a une émotion qu'on n'avait point encore ressentie, comme à l'approche d'une crise- de la terre d'où va s'engendrer la métamorphose définitive de la contrée. On la devinait bien déjà aux boursouflements de l'aire, crevassée de grêles ravines et projetée en corniches raboteuses, mais à travers un état de demi-caractère qui n'est que le 542 LA BELGIQUE. prélude des sévérités aiixijucUes les grandes dislocations cosmiques semblent vouer les lieux tragiques. Et tout à coup le déroulement sombre des Fagnes chimaisiennes, en leurs mornes étendues coupées de marécages et de broussailles que juin dessèche et qu'octobre enveloppe d'embruns, fait sur l'esprit l'impression d'une suite d'accords rudes et poignants par lesquels un compositeur prépare son auditoire auv secousses du drame. Là commence vraiment l'initiation : une désolation pèse sur ce désert, où pourtant l'homme s'est bâti des villages et qui lentement recule devant l'etTort fraternel du colon et du bonif attelés l'un et l'autre au même joug. (Juand plus loiu, dans les dangereuses fondrières ([ui vont de Spa à .Malmédy, on sentira monter en soi le froid et le deuil d'une Ardenne aride et croupissante, sans un chaume pour s'abriter des piqûres du soleil, sans un bouquet d'arbres pour y reposer sa prunelle incendiée aux tlambes de l'air, sans un lilet d'eau courante où se désaltérer, l'agonie de cette fin de tout, douloureuse comme auv confins du globe la mort de la vie, ne fera qu'aiguillonner jusqu'au paroxysme la sensation perçue en cet apprentissage des âpretés de la contrée. Mais ce brusque saisissement du début est d'abord tempéré par le charme des jolis pa- radis avivés d'eaux et bruissants de feuillées,' que les \allécs namuroises ouvrent à travers leurs tortueux entonnoirs, comme un rappel déjà plus caractérisé des vallons de la Sambre et un avant-goût des combes accidentées qu'emplissent de leur bouillonnement la Semois, l'Ourthe, l'.Vmblève et la Lesse, ces grandes sœurs des humbles naïades qui s'appellent l'Eau- iNoire, l'Eau-Blanche, l'Eau-d'IIeure, le lirouve, le Viroin, l'Hermelon et r.\coz. En même temps le pays se peuple, les villages apparaissent, la montagne s'exhaus.se, le rocher se bosselle et se déchiquette, de pantelants profils saillent à chaque détour de la route qui va, monte, biaise, par mille circuits gagne les hauteurs. Et l'espace s'élargit, l'aire des plateaux s'amplifie, l'ivresse des altitudes entre aux poumons comme un vin ca|)itcu\ et fort. Tel qu'un acheminement au co'ur de l'Ardenne, s'olVre l'Entre-Sambre-et-Meusc; ce n'est point encore la vastitude des plateaux condrusiens. ni la majesté des défilés de la Meuse, ni l'idylle charmeuse des fonds de la Lesse et du Bocq ; et pourtant ses bois, ses landes, ce qui lui i-este de l'antique Marlagne, Y (ntrira Sylva des Lommaciens, la mystérieuse et sombre foret qui, à la [{évolution, occupait encore vingl lieues carrées de son territoire, résument dans une iuKigê adoucie les mélancolies hautaines et les joliesses rieuses de cette grande terre ensorcelante qui, une fois qu'on l'a foulée, laisse au cœur d'impérissables souvenances et le retient par toutes les chaîn(>s qui des eaux, des monts, des ravins peuplés des nains et des fées de la légende, vont aux esprits sensibles, capables de s'émerveiller des inépuisables et divines féeries de la nature. On pourrait dire de rEutre-Sanibre-et-.Meusc (pi'il présente à l'étal de réduction le système des plateaux et des vallées du reste de rArdcinu-, non pas une miniature toutefois — car l'idée d'une telle diminution ne s'accorde pas a\ec lentremèlement du sévère et du gracieux qui, dans une succession de sites très variés, iu(piiél(? et ravit presque sans intervalles les yeux, — mais, pour employer un langage qui ra|)elisse forcéuieut l'impression et cependant la rend sensible, une ébauche déjà enflammée du tableau tourmenté où s'achèvera la connais- sance définitive de la réginu. Trois giandes vallées, celles de rilcruiclou, de la .Molignée et du Yiroin, y creusent leur ravine profonde, comme les sillons d'un labour (pTiiu temps de la (ieuèse y auraient fait les monstrueux éléments courroucés; et d'autres vallées plus petites, les vallons de l'Heure et de l'Acoz, se rattachent, pareilles à des sortes de subdivisions, à ces trois grosses rides au bord desquelles, comme de la chair remontée sur une face tuméfiée a poussé la dure callosité du roc, cette chair morte de la [erre. Plus lard, aux zones élevées de la liaraque Michi'l, (oui isolée et perdue au point le plus I PnoVFNCK DK NAMUIJ. 543 haut de l'Ardenne dans un froid cl un silence de Sibérie, nous verrons, en des bonds désor- donnés, monter le sol à six cents mètres au-dessus du niveau de la mer; mais ici, comme un animal ramassé sur lui-même et qui ne prendra son élan qu'après une lente gradation d'elVorls, la montagne ne dépasse pas dans ses mouvements les plus violents le tiers de cette altitude. Si modérés qu'ils soient toutefois par comparaison, les rochers de l'Entre-Sambre-et- Meuse suffisent déjà à marquer les déchirements de cette nature convulsée qiii, dans ses houles figées et ses ressacs de pics et de crêtes, cabrés comme des vagues océaniques, semble éterniser l'écume d'une mer |)élrifiée. Et, comme pour fortifier cette illusion par une illusion nouvelle, les plateaux qui, là-haut, par-dessus cet immobile cataclysme, déroulent, en pleine région des alouettes, leurs étendues égales et pacifiées, sont pareils à des grèves dominant la meute hurlante des eaux. En bas, cependant, léclianl le pied des rocs de Iciu- langue de lices soumises (pii, à la saison des crues, se changent en dragons furieux, chante et gamine le chœur des rivières. Amoureusement enlacées aux assises de la montagne dont elles reflètent dans leur limpidité cristalline les craies rouilleuses et les touffes chevelues, puis encore se frayant un chemin à Iravers le trcmblemenl des saulaies, sous le vol bleu des libellules, en tous sens on les voit biaiser, multiplier les méandres et les détours, se perdre aux verdures d^s herbages pour côtoyer plus loin les circuits du chemin, souvent vagabond comme elles. Le nombre en est infini : ce sont, oulre la Molignée, l'Hermelon et le Viroin qui ont baptisé les vallées qu'elles arrosent, l'Yves, la Biert, le Flavion, le Burnot, l'Acoz, le Brouve et ces autres ruisselets aux dénominations rythmiques qui, comme les filles d'une même souche, portent tous le nom patronymique d'Eau, l'arlout on les entend jaser, comme la musique et l'éclat de rire des paysages; au friselis du vent dans les feuilles elles mêlent le sifflotement des airs de flûte que jouent les sylphes dans les roseaux de leurs rives ; et les roches, ces grandes solitaires qui sur leur front portent la mélancolie des vieillesses éternisées, les ayant laissées couler de leurs fissures et de leurs cavernes, comme la rosée de leur séculaire ennui s'égouttant de leurs orbites foudroyées, les regardent s'attarder aux cascatelles semblablemenl à des enfants qui ont trouvé un collier de perles sur leur chemin et, disjoignant leurs doigts, s'amusent à les répandre en pluie autour d'eux. Suivez-les, ces errantes : comme une ([uenouille qui, en se dévidant, déroulerait des soies merveilleuses, des soies couleur d'arc-en-ciel et d'illusion, elles déchevellent, les pimpantes ouvrières, le fil de leurs claires eaux à travers des silences et des douceurs de nature, criques ombreuses, nids de feuillage, veloureux aubusson des prairies en fleur, halliers crèpelés en d'hirsutes toisons, amphithéâtres de bois étages sur le versant des monts, sauvages ravines écorchant le roc, infinies surprises des perspectives variées à chaque tournant. Toujours elles vous mèneront, non })ar le chemin le plus court, mais par des sentes à peine frayées et dont le sillon s'efTace sous le déferlement des graminées, par ce charmant chemin des écoliers qui s'attarde, traîne avec des oublis et des joies de flânerie, toujours elles vous mèneront aux meilleures places pour entendre la messe que, dans la chapeUe du bon Dieu, biVIie ici avec la montagne pour voûte et pour piliers, les grands pics, pareils à des abbés 1res vieux sous leur chasuble de lierres, de lichens et de taillis, disent aux eaux, aux bois, aux horizons, — vénérables pontifes qui d'en haut laissent tomber sur le frisson de la création le geste solennel de la bénédiction parmi les rafales de l'aquilon et le ronflement des chênaies, semblables à un lent bourdonnement d'invisibles orgues. Quand on a quitté Chimay, sa petite place où s'élève, dans la mélancolie de décadence qui a succédé aux jeux et aux ris de la vieille cour chimaisienne, la statue de Jean Froissart, couché sous une dalle au chœur de l'église du lieu, et qu'on a laissé derrière les immenses étangs que 544 LA BELGIQUE. fendaient autrefois des nacelles parées et qui ne reflètent plus que la silhouette des grands hérons solitaires perchés au bord des eaux sur une patte, on ne tarde pas à rencontrer un ruisselet babillard que, à cause de sa transparence sans doute, on a nommé l'Eau-Blanche. C'est la première de ces poétiques et douces pastourelles dont on entend s'égrener en tous sens les chansons, la première du moins qui s'otfre au voyageur venu du Hainaut et qui, pour com- mencer son tour d'Ardenne et pénétrer dans la province de Namur, a préféré se jeter de prime saut dans la sauvagerie des vallées, marchant à petites journées et s'initiant graduellement aux beautés de la contrée, plutôt que de brijler les étapes sur un banal railway. Figurez-vous que, indécis sur l'orientation, vous ayez entre-bàillé la porte d'une bergerie : une voix rustique et cordiale y chantait un air des montagnes, avec ses longues cadences traî- nantes que le vent porte à travers l'espace et qui si doucement caressent l'oreille quand on les entend venir du large, planantes et prolongées comme une musique qui ne sait point liuir. Dans le chaud brouillard d'or de l'étable, la tache brillante d'un visage de paysanne se déta- chait, et, pour mieux répondre à votre question, s'est avancée jusqu'auprès de vous, s allumant tout à coup au grand air d'une rougeur de sang sous le hâle cuivré de la peau. Mais, comme vous prenez plus attention à la saine fraîcheur de la bouche qui vous parle qu'à l'explication qu'elle vous donne, les lèvres s'impatientent, et la jeune fermière, ayant d'un geste rapide fait retomber ses manches sur ses bras nus, s'offre à vous mettre sur la bonne voie. L'un et l'autre vous quittez alors le pourpris, et, tandis que les roches s'échelonnent à droite et à gauche du chemin, que les mei'les sifflent et que les campanules s'ouvrent comme des yeux curieux dans l'herbe, elle, dont le rire fleurit la joue et qui aime à bavarder, débite avec malice un chapelet d'histoires sur Jean, le meunier dont on entend là-bas derrière les saules ronfler la roue et qui, vieux garçon, cherche depuis bientôt trois lustres une meunière à son goût; sur Mar- tinette, la fille de la censé qu'on voit perchée à la crête du mont, « une mademoisefle qui faisait la fière et qu'a pourtant fauté, l'an dernier, avec un monsieur venu de la ville » ; sur l'infortune du messager d'un village voisin, écrasé par la roue de sa charrette à l'endroit où une pierre déjà moussue perpétue le souvenir de ce lamentable accident; puis encore sur les fan- tômes qui, certaines nuits, s'en viennent rôder aux pans de murs ébréchés, profilés au-dessus de votre tète, dans le bleu de l'air. Et ce gazouillis d'oiseau sautant d'un sujet à un autre comme de branche en branche vous met peu à peu si avant dans l'intimité des gens et des choses du pays, qu'il vous semble retrouver, partout où vous passez, d'anciens amis dode- linant la tête au bord de la route avec le mouvement familier et caressant du bonjour. Ainsi en est-il de l'Eau-Blanchc et de toutes ses pareilles, les frigides naïades au miroir desquelles se reflètent si lumineusement les paysages et qui en savent si long sur les habitants de la vallée dont maintes fois, quand le soir tombe et qu'on ne craint plus de se parler, comme si les paroles elles-mêmes, en sortant des lèvres, se dérobaient aux obscurités de la nuit, elles ont surpris les confidences et les aveux. Ne sont-elles pas d'ailleurs mêlées elles-mêmes à cette humble et paisible existence? De porte en porte, à la traversée des villages, elles roulent leurs eaux claires dans lesquelles on mot guéer les légumes et le linge, que les bestiaux lapent en troussant leur mufle tout dégouttant de perles diamantées, où enfin se brouille, au fil dos moires errantes, l'image renversée des antiques aïeules et des enfantons pendus à la mamelle ; et quand, échappées aux hameaux, elles reprennent leur élan à travers la campagne, comme des chèvres détachées du piquet et qui gambadent sur les flancs de la coliiuo, c'est encore elles qui vous mènent au moulin, à la petite ferme isolée au milieu de ses chainpoaux, à la grotte qui là-bas ouvre sa gueule sombre, au donjon démantelé accroché par d'indestruc- tibles griffes au cœur du roc. Avec l'Eau-Blanche on côtoie des cannaies, on longe des coteaux, on rase d'abrupts r'iiuvLNci: i>i: \a\ii 15. ;ii5 rochers, on ciitond s'évcillor (l;ms lo malin lu l'uiiiciii' des villages, ici Auljlaiii, \aii\, Lonipret, là Boussu-en-Fagnes, plus loin .Mariembourg, une ancienne ville de guerre aux remparts démantelés, aux fossés comblés, pas même une ruine, tant la déinolition a dispersé jusqu'aux moindres vesliges du passé, ne laissant subsister sur ce néant de gloire (piuii cliampignon- nement de petites maisons basses entre lesquelles passent en cornant les vaches qui voni ;ui\ (diamps. Tournez-vous vers l'est : Fagnolles, la ruine six l'ois séculaire, semble contempler, du tond de sa tour crevassée et béante sur le vide, avec la ti'istesse banlaine qui est comme la méditation de ces monuments d'un autre âge devant nos petitesses et nos vulgarités, le désastre de cette dispai'ition de tout, sous laquelle la cité de Marie de Hongrie a tini par sombrer et n'être pins qu'une morne bom'gade. Quant à elle, la grande mutilée, elle porte licrement, sous les ronces et les broussailles ([ui la défendent contre un accès troji facile, ses plaies pareilles à f_j^.Vyv C 0 l V I N ET SON li O C U 1: R . des plaies par où se seraient écoulés son sang et sa vie, et, toute caduque et branlante, avec ses courtines lambrequinées qui dentellent l'horizon, ses débris de tours foudroyées que les vents d'équinoxe semblent devoir coucher à terre et qui pourtant se tiennent encore, debout, elle continue néanmoins à dessiner par-dessus la contrée sa formidable silhouette d'ombre, gardée par une arche de pont-levis. La déchéance a partout frappé cette terre historicpic, dniil les anciens burgs ne soid plus à présent qiu' des éboulis de jtierres et (pii, sur l'emplacement de ses guerroyantes petites villes, conquises au labour et aux semailles, regarde s'allumer l'éclair furtif des charrues. De Santonr. la ville aux seize tours, ainsi que l'appelle l'histoire, il ne reste que des pans de maçonnerie, faroucbes et isolés comme des falaises sur une plage. Mais si le manoir, le château fort s'est peu à peu émietté, quelquefois, comme à tlouvin, couronné pai' un roc rébarbatif duquel le donjon redouti' (pii le casipiait au cpiin/ième siècle a chu sans laisser d'autres traces que (pielques chicots à ras de teire, les maisons et la rue n'ont pas dépouillé entièrement une li'J .iUi LA HRLCIQI K. certaine couleur d'itrchiusme pill(ir('^(|iic. I uc su'ur de rKiiii-Blanche, que, pour la distinguer des autres dans cette famille de ruisseaux de montagnes portant le même nom, on a qualifiée d'Kau-Noire, bien qu'elle ait la même limpidilé cristalline que ses congénères, coupe la ville en deux, découvrant siu' chacune de ses rives des fac^ades penchantes, décorées (;à cl là de petites logettes en surplomb. Fuis les ruelles escaladent la butte, rejoignent à mi-C(Me l'église et, par des raidillons (jni s'esciu|M'nl à iiicsiire (|u"ils se rapprochent de la cièle du roc, s'en vont gagner un cabaret dérisoirement poussé comme un champignon sur les restes de l'or- gueilleux château. Vn cm'ieux épisode se rattache à la destruction de celte l)aslille. L'etl'réné chasseur (pii régnait alors sur Chimay, Jean de '"roy, ne se faisait point scrui)ule, parait-il. de courre avec ses meules daus les bois de Couvin et s'appropriait de par droit de conère. » l'ii fait assez inexplicable se place en cet endroit du récif : .lean de Croy, à la faveur du peu de lumière (pii filtrait par la fente du rocher, écrit à madame sa femme, lui enjoiguanl (pi'incontinent on vienne le délivrer. Ecrivit-il avec son sang celte (lésolé(> missive, et, pour y tracer les mots, se servit-il de s(ui ongle, après s'être préalablement dUNcrt une veine? Le nad' document ne l(> dit |ias, et peut-être a-t-il raison, car où serait la légende s'il nclbiltait pas un peu de mystère eu celle uieiveilleuse et dolente a\eiiliMe? Kref. le pastoureau se délabrement farouche, étend sa nappe Irancjuille où, mêlé au blciiisscincnl de la coupole aérienne, le grand mont sourcilleux brouille son abrupt profil renversé que des algues traînantes lavent éternellement, comme pour le nettoyer de ses rouilles de sang. Lustrée par les moires argentées de l'eau, la sauvage ruine n'est plus, au fond de ce miroir enchanté, qu'un pacifique décor dont le rellel va se perdant, avec les rides de la surface, aux détours de la rivière. Ainsi, comme un songe funeste, s'efface dans la paix reconquise du paysage ce fan(('iine de deuil cl i\i' \ieilie gloire guerrière, expiant tout seul là-haut, sous la louniiciilc (|ui le l'ouclle, le sidcil (|ui l'cnVilc ci la neige qui lui fait une crinière blanche, sa rouge histoire séculaire de |iillages et de nieurlrcs; et des iierbages, des saulaies, des bouquets de bois suspendus à la nionlague, un char'uie de nature qui ne s'interrompt plus succède à cette vision lenlemenl décriu' aux htintains et, de village en village, par Alloy, Vierve, Treignes, achemine à la iVoulière de France. l'MONIMlK 1)1-; NAMI lî ool Hien ne vaut le plaisir de suivre ces jolies vallées de rKiilre-Sambre-et-Meuse depuis le moment où elles commencent à se dessiner jusqu'à lem- formalion complète, si variée pour chacune d'elles à travers les perspectives toujours cliauf^eantes que déterminent la pente et le mouvement de leurs eaux. iitl()iil, ((uaiul. sous les stellaires clartés, la noire silliouedc (\t'< (ours (Jélaciie. sur la nudité (lu |)laleau, ses arêtes déchiquetées, ou ci'oii-ait voir se dessiner parmi les blanches obscurités du ciel les mausolées et les croix d'un j;rand cimetière. Lllermeton cependant, après s'être un moment posé au pied des ruines, comme une hirondelle qui a trouvé une fente dans le glui moussu d'un toit et regagne ensuite à tire-d'aile les hautes régions de l'air, repart dun trait, elle aussi, à Iravers le paysage. Et peu à peu celui-ci s'accidente, des poussées violentes tout à coup crèvent le sol ; le long de l'i^ui apparaissent successivement d'anciennes douves remblayées dont les bœufs fendeni à préseul de leurs larges poitrails, comme des proues, les houles glauques, des ébouriffements de saules tortueusement poussés sur les rives, des éboulements de roches feutrées de moisissures et roulées dans le lit de la rivière où elles forment d'écumeux barrages. Par endroits, aux détours de la route qui tirebouchonnc en tous sens, de puissantes masses calcaires se projettent jusque parmi les pierrailles du chemin. Et, lanlùl polies et nues, elles s'effritent en feuillets, se partagent en cônes fourchus, se cisèlent à facettes, s'évident en cavernes, cxhaussenl des (irdnnuanccs d'escaliers aux larges dalles superposées; tantôt, sous les vertes franges de leurs manteaux de feuillages pendant jusqu'à la base, elles ont l'air de patriarches tléchissant au poids de lourdes chasubles. Bientôt la rivière multiplie ses méandres, se tordionne, biaise, avec des replis de coideuxre; et les roches se resserrent, se cassent à angles plus brusques, coupent les perspectives, creusant partout des cuves au fond desquelles l'eau bondit et se brise en écumes et toujours plus activement bouillonne à mesure qu'elle s'irrue aux sauvages goii'ges prochaines, non I de bêles, l'ouiinilleiiieuls chimériques de poul|)icans et de gnomes, — là, pareillement à la grâce et à I'cik liantement d'im clueur d'idylles, les formes sereines et molles de la terre en travail, prés, bois, ruisseaux, strophes blanches du vaste poème telluri([ue dont les montagnes et les rocs sont les strophes noires, face pacilique de l'éternelle création sur laquelle les aubes effeuillent les roses cl (jiie les couchants u'ensanglaidiiii pas. connue i'aulre. de tragiques lueurs. Une route tpii coupe l'Ilermeton et mène à Slave enjambe, à la hauteur de liosée et non loin de sa source, un petit lilel d'eau: c'est la Molignée; bientôt elle s'entleet, par ses courbes, ses criques, ses crochets, dessine, de Foy à Moulins, la physionomie de cette vallée nouvelle, rattachée par une succession de crêtes aux escarpements des grandes roches de la Meuse et certainement l'une des plus délicieuses de la contrée. Là, comme sur les rixes de rileruielcui PHOVINCE DE NAMl R. 553 et du Yiroin, défile la procession des grands profils rupestres, moines drapés de longues chapes luisantes, dragons échevelés aux flottantes crinières, guerriers recouverts d'élince- lantes armures. Et toujours, dans le fond de la gorge, la chanson du ruisseau, les moulins dont les palettes tournent, égouttées en pluies d'arc-en-ciel, les gués caillouteux où les bœufs vont s'abreuver, les cressonnières tremblantes au frisson de l'eau, les barrages contre lesquels le flot bouillonne, et, dégringolant par places la berge, les grosses tètes hérissées des saules comme un brouillard de pâle verdure sur la tache rouilleuse des rochers. A Foy, vis-à-vis dune censé juchée à l'extrême crête d'un énorme bloc, périlleuse pâture pour les aumailles qu'on voit errer à son flanc, un versant de montagne, en partie coupé de commodes raidillons et ailleurs brusquement écroulé à pic, gagne le plateau où s'incrustent les ruines du vieux castel de Faing, bâti au douzième siècle, mais modifié par le quatorzième, UN SITE SUU L* MOLIGNEE. et qu'aujourd'hui particularise ce nom mieux sonnant à l'oreille : Montaigle. N'entendez-vous pas. à cette fière musique, se réveiller l'écho des rauques cornes jadis embouchées par les hommes d'armes quand le seigneur, rentrant do la chasse ou de la guerre, qui n'était encore qu'une chasse, mais plus rouge et plus furieuse que l'autre, faisait sonner sous le sabot de son cheval le plancher du pont-levis? Montaigle! Et les créneaux se garnissent d'archers en hoquetons, les haquenées piaffent dans les cours, les basses-fosses exhalent de lamentables gémissements, dans les corridors roule un flot de pertuisanes, de cuirasses et de cimiers empanachés, tout un spécieux moyen âge se lève aux souvenances qui obsèdent l'imagination. Les visions dont les contes du vieux temps berçaient nos songeries d'enfant se représentent en foule à notre esprit ; nous voyons danser sur notre rétine une belle dame coiffée d'un interminable hennin, moins pâle que ses joues, et laissant onduler derrière elle une traîne lamée d'or, dont l'extrémité se casse aux mains d'un petit page gros comme un potiron. Cette belle dame, rongée de tristesses profondes que nous voudrions pouvoir consoler, 70 554 LA BELGIQUE. linil par si bien prendre possession de notre rêverie, qu'elle franchit avec nous le seuil de l'antique manoir, nous accompagne dans la salle des gardes, suit nos pas le long des cour- tines, en même temps que nous plonge ses yeux dans les oubliettes, grimpe aux donjons, descend aux souterriiins et ne cesse de nous frôler de son corps diaphane qu'à l'aspect de son époux, une espèce de Barbe-Bleue athlétique qui brusquement sort d'une cliausse-trape, l'oeil chargé d'éclairs et tordant entre ses doigts les flots de poils ruisselant de son menton. .Mors elle pousse un grand cri, et, quelques instants après, nous avons la douleur de la voir se partager en deux morceaux comme un(! [)oire, au fil d'une colichemardc que cet homme sanguinaire inopinément a détachée d'une panoplie. Il faut en convenir, rien ne prête mieux à ce petit dévergondage d'esprit que les romantiques ruines de cette seigneuriale demeure perchée, ainsi qu'un nid d'autour, à la cime d'un roc escarpé. Les escaliers appuient encore aux parois de la muraille des tron- (;ons de larges degrés éboulés, tournoyant en spirales au creux des tours démantelées et débouchant soit sur des vestiges de chemins de ronde, soit sur l'aire raboteuse des primi- tives salles. Quand, sous le pied du visiteur, ces antiques degrés, tant de fois gravis par les brodequins légers ou les pesantes soles de fer, s'émiettent en une pluie de pierrailles qui, glissant de proche en proche comme les poussières d'un sablier, finissent par remplir le vide d'un bruit d'écroulement, on croit ouïr l'écho lointain des mille rumeurs qui, des cours aux échauguettes et des remparts aux corps de garde, grondaient, traînaient, roulaient à travers l'énorme bâtisse, confondant ensemble le cliquetis des épées, le piaffement des chevaux, les musiques des ménestrels, la clameur des soudards, le tapage des cuisines, le clairon des pages et jusqu'aux cris des agonisants, vivantes pourritures que, lambeau par lambeau, dévoraient les rats dans l'ombre éterneUe des cachots. Çà et là, une barbacane, mince comme une estafilade, effile son ouverture par laquelle s'aperçoit le déroulement de la vallée, ainsi qu'au temps où, sur les bancs des embrasures, s'asseyait l'immobile silhouette des hommes d'armes. Ailleurs, dans ce qui reste des anciens logis, des pans de murs ont gardé, comme une empreinte de l'humanité qui s'y abritait, la souillure fuligineuse des feux de chemiiu'e ; aux voûtes qui, par places, surplombent la dévastation, des nervures continuent d'accrocher leurs arêtes, pareilles aux vertèbres de quelque squelette morcelé; et de hautes baies déchiquetées, taillées par le temps dans l'arc régulier des fenêtres, s'écarquent toujours comme des yeux de pierre sur les amas de rocs qui bordent le défilé. Ce ne sont point, on l'a dit, les formes imposantes de l'époque homérique de la féodalité : .Moulaigle n'a rien de la farouche énormité des burgs qui faisaient au loin trembler les rois et même, tant ils se rapprochaient du ciel, semblaient menacer Dieu dans son paradis. Il est plutôt construit à la taille de ces seigneurs j)illards et querelleurs du ([uatorzième siècle, embusqués dans leur donjon comme des araignées dans leur toile et guettant le passage des marchands pour en extorquer des rançons, menus profits qui, constamment accumulés, servaient à défrayer la solde des retires, l'achat des munitions, la dépense du train intérieur en ces grandes hôtelleries bruyantes où l'on hébergeait plus souvent Misère que Bombance. Cependant ce retour aux mœurs batailleuses mais déjà dégénérées d'un temps plus fameux par ses rapines que par de véritables exploits n'occupe pas exclusivement l'espi-il sur cette butte historique qui, avant de se couronner des tours d'un castel, avait, pendant des siècles, ainsi que l'ailirme la tradition, porté les restes du camp de Quintus Cicéron. Quand l'Iiis- loire, comme c'est ici le cas, se mêle à des beautés de nature, elle finit par sellacer, ellf la transitoire et l'éphémère, devant l'éternité sereine des choses qui composent son cadre, au point que, après avoir été hanté d'abord par l'image des hommes, on cesse de suivre des yeux cette l'ofle poussière d'ossements dispersée par l'espace, pour se concentrer IIÊÊ PROVINCE DE NA.MLU. 557 dans la conlemplalion des immuables rocs, témoins de tant de gloire et de fragilité. Du haut des ruines on voit se dérouler en tous sens une mer de feuillages où, pareils à des promontoires au giron océanique, s'avancent des masses de quartz et de schistes, torves échines suspendues dans l'air ou reliées par d'abrupts contreforts au lit du ravin et qui, de l'autre côté, se rattachent aux guérets de la région des grands plateaux, prolongés jusqu'aux rives de la Meuse. Tandis que, errantes au loin, les prunelles s'enfoncent dans les anfrac- tuosilés ou rebondissent aux ressauts des pics, le gloussement de la Molignée monte du fond de la vallée, à travers le frisson des arbres et des végétations, comme une musique qui accompagne délicieusement la rêverie. Si riant qu'il soit, le site revêt néanmoins une certaine austérité, grâce à la proximité de l'antique gorge du Flavion, première station préhistorique du pays. Là, dans les entrailles déchirées de la terre, cinq cavernes, le trou du Sureau, le trou de l'Érable, le trou Philippe, le trou du Chêne et celui du Lierre, mirent successive- ment à jour, comme autant de cimetières, de considérables vestiges de l'âge du mammouth et du renne. C'est le chemin que vous suivrez si, parti de Montaigle, vous voulez vous orienter sur Dinant : la gorge franchie, vous gravirez les pentes qui mènent à Haut-le-Wastia, gros bourg juché au point culminant du plateau et duquel, par des rampes bossuées, vous déva- lerez insensiblement jusqu'aux ruines vénérables de Bouvignes, proches des portes de la cité dinantaise. m Les villes. — Walcourt. — La légende de la Vierge. — Le pèlerinage de Walcourf. — Les marches militaires dans l'Entre-Sarabre-et-Meuse. — Fosses. — Florefïe. — Approches de Namur. Après ces agrestes flâneries, il est enfin temps de nous rapprocher des villes : nous nous acheminerons donc par rapides étapes vers Namur, la capitale de ce pays des rocs et des bois, en prenant pour point de départ la gorge que commande l'ombre mélancolique de Montaigle. Un petit temps de marche nous mettra à Walcourt, ancienne seigneurie du onzième siècle, déployé au pied d'un escarpement où une église gothique, au loin renommée pour la possession d'une Vierge miraculeuse, érige son armature de pinacles et de contreforts, comme un grand reliquaire suspendu. Il y a quelque six cents ans, le sanctuaire fut soudainement envahi par les tlammes; mais des mains pieuses arrachèrent au brasier la divine patronne, orgueil de la contrée, et la trans- portèrent dans le creux d'un arbre, rustique chapelle de laquelle, le danger conjuré, Thierry, comte de Uochefort, s'efforça vainement de l'extraire pour la réintégrer en son domicile originel. Monté sur un palefroi, le noble porte-heaume s'épuisait en supplications, quand sa monture, se faisant complice des secrets desseins de Marie, se renversa dans un cabrement si violent qu'elle faillit le désarçonner. Alors une lumière subtile pénétra dans le dur entendement de cet homme, et, miraculeusement avisé que la malicieuse Vierge ne résistait à ses prières que pour mieux le conquérir au ciel, il jura solennellement d'édifier l'abbaye du Jardinet. A peine le vœu formulé, l'obstination de la céleste statuette fut déliée par enchantement, et elle se laissa ramener aux autels, miséricordieuse et soumise, comme le sont universellement ses sœurs terrestres, les filles sorties du giron d'Eve, quand, reines de nos volontés, elles daignent payer d'un sourire notre acquiescement à leurs caprices. Le tronc qui servit d'abri temporaire à la dame de Walcourt s'est depuis effeuillé dans l'éternité; mais le miracle, chaque année rajeuni par une coutume plaisante non moins que pittoresque, se commémore à travers le 558 LA BELGIQUE. reverdissemeiit (11111 bDiilcnn. sur l'emplacement même où récorrc argentée do l'arbre légendaire fui témoin d'iMie si extraordinaire aventnre. En ce même mémorable jour de la Trinité on, an «liamp-clos de la grand'place de Mons. (iilles de Cliin perce de sa lance l'horrifiqne dragon de \N'asmes, nne autre parade guerrière concentre aux alentours du bouleau révéré le ban et l'arriére-ban des paroisses circonvoisines. A pointe d'aube réveillés par les roulements du tambour et les sonneries du clairon, les villages ixTÉniELR DE l'église DE WALcOBiiT. (Voj'ez p. 557.) oui \u se rormcr. sui- l'aire des foirails, des bataillons affublés de défroques militaires, et ces baroques milices, armées de mousquets, de piques et de sabres, dans un indescriplible péle-mèle de castpies, de colbacUs. de siiakos, de bonnets de police et de fez, se sont mis à déliler sous les pommiers en tleur, entre les baies d'aubépines neigeuses, avec la gravité martiale d'une troupe courant aux frontières. Partout le sol tremble sous le pas rythmé des compagnies qui, serrées en colonnes, les capitaines en tète, ne font balle (jin' pour désaltéi-er en des rasades réitérées leurs gosiers séchés par la poussière du clicniin. ci, bientôt après PlinVINCK l»K NA.MI H. 561 reparties, an cri de l'allicmeiil des chefs trolLanl le long des fdo-i comme des chiens au flanc d"un tron|)caa d'unaiUes et hrandissant, qni le coupe-ciioux du fantassin, qui hi hittc recourbée du soldat de cavalerie, qui le fleuret et ([ui le yatagan, atteignent enfin l'esplanade, où d'autres bandes, non moins fantasquement (Miuipées, ont déjà pris position. A cliiKinc instant débouchent, pai' les issues de la plaine, de nouvelles recrues, la trogne culottée cl la mine aguerrie, et tous ces lron(:ons. peu à peu ralliés, finissent par former une a|»- proxiniative armée ([iii, le signal donné, s'ébranle dans la direction du bouleau. Alors commence une suite de niana'uvres com|)lexes, prélude obligé à la grande cérémonie de l'enlèvement de la Vierge, mimée par un cavalcadour gothique, de pied en cap bardé comme les preux, ses ancêtres d'un jour. Le coup d'u'W à ce moment est réjouissant : échelonnées par brigades en la verdoyante campagne, les sociétés de joute nature (pii, de|)nis nu mois et plus, se sont pré- |(arées par des exercices préliminaires à ces " marches », ainsi qu'on est accoutumé de désigner ces l)elli(jneuses assemblées en pays de Sambre-et-.Meuse, élincellent de mille couleurs sons leurs friperies bigarrées, confondant ensemble la veste bleue et les boutfantes grégues marengo du zouave français, la sabretache et le dolman garni de fourrures du conquérant hussard de l'Empire, le collant plastron couturé d'or des horses-guards, la blanche tunique à lisérés d'azur des cavaliers du kaiserlich, les sarraux plissés comme des fustanelles el les pyramidaux shakos à pompon de l'anliipic scbullei'y hollandaise, touie une inimaginable et folâtre dépouille de magasins d'accessoires que pique de place en place le fonrmillenienl Imninenx des aciei's, des cuivres et des fers-blancs. Telle s'offre au regard, à travers les nuages de fumée et de poussière qui volent en tour- ijillons jusqu'au ciel, cette pseudo-garde nationale de la Vierge de Walcourt, immense ramassis de tout ce que la contrée compte de riches tenanciers et de pauvres varlets de labour, les uns simples soldats portant l'humble épaulette de laine ou le passepoil de drap, les autres officiers de ditférents grades arborant le filigrane d'or el d'argent ou la massive graine d'épinards, tandis que çà et là, au trot d'un pesant limonier, se balance, ondule et reluit, parmi le chevaucliement d'un état-major, le claque plumasse d'un hobereau promu au généralal. Aucune dérision ne se mêle d'ailleurs à cette démonstration militaire qui, sous ses apparences carnavalesques, garde une discipline rigoureuse. Dans l'intervalle des détonations parties des boîtes à feu et rythmant à temps réguliers les décharges de la mousqueterie, un silence règne parmi les rangs, pendant lequel on entend seulement le craquement sec des fusils qu'on arme, le cliquetis sourd des baguettes tassant la bourre au fond des canons, le pétardement isolé d'une capsule éclatant prématurément. Mais, tout de suite après, mousquetons, escopettes, canardières, carabines Lefaucheux, fusils de tout genre et de tout calibre, de nouveau épaulés, éclatent, grondent, roulent, étouffant pour un instant la cacophonie bruyante des musiques. Ainsi se passe la matinée, et, quand ce Waterloo, où, comme aux plaines brabançonnes, figurèrent les uniformes de toutes les armées du monde, expire enfin faute de munitions, longtemps encore on voit, dans les rouges crépuscules dont les réverbérations enllambent les faces vermillonnées par le genièvre, cavalcader ou pédestrement pèleriner par les routes les débris des poudreuses phalanges regagnani leurs foyers. \il cette étonnante bamboche n'est pas circonscrite an seul terriloirc de W'alcourI ; à ('ier|)innes, en commémoration des malheurs de Rolande, vierge el martyre, qui, pour se dérober aux souillures du mariage terrestre, s'en vint mom-ir au bord d'une source, après avoir fui de village en village, un semblable déploiement acconq)agne la promenade de la châsse de la sainte, processiounellement escortée à travers les hameaux qu'elle-même traversa avant de Irépasser. .Ailleurs, à Fosses, révéré à la ronde pour s(jn saint FoUien, et à Foy-Notre-Dame, ncin iniii (le Ilinanl. (m'i. (Iil-(m. un cliarpcnlicr mil à un d'an coup de hache une statue de la 71 562 LA BELGIOL'E. Vierge celée en un cliène. les milices ne s'équipent que tous les sept ans, mais avec un éclat qui. dans la première au moins de ces localités, dépasse quelquefois celui des parades de ^^'alcourt. Certes l'origine de ces archaïques performances paraît difficile à conjecturer: peut- être perpétuent-elles seulement la coutume dégénérée de patrouiller pour la garde des trésors, jalousement conservés à l'ombre des sanctuaires, dans un temps où le pays était constamment visité par les bandes de robeurs dont les déprédations à main armée s'exerçaient, sans respect des choses divines, jusqu'au co-ur des églises. Les volées de coups de fusil tirées eu l'iiouneur de la Vierge répercuteraient ainsi l'écho des lointaines et souvent meurtrières escarmouches que. toujours sur le qui-vive, les sombres paysans du quinzième siècle, ancêtres des dévots pacants du dix-neuvième, étaient obhgés d'engager contre les pandours de grand chemin. W ^*\ ij} f ^ jî |V l.A FOIIIF AIX CIIKVAIX A FOSSES. De Walcourt à Fosses il \ a un Ikhi bout de route; mais les yeux sont si occupés des grandes lignes du paysage, (pidn oublie les fatigues du trajet dans cette contemplation du ciel et de la terre coui'oudus aux tuiles de l'horizon. Le gi'isoUement de l'alouette dans les profonds espaces. K; sifllotemenl idiilolles chargées de colis et des gardes circulant le long des portières, on reconnaît le mouvement et ranimalion d'un de ces vastes centres d'excursion, m quelque sorte choisis par la nature elle-même pour servir de puint de crnisonicMl à la multiplicité des routes rayonnant à travers la montagne et la plaine, comme les rais d'une gigantesque patte d'oie. De minute en minute les signaux jouent, les disques tournent, les leviers déplacent les rails, les trompes signalant l'arrivée des convois lancent leurs rauques abois, le sol est ébranlé par de sourdes trépidations, en même Icnqis (pie dans l'aii-, empli dr llaiiime el d(^ fumée, tinte le carillon ininterrompu des sonneries du télégraplu'. nieugleiil les machines qu'on approvisionne d'eau ou dont à grands coups d'écouvillon on racle les scories, qui. pleuvant en longs jets, s'écaclient à terre comme une grêle braséante. Chaque fois que sous les voûtes métalliques stoppe en soufflant el en hurlant une nouvelle tihï de wagons, le fracas des glaces contre l'apsicliet. le claquement des portières, le grincement des graviers de l'entre-voie écrasés sous la ruée des débarqués, et les appels, les cris, les hilarités s'ajoutent aux mille rumeurs des trains pris d'assaut par ceux (pii s'en vont. Kt sans cesse la fdule oscille aux poussées de ce double courant, grossissant au fur et à mesure des alluvions que jettent sur le pavé de la gare les récents arrivages, fournées hétéroclites de calleux terricoles. venus à la ville pour se ravitailler et ployant sous le faix des corbillons de beurre el de fromages qui tout à l'heure encombreront le carreau des halles, de margoulins coiffés de bonnets en peau de renard et le dos sanglé par les bricoles d'une marotte, de marchands de bestiaux aux longues blaudes flottantes, la carrure épaisse et le torse bombant, appuyés sur des triques noueuses dont les lanières s'enfrelacent à leurs mains, de blatiers ayant gardé aux plis de la peau une blancheur de farine, de sèches commères accrochées à des sacs houleux on hogne quelque goret, puis encore de hobereaux guêtres de honseaux et le fusil en bandoulière, de châtelaines en blouses de chasse, la ceinture de cuir aux reins, nn tocpiet à plumes posé sur la coiffm-e gart:onnière, de touristes mâles et femelles porta ni qui le plaid en sauloii-. (|iii Ir niackintosh aux épaules, «pii le pétase enroulé de tulle vert sur le chef, moineaux échappés de la volière des villes et (pii. pris de la folie des étés et des automnes, tendent lenr< ailes vers les libres espaces. Cette peinture d'une gare tnrbidenle n'a rien d'exagéré si l'on considère (pi'il passe de l'aube à la iniil pi'ès de trois cents trains sur le railway namnrois, tant marchandises que voyageurs, et (pie la moyenne journalière des recettes, rien t\\ir pour le transport de ces der- niers, colis de chair et d'os, d'ailleurs soumis aux mêmes chances d'avaries que les autres, s'élève à un peu |)Ius de vingt mille francs, lue telle afflnence de passagers s'explique par la situation de la ville, première étape vers les grands horizons de l'Ardenne, porte ouverte sur les plateaux hesbignons et coudrusiens, espèce d'auberge naturelle placée à l'orée de ce pays des surprises et des enchanh imnls. Dès Namur le paysage, jusqu'alors indécis (>l (;à et là seidenienl écorné d'une arête nicliense, prend son caractère définitif. La nujuiagne, crevant d'nii furieux cou|i d'épaule la surface terrestre, fait un bond jns(pir dans le ciel : entre ses \cr>anls se creuse le profond lit des vallées, eiiqili à pleins hunl^ par l'anqjle coulée d'un llenxc d de ses afilnenis ; (>l un vent frais, descendu des hauteurs on monté des gorges lointaines, connue si quehpie iiivi^iiile main a\ail lini-(pienn'iil ouxcrt les vannes de l'espace, aiguillonne le sang sons la peau. \ peine l'a-t-on senti, ce souffle \ii'. (pi'on ('piouve distinctenieni l'impression d'mi radieal change- ment survenu aussi bien dans les atmosphères (pie dans la condition du sol même: l'esprit s'éveille à des idées de migration, de courses aventureuses, de folles escalades au flanc des montagnes, ces pyranésiennes architectures échafaudées dans l'air comme les piliers du llrmanu'id. De partout jaillissante au-dessus de- toits de l'IiONINCK l»K WMI i; o65 surplomli, coiiroum'cs de murailles h anjiles droits, rriiornip bosse rie la citadelle là-has semble en dessiner les premiers eontrerorls. Aussi iNamur, partageant en cela la fortune île llinant, est-il régulièrement choisi |)ar nombre de pèlerins comme le point de départ des excursions dans le pavs : de là, un pied dans le pays de Sambre. un autre dans le pays de Meuse, on rayonne vers les exirémités de cette roue dont l'avenanle cili' tigur(> le moyeu. Epaidée à sou l'oclier guerrier, au |ioint de jorn^ion de la rivière avec les eaux tluviales, celle-ci otl're. (Tailleurs, outre la l'acilité des communications, les séductions d'une agglomération animée, s'égayanl de nombreuses occa- sions de plaisir en ses casinos, ses kursaals, ses cercles de sport, cordialement accueillants I. V MEISK 11 i:\A\T NAMUr. ; I. \ <.l T VDEI.LE ; CONFLEEM 11 E I. V M El SE El DE LA S A M I! Il E . pour les oiseaux de passage que le goût de la villégiature pousse vers ces parages. Sa rue principale, bordée d(> magasins et de bouii(|ues devant lesquels s'active la circulation, va, s'allonge, se brise, enjambe un pont, linalenient débouclie dans la banlieue; et, tandis qu'aux raidillons prochains s'égrènent les caravanes, des files de placides pécheurs, assis sur les «juais, jettent l'hameçon aux lloltillcs de brochets, de ciievamies. de perches, de barbeaux scin- tillant sous les eaux vertes; ou bien encore, br;is nus, dans leiu-s tricots rayés de couleurs vives, des équipes de canotiers remontent ou redescendent li^ tleuve, en levant à temps égaux leurs rames aux pales égouttées en pluies de perles. La pêche et le canotage sont les grandes dilections de la société namuroise, aussi bien pour l'oisif bourgeois possesseui' d'un bachot et d'un attirail de lignes que jiour l'ai'tisan, l'ouvrier des fabriques, le petit peuple besogneux ([ui, le dimancbe surtout, s'échelonne par bandes le o66 LA RELGIOIE. long des berges, amoureux des plaisirs aquatiques, el s'emplit les \eu\ du mouvement et de la clarté des liquides étendues. \ Namur. du reste, comme dans presque toutes les villes traversées par un fleuve, il est une population à piiil. musarde, inoccupée, usant le temps en flâneries au bord de l'eau ; les yeux vagues, on la voit se pencher sur le tlot qui passe, suivant au fond des ondoyants miroirs, parmi la taciie brillante des nuages, le vol des oiseaux. ou, pendant de longues iieures, observant les fluctuations d'un bouciion attaché au 111 d'un scion de coudrier. Ces pacifiques silhouettes, non moins que le passage des lourds bateaux pontés qui servent à la navigation intérieure, le glissement des périssoires et des yoles rayant d'un éclair l'onde, le chargement et le déchargement des chalands retenus par des câbles aux anneaux du quai, la manœuvre d'abordage des petits vapeurs qui font la traversée de Diuant et de Liège, animent le grand fourmillement lumineux de la Meuse. De la pointe de Grognon, le regard se perd aux perspectives d'amont, barrées par les arches trapues du pont de Jambes sur un fond de collines vertes; en aval, par delà le viaduc du chemin de fer, un coude brusque l'arrête ; de leur masse crayeuse les Grands uuilades obstruent le lointain. L'été, quand, épandu à travers la large échancrure des monts, le soleil traîne sur les rides du flot son filet aux mailles phosphorescentes, allumant de flammes blanches les rocs pulvérulents dans la reculée, les heures s'écoulent rapides à contempler ce beau paysage. La ville elle-même ne manque |)oiul. d'ailleurs, d'échappées pittoresques, soit que des hauteurs on regarde se resserrer entre le fleuve cl la rixière. parmi les touffes de verdures épanchées d'entre les vieux murs, le fouillis de ses pignons et de ses clochers, soit qu'on s'engage dans le torfis des ruelles qui s'entre-croisent autour de l'église Saint-Jean, soit enfin que de la balustrade du Pont de fer on voie s'allonger, entre une enfilade de logettes suspendues, le couloir où roulent les eaux de la Sambre. Et cette agglomération, d'apparence gaie, avec ses squares fleuris, ses nouveaux boulevards décorés de riches façades, ses mar- chés bruyants, ses innombrables étalages de victuailles, s'adapte bien à la belle humeur d'un peuple bon enfant, dégourdi, luron, bavard, plein d'entrain, aimant les aises de la vie, les bombances de la table, les joyeux propos qu'inspire le vin. allaché du reste d'une si forte tendresse à son berceau que ce refrain plaisant : <( Vive PSameur po to ! » se mêle à toutes ses folies comme un noël d'allégresse et de gratitude. Le samedi, particulièrement jour où de partout accourus, et des villages riverains du fleuve et des hameaux perchés à la crête des monts, les varlets de ferme affluent sur les places et dans les rues, aiguillonnant, ceux-ci, une paire de petits bœufs secs et nerveux, cin- glant, ceux-là, une attelée de roussius pileux, et d'autres chassant devant eux, à coups de gaule, des bandes de porcelets, une rumeur inhabituelle, confondant ensemble les hennisse- ments aigres des chevaux, les rauques rudissements des bourriquets, les abois des chiens, les meuglements des bêtes à cornes, le cacardement des oies, font l'orcliestre l;miilier des écuries, des basses-cours el des étables s'élève jusque par delà les loits. La |»lupart des places, ce jour-là, se transfoi-meul en marchés, ici étalant des entassements de légumes el de fruits odorants ipie le soleil lustre de damasciuinures, constelle d'étoiles d'or ou pique de paillettes, là échafauilanl des montagnes d'onds el des dômes de beurre, meules vermeilles qui se découpent sur des lits de feuilles ou de linges éclatants, ailleurs alléchant les gourman- dises par des amoncellements de gallinacés dodus, moins potelés toutefois que les volailles engraissées en pays flamand, plus loin assourdissant l'ouïe d'un inferiiiil roncei'l de grogne- ments et de glapissements émanés des cages n\ bois dans les(|uelles sont ]iar(iués les gorets, pidlulenient de cuisses rondes et de (lancs polis (jui, dans la demi-teinte, prennent des tons de chair humaine. l'HOVl.NCH liE XA.ML It. o69 Du côté du niarclié aux laitages, perdu daus un dédale d'étroites ruelles encombrées d'étalages en plein vent, et par surcroît obstruées d'un encbevètrement de brouettes et de cliariots, l'animation est surtout grande : comme un liquide au col d'un entonnoir, la foule s'y écoule en flots pressés, battant les maisons, bousculant les quartiers de bœufs pendus aux étaux des boucheries, accrochant les piles de sabots tassées au seuil des boutiques, en un va-et- iMÉP.iEin iiE sii\T-LOi:p. Viiyvv. ji. vient qui reflue vers l'intérieur des halles qu"(ui aperçoit, dans la lumière des fonds, avec ses alignées de petits paysans terreux, de jeunes et frisques méqueimes, de vieilles commères décarcassées, tous assis sur des bancs, coude à coude, si près l'un de l'autre qu'ils semblent emboîtés, et tenant sur leurs genoux des mannes de beurre et de fromages, immobiles d'ailleurs, sans un mot d'appel pour le chaland qui fait librement son choix. Au dehors, cependant, le i)avé résonne sous le cahotement des chariots, le tourbillon- nement léger des roues de dogcarts, de calèches, de breaks et de tilburys, la ferraille molle des bidets enfourchés par de gros censiers rougeauds et le menu Irottinement des ânes bâtés de 7^ ■6-0 LA BELGIQUE. grands paniers. Le gentilhomme aussi bien que le manant, le maître d'une bastide non moins que le tenancier d'une borde, les jolis messieurs en xacaiices dans les liéronnières d'alentour comme les grossiers chartons de ferme ont choisi ce jour-là pour dévaliser les magasins et se ravitailler en provisions de bouclie, eu ustensiles de ménage, en supertluités coûteuses. Devant les boutiques piatl'c dans un cliquetis de gourmettes l'équipage seigneurial, pomponné de rosettes et harnaché de cuir claqué; à la tile, le long des trottoirs, s'entassent les gourds limoniers grattant le grès du coupant de leurs pinces, les aliborons dont les oreilles tournoient comme des ailes de moulin, les bouifs au nuitle humide, cornant après la litière de l'étable ; et çà et là, parmi un banderolement de rubans, un nuage de claires mousselines, s'abattent avec un fringotement de moineaux babillards de délicieux essaims de jeunes filles, escortées de larbins à livrée chocolat ou bleu de paradis. Toute cette foule ne commence à décroître que dans l'après-midi, et de nouveau alors, à mesure que l'ombre des monts s'allonge plus drue sur le sol, les charrières de la banlieue voient passer, à travers des amas de poussière, l'interminable procession des aristocratiques berlines balancées sur leurs demi-lunes et des rudimentaires véhicules, aux essieux grinçants comme des chars gaulois. Ainsi le mouvement de la vie contemporaine a peu à peu etTacé dans iXamur les souvenirs de ce grand passé historique qui commence avec Vnji/iù/iDn Attiiaticorum de César, continue avec le pdijus Lotiunoisis de Charlemagne et, des siècles après, s'achève avec les sièges de Louis XIV et du roi d'Angleterre Ouillaume lll. Le temps, qui ailleurs s'éternise dans des monuments, n'a pas même laissé ici une ruine pour témoigner de l'antiquité de la ville, et seul, au milieu de la dispersion de tout le reste, le grand roc de la ciladello est demeuré debout comme un témoin des jours évolus. Dieu lui-même, logé dans des temples sans majesté, n'évoque pas l'austère recueillement qui s'émane des vieilles basiliques parfumées de l'encens refroidi des séculaires adorations. Isolé parmi le silence du (juartier de l'Evéché, Saint-Aubin, avec son dôme intérieurement décoré d'allégories théâtrales, ses voûtes en berceau appuyées sur des maçonneries à pilastres engagés, ses parois uniformément blanches, ses balcons en saillie revêtus de feuillages, selon le goût fleuri du dix-huitième siècle, laissent dans l'esprit l'impression d'une salle de concert plutôt que d'une cathédrale. Et Saint-Loup, malgré ses prodigalités de marbres rouges et noirs et les fastueuses ordonnances de ses autels, magnificences auxquelles se révèle dans son apogée le mode jésuite, ne icmiie pas davantage au fond des Ames l'irrésistible élan de la prière. C'est ailleurs (pi'il faut chercher des émotions; pénétrez dans le grand bâtiment quadrangulaire sis au conilueul de la Sambre et de la Meuse, proche de la l'orte d'eau, un vaste porche surmonté de deux symboliques figures de pierre. La Société arrlicolofjique (!>; Nuniiir y a installé ses collections, inappréciable trésor d"auti(piilés historiipu's et fossiles qui incline l'esprit aux méditations et, sur la pâleur des soleils couleuiporaiiis de la jeunes.se du monde, fuit rayonner le f;intnui(' désolé du premier homme. V l-i'S bords de la Meuse. — Jambes, Dave, Tailleler. — Les roches de Kièues. — Les colères de ia luoiilajini". — UiiO église dans le roc. — Les Nutons. — Lustin. — La vallée de liurnot. — Souvi'iiir d'un relais royal. — lue Sibérie. — Codiniie. — Rouillon. — Les ruines de l'oilvaelie. — Les qualri' lils Aynioii. — Yvoir. — Rouvi^nes. En route pour les bords de ia .Meuse. Chaussé de semelles garnies de caboches et les reins sanglés d'une ceinture qui nous tiendra (mi haleine, nous allons cette fois encore, comme naguère au pavs de l'Entre- PROVINCE DE NAMUH. o7I Sambre-et-Meuse, nous rassasier des saines jouissances de la promenade pédestre, narguant le banal appel des locomotives. Quand, au sortir de Namur, on atteint le rustique faubourg de Jambes, dont l'aulique pont élargit par-dessus le fleuve ses huit arches fleuries de pariétaires, on a sur la droite le coup d'd'il de la citadelle profdant dans l'air sa massive silhouette, coupée par le mouvement des rampes et tablée sur son grand rocher rouilleux. .Ui pied de l'escarpement, une mêlée de toits en ardoises bleuit parmi des bouquets de verdure, et d'entre les cbeminées file la pointe des clochers, signalant l'existence de nombreux couvents. Peu à peu les clochers s'amoindrissent dans la perspective, les maisons s'espacent, nous côtoyons de grandes landes brunes qui s'élèvent en pente douce, entourant par places les masses grises d'un corps de ferme bordé de ses dépendances. Jusqu'à Dave, d'ailleurs, rien à voir : la .Meuse reflète dans ses ondes vertes des berges régulières, plantées de baliveaux monotones. La nature chôme encore; il lui faut comme un petit temps de préparation avant qu'elle se mette à ses grosses besognes. A ^^'épion, les maisons grimpent le long d'une bosse losangée de cultures, brouillant dans les eaux la réver- bération des murs peints au lait de chaux. Çà et là une écluse, un barrage sur lequel l'énorme coulée glauque passe en bouillonnant, avec une large frange d'écumes dont les flocons gra- duellement vont se défaire dans le courant pacifié. Et tout à coup le sol se boursoufle; les roches commencent à dresser leurs grands cônes pelés ou broussailleux, comme la promesse des belles architectures qui vont s'échelonner devant nous de Frênes à Freyr; la petite station en briques rouges de Dave se détache sur le cadre d'un versant boisé qui se prolongera jusqu'à Taillefer. Encerclés sur presque toute leur étendue dune interminable maçonnerie, alternée avec des clôtures en planches, là dorment, dans une sauvagerie de nature, les parcs de chevreuils et de biches, jalousement gardés pour les plaisirs du seigneur de la contrée, un grand d'Espagne, qui, trouvant le verdoyant paysage wallon plus à son goût que les pierrières du sol natal, y a installé, au milieu d'un jardin anglais, sa résidence d'été. Moutonnant à perte de vue, la ligne des bois festonne d'un noir ourlet les hauteurs du ciel par-dessus un groupe de maisonnettes aux vergers clos d'éclialiers et qui se massent en contre-bas de la voie ferrée. On dirait de petites fermes normandes endormies sous leurs pommiers comme en un paradis terrestre, courtes, trapues, largement assises sur leurs fon- dements de grès, avec la couleur verte de leurs volets luisant au soleil parmi les cerises et les abricots de l'espalier. Et lentement la montagne se dépouille de son manteau d'arbres pour s'échancrer proche d'un autre pâté de maisons, toutes blanches, celles-là, d'une poussière de chaux, en une crevasse profonde et perpendiculairement taillée d'où s'extrait la pierre. Une activité industrielle, assez peu turbulente du reste, suspend ici, pour un instant, la tranquillité des grands espaces solitaires. « A l'é-au! » Une grosse femme en jupon de tiretaine, au chapeau de paille retombant sur les yeux, sort d'une des habitations qui bordent la rive et se dirige à notre appel vers la barque où déjà nous avons pris place. Elle est accorte, la passeuse, bien que d'un âge mûri par de nmnbreux printemps, et, tandis que la gaffe plonge dans les eaux en grinçant sur les cailloux du fond, elle nous demande si par hasard nous ne connaîtrions pas une Marie-Josèphe dans Bruxelles. A notre grand regret, nous lui avouons ne pas soupçonner de femme, ni jeune ni vieille, répondant à ce nom, ce qui n'empêche pas la digne batelière de nous accabler de ses compliments pour cette Marie-Josèphe de son cœur, si par fortune nous la rencon- trons. La nacelle raye d'un miroitement la glace polie du fleuve, et, poussée d'un suprême coup 572 LA BELGIQUE. de la perche ferrée, doucement va s'échouer au déharcadère, sur l'autre rive. Là. les pieds mouillés par le remous, nous regardons béer devant nous la large fissure de Taillefer, marbrée de blancheurs lustrées sur lesquelles se détachent les poudreuses silhouettes des carriers, abaissant d'un mouvement rvthmé leurs marteaux dont se répercutent au loin les coupetées affaiblies. Nous aurions pu longer les roches de Frênes sans nous déranger de notre premier itinéraire; mais nous n'aurions point distingué aussi nettement leur énorme profil, déchiqueté par places comme par un passage de boulets; et, vraiment, l'endroit n'est pas de ceux devant lesquels on passe avec indifférence. Aussi bien, le village de F'rofondeville, que nous allons traverser, allonge sur le chemin de lialage une pittoresque rangée de maisons qui. vue du point où nous avons touché terre, se découpe à angle droit sur les fonds de Lustin, de l'autre côté de la Meuse, et enfonce comme un coin dans les pentes boisées du versant. Je me souviens d'un tableau du peintre belge Baron, où l'aspect des petits toits rouges, blottis sous la roche plombante et reflétés parmi les teintes bistreuses de la pierre dans l'eau des avant-plans, est rendu avec une saisissante justesse ; c'est bien en effet ce que nous avons sous les yeux en ce moment. Les humbles cahutes ont l'air de s'encastrer dans la prodigieuse muraille comme des armoires, et sur leurs combles tremble l'ombre des chênes suspendus entre ciel et terre, pareils à de gigantesques oiseaux pris par les serres. Ce mariage de l'habitation et du rocher s'est si bien consommé à la fin. que. en certains endroits, l'un com- plète très exactement l'autre. On ne sait plus où commence la maison, où finit le rocher; celui-ci sert de mur d'appui, avec ses mousses d'or pour papier de fond, ses rugueux bosse- lages pour étagères et ses trous pour placards. Le soir, les braves ripuaires accrochent leurs habits aux crampons enfoncés dans le roc, aussi naturellement que si les crampons étaient fixés dans des briques cimentées avec de la chaux. Au-dessus d'eux, pourtant, par ressauts violents semblables à des escaliers faits pour des géants, s'enlève la masse titanique, si haut que la plus élevée des minces bicoques n'est plus, à distance, qu'un humble champignon poussé à son pied. Et de tout son énorme entassement la montagne les protège et les menace tout à la fois, les préservant de la foudre, des frimas et du vent, et de temps en temps les pulvérisant sous des blocs gros comme des bœufs, qui. roulant de pente en pente avec un i)ruit de tonnerre, régulièrement fracassent cà et là iiin' cheminée, défoncent l'angle d'un loil. aplatissent quelques arbres et finalement s'en \onl s'abîmer en morceaux sur le pas des portes. (ci la montagne est souveraine et suspend à ses caprices les destinées humaines. Le moindre de ses éhoulements met en péril les précaires existences parquées à sa base, et d'en haut elle semble les regarder d'un air sourcilleux. Cependant telle est l'iiirinanlablc confiance des hommes, que les vingt ou (rente ménages tapis dans ces périlleux logis continuent à demeurer sous la commination éternelle du grand rocher, sans paraître s'inquiéter démesu- rément de ce terrible voisinage, l 'ne vieille femme qui guéait des verdures dans la Meuse et à laquelle nous faisions part de nos appréhensions nous répondit que. puisque les habitants de Frênes, sauf de rares exceptions, avaient été épargnés jusque-là. rien ne faisait prévoir qu'ils ne le seraient pas dans l'avenir. Et ces locataires du rocher, comme poin- ddiiuer raison à la vieille, les uns faisaient pàiurer de inaigrcs vaches sur les cunlrel'oi'ls herbus du mon!, les autres, accroupis sur les seuils, remmaill;iien( leui's lilels ou d(''corti(|uaieul des légumes avec une absolue tranquillilé. Le colosse, il est vrai. C(> jour-là s'épanouissait dans la sérénité (l'un malin de septembre, comme un bon vieillard se chauffant les lombes au soleil, et la lumière baignait de haut en bas sa carcasse fendue de lai'gcs lézardes au bord des(pielles s'ébattaient les corneilles. / HOVINCE DE NAMUR. 573 Oiielques-unes de ces ouvertures ressemblaient aux hautes fenêtres effilées des cathédrales et ailleurs se creusaient comme des porches, diminués dans la profondeur par l'abattement des voussures; une ombre bleuâtre tapissait leurs excavations, et tout autour une immense oscillation lente de floraisons poussées dans la pierre mettait comme le frisson d'une gaieté sur la bénigne paroi rigide. .Mais la gigantesque roche n'a pas toujours celte débonnaire apparence. L'hiver, sous son grand froc blanc, avec ses broussailles qui ondulent comme des barbes, elle a l'air de suspendre la malédiction sur la contrée. Rien de plus romantique alors : elle évoque l'image d'un moine-soldat tendant aux courroux du ciel ses pics comme des bras. Vienne la tourmente : on la voit écheveler ses crinières de végétations mortes, et, furieuse, aboyer par tous ses trous, comme si des meutes étaient cachées dans ses flancs. Dans ces «4t.^î ..-î. LES noCllES DE FRENES. moments on est moins à l'aise sous les petits toits rouges; plus d'une des femmes qui l'été balancent un berceau sous le rebord d'un cube à demi détaché se traîne alors à genoux devant la vitre cerclée d'un feston en papier de couleur, où, droite dans sa robe constellée de paillons, s'apercNjit madame la Vierge tenant en ses bras l'enfant .Jésus. I*uis c'est le dégel : le sol bouge, l'immense roc oscille sur sa base, les eaux du plateau changées en torrents se ruent par-dessus les crêtes, entraînant tout dans leur cours, fracassant de leurs cataractes ce pauvre endroit solitaire (ju'il n'est pas aisé de secourir. Le rocher de Frênes n'a pas, au surplus, que sa physionomie rébarbative pour arrêter le touriste : il cache dans ses entrailles d'attirantes curiosités. Les gens du pays vous diront en elVet qu'en se faufilant par une des étroites fissures visibles au-dessus de la sortie du lunncl, on arrive à la « grande église ». Ne rêvez pas de basilique mystérieusement enclose dans les ténèbres de la montagne, avec des arceaux appuyés à des piliers trapus : rien n'y ressemble moins que la cavité à laquelle vous atteindrez après avoir rampé sur le ventre pendant quelques anxieuses minutes, le corps enserré par les étroites parois du (;on(luit. 574 LA BELGIQUE. comme les trépassés entre les quatre planclies de leur bière, .l'ai risqué ce passage redouté, il \ a une quinzaine d'années, el n'ai |)oint perdu le souvenir des tortillements de couleuvre qui me permirent d'aller jusqu'au bout. Encore dois-je avouer (jue le cicérone qui m'acconi- paf;nait dut me tirer par la tète, les épaules refusant absolument de se dégager, ce qui me \alut un torticolis prolongé. Une autre crevasse aboutit à une caverne moins spacieuse, mais célèbre dans la contrée sous le nom de <( Trou des Nutons ». Allez-y, si toutefois votre .siliiouette réunit les conditions de souplesse et de minceur requises : il se trouvera toujours quelque gamin pour vous y conduire. Vous connaîtrez du moins dans quelles espèces de grottes nuilaient ces ténébreux troglodytes qu'on appelait aussi Snlais et qui, si l'on en croit les uns, auraient été d'anciens (iaidois fuyant devant l'invasion, et, d'après les autres, des peuplades de bohémiens terrées sous terre pour mieux se dérober au pourclias des gens (ju'ils spoliaient. 11 n'est point, d'ailleurs, par là-bas, de localité un ])cu décente qui n'ait ses trous de Nulons, et je dois déclarer qu'à peu de chose près, tous se ressemblent; c'est ordinaire- ment une cavité plus ou moins enfoncée dans le roc, où il est difficile de se tenir debout et (jui fait miroiter au feu des torches les suintantes iuimidités de ses voûtes. Jadis, à la veillée, se contaient d'étranges histoires au sujet des habitants de ces taupinières; on était généralement d'accord pour les représenter sous forme de nains très vieux et très laids, grands travailleurs au surplus el qui dans leurs invisibles forges, trahies seulement par des volutes de fumée échappées aux fentes de la montagne, comme à travers des sou|)iraux, battaient sans relâche le fer et le cuivre. Pareils aux chaudronniers ambulants dont le cri : V'ià le rétameur! retentit au fond des maisons dans les villages et les banlieues, leur indnsliic s'utilisait à raccommoder les chaudrons que les gens de la contrée déposaient le soir à l'entrée de leurs tanières. Dès l'aube, polis et retapés, les objets flambaient d'un éclat neuf à l'endroit où ils avaient été apportés la veille. Ces espèces de gnomes n'exerçaient de maléfices qu'envers les clients trop avisés qui, par gabegie ou méchanceté, cherchaient à subtiliser les boisseaux de grain ou la mannerée de noisettes qui les payait de leur peine. Alors c'étaient des repré- sailles : le bétail s'alanguissait, l'eau de la fontaine se corrompait, un sort était jeté sur la maison du téméraire. Et le pavsaii d'aujourd'hui, en égrenant le chapelet de ces lointains souvenirs, (jui faisaiciut passer un frisson dans le dos de ses ancêtres, a sur les lèvres un sourire incrédule. En marche! Sur le plateau, tout en haut de la bosse où serpente un mince ruban, Lusiiu groupe autour de l'église ses maisons et ses fermes. Attaquez gaillardement la montée, moins dure qu'elle ne le paraît; le sentier vous mènera par de grandes étendues où les blés font onduler l'été leurs toisons, jusqu'au gros du village, une place bordée irrégulièrement de petites façades en grès, par delà la(|U('ile recommence immédiatement la solitude des landes, bruissant du crécellement ininterrompu des cigales. Sur l'autre rive s'échancre, au bas d'une roche boisée, la gorge de Hurnot. 11 y a là, à l;i corne de la roule grise, une liùlellcrie d'apjjarence honnête, doni les fenêtres enguirlandées de feuillages s'encadrent dans de gros moellons carrés. Autrefois, au lemps des diligences, les conducteurs ne manquaient pas de relayer devant « l'huclu! au\ IJouchat », et, tandis cpic les chevaux pinngcaicul Icius naseaux dans la crèche emplie d'avoine dorée, les voyageurs |iénétraienl dans le couloir dallé de j)ierres bleues à la gauche du(|uel le cabaret étale sou comptoir lustré el ses rangées de tables symétriques. Une bonne odeur de potage gras sortait de la cuisine et alléchait les appétits, mis en train d'ailleurs par le bel air de l'habitation. Il suffisait alors de faire causer un peu la vieille aubergiste, dont les yeux bigles et vifs trahissaieni une perpétuelle bonne humeur, pour eu obtenir la coiilidence d'une nuit mémorable à jamais écrite dans les annales du village. Le < PU OVIN CE DE NAMl H. 575 premier roi des Belges, en tournée dans ces avant-postes des Ardenues, avait, paraît-il. nuili' il l'auberge hurnotienne. I>e la vesprée à l'aube, cette tète couronnée dormit d'un somme profond dans la chambre tendue de papier indigo, où, sur la cheminée, des Heurs artificielles étalent, derrière une cloison de verre, leur pâleur inaltérée. La chambre ne fut pas murée, et |i!us d"un voyage de noce, depuis, a pris ses ébats sous la voûte peinte au lait de chaux que Léopold. en s'éveillant. vit s'illuminer des clartés du matin; mais, du moins, un inetViiiilc témoignage de ce séjour auguste fut conservé, sous la forme d'un vase à |)anse arrondie et historié d'enluminures. Inégale et bosselée, la route provinciale s'allonge à la di'oite de cet antique relais, au bouillonnement d'un joli ruisseau, le ru du Burnot, descendu des hauteurs et zigzaguant entre des rives herbues, sur un lit encombré de cailloux, de souches moussues et de quartiers de roches. Lentement elle s'exhausse, et par une succession de rampes gagne le plateau où se massent Arbre. Saint-Gérard et Fosse. Çà et là des exploitations de carrières ouvrent de larges crevasses dans la montagne; des moulins et des polissoires battent l'eau de leurs roues; et le martèlement rythmique des tailleurs de pierres scande le claquement des taquets. A gauche, sur une énorme butte, le sauvage hameau de Bois-Laterie. vrai nid d'aiglons accroché dans les airs, rôtit aux tlamnies des canicules et se gerce au gel des hivers. Ils sont là une centaine de ménages tout perdus dans les hauteurs de l'air, vivant comme une grande famille sur leur ciuK^ pelée, avec leurs porcs, leurs poules, leurs vaches maigres. En ces régions du plein air, le moindre vent souffle en tempête, bousculant les toits de chaume qui encapuchonnent le torchis des huttes. Et du promontoire que forment les rochers, on voit se dérouler, à des profondeurs d'abîme, la Meuse, toute mince comme un ruban, entre l'enfilade des grands monts de la base au sommet ondulant sous la houle des genêts, tandis que, sur les plateaux qui se suivent à perte de vue. les moissons tlambent dans le bleu cru de l'air avec des lueurs d'incendie. L'n chemin ravineux. vrai lit de torrent. impralical)le pendant la saison des neiges, dévale l'aidement du faîte et, tout obstrué de cailloux et d'éboulis, avec de larges affleurements rocheux ([ui. par moments, s'étagent comme des degrés d'escalier, débouche en face de la rustique agglomération de Godinne. Huniie transparence azurée baigne la perspective des roches de Bouillon, que sur ce fond de vapeurs oscillantes se découpent alors les tourelles du petit manoir accolé à l'église, qu'enfin, à l'arrière-plan, le tleuve s'allume d'un fourmillement de soleil, et l'on a sous les yeux le plus séduisant tableau. La montagne, d'ailleurs, dresse par-dessus le riant village des damiers de cultures, alternés de pentes boisées et de pier- reux profils, et dans toute sa hauteur se résille d'une quantité de sentiers qui desservent les chaumines blotties dans la masse de ses verdures. Cependant la route, après avoir longé quelque temps des parois rugueuses et pelées, se bifurque en deux directions : l'une monte vers Bioulx, dont le séculaire castel s'enorgueillit encore d'un pont-levis et de ses primitives sarbacanes, l'autre s'étrangle entre deux rangs d'appentis, de huttes à porcs et de logis grossièrement hourdés. Boudlon va nous montrer. à la sortie de cette rue angustiée, que ti'ois bœufs ne pourraient traverser de front, l'énorme pnin de craie dorée, connu dans le pays sous le nom de Boche aux Corneilles; rayé de minces fissures et à peine renfiée de légers reliefs, verticalement dégringole le formidable mur jus- qu'aux pierrailles du chemin. D'innombrables vois de freux tournoient sans trêve auloui' du géant : quelquefois, par bandes, on les voit s'abattre dans les champs, après avoir lon- •iuement déployé leur éventail par l'air, et l'espace est assourdi de rauques croassements; jiuis, ouvrant tous en même temps leurs ailes funèbres, ils regagnent brusquement les infinis couloirs du vaste madrépore (jui alors en un instant est criblé de pointiUements noirs, comme des balles frappant en tous sens une cible. 576 LA HELCIOUE. La voie (ravcr^r im |)(ni plus loin le village de lliiii, laissant à gauche une grande carcasse de château peinturlurée d'un rose auroral ; et à quelque distance de là apparaissent Anhée et Moulin, reliés à l'autre rive par un pont de fer dont le dessin géométrique ligne la vaste nappe du fleuve. Déjà dans la perspective moutonnent les maisons de ce joli coin de pays qui s'appelle Vvoir, accrochées au tlanc d'une grosse butte ronde écliancrée vers le bas par le lit d'un ruisseau. Pourtant, un énorme bloc à pans droits, le Calvaire, évidé par le tunnel du chemin de fer et couronné à sa cime d'un grand christ, barre encori; une ])artie du ])aysagc. Et, brusquement, la large étendue scintillante des eaux se déroule à l'horizon comme un miroir égratigné de lumière. CJiaque pas nous rapproche, à présent, du fouillis de toits d'ardoise et de feurre, entrevus tout à l'heure. Le village s'égrène, roule à la débandade sur les pentes du mamelon, dans un désordre capricieux et hardi. Tous les murs ont des espaliers, des vignes, une cluipe de végétations, les fenêtres rient dans les feuilles, les toitures sont lustrées de mousses. El la rue LA UOCHE Al \ corneilles: LE CALVAIIiE. pas.se l'eau, traverse une vieille arche à dos d'âne sous h^iuclle la rivière du pa\s. le torren- tueux Bocq, fait danser ses truites parmi les écumes. Au j)remier plan une bastide aux tourelles CM poivrière et dont on aperçoit au passage les grands jardins encorbeillés, avec leurs saules épandus par-dessus les murs, délaclie une note claire et gaie. Tu songe d'existence placide s'écoulant sur des terrasses lleurics aux musiques des cascades, caresse l'espril à la \iic de ce rustique caslel épanoui dans un cadre de verdure, et l'on poursuit sa route, un |ieu mélancolique, enviant l'heureuse insouciance des hobereaux qu'aucune nécessité ne rappelle à la ville. .Moulin 1 poiul de (h'parl habiliiel naguère décrit |iar nnus, une ancienne connaissance, la babillardc Molignée, (pii nous ser\il dv guide pour en lionver rMOVIXr.K HE NA.Ml M. ri77 l'accès (lu côté des pentes ravinées du Flavion, fera la conduite à travers les détours du défilé qui, [)assé .Moulin, s'ouvre sur notre gauche. Ah ! si elle voulait nous révéler les secrets du passé, au lieu de colporter de rive en rive la chronique des Uenreltes qui se mirent dans son cristal! Mais le ruisseau, indifîérent à nos chimères, continue à jaser entre les berges étoilées d'épaisses tloraisons, secouant de-ci, de-là ses écumes blanches autour des barrages formés par une branche ou une pierre moussue, et ailleurs reflétant dans son pelit flot uni la feuille argentée' des saules. l*our nous, qu'éperonne le désir de l'inconnu, nous nous arrêterons de préférence devant le roc légendaire de l'oilvache, dont la sévère silhouette, lambrequinée de pans de murs .fiïitiîwiiiî ' ïafÇiï^i-s?: étjréchés, s'incruste durement dans le ciel par delà Yvoir, couvrant de son ombre les maisons tassées à sa base. Tue rampe escarpée, où le pied butte contre des débris, file à la gauche de sa gigantesque croupe sous des éclaircies de feuillage : de bosse en bosse elle conduit au solitaire plateau au rebord duquel s'arc-boutent les restes de cette massive archi- tecture guerrière du moyen âge. Un louril manteau de lierre étofl'e les antiques moellons scellés dans la montagne : comme des festons, ses feuilles lustrées s'entrelacent antour des béantes crevasses, pareilles à de vagnes porches sous lesquels ne passerait |)lus que le vent. Et sur le sol inégal partout ondulent les hautes herbes des cimetières ; par moments on le sent mollir sous la marche, comme pour révéler l'existence de voûtes souterraines, et ailleurs il se bosselle damas pierreux, du milieu desquels le lé/ard pointe sa frétillante croupe 73 378 L\ HELr.lOL'E. ■^^•tS-^f^-- damasquinée, lion (Midroil |ioin' les iiiùditalions sur la \aui((' des choses de ce uKiniir, Le souffle des étendues met dans les oi'eillcs une plainte longue, oi'i l'on iroit entendre la rumeur des vieilles choses, tandis qu'un peu de poussière roule sur toutes les autres poussières gisantes dans l'enclos. Et l'on pense à ces quatre fils Ayniou. conlemporains de C.harlemagne. auxquels la tradition rapporle l'origine de la redoutable l'ortcresse, à cette barbarie su|)erbe des grands combats qui pour champ clos avaient des fleuves et des monts, à l'énormité de ces orgueils se bâtissant des aires dans la région des vautours, si proche du ciel (pi'en tombant sur les misérables serfs prostrés au pied du donjon, la Iniidre paraissail lomhei' de ses funèbres meurtrières. De celle gloii'e et de ces épopées il ne reste aujourd'hui que des carcasses de maçonneries, des segments ébréchés de tours, des galeries peu à peu comblées par les éboulements ; et, coninie une dérision au liimulle expiré des prises d'armes, la saiilerelh^ ]irolonge seule son siridemeni monotone parmi le silence des solitudes. (les obligées et soucieuses évocations accomplies, on dévale plus allègrement la pente qui ramène dans la vallée : des paysans hàlés et secs succèdent aux ombres des héros et des paladins, et la réalité de leur grossière existence besogneuse remet en pensée l'obscur héroïsme de cet autre com- bat sans trêve, l'immiséricordieiiv cniubal du soc et de lu terre. Houx, mirant dans la Meuse ses toits d'ardoises et ses vertes clô- tures, n'a plus rien de féodal : une honnête petite gentilhommière de campagne s'en- clave dans son territoire, regardée avec dédain par le vieux roc rechigné; et çà et là un |ilacide pêcheur à la ligne, assis sur la berge, achève de donner an paysage sa note apaisante et moderne. dépendant, èi notre tlroile. inie \ille jadis renommée, et, comme un simple bonnetiei- l'ailli, maintenant ri'dnile a une condition précaire, Mouvignes, aligne ses deux rangs de façades badigeonnées d'ocre, enti'e lesquels la roule se casse anguleusement. Quelquefois nue ruelle laisse m>\v au j)assage le cabosscment d'un pavé étranglé, tilanf obliquement sur le tianc de la montagne ; puis les façades couleur pain d'épice coutiuueiil à se suivre, ramagées de vitrines à petits carreaux derrière lesquelles l'épicier, le bouclier, le boisselier, le taillandier rangent symétriquement leur mar- chandise. Le tout a 1 aii- d'im faubourg de petite ville. Ira\ersé en |>leiu jour pai' les chariots à bœufs dont les roues grincent le long des trottoirs, dans la l'aiiuire caillouleu-e du iiiisseaii. Suivez toutefois l'une des petites venelles tortueuses qui grinipenl la bosse du \ersaiil : par places nu vieux pignon, un linteau de porte, une tourelle, un coin de cour accrochent un motif pittoresque, cl l'on \a, ou monte toujours; par-dessus les toits, des jardins en terrasse s'étagent contre la paroi rocheuse, festonnés d'espaliers siu' un fond de grès cahiin'. Là-baul. BOLVIGSES ET LES I\ l' 1 N E S UE CliEVECOtlH. l'UUVLNCK 1)1-: .NA.MUR. 08 1 doniinaiil toute cette demi-rusticité, se dresse la tour de Crèveco'ur. la rivale de cette autre tour, Moulorf^ueil, bâtie par les gens de Dinant. Mélancolique, un peu plus démantelée chaque année, elle perpétue la légende des trois dames de Crèvecœur et semble s'abîmer dans la contemplation de l'endi'oil du tleuve où, étroitement embrassées, ces sœurs héroïques se précipitèrent pour échapper aux mains des farouches condottieri do Henri 11. (Juand la dernière pierre aura chu, peut-être le tragique roman aura-t-il cessé d'exister; déjà des savants en us, ayant mesuré la distance qui sépare le donjon des eaux, ont déclaré illusoire le saut dans la Meuse. Comme si pour les princesses de contes de fées et de légendes il n'était pas toujours quelque pont invisible qui leur facilite les promenades aériennes les plus compliquées, quelque truc mystérieux et providentiel grâce auquel leurs pieds, ailés à l'égal de (H'ux d-Vriel, exécutent en se jouant les plus périlleuses voltiges! Bouvignes ne lui pas toujours le tranquille séjour dont le silence n'est aujourd'hui troublé que par le clic-clac des voituriers faisant |)élarader leurs fouets au rez des vitres. Au quinzième siècle elle rivalisait avec Dinant dans l'industrie des cuivres, et cette rivalité d'art avait lini par amener toutes les autres : on se harpaillait, on se pelaudait, on s'invec- tivait à la façon des héros d'Homère, et quelquefois, tous en bandes, les milices devant, on sortail des murs pour s'aborder en rase campagne. L'histoire a conservé le souvenir de ces haines locales, grandies par moments à la laille de l'épopée, quand, par exemple, le duc de Bourgogne, épousant la querelle de ceux de Bouvignes, marche contre les Dinanlais, en fait un grand- massacre, et, pour leur enlever le goût des représailles, rase leurs murs jusqu'aux fondements. Les artistes, en ce temps, avaient la tète près du bonnet : le plus ou moins d'adresse à ciseler une buire et à repousser un plal allumait des jalousies qui devenaient le prétexte d'interminables guerres. On ne s'en douterait guère aujourd'hui, à voir s'allonger, du côté de la cité des orageux « Copères », la pointe des maisons de Bouvignes, et Dinant réconcilié leur tendre la main par-dessus ses rives : le levain des discordes s'est depuis longtemps fondu dans les lampées fraternelles du cabaret ; et, en même temps que les séculaires rancunes, la glorieuse tradition du cuivre battu a rejoint dans les gouffres d'oubli lame des rudes artisans, les ancêtres des bonnes gens pacifiques d'aujourd'hui. Dinaiil. — Son i-ocher. — Sa collégiale. A mesure qu'on avance, la rive droite se peuple de maisons bâties en bois et en briques, dont l'irrégulier profil s'accidente de cages suriilombantes, arc-boutées aux murs par des étrésillons. (Juelques-unes pointent des pignons tailladés en scie, au milieu desquels s'ouvrent de minces fenêtres quadrillées de petites vitres. H y en a qui, à leur base, sont traversées de passages à voûtes surbaissées, menant [)ar des degrés du quai à la rue. Kt presque toutes on! un itou air de vétusté, atténué malheureusement par le peinturlurage au lait de chaux. C'est là que commence Dinanl. dont l'étymologie, au dire des érudits, ces niii'iliques épingleurs d'anas, viendrait de ce jeu de mot : " Die >'am », paroles initiales de l'apo- strophe que jadis saint Materne lança ;i l'infâme idole adorée sous le nom de Nam dans la contrée. Mais n'approfondissons pas ce mystère et contentons-nous de regarder le spectacle que nous avons sous les yeux. La ligne des maisons qui tout à l'heure longeait le rivage s'incurve bientôt pour former le cercle autour d'une place ramifiée en carrefour. 582 LA ISELGIQUE. Kii même temps le nichn- (jui s'élait reculé soiis la poussée des faubourgs l'ail un saul en avant, d'étage en élage s'écliafaude jusque dans la nue. entassant les conti'eforls pour appuyer sa masse énorme, et brusquement se découpe à pic par-dessus un bijou gothique épanoui à sa base. Xolre-Dame, en etVel. du côté du chevet, s'accule si étroitement au uiiir formé par le roc derrière elle qu'elle y semble emboîtée, comme un bloc même de la montagne qu'on aurait ajouré de hautes fenêtres à croisillons et auquel on aurait donné pour revêtement une iu)ble chape de cathédrale primaire. La montagne a dit ici à l'œuvre des hommes : Tu n'iras pas plus loin; et. au lieu de lui permettre de se déployer, lui a mesuré la place, la contraignant à se passer de collatéraux, avec un chœur visiblement étranglé comme un prisonnier de guerre jeté dans un cul de basse-fosse et qui ne peut étendre ses bras. Ainsi collée au rocher, cette tieur de la seconde moitié du treizième siècle, qui ailleurs paraîtrait imposante, semble réduite à des proportions médiocres si on la toise à l'échelle du colosse qui l'écrase et l'étoutTe de son prodigieux élancement. Le bulbeux clo- cher, inibricpié d'ardoises bleues, dont elle se coilfe et qui tigure assez bizarrement un nm- vercle de pot à moutarde, ne parvient même pas à l'égaler à l'arrogante crête escarpée au- dessus d'elle. D'en bas, d'en haut, la collégiale a l'air d'un nain à côté d'un géant, comme si la nature avait entendu faire de celui-ci la vraie cathédrale, ne laissant à l'ouvrier de l'autre que la possibilité d une lointaine imitation. Or cette cathédrale de schiste, excoriée, bossuée, côtelée de puissantes nervures, auprès de laquelle toutes les autres maisons sont pareilles à des jouets de Nuremberg, se carre, pesante, revêche, incomprimée, avec l'église elle-même pour pilier d'appui. Mais, si effacée qu'elle soit par cet entassement de blocs, celle-ci n'en garde pas moins sa beauté précieuse, semblable au minerai scellé dans sa gangue. A peine a-t-on mis le pied sous ses voûtes qu'une magie s'opère et que, dans cet espace resserré (jni. \u dn dehors, semble incompatible avec l'idée de grandeur, les trois nefs se déroulent, amples et magninques entre leurs colonnes vénérables, comme les profondes allées d'une forêt. L'optique, naguère troublée par les illusions du roc. ce déroutant géomètre dont la toise démesurée fait paraître toutes choses petites à l'entour, à présent reprend pied dans les certitudes, circule à travers la réalité des choses avec l'étonnement de s'être laissé entraîner à des prestiges trompeurs. Un souftle d'auslrrc piété descend des vastes espaces du chœur et des transepl>. Ilullc' dans l'atmosphère enllammée des \ihaii\. se dégage des svmétriqucs (iidoMiianci'^ du liil'o- riiini; et ce double mirage de l'art et de la religion liiiil par élargir le \aisseau presque à la taille des grandes basiliques. Pénétrez à la tombée di- hi nuit par un des deux porches aux voussoirs peuplés de ligures, dans ce lien de silence et de prière : un jour sombre et doux, qui tombe ici pins vile que dans les maisons de la ville, en raison du perpétuel demi-crépuscule (pi'y inainlii'ul Ir \(ii>inMgc du rocher, ruisselle en lumières voilées à travers les meneaux tlamboxanls des fenêtres dont les éhiiles et les tivtles se découpent siu' les lianes de la nion- tagnc cdunne des floraisons de sculpture aux parois d'une façade. Kt dans cet obscurcisse- ment de l'air, molles ténèbres d'un charme d'aidant |)lus impressionnant pour les esprits chrétiens qu'elles s'accordent avec le sens mvstérieux des symboles, les foi-mes revêtent des aspects vagues doiil l;i confusion, en binuillanl la nelleté des lignes, ravinineà lra\ers l'espace coninie du songe visible el recnle par delà le r(''e| la i^randeiir nialcTielle du sé\ei-e ('■dilictv Ce qui manque à la grande maison religieuse, ce n'est donc ni la ni\-li(iue beauté, ni Ic'^ accords spiritucds de la ligne: même conipriniée par le roc. elle s'élance, darde ses piliers. projette son chevet: elle est comme le matériel s\nil)ole de la prière, d'autant plus eflicace et vivifiante qu'elle a besoin de saillir du tuf rocailleux de la conscience. Tout cela fait de Xolre-Uanie de Ihnaiil nue do et'lloi-escences les pins piM'e^ ilan- le jardin du golhiipie IM{nVIN( I< |)K XAMI |{. 583 primaire, un beau lis sans (aciic dans le i;lori('ii\ parterre des i^raïuies églises catlioliqiies. Mais ce qu'elle n'a pas peiil-èire, c'est, l'émouvante atmosphère religieuse des plus humbles tabernacles du pays llamand. A Bruges, à Gand, à Anvers, les adorations ont fini par laisser planer sous les arceaux, à travers l'odeur d'encens froidi des cassolettes, comme un encens d'âme, une émanation de la créature vers son Dieu. Et le peuple toujours courbé, l'infime tourbe humaine agenouillée sur les dalles, les femmes écroulées aii\ plis de leurs grands manteaux qui, à Saint-Sauveur, à Saint-Jacques, à Saint-Bavon, s'immobilisent en de fervenis prosternements. ajoutent encore à l'impression du lieu, apparaissent là comme des statues dont la forme et le silence se confondent aux sévérités du mobilier religieux. NOTtlE-DAME l) E Dl^,l^T. Ici rien de pareil : la foi wallonne, plus sèche, ne sait pas prendre, au fond de ses temples, l'attitude abdiquée, l'infini renoncement à tout de la foi des Flandres, agenouillée sur un sol de lombes avec des genoux qui semblent enfoncés dans la mort même. Cette race rieuse et goguenarde ne connaît pas les humilités soumises, les volontaires ténèbres où se |)Ionge l'autre : l'air des cimes la grise, un peu de l'éternelle gaielé de la créalion qui. autour d'elle, fait germer jusqu'au grès, la prédispose à l'indépendance; celle-là est fille de la lumière, de la vie, des grands espaces; elle n'est pas, comme la race des Flandres, murée en des sépulcres, avec des poussières de siècles sur les jours présents. Aussi, non plus à Notre-Dame ([ue dans la plupart des autres temples de la contrée, vous ne verrez la profusion d'autels, d'images pieuses, de marbres, de dorures qui ailleurs rendent sensible l'élan de la ferveur. De l'ancienne magnificence de la décoration il ne reste presque plus rien en la collégiale 584 LA niiLGIOUE. dinantaise, si ce n'osl çà et là quelques ornements de cuivre, lémoignaf;ep du vieux i^éiiie créateur de la contrée. Mais la beauté de l'architecture fait presque ouliliei' (('Ile uudilé de In pierre, si toutefois il est permis d'appeler nues des surfaces qui partout se revêtent de reliefs et quelquefois, comme dans la chapelle du I)aptistère, aux voi'ites surchargées d'une grappe de prophètes et d'apôtres, s'animent d'une profusion d'im;iges tontines, pareilles aux cise- lures d'une orfèvrerie. Cependant l'énorme bloc rocheux en surplomb sur Notre-Dame prend dans l'espace un air guerrier. Là même, en effet, où au quinzième siècle, dans une position qui semblait inaccessible, se dressait un château fort puissant, les Hollandais construisirent une citadelle. Tout au long de la crête court une ligne d'épaisses maconnei-ies percées d'embrasures; mais on y chercherait vainement le col allongé d'un canon. Un silence a succédé an bruit des corps de garde; les casemates ont été changées en magasins; et dans les cours une herbe drue pousse, toujours plus haute, comme sur de la mort; cette funèbre évocation semble toutefois prétentieuse pour un tel lieu, d'où jamais la mort n'est partie. Puis le roc, tout à pic jusque-là, l'ait un saut en arrière, avance ensuite, accidente ses plans, cesse d'être de la pierre nue sous une abondance de végétations. \ mi-pente s'étagent les jardins de Montfat, célèbres pour une caverne où la légende met un temple à hiane, et un peu plus loin les terrasses du ('«isino, un fouillis de verdures avec des tortilles grimpant, biaisant, dégringolant, et deux grottes sous des massifs de mélèzes. I>ii plateau qui couronne le faubourg de Saint-Médard, la perspective est surtout admirable. Le regard embrasse un fourmillement de pignons et de cheminées chevauchant à la diable sur les raidillons, avec des trous noirs de feuillages, des coins de fleuve miroitant à travers les percées, des flam- bées d'étincelles arrachées par le soleil aux toits squames d'ardoises. Vil I,os ponts lin Diiiant. — Viin trenstnubk' de la ville. — La rue. — Excursions nulour de Diiiaiit. — Les Diiiantais dans le passé. — Traits de caractères pris dans l'histoire. — Courses dans la montagne. 11 y a quelque vingt ans, un pont de |)ierre aux arches moussues, le doyen des ponts wallons, avec celui de .Ïambes et de Liège, enjamhait le tleuve, reliant aux faubourgs de la rive gaïu'hc la partie de la ville où se dresse l'églisc!. Comme les grandes eaux risquaient chaque fois d'emporter ses ma(;onneries descellées, on en construisit un autre, plus solide, mais d'aspect géométrique avec son tablier recliligne et ses enchevêtrements métalliques accrochés aux culées. L'histoire des ponts de hinaiil est d'ailleurs compliquée : depuis le premier dont parlent les chroniques et (|ui par-dessus ses cin(| arches érigeait tièrement une tom* à deux étages, avec plate-forme à parapets, on n'en cduqite |)as moins de trois en deux siècles, en y comprenant l'ouvrage en hois (|ue la riqiturc des embâcles emporta en lo.'ij. De tout temps, cette vaste passerell(\ jetée siu' la .Meuse à l'einlroit de sa pins grande largeur, dut être un observatoire excellent |ioui' contempler dans son eusemhle l'original décor qu'offrent ici les maisons, le roc et l'eau. Au picniier |)lau, \ets la gauche, un pàlé de toits et de façades à physionomie bourgeoise, desquels émerge Notre-Dame, écrasée par l'immense étagère du rocher, celui-ci renflé, bombant, taillé à facettes comme un l)Ouclion de carafe, d'un gris éclaboussé d'ocre et de chrome. .\ la crête du roc, le mur de la citadelle coupé à angles droits. Puis, tout de suite après, cabossé de redans, le roc qui continue, layé par l'en- taillure d'un escalier, s'escarjte au-di'ssus de l'hôtel de la 'l'ête-d'Or, un instant disparaît sous I c les bosquets toulVus du Casino. e(, derechel', h linfiiii prolile ses cônes, ses reliefs, ses verdures et ses rouilles, tomme une toile de fond barbouillée de larges maculatures, sur laquelle un fouillis de maisons aiguiserait ses arêtes. Au-dessous de soi. clapolant contre les piliers, la vaste nappe huileuse de la Meuse, chatoyée par la réverbération des blancs crus des fac^ades, des jaunes soufreux de la pierre, des clartés vertes du feuillage, un éblouissement de paysage diapré qui tremble et se brouille aux rides du Ilot dans ce grand miroir clair des eaux où I'omI suit la silhouette urbaine, depuis l'hôtel de ville aux tourelles piriformes jusqu'à l'odieuse carcasse d'usine enfoncée au tournant de la j)erspcctive el qui tronque le déroulement de la vallée en masquant les fuites île la montagne du côté d'Anseremme. Quant à la ville même, figurez-vous une rue tortueuse, cassée de brusques saillies et lilant entre d'étroites maisons au rez-de-chaussée desquelles s'amoncellent, sous forme de disques, de grappes, de croix, de paysages, de figures d'hommes et d'animaux, les célèbres conques de Dinanl. espèce de pâtisserie au miel estampée de reliefs comme les antiques plats de cuivre, la gloire et la fortune de la cité du quinzième siècle, dont elles semblent la lointaine et déri- soire imitation. De Letfe à Saint- .Médard courent les quais, une marine en miniature, un coin de port endormi sur lequel débouchent les ruelles, empiètent les maisons, s'épanchent les végétations des jardins. Tout Dinant tient dans cet espace circonscrit, tapi entre sa roche et son fleuve, volontairement à l'étroit, dirait-on, pour mieux garder l'esprit de clocher, incom- pressible chez les petits-fils des antiques << copères ». Mais, si exigu que soit le cadre, le multiple réseau de venelles et de passages qui s'entortille à travers l'agglomération suffit à l'animer d'un tas de recoins charmants : vieux murs lézardés par les fentes desquels coulent les feuillages; courtines de lierre épanchées par-dessus les clôtures d'un pourpris; pignons délabrés dont la brique ératlée s'entlambc de tons roses; bouts de vieilles architectures entrevus dans les cours sous des paisseaux. De droite et de gauche, cependant, par-dessus les vitrines aux étroits carreaux, des auvents abaissent leur capuchon; des balcons de bois, aux balustres ventrus, saillissent avec un air de mirador ; des fenêtres à guillotine enchâssent dans des meneaux plombés leurs vitres en verre de bouteille. Et la rue, mince, ourlée de trottoirs menus, flanquée de bornes, de piliers, d'escaliers, étale entre la double rangée des maisons son pavé houleux, bombé en dos d'âne. Ah ! la jolie rue, accidentée, active, vivante, avec son vacarme de charrettes, de diligences, de cabriolets qui se rencontrent, s'accrochent et se font passage au milieu des jurons des conducteurs ! lue ombre chaude, que dissipe seulement le soleil de midi, baigne le va- et-vient qui, certains jours, dure jusqu'au soir. Alors s'illuminent l'une après l'autre les fenêtres des cafés, et les Dinantais s'en viennent savourer devant les tables alignées sur le trottoir la bière d'or moussante d'écume qu'on appelle la <( Bavière » du pays. L'esprit de fronde et de vantardise qui aiguillonne encore leurs réunions est héréditaire à Dinant. Aucun peuple ne poussa plus loin la jactance, l'outrage envers l'ennemi et aussi la témérité. Toute son histoire est pleine de traits du genre de cette pendaison d'une grotesque caricature représentant le comte de Charolais. sur laquelle, au temps de leur longue querelle avec la maison de Bourgogne, on les voyait décharger leurs armes en criant : « Véez là le fils de vostre duc, le faulx et trahistre comte de Charolois que le roy de France ait faict ou ferat pendre comme il est icy pendu. 11 se disoit de vostre duc, mais il maintoit. car il estoit vilain basiard au sieur Heinsberg. et à vostre bonne duchesse. » Or. pendant qu'on leur folle pré- somption ils se larguaient ainsi de leur accord avec le sinistre compère de Plessis-lez-Tours, celui-ci les jouait par-dessous main. Mais ni la duplicité de leur faux ami, ni les lamentables retours de leur légèreté ne les rendirent circonspects. A peine les événements leur ont-ils donné celte leçon qu'il ne faut point compter sur la parole d'un roi. ils recommencent, sus- 588 LA BELGIQUE. pendent à leurs murailles un mannequin qui cette i'ois est le duc lui-même, assis sur un veau et attaché à un poteau, avec ces mots : » Voilà le ùkjc du grand crapaulx, vostre duc ». Le comte de Charolais, pendant ce temps, bloquait la cité avec des avantages marqués et bientôt se rendait maître du faubourg de Leffe. Pris par cette patte, comme un renard au trébuchet, Dinant redouble de nargue et de morgue. Ayant appris que le duc, valétudinaire, s'était fait charroyer à Bouvignes, d'où il suivait les opérations, ils l'objurguent en de cruelles imprécations : « Qui amande, crient-ils du liant de leurs remparts, ce vieil momart vostre duc? A-t-il tant vescu pour cy venir mourir sy vilainement ? et vostre comte Charlotel. cpie fait-il cy venir mourir? 11 veoit (qu'il aille) au mont le hère combattre le noble roy de Eranclie qui nous viendra secourir ne nous fauldra point, car il le nous a promis. A malle heure y vint-il oncques. il at le bec trop josne, ceux de la cité de Liège le deslogeront brief villainement. » Ni le roi ni ceux de Liège ne vinrent, et, comme le dit Ollivier de la Marche, » fust bruslé Dinant |jar telle façon «piil sembloit qu'il y eust cent ans que la ville estoit en ruines », après toutefois que le Charolais eut fait jeter à la Meuse huit cents des principaux bourgeois, liés par couple, et qui allèrent expier sous les eaux vertes le fol héroïsme des leurs. l'endant six ans, à l'endroit où Dinant, » la plus marchande, la plus riche et la plus forte ville de par deçà les monts », comme parle la grande chronique des Chartreux, avait l'ait sa rumeur de ruche, ballant l'enclume et amoncelant de telles richesses que les « miquelets » du Téméraire mirent trois jours francs à la piller, le sol resta ras, tout nu sous le squelette de ses places et de ses rues. Jamais le <> \i(Ml momarl », en sa rauiiiue farouche, ne voulut ouïr parler de reconstruction. L'universel désastre, le regret de sa force anéantie, ce cadavre d'un peuph; traîné sur la claie ne corrigèrent pas d'ailleurs l'orgueil national. Quand, un siècle plus tard, Nevers leur fit demander la neutralité, après avoir, dans une marche triomphale qui renversait tout devant elle, investi successivement Mariembourg, Eumay, Hierges, Agimont, Château-Thierry, Beaurain, ils répondirent avec leur jactance ancienne : » qu'ils seroicnt charmés de posséder le cœur du roy pour en faire un bon déjeuner ». Ce fut le roi qui les mangea. Le 10 juillet liioi, les sanglantes représailles suus lesquelles la ville, une première fois, avait succombé de nouveau s'abattirent sur cette enragée hâblerie wallonne. .V partir de ce moment, Dinant n'est |»liis qu'iui fantôme que dépèce plus tard la soldatesque de Louis .\IV et dont M"'" de Maintenoii fait en un mot bref la ])eintui'(' (juaud elle le déclare un » horrible séjour ». Puis l'horizon où le roi-soleil un instant a jeté ses éhlouissements s'enténèbre de l'ombre définitive : ravalée comme Bouvignes à la condition obscure d'un coin de province |)er(lu dans l'entonnoir de ses montagnes, elle végète, cherchant à ses gloires abolies une compensation dans les gaietés d'une vie de chasse et de gogailles. Comme Namur, Dinant. bâti au carrefour des montagnes, forme le centre d'une |)atle d'oie ramifiée dans tous les sens, et cette situation lui a \ahi le renom et le profit d'une hôtellerie largement achalandée. Quantité de familles prennent là leurs quartiers d'été, soit à l'aidjerge, soit chez le bourgeois, soit encore dans les petits chalets roses échelonnés le long de la Meuse à Nève. Les Anglais surtout s'y abattent par caravanes, trouvani en ce pays de grand air l'emploi de cette; activité corporelle (jui, (liez eux. est comme la dépense naturelle d un liche organisme servi par des muscles de ^k^v. (Cependant il ii'x ii |Miintdc colonie proprement dite : chacun vit chez soi et pour soi, n'é|)rouvant pas, ci»niiiie \\\\\ solitudes et aux silences de la mer, le besoin de réagir contre la lassitude qui, à la longue, s'engendre de la monotonie des plages et des dunes. La montagne, en etVet. si démesurée qu'elle soit, semble mieux faite à la taille humaine et ne détruit pas, connue l'infini des horizons maritimes, l'idée de proportion au fond du cerveau. Eu outre, la iiiiilliplicité de ses imprévus s'accorde a\i'e la possibilité PMOVI.NCE ItE iNAMI H. 589 d'émotions renouvelées qui stimulent à la fois la sève spirituelle et le sang artériel. Entin, plus que les sables mous des rivages qui fatiguent, comme un sol sans prises, doucement boulant sous le pied, matérielle image de retîacement de nuire passage sur les poussières de l'éternité, le roc, rugueux et revéche, semble porter un défi à l'homme, le provoque à se mesurer avec lui dans des escalades pareilles à des corps à corps, et de ses plateaux, de ses abruptes pentes, de ses arènes suspendues, aiguillonne en lui le goût de la lutte que n'abdique jamais la race d'Adam. La vie est donc fort occupée entre Leffe et Saint- .Médard. De grand malin, les étroites rues, minces comme des fissures aux parois d'une roche, s'emplissent de tlottements d'écharpes et de claquements de talons qui s'éparpillent vers la banlieue, si toutefois il est permis d'appliquer ce mot aux faubourgs d'une ville qui elle-même n'est qu'une sorte de banlieue de la nature. On n'attend pas, pour se mettre en route, que le soleil, braséant aux crevées de la montagne, entlambe la brume bleue qui, montée du fleuve, ondule pendant la première ])arlie du jour autour des maisons etjus((u'à l'heure delà méridienne y maintient une saine humidité frigide. •Juand midi, le grand cavalier sombre à cheval au zénith, cingle l'espace de ses rouges lanières, une poussière de craie plane en grands nuages immobiles sur la ville devenue fournaise, où, du pavé, des façades, de l'énorme mur rocheux qui tapisse la vallée, irradient des flammes aveuglantes. Donc, on part de bonne heure, et par petits groupes ou par longues tiles on se répand sur les rives de la Meuse, on gravit les sentes pierreuses qui aboutissent au plateau, on descend aux ravins où de bloc en bloc rejaillissent les cascades, çà et là passant un gué, iiélant une barque de passeur, mangeant aux auberges du chemin une friture. Tout ce pointillement de mouches diaprées, bariolant les horizons lumineux d'un tas de petites taches, finit par se fondre dans la pâleur ardente du jour. VIII Division du pays circonvoisin. — Les plateaux. — Ciney et le Condroz. — La {juerre de la Vache. — Immense biAlemeiit de bourgs et de hameau.x. — Où les Diiiantais reparaissent. ■ — Les vieux châteaux : Samson, Beaufort, Spontin, Grupet. Dinnnt forme à peu près le co'ur des Ardennes namuroises : le réseau de ses grandes routes se jjifurque à tous les vents, relié par Philippeville à l'Entre-Sambre-et-Meuse ; par Namur et Gembloux au Brabant wallon ; par Ciney au Condroz, triangle irrégulier étendu entre Namur, Dinant et Liège; par Namur et Vedrin à la Hesbaye, qui se développe en majeure partie au sud-est de la province de Liège et vient mourir dans un coin de la province de Namur ; enfin ])ar Han et Rochefort à la contrée baptisée du nom signihcatif de la Famenne. Quand on (piitte le faubourg de Leffe par le sinueux ruban de route qui gagne les hauteurs et coupe ohlicpiement la montagne en longeant des jardins en terrasse, on ne larde pas à atteindre d'immenses plateaux déroulés à perte de vue, et où petit à petit les maisons s'espacent, ne laissant plus régner à cette altitude que le grand silence des lieux solitaires. L'hiver, la lande y moutonne, plate et brune, dans les tristesses sévères d'un ciel noir, troué çà ei là d'un vol de corbeaux; et l'àme demeure oppressée sous le vide des profonds horizons qui toujours reculent plus avant, par delà ces mornes étendues où la silhouette d'un paysan, une diligence fouettée par la bise, un dolent attelage cheminant vers la ville sont les seules formes vivantes et, détachés sur l'immense tache grise de l'air, semblent marcher dans les nues. Mais, l'été, cette monotone et vaste arène se change, sous la houle des moissons, en une prodigieuse mer glauque déferlant aux deux côtés de la chaussée et (|ui se fond dans les fluides tremblants 390 LA BELGIOUE. de l'espace au bas (ruii ciel blanc comme du métal en fusion. N'ienne Faoùt ! le sol, alors, gercé par des feux qui font passer dans le vent des souffles d'étuve, roule de grandes nappes d'or, étoilées de rouge par les coquelicots, sans une ombre d'arbre sur ce torride désert où la cigale, agitant ses cymbales de cuivre, répond seule du creux des sillons au grisollement de l'alouette perdue aux plaines de l'azur. Et cette autre mélancolie qui résulte de la plénitude des sensa- tions et s'émane des splendeurs éternisées de la clarté, sous ce soleil qui, à force de brûler, liiiil par ressembler à quelque meule noire tournoyant au haut de l'élher, s'empare de l'esprit naguère fléchissant sous les austérités hivernales. Giney est la capitale de cette région de plaines : nul, à la voir ce qu'elle est aujourd'hui, grosse bourgade d'industrie médiocre, avec un bel air d'aisance toutefois parmi les autres agglomérations condrusiennes, ne s'aviserait de son antiquité glorieuse; et pourtant la lourde tour romane dont sa vieille église se coiffe encore fut témoin de mémorables événements. G'est ici en effet que prit naissance cette désastreuse guerre de la Vache qui dura deux ans. coûta la vie à quinze mille hommes et détruisit soixante villages. Lu paysan de Jollet ayant dérobé une bête aumaille à Rigaud de Gorbion, bourgeois de Giney, le bailli de la ville manda le voleur, lui promettant la vie sauve s'il restituait le bien détourné. Le manant, sur la foi de cette parole, ramena la vache aux étables de son légitime propriétaire, et nonobstant fut branché. Aussitôt le sire de Jollet, outré de ces représailles et lésé dans ses droits de seigneur justicier, marche sur Giney, qu'il ravage, et, de son côté, le bailli court brûler Jollet. G'est le commencement du drame. Le sire de Jollet fait appel à ses frères Richard de Falais et Régnier de Bcaufort et aux seigneurs de Gelles et de Spontin. et tous cinq ligués se répandent à travers le Gondroz, dévastant les campagnes sur leur passage. A ce moment apparaissent les gens de Huy et ceux de Liège qui, prenant parti pour la cité cinésienne, incendient Gosnes et vont mettre le siège devant Falais, BeauforI, Gelles et Spontin. La coalition des seigneurs est sur le point de plier, quand un plan de campagne, qui va élargir démesurément le foyer de la querelle, leur donne pour auxiliaires Guy de Dampierre. comte de Namur et de Flandre, et le duc de Brabant. La guerre se rallume plus furieuse; le pays est battu en tous sens de chevauchées ardentes qui exterminent tout: une bande de loups-cerviers lâchée dans une bergerie n'y ferait pas plus de ravages que cette meute de soudards déchaînés ; et tout à coup Giney bloqué n'a plus d'autre refuge que son église, à laquelle le comte de Luxembourg boute le feu. Le maréchal de Forvies, envoyé par Liège à la rescousse des assiégés, pénètre alors dans la prévôté de Poilvache, lue, pille, fait un immense brùlement de bourgs et de hameaux : de trente villages de la Rondarhe, il ne resta que des étincelles achevant de flamber sur des décombres. On pourrait croire que, après de pareilles atrocités, le torrent rentra dans son lit. Mais les Dinantais, épousant à leur tour la cause de Giney, choisissent le moment où, faute d'aliments, la dispute va s'éteindre, pour se ruer sur Spontin ; et peut-être seraient-ils venus à bout d'anéantir le féodal repaire sans le sire de Uave accouru en toute hâte avec un corps namurois pour défendre le point menacé. Gulbutées, les turbulentes milices de Jacques de Bochefort fuient vers Dinant; mais tel est le pourchas des lionnnes du sire de Dave qu'il ne s'interrompt que par delà les portes de la ville. La herse s'abat sur eux, leur barrant le retour, et un grand carnage fait ruisseler leur sang; puis. Imil de suite, les Kiiumlais se remettent à la poursuite de ceux des Namurois qui sont restés au dehors, et le combat recommence du enté de Bou- vignes. .Vprès tant de massacres et de ruines, la cause linaleinenl fut portée au tribunal du roi de France, Philippe le Hardi, lequel rendit celte déconcertanle sentence, à savoir que les choses devaient être remises dans le même état qu'avant la guerre. L'ironie est trop cruelle. On défaille devant une pareille inditféience de la vie de tant de milliers d'hoiumes inutilement IMIO VINCI-: hK NAMIM. 591 faiichôs; et cette parole royale sonne le glas snr l'énorme cimetière de la contrée, comme à travers un éclat de rire. Le Condroz ne se releva jamais entièrement de ces sanglantes déprédations; l'incendie et le meurtre y taillèrent une large brèche par laquelle Famine et Misère, ces deux sinistres com- pagnons qu'on voit l)ras dessus bras dessous clieminer à travers tout le moyen âge, vinrent s'installer au cœur de ce pays rongé jusqu'à l'os : el il semble qu'à partir d'alors, un peu plus de stérilité accroisse l'infécondité naturelle de la mince pellicule de terre qui, aujourd'hui encore, vèt à peine l'échiné rocheuse de l'àpre contrée. Du moins, le sang qui ailleurs abreuve riuimus et finit par se distiller en sucs végétaux, filtra infructueusement ici à travers le dur caillou. Ciney n'est pas seul h témoigner des folies de ce temps barbare. A l'extrémité du Condroz, une vaste plate-forme recouvre le coupeau du roc, avec des tronçons de tours et des débris d'enceintes dont le temps n'a ])u avoir raison el qui hérissent farouchement l'aire broussail- Riir\Es i:t hocher de samson. leuse. L'endroit s'appelle Samson. Au quinzième siècle il donnait encore son nom au formidable château fort que, d'après les chroniques. César bâtit là pour contenir les Aduatiques et qui, démantelé un siècle plus lard par Charles H, roi d'Espagne, n'est plus attesté aujourd'hui que par des ruines. Sur la route de Namur à Liège, un autre squelette historique, le chàleau do BeauforI, qui avec Château-Thierry, FagnoUe, Montaigle, sombra dans la prodigieuse ralle de Henri II, dresse, en guise de vertèbres, parmi les ronces et les lierres, des restes de bastion et d'escalier d'une fière et curieuse silhouette. Enfin, sur les rives du Bocq, Sponlin, hérissé de tours en poivrière, avec douves, herse et pont-levis, comme au plus beau temps de sa gloire, ressuscite fidèlement la miissive architecture des manoirs d'il y a quatre cents ans. Et Grupel, non loin, assis dans son marécage, au bout des trois vieilles arches qui le relient à la terre, semble, de son donjon finement profilé sur les lointains d'une gorge, faire la nique à notre civilisation égalitaire. BoiuTu quand on l'aborde par ces maigres plateaux où le grès, cet os du sol, apparaît partout sous les gramens sauvages, le Condroz, station d'humanité primitive dont la caverne de (îoyet, inépuisable en gisements de silex laillés ikiu moins ipi'eu ossemenls de Iroglo- \ 592 LA BEL(;iO( l<:. flyles et de grands mammifères, révéla naguère la liaiilc antiquité, le Condroz se divise en une suite de vallées qui tempèrent la sévère impression première. Le Hoyoux, le Samson et le Bocq, ramifiés eux-mêmes en ruisselets, se sont creusé au cœur de l'énorme bosse condrnsienne des lits tourmentés, excoriations profondes qui déchirent la croillc rocheuse et au fond desquelles les eaux alternativement roulent à gros bouillons ou lissent des tlots clairs parmi les paysages les plus variés, ici côtoyant des sîiulées, là léchant le pied des escarpements, ailleurs moussant contre les éboulemenfs détachés de la montagne, pareils, dans le demi- crépuscule des feuillages, à de monstrueux crapauds boursouflés de pustules ou à ces liorri- fiques poulpicans dont fourmillent les légendes du pays. IX l,;i Rdiho a Bay.irtl. — La gorgf do Froidevaii. — En pleine épopée. — Les solitudes. — Celles et son manoir. — Cuslines. — Les grottes de Roclirfdrl. — Les grottes de Han. — Enchantements et sortilèges. Quand on a dépassé les dernières maisons de Saint-.Médard, la Roche à Bayard ne tarde pas à dessiner sur un amphithéâtre de montagnes sa masse grisâtre découpée en un double fourchon. La mine a élargi la primitive fissure qui échancrait ce bloc massif, et la route passe à présent sans trop de peine par la brèche, comme par l'ouverture d'un porche, entre de hautes parois déchiquetées, dont l'une s'isole à rez de l'eau et l'autre se rattache au formidable mur roclieux qui s'étend jusqu'à la gorge de Froidevau. Brusquement elle s'ouvre à notre droite, la gorge bien nommée, toute bleue de frigides vapeurs, même en plein midi. Pareille à ces sauvages défilés où notre imagination fait chevaucher les paladins, elle encaisse entre de sinueuses et profondes parois la lente ascension de ses rampes. Nous sommes ici, du reste, dans le cycle de l'épopée. C'est du pic bizarrement profilé qui a rendu célèbre ce point des rives (l(! la Meuse, que sauta dans le fleuve l'illustre quelques-uns de ses passages ciselés à l'égal des plus compliquées orfèvreries; aucune épouvante ne prévaut sur les amoncellements de chaos qui ailleurs éternisent les cataclysmes originels. Et toujours les aspects changent ; ici de iluides et hyalins palais, aux fuites de songe, aériens et frêles comme l'illusion, semblent creusés dans les vierges, frigides et stellaires eaux du plus pur cristal; là des arborescences, ramifiées à travers les parois, d'étonnants estampages de floraisons édéniques, des chevelures d'amianle, des micas, des diamants, des deutelles et des arabesques évoquent les congélations liligra- nisées des givres; par moments, s'écroulent de la voûte des pluies de joailleries; des paradis de lumière se prismatisent aux clartés des torches ; l'ombre partout s'allume de paillettes et d'étoiles. A droite, à gauche, des chapelles, des 'tabernacles, des châsses, des reliquaires sculptent le roc en relief; aux flambeaux surgissent des alhanibras guillochés comme de la guipure; on marche d'enchantement en enchantement, et au bout de toutes ces surprises la salle du Sabbat, spacieuse comme un vaisseau de cathédrale, avec ses voûtes qui se perdent dans les ténèbres, si haut qu'à peiue les gerbes des feux d'artilice tirés par les guides en allument la reculée, semblent servir à quelque ténébreux sanhédrin de guivres, de lémures, de brucolaques, de larasques immobilisés en de grimaçantes et torves attitudes. Toute cette région de la Lesse, d'ailleurs, profondément déchirée par les convulsions tellu- ri(|ues, offre l'aspect d'un prodigieux chaos perpétuant la colère et le désordre des éléments en travail. De Furfoo/. à (Ihàleux et de Hochefort à Ilan, les entrailles du sol, ouvertes et lacérées comme des solfatares, forment une suite de cavernes presque ininterrompue dont les sombres fantasmagories confondent l'esprit d'admiration et d'etfroi. Parlout ici la farouche bête hu- maine contemporaine des mammouths et des ichtyosaures a laissé l'empreinte de son passage, et les cavités de la montagne, pareilles à des ossuaires, gardent son squelette, mêlé à ceux des antres bêtes de la genèse primitive, frères de ce premier homme qui allait par les halliers. velu et grondant, abattant avec son stylet de silex les proies que ses dents ensuite dépe(;aient. On a mesuré, pour les décrier, les grottes de Rocheforf à la toise de celles de Han. La manie des comparaisons n'est malheureusement que le témoignage de notre impuissance à concevoir des beautés différentes, ou, si l'on préfère, de notre penchant à tout rapporter à un idéal uniforme. Il n'est pas plus rationnel, cependant, de comparer entre eux les grands ouvrages de la nature que les œuvres engendrées du cerveau des hommes : les uns et les autres se dérobent au rapprochement par des caractères particuhers qui chacun ont une signilication propre et réalisent une des formes de l'absolu. Si les grottes de Hochefort l'emportent par la surpre- nante beauté de leurs stalactites, qui en font comme un prodigieux jardin constellé des plus miraculeuses floraisons, Han garde la |tréséance pour la lerrilianle majesté el les sépulcrales épouvantes de ses antres plus tourmentés et plus noirs que le ïartare. L'ànu', opprimée d'un incoercible effroi sous les voûtes de cette Habylone des ténèbres, d(>pnis les commenceineuls du monde engloutie an creuset des volcans et restée suspendue à travers l'abîme intérieui", croit y sentir peser sur soi, |)lus lourdement (|ne des monts, l'entassement formidabb» des siècles. Une étei-nité immobile, accroupie dans la posture du sphinx anli(|ne, y semble pro- |)Oser des problèmes à l'homme (jui, ébloui et prde, atVronle ces redoutables lieux |)leins de fantômes et -de frissons, et, à mesure (pi'il s'y aventure, voit se dérober sous lui le plancher des certitudes. Il ne sait plus s'il monte ou s'il descend, s'il marche à travers le réel ou s'il tourbillonne à travers un songe. Est-il un enfant des races blanches descendu aux ondes de cet océan de nuit dont les houles s'élargissent en tous sens, remplissant réiiiuine silence d'un I'i;(i\ I.NCK l>K .NA.Ml i;. o97 boiirdoiiiiemenl sourd, conlimi. pareil à celui de? eaux dans les roches basaltiques, et, naufragé (lu séjour terrestre, rame-t-il à travers l'ombre sans fin pour tâcher de remonter au jour? Ou bien, engendré d'un peuple de troglodytes, dont hi bleue clarté des étoiles n'a jamais caressé la prunclli'. promènc-t-il, sous un soleil jailli eu flammes noires à travers de noirs espaces, un visage aussi noir (jue lu désespérance? Le jour du dehors et les étincelantes étendues où tournoie le rouge soleil de la jinsiérilé d'Adam ii(> soul-ils poinl lui leurre? Ou si c'est l'impéné- LA G];OTTE 1>1, !)*liBAT \ nOCIlEKOnT. Irable plafond de nuées àTormes pétrifiées que jamais ne constelle la moindre lueur? 11 doute : la notion des choses l'abandonne au seuil de ce rovaume de la chimère et de l'énigme. .\ droite, à gauche, de monstrueuses architectures épuisent la série des configurations géométriques, comme si une volonté cachée avait fait de ces cavernes le réservoir des intransgressibles formes auxquelles est astreinte l'expression de la pensée humaine. Echafaudé en bastion, découpé en minaret, projeté eu pilier, élancé en tour, suspendu en dùme, taillé en ogive, déchiqueté en dents de scie, festonné en feuillages, ciselé en filigranes, échancré en 598 LA mi-:lgiqik. porche, le roc est là comme une iiilarissable matrice d'où l'imagiiiatidii lait sorlir des basi- liques, des mosquées, des escurials, des palais thébains, des temples d'Assyrie, des pagodes de Bouddha et toute rilliniitée floraisou de la pierre gloriliaut les dieux d'eu liaul et les dieux d'en bas. Toute chose, en cette énorme nuit de sabbat où planent les surlilcges, aveuglant les yeux et coul'ondant la raison, commence par la réalité, et quelle réalité! celle de la mort et de la pierre éternisées l'une pur l'autre, puis (luit dans le rêve. Des blocs roulés çà et là ont l'air de dalles funèbres sous lesquelles seraient couchés des empereurs, de mciiliirs ayant servi aux sacrifices druidiques, d'assises de cathédrales prolongées à travers le dédale des cryptes. Les innombrables stalactites qui pendent de la voûte s'égoutlent sur le noir des fonds comme I.* GALERIE 1)1 PnECIlMCE I) A\ S LES Gl". OTTES DE 11 AN. des larmes d'argent sur le deuil des catafalques; élancées du sol en fantômes blancs, avec des siliiouettes de moines pcMichés ou de grands ours bondissant, les stalagmites sont s(>ml)lables aux banquises des mers |)olaires. Des parois, comme d'une pano|)lie, poiiilc un l'miillis de glaives, de flèches et de poignards, et des quartiers de roc s'encornenl de fi'nulaux de buflles, se cabrent comme îles hippogriffes, on! r;iiu|)leur de grands |tarli\ dermes xautiés. Car moments on croit apercevoir des degrés d'escaliers déroulés en spirales dans d'insondables trous; et d'autres fois il semble qu'on marche à travers les écroulements d'une Jéricho ou d'une Ciomorrhe tombée sous le vent des colères divines. Des gueules d'abîmes béent dans la profondeur de l'ombre, avec des mugissements lointains qui sont le rouienieni des eaux dans les cavernes ei ipi'nu |)i'eiidrait |Mtur des clameurs éperdues, comme si les géliennes exha- laient par ces soupiraux leins liriiils de daniualiou. I".l un fuinniillenienl prodigieux traîne de I l'UUVLNCE IJE NA.Ml U. 599 part en part, rampe sur le sol raboteux, ridé de plis de pierre contre lesquels butte le pied. Il y a des instants où, au passage des torcbes éclaboussant le pantélement universel, de bideuses figures de kobolds et de poulpicans se mettent à grimacer aux corniches du sombre mur, ou bien des fulgurances d'escarboucles s'allument sur les parois que frappe la lumière, et quelquefois l'échevellement des flammes rouges au fond de la nuit bumide les fait se tordre comme les serpents d'une crinière de (lorgone. C'est la région des efl'rois : on dirait qu'une incantation a immobilisé le gironnement affolé d'un chaos au moment de sa plus etfrénée rotation et qu'il va suftire du geste d'un nécromant pour remettre en branle ces montagnes qui ne s'accrochent à rien, ces pics déséquilibrés et penchés sur le vide, ces blocs pesant le poids d'une maison et qui demeurent rivés à on ne sait quels clous invisibles. D'énormes chauves-souris passent dans l'air avec un froissement doux d'âmes errantes dérangées dans leur sommeil, et leur aile semble faite d'un peu de toute cette nuit d'éternité qui prendrait corps dans un vol. Tout ici est macabre, démesuré, apocalyptique, terrible : le doigt de la .Mort s'y appuie sin' la bouciie du Temps comme pour le contraindre à garder inviolé le secret des genèses et des métamorphoses ; et elle est vraiment la reine de cet empire des ombres, habité par les Nixes et les Parques qu'on croit apercevoir partout sculptées dans le roc. Là règne le noir sans borne et sans lui des créations abolies, pareillement à un fleuve de silence et de désolation que rien ne pourrait épuiser ni grossir. Telles que les antiques .\vernes, les grottes ont d'ailleurs leur Léthé, cette Lesse qui, après s'être roulée en tous sens au lit des vallées, brusquement vient se perdre aux horreurs de ces lieux souterrains, comme une Madeleine repentante au remords des solitudes. C'est elle dont on e-itend la voix à travers les échos de la montagne, elle ([ui met ses rauques sanglots aux clairons cachés dans les ténèbres, elle encore dont les eaux mortes, ensanglantées aux étincelles des flambeaux, semblent rouler les épaves que Dante entrevit pendant sa traversée avec Virgile. Cependant les salles se succèdent à l'infini dans ce palais des visions et des vertiges, les unes semblables à des arènes jonchées de ruines et de cadavres, les autres ciselées dans la pierre comme des paradis mauresques, d'autres encore déployées sons des arceaux de cloître, ici la salle du Dôme, là le trône de Pluton, ailleurs la Salle d'armes, la galerie du Précipice, et cinquante autres dont on vous dira les noms à mesure que vous plongerez dans leurs tortueux labyrinthes. Et quand, échappé enfin aux sorcelleries des Circés et des Mélusines qui peuplent la grande nuit, on revoit la douceur des choses coulumières, il semble que l'àme se réveille d'un songe funeste, et la clarté du jour est une délivrance. Aiisoremnio. — Une colonie de peintres. — La Lesso. — L'eau fée. — Chàleux et l'aiguille du Chandelier. — Wulziil, — Contemplations du bord de l'eau. — Le fleuve sauvage. — Les jardins de Freyr. - Kuines de Château-Thierry. — De Freyr à VVaulsort. — Le ravin du Colebi. — .\près l'épopée, l'idylle. A peine a-l-on dépassé la Roche à Bayard, une échappée délicieuse se découvre : là-bas derrière les arbres, à la gauche du fleuve élargi en crique, .\nseremme se détache sur un fond de montagnes Nous enfilons la rue de cette pittoresque localité, une vraie rue de village, avec ses maisons hors d'équerre, festonnées de verdures et étoilées de lichens, et notre entrée est saluée par des troupes de canards trompetant et bedonnant à la queue leu leu devant nous. Ces bons volatiles nous prennent apparemment pour des peintres : le bourg rustique que la gaieté des paysagistes, par moquerie des villégiatures thermales, a baptisé du nom fion LA BELfilOlJK. d'Anseremme-les-Bains. voit en effet chaque année se peupler ses perspectives de blancs parasols frémissants comme des papillons, sous lesquels, tout en bornoyant, ces fils d'Apollo ruminent d'effrayantes scies destinées à consterner les bourgeois. L'auberge où se réunissent ces joyeux compagnons arbore, au tournant de la route, un panonceau peinturluré avec cette enseigne : Au repos des artistes. On vous y montrera sur les murs et les portes des paysages barbouillés aux jours de pluie avec la raclure des palettes, et la bonne grosse aubergiste ne manquera pas de vous vanter, en les exhibant, le mérite transcendant de leurs auteurs. Un petit sentier qui monte près de Taubei-ge et le pierre de la roule conduisent également à la Lesse. Le premier serpente à travers champs, dévale ensuite une pente rocailleuse, entre LA MEUSE Dli\'A\T AXSEnEMJlE. les. arbres de laquelle s'aperçoit le scintillement de la rivière, et finit par se perdre sous le couvert d'une aUée touffue, à deux ou trois portées de fusil du moulin de Walzin, émergeant des eaux bouillonnantes. L'autre chemin, avec un peu plus de détours, mène au même poini : on le suit jusqu'au pont Sainl-Jean, dont les arches de pierre enjambent la rivière à l'endroit où elle se joint au IIciinc. cl brusquemeiil le pavé fait uu coude à gauche, (tii longe alors de vieilles installations de forge à demi écroulées, une enlihuh» d'ateliers sombres aux toits éventrés, aux portes défoncées, toute une déchéance triste d'industrie jadis glorieuse, au temps où la métallurgie s'activait aux feux de bois. Puis des prairies succèdent à ces ruines, bientôt les rochers apparaissent. Encore un instant et vous verrez le rideau se lever. Jusqu'alors la bonne rivière unie et moirée vous a semblé difficilement mériter le renom fantasque qu'on lui t'ai! dans la contrée. Cependant elh^ ne tarde pas à vous ensei-rer dans ses "if'' "''''"''j'Ji iiii'iill I 'il 1 ' ri IW' '|i'i'|| 70 PnOVINCK l>K NAMI H. m:i nicaiuli'cs, déplie cl l'oplic mille sinuosités, sei'peiilc avec lies torsions criuigiiilie, haif^nant le pied do grands pains de craie on de roches vert-de-grisées, et aillenrs reflétant dans ses miroirs vermeils de sombres versants pommelés d'arbres. Elle n'a plus rien alors de son cours régulier; visiblement, au contraire, elle cherche à vous embrouiller dans le réseau de ses allées et venues, et, par sui-croît, vous bnrre à loul boni de champ le ciieniin. A de certains JS^^^ LE CHATEAU BRUGMA^ A WALZIN. (VoyCZ p. BUÎ.} endroits la route frayée manque : les rives sont les pentes mêmes de la montagne, entre lesquelles elle s'encaisse comme dans un couloir, vive, frisqne, chatoyée par les ombres des cimes. Il faut la couper alors, grimper sur ses barrages, entrer jusqu'.in genou dans ses gués ou de loin la suivre par les aventureuses sentes qui grimpent au flanc des collines et gagnent les hauteurs. Aucune autre rivière n'a son charme profond, et elle est par excellence la rivière femme, l'onde fée, l'alliciante sirène perverse et douce, tour à tour musicienne divine (piand l'été gazouille au clair de lune ses jolies berceuses qu'accompagne le rossignol, et fiOi LA BELflIQIE. rauque aboycuse quand, l'hiver, elle rouelle le roc de ses écumes furieuses, pareilles à l'éche- vellemenl d'une bête courroucée. Plus d'une fois j'ai passé de l'une à l'aulre de ses rives, pieds déchaux, les chevilles cbalouillées des petits remous froids qu'elle secoue sur les cailloux luisants de son lit. Et tantôt j'allais à Chàleux, le hameau solitaire que les neiges rendent impraticable et qui hérisse par-dessus les toits de ses huit à dix maisons, comme une énorme stalagmite cise- lée en forme de flambeau, la célèbre aiguille du Chandelier; tantôt je revenais au moulin de Walzin me réconforter de miche blanche en sirotani une écumeuse jarre de lait dans la cuisine carrelée de dalles bleues. Ah ! les délicieuses lieures [)assées là, dans les odorantes tlouves du pré voisin, h voir s'écailler sous l'eau le ventre des poissons parmi les tremblantes perspec- tives renversées du château Brugman assis sur sa roche à pic comme sur un socle de plâtre rouilleux, si haut qu'il vaut bien mieux le regarder dans la rivière pour n'avoir point à se décarcasser les vertèbres du cou! Nombre de pèlerins sybarites, vaincus par hi voluptueuse paresse des contemplations, bornent leur désir à ces humides rives, insoucieux des autres qui, plus ambitieux, poussent jusqu'aux dramatiques spectacles des grottes de Furfooz, ou tentent de gagner Houyet après mille escalades. Pour nous, modestement nous regagnerons Falmagne par les plateaux. In uiince sentier s'insinue à travers la montagne, suspendu aux pentes comme un lacet flottant, et biaise, va, s'escarpe, contournant les redans, plongeant aux anfractuosilés, ici pierreux cl nu sous le crépitement des soleils, là moussu et fleuri, tout tapissé d'ombreuses alcôves de feuillages. Aux approches de l'hiver, ces aériennes lisières de bois retentissent du choc sourd des cognées; dans le noir des fourrés des bras se meuvent à temps réguliers ; les arbres tombent, passent à la scie: puis ou voit les « schlitteurs » ardennais dévaler à écorche-cul les rocheuses parois, attelés à des traîneaux chargés d'émondes et de falourdes. Alors de larges coupes sombres entament le manteau rouge de la forêt ; les baliveaux sont poussés au lil de la rivière et s'en vont échouer de-ci, de-làaux estuaires d'où à coups de perches ou les rejette au large jusqu'à ce que, dérivant de crique eu crique, ils s'amoncellent contre les arches du pont Siunt-.leau. Autretuis ou les rassemblait ensuite en radeaux que luaud'uvraient à la rame des bateliers et (jui descendaient le courant, pareils à des plates-formes flottantes. Mais, depuis les barrages, le transport j)ar bateaux s'est substitué à cette navigation primitive. Après une montée accidentée, on débouche enllu sur In hauteur. Mientôt le ciel s(> dentelle d'auvents en ardoises ; aux deux côtés d'une rue en pcutc, Falnuigue masse ses toits carrés (|ue dépasse le clocher de l'église. Le village ressemble d'ailleurs à la plupart des villages de montagnes, bâti comme eux tout à trac avec une grande rue, la route, cpii cheNauche la butte, s'abaisse aux pentes, coupe en deux une agglomération is de l;i Belle au bois doruuuit, contiscjuaut ainsi à son i)rolil l'éclat de rire et la mutinerie des ondes. Elle glisse à présent entre des boulin- grins de ray-grass, sous l'ombre des saules chevelus; Ophélie pourrait y goûter les voluptés cruelles de l'agonie, sans crainte d'être surprise par I'omI aux aguets du garde champêtre: le mystère et l'inviolabilité des allées couvertes, où nul ne met le pied, si ce n'est le maître, s'étendent jusqu'à ses eaux cl la défendent comme un rempart, (cependant son unique fonction ne consiste pas à désaltérer la troupe des biches et des daims dont la robe I PUUVLNCE DE LIÈ(iE. G17 fuyante plaque de taches fauves l'épaisseur des taillis. Elle a surtout pour utilité de réfléchir dans ses miroirs le jet vertigineux d'une roche, élancée à deux cents pieds et qui forme le soubassement d'un manoir vraiment royal. L'énorme mur se dresse à pic, presque de haut en bas, recouvert d'une courtine de lierre, et les tourelles carrées du château semblent continuer dans le ciel l'ascension de ses contreforts. Pour être perchée sur un si fier escarpement, l'habitation, toutefois, n'a rien de rébarbatif; son altitude seule lui donne une ressemblance avec les nids d'aigle que les barons pillards bâtissaient sur les cimes. .Modave n'esi point armé en guerre : ses tours sont veuves de barbacanes ; le pont-levis féodal est remplacé par un porche d'entrée pacifique. Ses ter- rasses, ses dépendances, sa cour d'honneur, l'ordonnance de ses salles réalisent surtout l'idée d'une résidence luxueuse, créée pour servir d'asile à une cour. Quand l'architecte français Jean Goujon en dressa les plans, il rêva d'y combiner toutes les séductions de l'art avec les ressources que lui offrait l'admirable décor du pays environnant, et un prince du sang n'eût pas été mieux servi par ses ingéniosités que ne le fut ce comte Marchin dont le caprice et l'or firent surgir du rocher la pompeuse demeure. Aujourd'hui encore, par une rare fortune qui atteste le respect des derniers propriétaires, le château a gardé son aspect des grands jours. Dès l'entrée on est frappé par la magnificence du vestibule; toute la généalogie des de Marchin s'y étale en couleurs chatoyantes dans les travées du plafond; et les écus d'or, de sable et de gueules y alternent avec une chevauchée volaule de grandes figures aux cimiers empanachés. Puis on pénètre dans un salon tendu de gobelins, toute une épopée de scènes maritimes et guerrières déroulée dans la laine et la soie, le long des murs, sous les marbres d'une suite de bas-reliefs incrustés dans la voûte et reproduisant les travaux d'Hercule, l'ue iiorfe s'ouvre : on est dans la chambre à coucher des ducs de Montmorency. Le lit, avec ses colonnes sculptées or et blanc, s'érige encore dans un des angles, près d'une couple de fauteuils d'une étoffe à fieurs divinement éteinte; et un grand portrait, une tète souriante de prélat, celle d'un cardinal de Furstemberg, encadré dans le trumeau de la cheminée, semble considérer l'éternel vide de cette couche fastueuse qu'aucune chair princière n'occupe plus. Inopinément une coulée de lumière vive s'épand sur les roses fanées du tapis : un domestique vient d'entre-bâiller le seuil d'un délicieux cabinet, aux parois duquel le peintre Morel prodigua les paysages et les fieurs. Le temps a patiné ces fioraisons et ces verdures, tandis qu'il lustre d'une jeunesse toujours neuve la gorge peu farouche qui s'échancre sous le balcon de la fenêtre, à une profondeur telle que les plus grands arbres n'apparaissent plus que comme les feuifiages persillés des bergeries à quinze sous, au bord de la rivière, diminuée à la taille d'un ruban d'argent. Une petite construction qui s'aperçoit au pied de l'énorme rocher garde une impor- tance historique dans cette Iteauté du site : c'est là que se conserve une machine inventée par l'ingénieur liégeois Rennekin-Sualem et qui servait à alimenter les pièces d'eau des terrasses. Toute la fortune du dernier de Marchin passa à l'onéreuse dépense de ces travaux hydrau- liques; leur renom s'était étendu jusqu'à Versailles, où Louis XIV manda tout exprès l'habile ingénieur pour le congratuler et lui commander une machine pareille, la célèbre machine de Marly. Pendant que le grand roi comblait d'honneurs le savant homme, au coup de baguette de qui les eaux jaillissantes avaient formé partout des fontaines et des cascades, Ferdinand de Marchin, celui-là même qui fut maréchal de France et reçut une blessure à la bataille de Turin, cédait son ruineux Modave au prince-évêque de Liège, llenri-Maximilien de Bavière. Alors commence une curieuse histoire : l'évèque à son tour abandonne le domaine au cardinal de Furstemberg, qui l'accroît en acquérant d'un sire Winand de Ville trois fermes et le petit Modave : il n'oublia qu'une chose, ce fut de payer. Il y pensa même si peu qu'il 78 618 LA BELGIQUE. fil, don du cliâteau et de ses dépendances à un sien neveu, prince de la Marck. La créance étant passée aux mains du fils de Winand, l'ingénieur Arnold, celui-ci flaire un coup, fait saisir les trois fermes et le petit Modave, et, par-dessus le marché, s'attribue le grand, pour les intérêts. Le voilà tranchant du seigneur, avec cette maison opulente que les .Marchin avaient mis seize ans à bâtir. 11 n'y manquait, pour l'occuper glorieusement, qu'un nom illustre; le nom se trouva, celui d'un Montmorency qui épousa le manoir et ne répudia pas la fille. Un jour, la traque révolutionnaire chassa à Modave le comte d'Artois, frère du roi. Il y (Hit des chasses, des dîners, des réceptions fastueuses. On attendait le roi lui-même; et tout à coup le bruit de l'arrestation de Varennes tomba à travers le bruit des fêtes. Comme un coup de vent, la nouvelle dispersa cette petite cour qui, le roi présent, fût devenue la vraie cour. Toutes les ailes se tendirent, on s'envola vers Coblentz, et Modave fut vendu comme bien d'émigré. Mais un receveur des Montmorency, brave homme, l'ayant racheté, le restitua jiar la suite au fifs aine du duc .\nne. Signe des temps, cette grande habitation illustrée par toute une lignée de princes, de cardinaux et d'évêques est tombée en roture : ce sont des bourgeois à présent qui meurent sous les lambris qui ont vu naître les ducs. II La Meuse industrielle. — Le Val Saint-Lamhert. — Une féerie. — John Cockerill. — Batailles rouges. — Seraing. La coulée de l'acier. Au sortir de Huy commence cette grande Meuse industrielle qui ne finit plus qu'à Liège. Nous rentrons là dans la région des flammes et des fumées : la nuit, au passage du train, les énormes carcasses noires des usines ressemblent à des chapelles allumées, avec leurs hautes baies qui ont l'air de porches et le rutilement sombre de leurs vitres pareilles à des verrières. Une messe rouge s'y célèbre, en etTet, au ronflement des machines pour grandes orgues; l'autel y a pour servants une nuée d'hommes farouches, dont la barbe et les cheveux s'étoilenl d'étincefles; et dans les ténèbres les immenses cheminées vomissant l'incendie font l'etlet île candélabres géants, brûlant à la gloire du dieu des millions. Corphalie, Flône, Engis, de proche en proche, fulgorent sur l'horizon ; plus loin les verreries et les houillères du Val Saint- Benoît entrc-bàillent leurs gueules pourpres; Seraing ensuite remue les tonnerres et les éclairs de ses laminoirs et de ses hauts fourneaux; et la traînée s'étend, une ceinture de feu étreint le fleuve, on a la vision d'une terre volcanique en éruption. Comme dans la zone terrible de Marchiennes et de Couillet, ce cercle d'une géhenne non prévue par Dante, un labeur sans trêve épuise ici le sang et la sueur de riuiniauilé. IVinnombrables populations fouissent les couches profondes de la terre pour en extraire le charl)on et les métaux, attisent les fours de puddlage qui les calcinent et les consument, soufflent leur vie aux frêles parois du verre, en tous lieux et pour cent industries prodiguent les activités d'un corps qui semble de fer et de feu comme les atmosphères où ils panlellent. meuglent, peinent et crèvent. Le lra\ail de Sisyphe et des Dauaïdes ([ui, aux régions boraines et carolorégiennes, prostré les échines avant le temps et laisse planer sur les foules comme le soupçon d'une fatalité inéluctable, soumet à des jougs pareils les fils de l'àpre contrée mosaine, dans tout le territoire qui s'étend entre la cité hutoise et la ville des anciens prince-s-évêques. Sous le coup de fouet des nécessités sociales, ces pygmées, engendrés du giron de la femme, deviennent semblables à des titans foudroyés que les vengeances célestes contraindraient à soulever des montagnes. Dans leurs rouges cavernes une lutte éternelle ClIàTEAC lit MODAVE. PHOVLNCI-: DE LIÈGE. 621 contre les puissances de la iialure bande leurs muscles, tord leurs reins et parait toujours sur le point de les exterminer; mais une force que rien ne peut réduire les t'ait sortir victorieux des épreuves et des dangers. Autour d'eux, cependant, la terre revêt des aspects ditTormes; les mêmes monts de scories cl de schistes que nous avons vus bosseler les farouches pays du centre se dressent en face des rocs, témoins de leur jteine et de leur olfort, comme des degrés par lesquels ils tente- raient de s'égaler à l'o-uvre de la Genèse. Partout le sol est labouré, déchiré, excorié, térébré, avec l'aspect d'un champ de bataille; des tourbillons noirs obscurcissent le jour comme les fumées d'une canonnade, et du fond des halls, dont les charpentes et les outillages décou- pent leurs enchevêtrements sinistres sur le ciel, monte le cri rauque des machines. Écartez- vous d'un pas : la lumière a lavé les souillures du paysage; la bucolique, interrompue par les discordes polyphonies du travail, se reprend à des silences; les bois, les prés, les eaux continuent sous les cieux apaisés leur grande collaboration mystérieuse, ("/est là le charme très particulier de ce pays de puissante industrie et de nature vigoureuse. Celle-ci n'abdique pas devant la marche envahissante de l'homme; les monts sont comme les bastions derrière lesquels son inviolabilité se cantonne. Au contraire, dans les mornes latitudes où gronde la forge boraine, une désolation met à la terre la cicatrice des irrémédiables déchéances, et la campagne par moments ne semble plus qu'un cadavre rigide, sous le suaire d'une pâle verdure. Pour qui sait dégager la vision des choses, l'usine et ses troublantes alchimies possédera toujours d'irrésistibles attraits. Il faut pénétrer dans l'intimité de ces immenses organismes pour comprendre que le sentiment vaguement répulsif, naturel aux esprits délicats devant la rudesse et la sauvagerie des apparences extérieures, ne procède la plupart du temps que d'une idée préconçue. Le tout est de se violenter, d'étouffer en soi les appréhensions du premier mouvement : une fois dans l'antre, le monstre finit par conquérir à des séductions insoup- çonnées. Sans grand effort, les imaginations médiocres s'ouvrent alors à des perceptions singulières : l'esprit, éveillé par le chimérique et l'illusoire qui, dans les sphères de la mé- canique, élargissent constamment les aspects en des projections quasi illimitées, entrevoit dans les réalités les moins fabuleuses des configurations lointaines et captivantes, qui sont comme le songe éveillé de tout ce monde à la fois automatique et spectral. Tout à l'heure, à Seraing, dans l'atelier oîi s'opère la coulée de l'acier, nous assisterons à une féerie dont le théâtre n'a jamais soupçonné les éblouissements : là s'exerce dans toute sa violence le despotisme de l'homme; c'est l'empire de la force; il y commande en maître au feu, docile instrument de ses élaborations. Mais, même dans les industries plus calmes, le spectacle n'est pas moins attirant. En face du pont de pierre qui, devant Val Saint-Lambert, coupe les eaux de la .Meuse, un porche s'ouvre sur les vastes constructions d'une ancienne abbaye cistercienne, dont les jar- dins s'étagent à mi-côte. La maison, avec ses larges façades, ses dépendances et ses murs de clùlure, a gardé l'ampleur et la magniticence du temps où les abbés ne circulaient par les routes qu'en carrosse à huit chevaux et réunissaient à leurs hallalis les plus déterminés chasseurs de la contrée. Mais, à la place des frocs errant sous le couvert des arbres, des bourgerons mouillés par la sueur se multiplient aujourd'luii en d'incessantes allées et venues, dans les cours transformées en chantiers et illuminées par la réverbération des fours. Une cristallerie, l'une des plus célèbres de l'Europe, s'est, en etîet, installée dans la grande demeure religieuse du treizième siècle. Dès les premiers pas, on se sent dans un monde qui n'a plus rien des aspects terrifiants de la métallurgie. Les rouges cyclopes aux gestes forcenés, galopant en de furieuses ellipses et traînant après eux des chariots enilammés parmi le grondement de tonnerre des 622 LA BELGlOri:. laminoirs et les ellroyables stridences des cisailles et des scies mécaniques, cèdent le pas à des travailleurs calmes, manœuvrant en des attitudes rythmées et s'appliquanf à des besognes pour lesquelles l'adresse est plus nécessaire que la force. C'est toujours le feu qui est le génie de la caverne; au fond des creusets il darde en langues fourchues, s'échevelle en crinières serpentines, jaillit avec des coruscations de météore ; les voûtes autour des fours s'cnllambent de lueurs d'incendie, par grandes traînées pourpres dont le reflet s'em'oule aux piliers, ensanglante les dalles du sol et plaque la pille chair bouffie des verriers soufflant dans leurs cannes. Seulement l'élément qui, au\ ateliers sidérurgiques, prend un air de révolte dans sa bataille contre les ringards et les marteaux-pilons, semble ici se prêter avec docilité à l'eflort des hommes. On dirnit que des paroles magiques ont dompté ses rébellions, pai-eillement à une hydre malfaisante que la vertu des incantations aurait soumise et qui s'allongerait en reptations inolVensives sous l'action d'un pouvoir mystérieux. Et vraiment cette délicate et aérienne industrie du verre tient par moments des sorcelleries. Les orbes décrits dans l'espace par le tube de fer, cette boule ignée qui s'enfle, rose, bleue, verte, comme un peu de l'âme et de la vie de l'homme qui l'insuffle, le miracle d'une pâte liquéfiée se durcissant en d'infinis caprices de formes, puis encore la lenteur régulière et cadencée des mouvements ingèrent le soupçon d'un enclian- tement ])ratiqué selon les règles de quelque secrète cabale. Dans le hall presque silencieux où ronfle la flamme et qui n'est troublé, en outre, que par des foulées de pieds chaussés d'espadrilles, des commandements brefs ei le crépitement sec du verre brisé, les visages ont une gravité méditative. L'ouvrier, assis devant son établi, parmi le va-et-vient sourd de son équipe, reçoit des mains des servants la fragile matière qu'il façonne, garnit d'un pied, décore d'un manche. Aucun geste n'est perdu; les mains se lèvent, s'abaissent, évoluent, avec la précision d'un rouage, mais aussi la sensibilité d'un outil de chair et de pensée; la moindre brusquerie détruirait l'ouvrage ; et tout ce monde s'absorbe dans une aciixilé attentive, sans hâte et sans répit. Cependant, au-dessus des fcfes. des globes de feu se balancent, décrivant des paraboles ; la pénombre se constelle de lumerolles vagabondes ; les cannes qui ondulent ont l'air de balancer des encensoirs: et de moment en moment les buires, les coupes, les verres, les carafons, toute la série des combinaisons de la gobletlerie s'épanouit en lignes flexibles et contournées, comme la fleur de cet incessant labeur. Ce n'est là toutefois encore que la fabri- cation initiale : d'atelier en atelier et d'étage en étage la main-d'd'uvre se poursuit, se parachève et progressivement s'achemine à sa beauté définitive; elle n'y arrive (ju'après avoir passé par la filière d'un lent et complet dégrossissement. Kt toujours l'inqjression d'un travail auquel un peu de sortilège est mêlé, se dégage des spires déliées que le geste trace dans l'air, comme s'il évoquai! d'invisibles esprits. Ce verre, Iranspnrent et fi'èle, dont l'air a tissu la sid>slinici' et qui s'évase en corolles de volubilis, s'élance en tiges d'orchidées ou s"'enroule eu srillcs di' vigne vierge, semble, au bout de toutes ces mains (pii le mnticiciil. composé a\ec- du songe et de l'illusion. Elles paraissent, ces mains, en leurs évolutions vagues et chiméri(|U('s. pi-cndre antoui' d'elles du brouilhird et de la hiniièi'c i>our en façonner la miroitante cloison (u'i t(»ut à riieiu'e s'incrustera le guillocliage ou que mordront la gravure à l'acide et la gravure au sable. Pourtant l'illusion n'est que dans notre esprit; les fées aux doigts agiles entrevues par notre rêve se réduisent à la condition de petites ouvrières accomplissani mm lra\;iil ni;itlirMi;i(i(|ii(' et ne songenut nullement à exécuter des arpèges sur les aériens chiNiiMs. Il n'est pas moins viiii qu'une grâce résulte de leurs jolies attitudes penchées sur le tour et de l'agilité avec laquelle elles manient leurs cristaux. Le coupage à la flamme, le fletlage, le rebrùlage au gaz, le guillocliage forment autant de divisions distinctes où on les voit, alignées sur un rang, exécuter des travaux de précision, leur niincc silhouette découpée dans la clarté des fenêtres, un scoflion de foil(^ versicolore siu' la lèlc pour >(• préserver les cheveux des poussières du \ci rc et IMJOVl.XCE DI^ LIÈGE. 623 aussi pour ne pas être scalpées par la courroie qui active le tour. L'une d'elles, ayant négligé cette précaulion, eut. il n'y a pas longtemps, la chevelure engagée dans l'effrovable rolalion : du sinciput à l'occiput, tout le capillaire ) passa, et la peau l'ut emportée du même roup. Autrefois les tailleurs faisaient mouvoir eux-mêmes leur tour au pied. On imagina alors une roue liydrauliquc (pii transmettait le mouvement à un manège; mais l'eau manquait ^J^ ATELIEn de femmes a I.A verrerie du Vil, SAINT-LAMBERT. souvent l'été, et l'on était obligé de reprendre l'ancien procédé. Depuis, une machine à vapeur commande toute la file des tours, et rien n'est curieux comme de voir, dans le toupillemeni verligineux de ces centaines de petites meules gironnant à la fois, la dextérité avec laquelle l'ouvrier multiplie les facettes de la taille, d'un frôlement plus ou moins prolongé du verre contre la pierre tourbillonnante. Dans l'atelier de la gravure à la roue, réservé aux produits de grand luxe, l'habileté va jusqu'à se jouer des entrelacs les plus enchevêtrés. Tels de ces cristaux, gravés au prix d'une application et d'une adresse extraordinaires, sont de vraies petites 024 LA HELCIOUE. merveilles darl. Pour la fabrication ordinaire on a recours à la gravure par l'acide ou par le sable : la première se fait au moyen d'impressions d'encre réserve, mordues ensuite à l'acide tluorhydrique ; la seconde s'obtient par l'action du sable, entraîné en un courant d'air forcé. .Mais à quoi bon insister sur des détails terliniques? Ce qui nous attire surtout, en notre qualité de peintre touriste, épris de la forme et de la couleur des cboses, ce sont les signilicatious secrètes et inattendues, les particularités absconces que dégage la vision de ces grands milieux bumains, cliargés d'une électricité dilierente selon les modes du travail, ici violente et orageuse, là pacifique et subtile. .\u Val, dans les sourdines étouffées d'une atmospbère (pii, à mesure qu'on s'écarte des fours, finit par s'endormir en des silences de laboratoii'e. on a presque l'impression d'un magnélisme partout répandu, circulant dans les salles et communiquant aux vivants l'enrytlimie mesurée et douce des mouvements faits on songe. Le vaste établissement des bords de la Meuse n'est qu'une des ramifications de cette immense Société anonyme des cristalleries du Val Saint-Lambert qui compte encore à Herbatb, à Jambes et à Namur trois autres installations. Différentes institutions ouvrières fonctionnent avec succès au Val Saint-Lambert, siège social de la compagnie : ce sont d'abord les écoles, les logements, la caisse de secours. Il existe en outre une caisse d'épargne et une société d'économie, l'une et l'autre régies par les ouvriers eux-mêmes. Ceux-ci forment une population intéressante qui ne connaît pas le chômage du lundi, se distingue par son intelligence et son aménité et a gardé, dans le milieu wallon, les tournures et l'accent de l'idiome natal. Celte grande fiimille, en effet, suivit la fortune de ses directeurs, à la suite du démembrement des verreries de Vonècbe, près de Givet. Tandis que le propriétaire allait porter son industrie en France, ses anciens collaborateurs gagnaient la Belgique, où ih acquéraient les bâtiments de l'abbaye; et la primitive colonie ne tardait pas à se reconstituer. Au sortir du village, de sa grande rue animée par les boutiques et les houillères qui hérissent leurs cheminées dans le plein de l'agglomération, on longe une file de vieilles maisons en pierres et en briques, à toits en saillie; bientôt un barrage strie le fleuve de sa chute d'eau : les rives s'animent. Des chalands amarrés au quai, un va-et-vient de bateliers, d'innombrables pi'olils de pécheurs à la ligne échelonnés, çà et là une enseigne maritime : « Au steamer de Seraing. A la ville de Batavia », etc., mettent en cet endroit comme un petit port minuscule. Au loin, le pont de Seraing délinée sur les collines bleuâtres son treillis métallique. On Iduilio ici à un centre de production formidable; les deux mondes sont les tributaires de la prodigi(Hise industrie fondée en cette partie de la Meuse par l'Anglais John (^ockerill; et cependani rien tout d'abord ne fait pressentir l'énormilé du monde noir dérobé derrière l'espèce de palais, à la large et décorative façade, qui s'ai)erçoil du quai. 11 faut franchir la coui' d'iKinneur, dépasser les bâtinicuis de service, laisser derrière soi les bureaux, puis s'engager dans l'effrayant labyrinllic des alcliers. (I(»s laminoirs, des hauts fourneaux el des aciéries. Alors la rue, la nalui'c la vie. (oui s"oul)li(>; un Tarlare s'()U\re devani les pas. avec ses gouffres, ses chaudières, ses fournaises; une demi-jouruée suffit à peine pour parcourir au |>as de course tous les cercles de col eiifer. On voudrai! Iroiiver un autre mot pour ne pas se l'épéter, et c'est toujours à celui-là qu'on revient. Lui seul a la vertu évocative (piand il s'agif (l'un lieu lit' supplices el d'épouvantes, avec le feu parlnul, di-s euibrasemenis sous les pieds et sur la léle. ccul lounerres (|iii iimiIcuI. faisant pâlir l'homme d'admiration et d'effroi. Quand, après tous ces vertiges, le tympan fracassé par les artilleries des pilons et des forges, les yeux bn'dés, la gorge raclée par les fumées, couvert de poudre et d'étincelles, on sort de l'antre, il semble qu'on écliap])e au meurtre et aux Furies. Lequel de ces princes-évècpies (|ui, pendant des siècles, goûtèrent là le l'cpos, le charme des musiques et les langui'ur> du liicn-èlre. eût soupçonné la mélaunirpiiose de la riante \illa / PI? OVIN CE DE LIÈGE. 625 mosaine, avec ses jardins ombreux, ses charmilles, ses bosquets damour et de songe, en cctio caverne des Mille et une Nuits, grouillante d'un peuple de gnomes et de kobolds qui, au soleil el dans les ténèbres, sans répit extraient l'or des métaux? Certes, ce fut un liomme extra- ordinaire, un Nnpoléon de l'industrie et des alTaires, ce John tlockcrill qui, un jour de l'an 1817, s'en vint déhaniuer à Seraing avec un état-major d'ingénieurs, anglais comme lui. il fallut dix ans à peine pour que l'Europe entière prit feu aux étincelles de la grande enclume que l'inventeur portait dans sa tète, symbole de toutes celles qui sans relâche retentissaient dans la fournaise créée par sa volonté. Chaque jour des installations nouvelles surgissaient de terre. En 1823 les grandes forges et la chaudronnerie se construisaient; les fours à puddler, à rechautTer et à souder, les laminoirs, les machines de la fabrique de fer étaient mis en service trois ans après; puis la houillère Henri-Guillaume, avec ses puits, ses galeries, ses aménage- ments dans des proportions encore inusitées, entrait en exploitation; el en 1828 tout à coup s'allumait le premier haut fourneau à coke du continent. Autant d'entreprises, autant de vic- toires. Malheureusement, au plein de ces grandes activités, une crise sévit, lourde, paralysant l'élan universel. .Malgré un actif considérable, la suspension des payements parut inévitable; .Marengo et .Vusterlitz s'effacèrent devant l'apparition de Sainte-Hélène. Et John Cockerill s'en alla mourir à Varsovie, tué peut-être par l'idée de son empire détruit. Une gloire l'éter- nisera dans l'histoire de la métallurgie : l'introduction sur le continent de la construction des machines à vapeur, de la production des fontes au coke et de la fabrication du fer par la méthode anglaise. Toutefois son œuvre ne mourut pas après lui : une société anonyme la soutint et l'élendit de ses capitaux. L'immense usine possède actuellement cinq hauts fourneaux, une fonderie de fer qui se subdivise en trois halles, quarante fours à puddler et souder, douze laminoirs, sept pilons, une aciérie Bessemer composée de deux convertisseurs, dix-huit fours, neuf laminoirs, luiit pilons et soixante et un moteurs, lui nombre considérable d'atehers de construction, montage, boulonnage, modelage, préparation des pièces mécaniques, etc., enfin un chantier de constructions navales, avec chaudronnerie, atelier des machines-outils, forges, menuiserie, cales, coulisses, darses et berceaux de lancement, toute une cité qui fonctionne, celle-là, non sur la Meuse, mais sur l'Escaut, à Hoboken, près d'Anvers. Une pareille nomenclature est déjà faite pour frapper; mais elle ne vaut surtout que par les conjectures qu'elle ouvre à l'esprit, la vision d'un pullulement humain, l'idée d'une Babel ouvrière et d'une Tyr de travail. Imaginez les ponts par centaines partis de là el jetés sur les fleuves et les rivières; les transatlantiques, les steamers, les locomotives, ces Lévialhan et ces Bucentaures, à qui furent donnés ici les ailes et les poumons et qui, depuis, lancés à tous les vents de l'espace, avec la vapeur pour souffle, fatiguent la terre et l'eau de leur course furieuse. Et ils n'en sortent pas un à un, ces monstres; ils en sortent par volées, par flottilles, par caravanes. En huit ans, cinq cent quatre-vingt-trois machines fixes, deux cent six locomotives, soixante-dix-neuf bateaux à vapeur, deux monilors de cent quatre-vingts che- vaux chacun, avec tours, atfùts de canons, |)ompes, accessoires et rechanges, une trentaine environ de barges, bateaux-phares, bateaux-[)ilotes et dragues sont livrés au gouvernement russe. Alors, pendant le temps de ces fabrications, l'atelier devient arsenal ; la Guerre attise les fours: sa sœur la .Mort l'ail bouillonu(>r les creusets avec du feu et du sang; et la géhenne est deux fois géhenne, par h^ travail el par le meurtre. .Mais la Paix met aussi son grand souflle dans la fourmilière : la première locomotive et le premier rail sortent de Seraing en 1835, et, vingt-trois ans plus tard, les compresseurs, aéromotcurs, roues et presses hydrauliques, perforateurs, atlùls, etc., du colossal matériel employé au percement du Monl-Cenis. Imaginez encore, d'après ces données, les branle-bas, les chasses-croisés de foule, les mugissements de 62(i LA lîKLdiniiE. ce iiiondc de cliair fl di' iiiiicliiiics. lùdciidc/. l'ellVéné cl disroi'daul (hcIil'sIic di'> l'orges. des laminoirs, des cliaudroiiiR'i'ies hurlanl, griiirunt, marlelant, remuant les foudres dans un ronp dr lempète (jui loujoiirs recommence. Ln mascaicl de ien écnme et roule de pail en pari; les l'ours partout ouvreni des gueules d'où gichsnl des pluies d'étincelles: cl coii^lainnicnt les marteaux-pilons font partir, à travers les autres fracas, leur canonnade sourde. Mais le grandiose, c'est vraiment là-bas, du côté des aciéries. Quand s'opère l'élaboration des mélau\ pour la fabrication de Tacier Bessemer, le hall sombre se translignre dans les s|)lendeurs d'une apothéose. La féerie avec ses trucs grossiers, ses machinations visibles, son appareil de théâtre, n'csl rien en comparaison. Kl bien pliilôl. c"esl un i;rand spectacle de la nalure qu'on a sons les yeux, magnilifpie et terrible, comme si briixpn'nieni la lerr-e ouvrait ses volcaniques abîmes. La fonte premièrement est amenée liquide du ciiIhIoI dans une cornue chaulfée à blanc. Klle arrive, coule comme un lleiive d'or el de pourpre jns(pi"à l'orilice où elle s'engonlfre; et lentemeni la cornue se relève sur ses tourillons. Alors commence le pio- dige. Lue trombe, un ouragan pari de la soufllerie, bom lie boréale el lénébrense. avec nu mugissemeid liorrilde et s'abal sur la fonic li(piéliée. La mer n'a pas d'aidans plus furieux; celui-ci ci'oule du poids d'un lyi)lHiii jns(prau inélal qui bouillonne, écume en \agiiis de feu. projette à la voùle un torreni de scories en fusion. L'émietlement d'un soleil éclabousserait l'espace de pareilles fulgurations. En un instant, l'air est rempli de coruscalions aveuglantes; des nuées d'étincelles éclatent, pétillent, tonrliillonnent ; et |)eu à peu une flamme, jaunrdre d'abord, blanchit dans le ci'eiiset. Cependanl l'ellroNable coup de \eiil couliniie à iiigir; le bouillonnement s'accentue; les matières incandescentes s'élancent i-u fusées plus compactes; une pluie rouge bal le< murs, vole au loin, embi-ase le hall enlier. Tous les aspects en demeurent brouillés; on est em|)orté soi-même dans le< remous du brasier; l'inceudie, comme une houle, mange le sol et l'air, monte en spirales, crouh; et rampe (M se tord, l'uis, à mesure que le carbone de la masse en réduction diminue, la cornue bleuit ; la projection du laitier s'alentit; la formidable bouche cesse de soufllei'; l'aciei- s'écoule dans une poche, d'où il passe dans les lingolières. Et l'on reste aveuglé, les orbites liNuiées par la vertigineuse ascension du feu, sentant tourner autour de soi une roue tlambo\ante. L'enchantemeiil a dm-é un quart d'heure à peine et pourtant s'imprime, inoubliable, dans la iiK'moire. m Eiiln'i:' à Lit'^i;. — Les coli'.iirx . — Les usiiirs. — Li's lnimelles. — Lus pouls. — l.i'S quais. - - Li' i|Uin ilr !a r.alli La GofTf. — Le Perron. ^ Le Mont-dc-PiiHr. Toides les heures, un bateau pai'l d(» Seraing |)our Liège, opportun et facile observaiou'e pour assister au déroulement du gi'and paysage iudiislriel (pii borde les ri\es. Le li'gei' vapeur fend les eaux vertes; une fraîcheur moule du lleuve ; à chaque instant les versants avancent ou reculent, chauves, lépreux, chevelus, aéi-ieus, velus de rayons ou de nuées: et le rivage a l'air de marcher. Jjà-bas, Seraing, sur la droite, s'enfonce dans un lourbilhui fmneux, avec ses terris, ses cheminées, les gaz bleus de ses hauts fourneaux; à gauche, .ienu-ppe s'étage sur une bulle, dans les suies et les poussières; et les usines, les houillères, les Imites de schistes et de scories s'entassent, bouchant les perspectives de leiu-s amas ditformes. La gi-inde foi'ge de ce ])ays du fer et du charbon bat là son |)Iein, fiu'iense et rauqne, nourrie de sang humain. Toujours un moloch, un antre éclaboussé de ténèbre^ el de feu se dresse à riiori/.on. ou, plus proche, rellète sa silhouette bourrue dans la .Meuse, enchevêtrant .ses patibulaires sur le ciel, I. * COUI.ÉF HE I.'aCIIM; ALX KTSCI.iSSK HFM'S C OI: K E I: 1 I. I., A SKI'. Al\r.. IMUIVI.NCl': DK LlKliK. 629 ou de son cube massif, démesuré, obscurcissanl au loin les pentes. Mais à l'enlour voici que fleurissent les jardins, les prés loisonnent diaprés, des rideaux d'arbres tissent sur le poudreux calcaire une ombre soyeuse. Et avec la montagne qui, derrière, exhausse ses grès et ses cul- tures comme les cases d'im échiquier, on linit par trouver un ciiarme farouche à cette nature ri lie Iruits, de tentes et de parapluies. I)ébar(iue/. à la K(indrri(> de canons, lefaitcs à reiidiirs, dans le sens de notre gravure, la promenade tie ce (piai lurbuli'nl. puis jetez-vous dans nue des lorliieuses el tninci's niclli'x (pij coiipciil |iai- Iranrlics cr populeux el caracliTislicpie (piarlier : vous ne tardei'e/ |»as à deboiiclier sur le giaud Marché, (piebpie chose coniuie le [-"(iruni de la cité, une délicieuse place oblougue, denteh'e par les pignons des liôlel> de- corporalion- et (pii surtout lire sa célébrité d'une colonne aunelée, en haut de laciuelle s'enti-elace un groupe drs (jràces. La colonne elle-même repose siu" un soubassement à degrés: celui-ci est sup|iort('" par quatre lions accroupis; el loid le petit édilice sert de conronnenu'ul a une foidaiiH'. C'est le Perron, ini nom ipii retenlit à chaipie page de l'histoire liégeoise. Au inèuie eiidroil -e dressail IM{(»VL\(;i<: LIK LIEGE. ()3:3 au quinzième siècle la borne au pied de laquelle se promulguaient les lois : Charles le Téméraire, lexterminateur de la cité, la fit abattre; mais elle reparut sous Marie de lîourgogne; et brusquement un ouragan l'emporta. Finalement on lui donna la forme d'art qu'elle a encore aujourd'hui. Delcour, qui sculpta le joli groupe, ne pensait pas à symboliser une idée patrio- tique; et cependant celle-ci demeure incoerciblement attachée au Perron. Ce Delcour était un artiste d'un caprice inépuisable et un peu fou : il eût rempli le monde des lloraisons de son ^^JU^^Ê^^- liJ Uià^vS^SvN^aiiiL^i;^ LA FONTAINE DE I. A VIERGE. génie; mais Liège surtout eut sa part de cette fantaisie alerte qu'il prodiguait en d'exquises statuettes, agitées et spirituelles. La Vierge de la fontaine de la rue Vinave-d'lle, en son claquement de draperies et ses élégances rococo, donne bien la note de son facile esprit, si joliment maniéré. IV Panorama de Liège vu des hauteurs de Coiiite. — Les ponts, les rues, les églises. — La ruche en travail. — Symphonie en gris. — Le vieux Liège et la ville nouvelle. — La place Saint-Lamhert. — L'ancienne cathédrale. — Le palais des princes-évèques. — Alhambras, pagodes et préaux. — Maître François Borset. — Le palais de Justice et l'hôtel provincial. — Publémont. — Rue Hors-Chàteau. — Saint-Paul. — Sainl-Jacques. — Saint-Martin. — Saint- Barthélémy. — Le cloître Saint-Jean et la tour de Notger. — Les fonts baptismaux de Saint-Bartliélemy. — Activités d'art au pays de Liège. Une rue qu'on prend près des (iuillemins oblique à droite, franchit un pont, el de raidillon en raidillon achemine à une large voie, récemment pratiquée dans le coteau. A mesure qu on monte, la vue plonge à travers des percées; les collines, en se rapprochant ou s'espaçant, diversifient les perspectives; quelquefois, par une échancrure, on aperi;oit des coins entiers de la ville et de ses faubourgs, tout un entassement de toits et de pignons, coupé par les hautes cheminées des usines et des fabriques. .Vux deux côtés de la route, des coudriers emmêlent leurs taillis ; une odeur de mousses et de feuillages laisse moins sentir le relent d'oing et de suie apporté de la vallée par le vent ; et petit à petit on dépasse une laiterie, l'établissement d'hydrothérapie, les coûteuses installations de l'Observatoire. Le fleuve s'est reculé à gauche, 80 034 LA BELGIOL'E. dans les alternatives de silence et de bruit de ses rives; on n'aperçoit plus que les ondulations supérieures du délilé au fond duquel s'allonge sa grande nappe verte; et un plateau se déroule, dont la descente tout à coup ménage le panorama de Cointe, le plus saisissant dans cette suite d'écliai)])ées qui sollicitent partout les yeux. D'ici, en cil'et, c'est presque Liège entier qui se développe avec s(!S deux rives d'une physionomie si tranchée. Une longue scintillation métallique suit la coulée de la Meuse à travers le paysage d'ardoises et de briques qu'elle découpe. Quatre ponts, le pont de l'Accli- matation, le pont Neuf, la Passerelle, le pont Léopold, font au-dessus des eaux une entilade d'arches s'amincissant dans la reculée, entre la ligne prolongée des quais. Tout au fond, une courbe qui ferme l'horizon se dentelle du fouillis lambrequiné des petites maisons du quai de la Batte ; et le grand miroitement du tlcuve se perd ensuite dans l'entonnoir de montagnes dont les cimes moutonnent au loin. Cependant, à notre droite se déploie, touffue comme une forêt, l'agglomération des quartiers d'oulre-Meuse. Une ligne d'épaisses fumées, brouillard qu'aucun soleil ne dissipe, marque la trajectoire de celte bruyante rue Cirétry, dont l'harmonieuse dénomination, par une sorte d'ironie, s'attache justement à une voie constamment ronflante des furieuses et discordes musiques de la métallurgie. L'industrie, en celte active fourmilière liégeoise, ne s'arrête pas aux banlieues ; comme emportée par le formidable élan qui commence dès Huy, elle traverse la ville, emplit les rues du mugissement de ses machines, et, dans la chair même du grand peuple ouvrier, assied les assises de ses flamboyants donjons. Mais le calme renaît sur la rive gauche. A l'avant-plan, les tourelles et les pignons de l'île du Commerce entremêlent le luxe et la fantaisie des styles, au bas de l'énorme butte qu'on voit se rentier ensuite, sous un dégringo- lemenl de façades et de cheminées. De proche en proche, elle monte, couverte d'une carapace toujours plus dense de maisons, avec l'imbriquement lumineux d'une masse ininterrompue de toitures en ardoises, coniques, carrées, bossuées, effilées, pendantes, et qu'on dirait entre- choquées par des remous aux bosses et aux reliefs des pentes. Tandis qu'à lîruges, à Gand, à Anvers, la rouge symphonie des tuiles, avec des modulations infinies qui de la pourpre sanguine se dégradent jusqu'aux pâleurs des roses éteints, allume sur l'horizon des réverbérations de couchants et d'aurores, un poudroiement gris, chatové d'iris, uniformise les aspects de la ville wallonne et semble réfracter au-dessus d'elle les blancheurs et les grisailles des calcaires et des grès environnants. Mais nulle monotonie, rien de terne dans cette absence des notes piquées qui réveillent la plaine flamande. C'est un gris nuancé, transparent, infusé de lumière, dans des atmosphères fondues (}ui ne découpent pas les objets et les baignent au contraire en de moelleuses ambiances. La montagne qui là-bas sert de toile de fond à ce panorama de maisons, souligne en outre de ses verts vigoureux ce que la tonalité dominante |)(iiiirail a\oir d'un |m'u sec aux yeux épi'is d'un coloris plus épanoui ; el ce mélange de la verdure avec l'ardoise, la pieri'e cl la l)i-i(|Mc tonne des liarnionics pailiculières oîi se combine surtout l'accent de la contrée, l'ar là-dessus, une envolée de clochers et de tours, de chevets d'églises et de chapelles, aux grandes lignes rigides plantées comme des équerres dans le tohu-bohu des lo|)ographies. Saint-Jacques et, plus sur la gauche, Saint-Paul, celle-ci coillcc d'une llcclic, celle-là trapue et sans tour, éniergcnl. |)Mreilles à des promon- toires, du dcrcricuicnl des |iii;nons et des toits. Kl |)lus loin, dans la hriinic. la l'onnc pailoul visible de Saint-.Martin évoque l'idée d'un géant de pierre couvrani la colline de son ombre. .\ un certain moment ragglomcration s'ouvre à des percées de verdure; les maisons s'espacent sur les flancs de la cilé; on est déjà dans la banlieue, et la ville n'a plus l'air que d'un contre- fort à la montagne de Vivegnis qui s'escarpe et festonne le ciel des sinuosités de ses crêtes. Ce n'est là (pie la connaissance extérieure et superficielle. La |iarl l'aile aux veux, il faut l'UUMNCE DE LIEGE. 635 s'engager dans le grand madrépore percé en tous sens de rues tortueuses, les unes zig/aguant en lacets sur des côtes abordables seulement pour le piéton, les autres louvoyant à travers le fumeux dédale des vieux quartiers, et presque toutes cassées à angles brusques par les tournants, reliées ensemble au moyen d'escaliers et par moments si encaissées que d'une fenêtre à l'autre des maisons qui les surplombent, deux bouches pourraient se joindre. Liège, d'ailleurs, a sa vieille ville et sa nouvelle ville, celle-ci correctement alignée, avec des boulevards, des squares, des fontaines, des kiosques, des terrasses, tout le riche décor d'une petite capitale de province amoureuse du faste et alimentée par une certaine fortune publique. Depuis quinze à vingt ans, des travaux considérables ont transformé les abords des quais, modifié le cours du fleuve, amené la circulation et la vie dans la solitude des terrains perdus. A un i)as des Guillemins, une cité magnifique a poussé par enchantement, une floraison d'architectures LIEGE VU DES HAUTEURS IlE COINTE. somptueuses et surchargées dont les minarets, les coupoles, les loggias, les colonnades et les frontons font défiler en une vision confuse les monuments de l'Orient et de l'Occident. Descendez quelques marches : la .Meuse étale sa coulée chatoyante au bas des parapets, et un autre escalier vous mène à l'opposé dans des jardins plantés d'essences variées et rafraîchis par des eaux jaillissantes. Bientôt s'ouvre une double allée de grands arbres; leurs branches suspendent dans l'air comme les arceaux d'une forêt; on croit traverser un coin des Champs- Elysées. Puis à cette superbe promenade du boulevard d'Avroy succèdent les frondaisons de la Sauvenière: les maisons se resserrent: à droite une place laisse voir, derrière une statue, ceUe de (îrétry, la mesquine ordonnance d'un bâtiment à pilastres, le théàti'e; et, tout de suite après, une large rue vous jette sur un terre-plein, cette grande place Saint-Lambert, grande plus encore par les souvenirs du passé que par ses dimensions dans le présent. Là un édifice merveiUeux se dressait, la cathédrale du douzième siècle, avec ses énormes tours carrées, les quatorze piliers de sa nef, ses salles du diapitre, ses locaux jiour la recette. 636 LA BELGIQUE. son chartrier, tout l'immense agglomérat qui, incrusté au cœui- et aux pieds du colosse. vivait dans la peur et le commerce de Dieu. Pierre l'Ermite y sonna le clairon des croisades; Lamberlle Bègue y anatiiématisala simonie des clercs; plus tard un duc puissant, tourmenteur et bourreau de la cité. Henri 1", vaincu aux plaines de Steppe, s"y ploya avec humilité sous le geste de l'évèque levant les censures ecclésiastiques, pieusement ensuite ramassa le corps du Christ, ceint d'épines, qui. par ordre de Hugues de Pierpont, était demeuré sur la dalle, dans la nuit du temple, saignant de la blessure faite à ses fidèles liégeois. Le feu d'abord, puis les révolutions des hommes réduisirent en poudre le glorieux sanctuaire. Mais un palais s'élevait à côté, dans sa lumière et dans son ombre, une som])tuosité de pierre, d'or et de marbre, que l'évèque Everart de la Mark, parent du farouche Sanglier des Ardenncs, avait commence et qui, lui du moins, est resté en partie debout, au haut de la place, derrière les froides symétries d'une façade plaquée au siècle dernier sur l'âme et la forme intérieures. Un incendie ayant mangé la façade primitive, on mit à l'édifice ce masque classique, par vergogne peut-être pour la licence fleurie qui égayait les cours. Or c'est en celles-ci qu'est toujours le cliarme, la palpitation de cette pompeuse demeure des princes-évêques, gens de guerre, mais de plai- sirs aussi, qui trouvaient là comme une image du cloître, adoucie et mondanisée. Quand on débouche dans la plus grande des deux cours, l'émotion va jusqu'à l'inquié- tude. La vue, les temps, les styles se brouillent dans ce mélange de roman, d'arabe et d'hin- dou qui brusquement ouvre une échappée sur des alhambras, des pagodes, des préaux de monastère. Ne cherchez pas : vous êtes dans le caprice et l'imagination. Un seul homme a dégrossi ce bloc qui semble trahir de multiples collaborations, mais quel artiste et quel songeur ! Ce François Borset, d'outre-Meuse, appartenait à la race des impétueux cerveaux en qui bouillonnent toutes les formes et qui, comme la forêt, contiennent le simple et l'enchevêtré. Il sculpta dans les soixante colonnes des galeries un poème idéal et grotesque, de la grimace et de la cliimère, peut-être aussi quelque évocation des féeries orientales. Chacune d'elles décèle le jeu d'un esprit infini en ses combinaisons ; toutes diffèrent par un détail, une fantaisie, un mascaron, et les unes se renflent en bulbes, dessinent des tulipes, s'arabesquenl de végétaux et d'animaux, les autres ressemblent à de grands candélabres montés sur des piédestaux et couronnés de corbeilles. Sur les quatre faces de la cour uu portique se continue, déroulant les cintres surbaissés de ses arcades, avec ce peuple d(^ piliers pour a])pui ; et le portique lui-même supporte l'ordonnance élégante et légère des fa- çades, prolongées en travées dans l'am])leur des toitures, avec un fouillis de colonneltes, de pinacles, de rinceaux et de balustrades. Cette efflorescence déliée de l'ogival paraît presque sévère à côté des poussées folles du jardin de maître Borset. Les rocailles et les chicorées (|ui, deux siècles plus tard, s'épanouiront comme des végétations parasites sur l'art dégénéré, sont là en germe, dans les volutes et les astragales de cette fantaisie tarabiscotée. Après ce coup de théâtre, la seconde cour |)àlit, malgré ses prestiges : c'est (|ue la fabuleuse invention do loul à l'heure est restée empreinte sui- notre rétine. Et pourlaul le fougueux Borset a passé par ici comme là-bas. Pour s'épanouir moins fantasquement, les fûts et les chapiteaux des galeries, ceux-ci enguirlandés de feuillages, ceux-là creusés de cannelures, de losanges, d'hélices et d(> moulures, n'eu |i(>ih"iil pas moins la niai'fpie distinctive de ce surprenant coup de ciseau. Les portiques, d'ailleurs, en cette cour moins riche, mais d'une intimité plus silencieuse, ne régnent que sur deux faces du rectangle; sur les deux autres, de grands murs pleins se nerveni de simulacres d'arcs dont les pieds-droits descendent jusqu'à terre. Au milieu, un jardin a germé; des ga/.ons bordent une vasque et s'encombrent de vieilles pierres, débris d'écussons, statues, fonts baptismaux, plaques tumulaires ; quelquefois un oiseau descend, vii'ut becqucicr l'iicrbe ou boire à la fontaine. PROVINCE DE LIEGE, 639 11 n'en faut pas plus pour la rêverie ; les galeries s'animent d'une traînée de pages et de favorites; des fenêtres sort une rumeur vague, troublante, mal assoupie, comme un bruit de volière ; les portes ouvertes laissent soupçonner des tapis, des tentures, des statues, des escaliers de marbre. On pense à cette exclamation de Marguerite de Valois : « Il n'y a rien de plus magnifique et de plus délicieux ». Ou bien une grande silhouette se dessine, grandit, arpente les dalles, celle d'un de ces prinçes-évêques perpétuant la tradition d'un épiscopat temporel, querelleur, bataillant de la crosse et de l'épée, quelquefois pour le peuple et plus souvent contre lui. Et tout là-haut un carillon verse sa pluie de notes; elles ruissellent, larmes mélodieuses, sur les poussières où fut la gloire de Liège et que le vent balaye dans l'enclos. Mais un grincement horrible, continu, d'abord inexpliqué, rompt l'enchantement; on regarde : chaque baie de fenêtre encadre une tète de scribe égratignant du papier. Les termites se sont L HOTEL Pr.OVINCtAL DE LIEGE. mis dans la tanière du lion: ce coin do lanlique résidence princière est devenu le refuge des bureaux de l'enregistrement. Arrière, illusion ! Et non seulement de là, mais de partout, les fantômes ont été délogés. Les ombres noires errantes sous le rire des mascarons de François Borset ne sont point des robes de prélats, mais des toges d'avocats. Cette toison qui se rebrousse là-bas comme la fourrure du mélancolique chat des ruines se résout en un bonnet à poil sur le crâne de Pandore, et des plaideurs contrits remplacent la vilenaille qui, les jours de largesses, arrivait gueuser aux portes de la grande maison. Après tout, celle-ci n'a guère changé sensiblement de desti- nation. Jadis la justice des évèques s'y rendait, et c'est encore la justice qui s'y rend aujourd'hui. Mais, tandis que l'autre n'était souvent que le caprice et l'arbitraire, celle-ci s'appuie sur des codes, des lois, l'appareil rigide de la conscience moderne. Un peuple pratique se reconnaît à ces utilisations des vieilles reliques. Des anciennes écuries du palais on a fait les bureaux de l'hôtel provincial, et le chef de l'administration a 640 LA BELGIQUE. liii-mèiiie ('té iiislallé dans la salle des États. Ce grand service public occupe maintenant toute la partie ouest du palais. L'n artiste de talent, duni le nom restera allaclic à l'œuvre de la restauration, M. Delsaux, a reconstitué sur le patron des façades intérieures le vaste développement des façades qui regardent Publémont. C'est la même disposition de travées prolongées dans le toit et reliées par luie balustrade découpée à jour, avec des élancements de colonnettes et de pinacles. Un portique, en saillie dans le milieu de la construction, repro- duit le délicieux motif des arcs et des piliers de la grande cour, et deux avant-corps, partant des pignons d'angles, achèvent en outre d'en restituer la configuration. Des rampes de la grosse butte qui se dresse en face et vient mourir dans le square de la place Notger, parmi les fleurs et l'eau, on lit merveilleusement ce beau livre de pierre, où l'écriture prend le relief et l'animation d'innombrables bas-reliefs, écussons et statues, l'histoire au ciseau des prospérités et des vicissitudes liégeoises. Ce l'ublémont qui brus- quement mure la rue, avec sa place Saint-Pierre là-haut, sa dégringolade de maisons, ses touffes de verdures, les plans géométriques du luiiin'l au bas de ses pentes, ébauche là l'ordonnance compliquée et savante d'une sorte d'escalier à la Piranèse. Et l'escalier existe véritablement un peu plus loin. De la rue Hors-Chàteau on le voit monter, monter toujours, projeté de palier en palier jusqu'au plateau de la citadelle, avec l'escalade illimitée de ses maiches qui, d'en bas, finissent par s'effacer dans un gigantesque plan incliné. Presque au pied, s'érige en plein pavé une fontaine de Delcour, un joli et tourmenté édicule à statues, piliers et bas-reliefs. Un peu plus loin, la rue aboutit à une chapelle d'une destination sin- gulière : Vénus et Paphos y revivent dans la coutume qu'ont les madeleines des quartiers circonvoisins d'y entendre la messe pour l'achalandise de leur commerce. C'est comme un reste de paganisme sorti du ruisseau; et le lieu, paraît-il, ne peut pas toujours contenir les fidèles qui, en priant Dieu, invoquent surtout IWmour. Ce culte joyeux ne s'accorderait pas avec les austérités de Saint-.Ahirtin et de Saint-Paul. La vieille foi s'y agenouille seule, humblement prosternée dans la pensée de la rédemption finale à laquelle les tombeaux, la solennité des voûtes, les éblouissants paradis des vitraux ramènent constamment l'esprit. Aucune des grandes églises liégeoises, à vrai dire, n'a les graves tristesses des sanctuaires du pays flamand; et cependant chacune d'elles possède d'inoubliables splendeurs. Saint-Paul, devenu cathédrale depuis la disparition de Saint- Lambert, s'annonce extérieurement par les nobles symétries de l'ogival primaire. Les dais, les gables, les dentelles qui plus tard orfévreront l'armature des contreforts et des arcs- boutants, n'ont pas encore altéré la majestueuse simplicité des belles lignes initiales : lui admire la balustrade à arcatures ogivales trilobées de la grande nef, les saillies des contre- forts du chœur, les belles verrières du transept; et un nombre infini de fenêtres donnent à l'édifice l'air d'une énorme lanterne. C'est à peine si les murs pèsent sur ce temple aérien et illuminé: [tartout les hautes baies s'ouvrent des percées sur le ciel, comme si l'architecte avait rêvé de bâtir son œuvre avec du jour plutôt qu'avec de la pierre. Et l'impression demeure à l'intérieur, sous le ruissellement de toute cette clarté qui, tombée des fenêtres, cuule et ondule à travers les quatorze piliers de la grande nef, piliers d'estacade battus par cette prodigieuse marée lumineuse entrée de partout et submergeant les voûtes et les dalles. Au-dessus de leurs arcades lancéolées, de légers arceaux trilobés, a])puyés sur des colon- nettes cylindriques, prolongent les sveltes découpures d'un triforium ; loul ili- siiilc après, la voûte s'élance, entre-croisant ses nervures, avec de grandes fenêtres llauiboyantes dans les retombées : et des parterres, des jardins, une forêt mystique s'ouvre, se suspend eu guirlandes, en végétations et en treillis de feuillages aux courbes de la sublime ogive. Là-bas, au fond de la nef, le chœur aiguise ses verrières en pointes d'épées ; dans les transepts, d'autres fenêtres, PMOVIMIK ItE LIÈGE. 6 'il immtMiSL's, (lécuiipcnl le mur de liaiil t-ii bas, avoc réblouisseineiil de leurs vilraiix; à droite, l'histoire de sainte Julienne et l'institution de la Eête-Dieu, une polychromie moderne ; à gauche, le couronnement de la Vierge, des émeraudes, des topazes et des saphirs plein les meneaux d'une composition renaissance. Ainsi, dans les llammes et les gemmes, la magnilique église s'épanouit, tleur composite de [mis orch'cs dilVérents, avec ses stalles en hois à i)inaclcs LÉGLISE SAIM-PAUL A LIEGE. en crosse d'évèque, ses dinanderies, son Cbrisl au lomheaii, de Delcour, ses bas-relicts, les statues et les guillochages de sa chaire de vérité. A Saint-Jacques on touche à la floraison suprême du syle flamboyant : visiblement, avant de s'éteindre, il s'y épuise en prodigalités de rosaces et de festons. Les arcades de la grande nef, dentelées de feuillages, sous un trifoi'ium découpé de meneaux trilobés et cintrés, de rosettes, de trèfles et de quatre-feuilles encadrés; les tortis d'arabesques (pii s'entrelacent autour des médaillons et des bustes dans les tympans; les meneaux des fenêtres évidés en 81 6i2 LA BKLGiniK. trèfles et rosettes à six lobes, de chaque côté (rua linteau à pinacle; les arcades simulées des bas côtes, avec le motif du triforinm reproduit dans une balustrade; tout un fouillis de colonneltes, de chapiteaux à crosses végétales, de tigures en haut relief, de dais, de culs- de-lampe entre-bàillent, sous la merveilleuse voûte taillée en nervures prismatiques, comme des coins d'Alhambra. Cette voûte, peinte en couleurs de mirliton malheureusement, est, à elle seule, une chose tout à fait extraordinaire; les compartiments s'enchevêtrent si étroi- tement qu'on dirait les mailles d'un immense filet réticulé à l'infini et torse avec des câbles de pierre. D'ailleurs, le caprice fleurit partout dans cette église bijou, ciselée comme un reliquaire; il multiplie les pinacles et les statues entre les fenêtres du chœur, peuple de grandes figures les archivoltes du transept, brode de bas-reliefs prestigieux comme des filigranes jusqu'aux clefs de voûte à l'intersection des nervures. Toute surface libre s'ajoure, s'ourle et se guilloehe dans ce parc luxuriant dont les colonnes sont les troncs et ([ui ramifie dans tous les sens, en guise de rameaux, la chimérique frondaison de ses sculptures. Après un tel clVort, l'imagina- tion de l'homme n'a plus rien à inventer; la prière et l'art ont dit leur dernier mot; le génie qui a engendré une si étonnante création périt par l'impossibilité de se dépasser lui-même. C'en est fait de l'ogive; elle meurt dans luie apothéose. La Renaissance qui lui succède sonne la diane d'un idéal et d'un temps nouveaux. Cette merveille de l'ogival tertiaire à son apogée s'enveloppe de formes symétriques, presque calmes si on les compare à la somptueuse fantaisie intérieure. Pourtant la i)alustrade des combles, avec ses arcatures trilobées, les très belles fenêtres maillées à mi-hauteur par les meneaux, l'admirable baie géminée des transepts et, plus haut, les entrelacs des gables concertent, derrière les minces contreforts, une architecture qui suffirait à la gloire de toute autre église. Une curieuse ordonnance de portail, du plus pur renaissance, s'est greffée, au bas côté gauche, avec sa superposition de colonnes et de niches, sur le vestibule d'entrée, éclairé par six fenêtres ogivales et couronné d'une voûte à compartiments prisma- tiques. Et rien n'est charmant comme cette disparate qui tout à coup accroche aux parois flamboyantes les lignes harmonieusement balancées d'un tableau de pierre, signé de la gritl'e d'une autre époque, et qui, par une surprise d'art, s'harmonise avec l'élancement des pinacles et des contreforts. Moins parée, mais |»liis imposante, illimitant rampleui' de son vai.sseau, Saiul-Mai'tin, du liaul de sa butte, semble dominer, spirituellement non moins que matéricflement, toutes ses pareilles échelonnées au bas de la côte. L'ogival tertiaire y garde, à travers la vastilude des proportions, une grandeur à laquelle ajoute la sobriété de la décoration, lieux rangs de colonnes octogonales, coupées aux angles de demi-colonnes cylindriques, espacent leurs arca- tures sous le déroulement du triforium et supportent la retombée des voûtes nouées de ner- vures croisées. Puis, au-dessus du clio-ur, le grand arc surbaissé tout à coup se prismatisc en d'infinis et radieux segments qui se i-amitieid à travers les floraisons de la polychromie et, semblables à des trajectoires de fusées, s'en \iennenl s'éteindre parmi l'élincellement des verrières. Comme à Saint-Paul et à Sainl-.lacques, un iioiicon de tour carrée, énorme, s'a- perçoit à l'entrée sans couronnement, avec la mélancolie des o'uvres interrompues. Il semble que Liège soit vouée aux églises veuves de tours; ses plus beaux tcuiplcs sont dépossédés de cet appareil si éminemment i'(>ligieux, dressé en plein ciel comme un flambeau, un hymne, la mystique échelle qui monte à Uieu. Alors que partout en Flandres l'église évide et ciselle ses lanternes de pi(!rre dans le itlcu de l'air, ici (pielques tours nmianes, vénérables et trapues, indestructibles comme le ror. lèvent seules la tête. Les révolutions humaines, peut-être aussi l'appauvrissement \ .- -^fa^ j^'V/^^^'f */*f/' ^.^ 1. Eiii.iSE SAi\r-iiAi:'i lui.i' sr V rigides, comme momifiées, celles-là, en leurs gloires immarcescibles, Saint-Jean l'Evangéliste, Saint-Denis, là-bas Saint-Bartliélem\. Tandis qu'autoui' d'elles les siècles ont tout emporté, leur antiquité semble défiei' les alleinles du temps. A Saint-Denis, comme une ramure à un tronc, la primitive nef, austère, vide d'ornements, est restée accrochée à la tour. De même, la sombre carapace de Saint-Bartliélemy, à part le portail d'entrée, perpétue la sévérité romane en ses fenêtres plein cintre et ses tronçons de tours, altérées toutefois par des gables et des toitures. Et Saint-Jean, lui. pl(Mig(; plus avant encore dans le passé; sa tour a le pied pris dans 646 LA BELGIQUE. les poussières même du farouche Nolger; là fut la tombe du i;raud prélat violeut; là sont encore ses os. Et cette masse sacrée, de tournure byzantine, avec ses deux tourelles rondes, plus petites, comme une paire de jumeaux au giron d'une bessonnière, toutes trois du reste fi'usles, corrodées, moussues, à jours étranglés de barbacanes, paraît vraiment faite à la spiri- tuelle ressemblance du terrible évêque. A l'ombre de ce raide profd, un petit cloître ogival a poussé, silencieux, entourant un préau verdi d'herbe, avec des bas-reliefs, des plaques tombales, des inscriptions dans la pierre des murs. Tout autour, des degrés conduisent à des portes percées de judas grillag:és; un bouton de sonnette pend à une tringle ; des fenêtres aux rideaux soigneusement tirés s'ouvrent à côté ; et par moments un homme, une femme sonne timidement. Ce sont les clients des ecclésiastiques dont la vie s'écoule, à un pas du sanctuaire, dans la paix moisie de ce refuge, et qu'à l'heure des offices on voit sortir des humbles petites maisons, tirant la porte sur leurs talons, la soutane battue par leur marche pressée. Liège a plusieurs de ces cloîtres; celui de Saint-Paul est cité pour son élégance ; mais le cloître de Saint-Jean, plus modeste, a un charme d'oubli, tout perdu dans les gloires de la tour de Notger. On vivrait là heureux, loin de la rue, avec une œuvre longue et patiente à accomplir, comme les vieux moines. Toutes ces églises, les très vieilles et les autres, possèdent des trésors, des reliques, des restes du vieux culte, qu'il faut étudier sur place. A Saint-Paul on vous montrera des ivoires, des triptyques, des broderies d'or et de soie, un buste de saint Lambert, prodigieux de ciselure, le groupe de saint Georges, offert à l'église par Charles le Téméraire en expiation des horreurs du sac de la ville. Mais rien ne vaut le chef-d'œuvre d'art qui se voit à Saint-Barthélémy, ces admirables fonts baptismaux martelés pour la grande Saint-Lambert et qui. depuis, servent, dans le vieux temple roman, à l'ondoiement des générations catholiques. La sainte cuve est supportée par un rang de bœufs engagés à mi-corps dans le soubassement, cornes hautes ou obliques, d'une ners'euse et puissante ossature; sur les parois, cinq scènes du Nouveau Testa- ment alignent une suite de tableaux délicieux, se rapportant aux cérémonies du baptême; et toute la construction a pour socle un entablement circulaire en saillie. L'orfèvre qui cisela cette merveille, Lambert Patras, batteur à Dinant, était, certes, un grand artiste pour avoir exprimé, avec ce charme expressif, l'ingénuité et l'intensité du geste dans cette abondance de petits personnages d'une humanité si naturelle et si précise. On reste confondu devant cette date de 1112, dont parle Jean d'outre-Meuse et qui est le millésime de cet étonnani travail. Telles figures, les deux Éphèbes arrosés de l'eau lustrale particulièrement, ont déjà la grâce et le sentiment des précurseurs immédiats de la Renaissance; les draperies ondulent autour des corps, et ceux-ci se meuvent sans lourdeur, en des attitudes dont la naïveté n'a plus rien de puéril. Lambert Patras, d'ailleurs, si extraordinaire qu'il nous apparaisse dans son œuvre, ne lait que s'ajouter, tout eu tète, il est vrai, par le temps et le talent, à la phalange d'artistes ma- gnifiques qui travaillaient au pays de Liège. Parmi ces autres centres de la dinanderie, Tournai, Bruxelles et Bruges, deux villes surtout avaient un renom, Dinant et Bonvignes, qu'une rivalité d'art et d'industrie lieurta sur tant de champs de bataille. C'est à Dinant, la cité des tlopères, que fondait, inventait et ciselait au quatorzième siècle ce Jehan Josès dont on admire à Notre-Dame de Bourges le lutrin et le giaiid chandelier pascal: et presque en même teiu|)s Nicolas Joseph (Josès?) était employé par le duc Philippe le Hardi pour les Chartreux de Dijon et les monastères de Bourgogne. Vers 1 io.-i ou 1459 un autre batteur illustre, Jacques de Germes, élevait à des mémoires princières des monuments vantés, aujourd'hui disparus. Vn siècle plus tard, deux bucoliastes, Joachim Patenier et Henri Blés, celui-là à Dinant, celui-ci à Bouvignes, créaient le paysage animalier et rustique. Liège, de son côté, avait des émailleurs. IM{(l\l>"CE L»E LIÈGE. (ii7 des enUiniineurs, des orfèvres, des sculpteurs réputés : tous ensemble formaient une ruche industrieuse qui ne chômait pas et dont les aclivités dominaient les immémoriales agitations politiques de l'époque. Puis l'art wallon, jusqu'alors catholique et naturaliste, adlière au rituel du paganisme restauré; ses peintres Lambert Lombard et (lérard de Lairesse, faciles, abon- dants, tous deux grands assimilateurs, italianisent leur race dans des ordonnances compli- quées et décoratives; et un beau sculpteur, Imaginatif et de métier incomparable, Jean Del- cour, par moments va jusqu'à refléter le style furieux de Bernin. Absence d'édifices gloriliaiU les libellés communales. — Le Liégeois dans le passé. — Une meule de carnassiers. — Le gouvernement des princes-évêques. — La vie en l'air. — Un petit Paris. — Particularités du caractère liégeois. — ■ L'armurier. — La boteresse. A Liège, la basilique, la maison épiscopale. Dieu et l'évèque, remplacent les tours et les curies qui, en pays flamand, magnifient l'orgueil des communes. Le peuple liégeois, toujours à l'avant-plan dans l'histoire réelle, la grande histoire souffrante du quinzième et du seizième siècle, s'atteste médiocrement dans les témoignages de cette histoire écrite que les siècles ailleurs gravent au fronton des édifices. Il n'a pas, comme à Bruges, à Gand, à Audenaerde, h Louvain, à Bruxelles, la grande volière où chante l'àme publique ni l'antre du lion. Le souftle profond de ses gaietés et de ses colères s'est perdu à travers les hosannas de ses temples et de ses palais. Son Hôtel de ville serait une belle demeure privée, mais ne symbolise pas les énergies d'une race. Enfin, un groupe galant et fleuri, au haut d'une colonne, perpétue seule, en la dénaturant, la tradition du vieux Perron. Mort pour l'édifice, sans rien qui l'évoque matériellement, il ne revit que dans les chroniques, indompté, superbe, disputant à l'ogre, évêque ou duc, sa chair spirituelle et corporelle. Et le duc est tantôt ce Jean sans Peur, le vainqueur d'Othée, tantôt ce chouriueur ivre de colère et de sang, ce politique des coups de folie furieuse, l'inexorable Charles le Téméraire ; l'évèque, tantôt cette hyène mangeuse de villes, Jean de Bavière, dit Jean sans Pitié, tantôt ce coupe- jarret et ce pince-bourse, le simoniaque Louis de Bourbon, et plus tard les Ferdinand et les Maximilien de Bavière, toute une meute de carnassiers qui s'entend pour le spolier, le trom- per, lui sucer son or et ses moelles, finalement l'éventrer comme une bète de boucherie. Chose admirable : à travers tout, il demeure le Peuple, celui d'alors et de plus tard, le héros et le combattant, s'immolant sur l'autel des libertés, mais toujours renaissant de son sang et de ses cendres, vrai phénix. Peu d'annales ont plus de gloire et de vicissitudes; d'un bout à l'autre ce sont des rébellions, des défaites, de hautes vertus civiques, d'effroyables désastres, la vie humaine coulant à torrents, le miracle de la fable virgiliennc ; les abeilles s'engendranf de la mort. Abeilles, en etlet, mais dont la cire sert à bâtir des palais de prélats et de princes. Aucun pouvoir ne ressemble d'ailleurs à celui qu'ils subissent et sapent tour à tour, cette main lourde et sacrée où la crosse est d'or, mais les doigts de plomb. Ouaud la notion de l'Etat est partout confuse, leur gouvernement s'équilibre déjà par le système des contrepoids : des chartes, des droits civils, un appareil démocratique contrebalancent l'autorité du maître, roi par les hommes et par Dieu ; ils ont un réseau solide dont les mailles se replient et enferment l'évèque au bon moment. Au seizième et au dix-septième siècle, leur mécanisme gouvernemental va jusqu'à leur garantir les droits civils et politiques les plus étendus : le clergé, les nobles, le peuple prennent part aux affaires publiques; on ne vote qu'avec l'assentiment des trois états; la confiscation est prohibée ; et si le souverain demeure en dehors et au-dessus de toute atteinte, 6i8 LA BELGIQUE. lin (ribiiiial redoutable cependant connaît des agissements de ses ministres. Ce tiaut état social n"a rien laissé après soi, pas un ('"(lificc. ni une loiir, ni un betîroi. Là-bas, vers la mer, un hymne exulte des maisons du peuple, de ses donjons, de ses créneaux bâtis dans le ciel; le Flamand, race de soni^eurs et d'artistes, cimente la pierre avec son Time et sa chair. Mais en pays wallon l'esprit n'est plus symbolique. Même la basilique, avec sa prodigalité de l'eiiétres et ses flots de clarté, si merveilleux qu'y soit l'art, perd de son mystère en perdant de ses enveloppantes obscurités. Le coupant et dur silex des rocs voisins perce jusqu'en ces natures d'hommes industrieux, positifs, dédaigneux de la chimèi'e. De ce côté donc, point de surprises pour l'étranger. Le charme est ailleurs, dans l'assiette de la ville à mi-côte, dans ramphitliéàire de collines qui l'enserre, dans le labyrinthe de ses petites rues emmêlées comme les torlilk^s d'une forêt, dans ses venelles en escaliers qui vont, grimpent, biaisent à travers les maisons, dans ses vieux murs llciiris de violiers qui, en plein cœur de la cité, mettent un air de campagne, dans la superposition de ses terrasses étagées le long des pentes avec des rampes en bois, des pavillons chinois, des galeries et des belvédères, dans les bosquets et les parterres de ses jardins suspendus, dans cette vie en l'air et cette fraternité de la montagne et de l'iiabitation, si loin des banales symétries de nos capitales, il est aussi dans la gaieté et la vivacité du caractère, les saillies de l'esprit local, une verve gauloise et rabelaisienne qui pétille au moindre choc, le liant et l'aménité de ce peuple si vite conquis, sans morgue ni réserve, et qui se livre dès l'abord, (iraiid ami du plaisir, il aime les godailles, la bâfre, la noce, non par goût de la crapule, mais par un épicurisme sensuel qui lui fait exprimer les sucs de la vie. Là où un Flamand s'entonne, engoule les nourritures, lape le vin et la bière, content de se vautrer dans une large joie animale, le Liégeois apporte une fleur de poésie : gais devis, musiques, ballades sur l'eau, la grâce d'un joli sourire de femme. Personne n'a au même degré l'art d'animer un(^ partie ; c'est un imprésario de fêtes ga- lantes, jamais court de ressources; avec lui, la folie ne languit pas, et il improvise encore des sauteries, des pique-niques, des chansons, quand tout semble épuisé. l*ar là-dessus rieur, hâbleur, craqueur, la moquerie aux dents, mais le cnnir sur la main, avec une finesse dans la gaudriole et peut-être une distinction plus déliée que le Wallon n'est accoutumé. X un pas de la Prusse, c'est comme le Parisien d'une petite France, parmi ses vignobles, avec les « mouches » et les équipées canotières de son lleuve, et, sur les berges de Kinkempois, ses guinguettes, ses pelouses à danser et ses fritures. Le peuple lui-même, en son dur labeur, garde une jovialité cl une insouciance bon enfant, une politesse accorte et familière, une complaisance qui ne marchande pas la peine. Ilans le haut comme dans le bas, le plaisir alterne avec le travail : toute la semaine, la forge flambe, activée par les bras et les intelligences; puis le dimanche ap- porte une trêve. Et c'est par milliers que l'industrie compte ici ses capitaines et ses soldats. Houillères, verreries, huiiiuoirs, usines sont la grande armée noire; une élite d'ingénieurs la commande; ensemble ils vmil dans les batailles enflammées. .V toutes les expositions universelles, ce vaste ellort collectif a paru reculer les limites du connu; ils a])pli(pienl, inventent, multiplient l'emploi de la mécanique; et la grande école des mines liégeoise, en outre, élabore et discijiline incessaniinent des bataillons pour les explorations futures. Cette nombreuse et vive jeunesse, \einie de |iail(iiil avt'c des idées d'étude e( de plaisir. Idiil à l'heure bouchera les vides dans la légion des hommes du fer, du feu el du urs et une physionomie distinctes. Un armurier n'accepterait pas d'être confondu avec les artisans des autres métiers, les jugeant inférieurs dans leurs pratiques à ce que la main-d'œuvre exige de sa part d'adresse et d'ingéniosité. Et quelque chose de la vaillance et de la franchise militaires a tini par passer dans son caractère, établissant ainsi des affinités entre la destination réputée glorieuse des armes qui par milliers sortent de ses forges et son constant labeur pour leur donner leurs mortelles et secrètes vertus. Uans ces mêmes quartiers se retrouvait aussi, il y a quelque vingt ans, en sdii originalité bourrue, la créature hommasse et parcheminée, la puissante, fruste et musculeuse femelle virilisée par ses coups de force, la •< boteresse », comme on appelait ce véritable homme de peine de la ville. Le brûlot aux dents, une bourre de poils s'échevelant sur le front, on la vovait monter et descendre les raidillons de la Pierreuse, la hotte ou " bot » au dos, à grandes arpentées de ses maigres tibias, sous des charges (jui auraient fait ployer des bêtes de somme. Sans trébucher, d'une haleine elle faisait le trajet de Liège à Maestricht, avec un bât de cinq cents kilos, ne s'arrètant qu'aux bouchons pour ingurgiter d'un trait de pleins verres de genièvre, agressive, haute en gueule, toujours rognonnante. Bâtie en force comme un vrai mâle, elle s'enorgueillissait de ce dicton : <■ un Flamand bon pour deux Wallons, mais une boteresse bonne pour deux Flamands », Ouand on éleva la butte de \\'aterloo, haute de deux cent vingt-six marches, elles arrivèrent en masse, s'attelèrent aux chariots, brouettèrent les terres, infaligaliles. En temps ordinaire elles s'employaient surtout à transporter des bottelées de fusils, qui, échafaudées en travers de leurs épaules, dressaient au-dessus d'elles de menaçants éditices. Les jours où chômait ce travail, elles s'occupaient à confectionner pour les citadins des boulettes mi-terre mi-charbon ; les mains sur les hanches, elles dansaient des bourrées devant les portes, à coups de talons pulvérisant la houille et rythmant leurs saltations avec des refrains burlesques; ensuite elles pétrissaient dans leurs mains la pâte molle, l'arrondissaient, finalement la mettaient sécher sur l'aire ; et les trottoirs ressemblaient à des maies chargées de petits pains ronds, dans un fournil de boulanger. Cette habitude ne s'est pas entièrement perdue à Liège ; les gens qui ne possèdent ni jardin ni cour font encore fabriquer leur combustible dans la rue ; mais il manque la silhouette furieuse, les tours de reins saccadés et l'égrillarde garrulité des boteresses du bon temps. La race des terribles commères s'est abâtardie; celles d'aujourd'hui, de portefaix qu'étaient les mères et les aïeules, sont devenues commissionnaires et messagères sur les marchés et les places publiques: elles ont toujoiu's les épaules sanglées des bretelles du bot. mais ne portent plus que des charges légères, denrées, légumes, petits paquets; et. loin d'être des maugrabines, quelques-unes sont avenantes, frisques et gorgiases. Tous les matins elles s'assemblent, soit place Saint-Lambert, soit en quelque autre lieu de la ville, attendant le client : c'est là qu'on vient les trouver et que se font les accords. 652 LA BKLGIQLÎE. VI Lf iliiuniiche à l,ii'f,'e. — Les iliverlissenieiils du pi/iiiilu. l.r «;;iiiut;ijj;e, k-s ^^uiiiyneltcs, lr> s.iulrries. - l.e crami- gnon. — Excursions et promenades. — Ch.uiilfoiitaini'. — La ligne de l'Ourthe. — Tilffet Esiieux. — Kriuichimont. - Spa. Le dimanclu' venu, la roiirniilici'c liéjicoisc l'ail lialle, clôl ses vilrint'!^, i;af;iic les clianips (jii tiimultue aux foires de paroisses. I*ar rilianibelles, les ouvrières, les trotlins. les demoiselles do magasin, comme une nuée de papillons, s'abatlent sur les earrousels, envaliissenl les embarcadères, fuient vers les tonnelles. Svelte rt liiiiiie, i'd'il émerillonné, la l('vr(> muline, folle de musique, de bals et de friture, la Liégeoise l'ail alors claquer ses rubans el son rire dans de grandes parties qui battent les buissons, glissent sur l'eau, tournoieni au ronllemcnt des orcliestres. De Petit-Bourgogne à Liège la campagne est prise d'assaut; des trilles, des cbants, des vols d'oiseau lâché emplissent les bois de Kinkempois; on monte la C(Me de \ ivegnis ; on se répand à Jupille, Herstal, Angleur ; tous les coteaux sont diaprés par la tache claire des robes et des ombrelles. El le soir, après les galopées, les sauteries et les repas sur l'herbe, on regagne enfin la ville pour faire le « cramignon », cette farandole wallonne qui traîne par les rues, s'allonge par les places, se tord et se replie à travers des quartiers entiers, les mains enlacées, comme un gigantesque reptile. Alors les maisons se vident; hommes et femmes se mêlent à l'énorme guirlande humaine; on était cinquante, on est bientôt trois cents: une voix chante une ronde populaire que la bande entière répète en courant, gambillaul, l'ringuant, tournoyant en longues ellipses autour des passants. Puis le cercle se rompt, la file se refait ailleurs, de nouveau l'air joyeux résonne là-bas, au loin; et jusque passé minuit, dans le noir des rues, ondule et va la folle sarabande. In poète du cru a recueilli les lieds qu'on appelle cramignons et dont le nom a fini par s'appliquer au branle lui-même : il y en a qui ont une grâce d'idylle; d'autres visiblement sont des satires, et presque tous ont Irait à l'amour, en mal ou en bien. Mais cette veine gaillarde s'épuise, dit-nu : (juelquefois la ville institue un concours ; ainsi faisaient les antiques chambres de rhétorique. Seulement, au lien de gais rimeurs chansonnant les joies et les misères du peuple, apparaissent de lourds rimailleurs d'odes à la patrie, au roi et à la constitution. Tandis que les petits ménages d'artisans, les bandes d'étudiants, les é(piipes de canotiers et de canolières cherchent l'ombre des taillis, pèchent à la ligne sur les bords de la Meuse ou fendent l'eau à coups d'aviron, les familles bourgeoises, les riches marchands du ■ Uiiadrilatère », les smalahs d'employés et de fonctionnaires s'empilent dans les trains qui sillonnent les délicieux pays baignés par la Vesdre et l'Ourthe. Un dimanche sans une redoute à tlhaud- fontaine, une ballade à Tilffou une omelette aux auberges d'Ksueux semblerait manqué. I»ès le matin, wagons et coupés, comme de grandes xolières, s'cmplissenl il'iin ridiirroulcuieid de mousselines et d'un joli caillelis de rir(>s; cidin la xapciu' sil'llc on (Icniaric. cl dans la glace des portières s'encadrent des collines, des barrages, des eauxécuuiiudi'-. des villas |»erchées sur la côte ou couchées dans la vallée. Ln roulement de tonnerre se prolonge; la petite tlamnie jaune des lampes s'allunnï dans les ténèbres : c'est le train qui s'engouIVri' et |)longe au cicux des monts. Rien que de Liège à N'erviers il y a onze tunnels ; en tous sens la sape el la mine ont l'ait sauter les grands roclici's l'ai^ouclics ; on passe ilu join- à la uiiil ri de la nuit au joiu' sans pouvoir se reconnaître, em|)orlé dans l'euchanlenieul cl le \citii;c d'ini tourbillon. MrusqnenKMit un paradis de feuillages, moiré jiar les sinuosités de l'eau, se déroule : du haut en bas la montagne est tapissée s seuils entre-bàillés des chambres; et. sur le pas des portes, les habilaiils eux-mêmes, agaillardis après les cagnardises de l'hiver, accortement dégèlent au soleil de petits soui'ires automali(]ues. Spa. l'été, devieni une gi'ande auberge: tout y est à huier. justpi'aux nmindres i-ecoius; le tablier du garçon servant ondule à traxers les horizons comme une oritlaïuuie. Mais on n'a pas encore taxé l'air, le ra\iu et la nmulagne; la promenade .Meyerbeer. la promenade des .\nglais, celle des .\rlistes a|)|)artienuenl toujom-s au ])remier rêveur venu: à travers l'ailai- remenl du grand caravansérail, des coins d'ombre el de solitude gaident la douceur des bon- heurs volés. La foule et la mode, elles, s'opiniàlrent au classique tour des fontaines, lîarisart. P HO VI m: h: Ml- LIEGE. /» »-■ F.' le Tonnelet, la Saiivenièie et lu (iéronstère, llirteal el co([uettent dans les salons du Casino, llànenl aux concerts du Parc de Sept Heures, sous les survivants des j^rands ormes il y a près d'un siècle et demi plantés par rarchevèque d'Augsbourg-, et régulièrement, une fois par jour, s'en vont dévotieusement se gargariser au trinkliall du Poulion. Cependant, depuis l'abolition des jeux, la haute vie mondaine, éternel regret du Spadois (pii ne sait pas oublier les folies abolies, a fait place à un train mesuré, tranquille, un peu monotone. Les belles pécheresses qui à pleines mains roses vendangeaient la vigne d'amour et de fortune n'emplissent plus les rues du tapage de leurs toilettes et de leurs caprices. Ou ne \nil plus passer, dans un tourbillon de crinières, les fringants équipages à la Dau- mout et les caracolants fuur-in-hand des rois du turf et 'ntr\. Le Pactole, alimenté aux urnes mystérieuses de la chance, a cessé d'épandre par les boutiques et les magasins ses tlols couleur de soleil, de blanc métal et de bank-notes. Ainsi se lamente le chœur des insatiables citadins en tàtant ses escarcelles. Et cependant Spa est toujours la grande volière ouverte à tous les vents ; par milliers ses tabatières, ses étuis, ses boîtes à ouvrer, industrie d'innombrables artistes, propagent au loin l'illusoire prestige de ses paysages ; el ses eauNL tliermales n'ont pas perdu les vertus qui les illustraient au quatorzième siècle. En ce temps-là le bourg n'était encore qu'une agglomération toute primitive, perdue dans le giron des bois ; mais déjà les liabitants des pays voisins y arrivaient prendre les eaux. Un industriel de lîréda. un Collin WHliV a\ant obtenu d'Adolphe de la Marck, prince- évèque de Liège, la coucessiou de ddu/e liouuiers. y aval! bàli une maison. pi-(iclie la lou- 056 LA BKLGIOUE. hiiiie (lu l'diiliuii : son oxcmplo fui imité; hientùt d'autres maisons s'élevèrent près delà sienne, et toutes ensemble formèrent la place du Marché actuel. Il ne paraît pas, du reste, (jiio le séjour y fût bien commode pour l'étranger; on était requis d'apporter avec soi la tente sous laquelle on campai! dans les prairies avoisinantcs. .Même deux siècles plus tard, les conditions de la \i(( j réalisaient si mesquinement encore l'idée d'une villégiature confor- table, que Marguerite deNalois, reine de France et do .Navarre, \ciiue là m)m> prétexte d'une cure, aima mieux se cantonner dans Liège. » Les eaux de Sjta n'estans qu'à trois ou quatre lieues de là, et n'y ayant qu'auprès un petit village de trois ou quatre méchantes petites mai- sons, madame la princesse de la Hoche-sur-'\'on fut conseillée par les médecins de demeurer à Liège et d'y faire apporter son eau.... De ès .\ngleur. le vallon de la .Meuse s'élargit ; une poussée graduelle recule les mmitagues de droite, tandis que celles de gauche, de leurs masses étagées, contiiuieiil à tnrmei- la panii de reiKuiiie v(îstibide empli |Kir la cuidée du lleuve; on coupe ensuite la chaussée qui court vers Tillf. el presque aussit(jt le liaiu franchit le pont des tourbillons l'uiiieiix (ihscurcisseul toiil à coup l'air; les ate- liers de la \ ieille-.Monlagne imiiies de /inci poudroient dans nue hlatudieiu' ci'a\eiise; Chènée, en contre-bits, groupe en tiiie dégringolade de loits son agghuiiéiation lurhideiite ; puis cell»» dernière activité de la grandt; industrie liégeoise s'elVace dans des perspectives brumeuses : les combes chevelues (h; la \ esdrc se dessinent au loin, taxées par les sittitosités de l;i rivière, (pi'tin pont enjambe sotis la voie ferrée; on rettire dans ht régioti sereine des |)aysages. \atix à présent ondule sitr des pentes, laissanl émerger de ses fetiillages des ciocliets et de vieilles insltillalions. sdtis réinifiiie hutte de ('.liéMcttionl . à jamais (•(■lehfe par le Inur l'IidVl.NCE ItE LIÈGE. 657 picaresque que Xofger, le terrible évèque. joua au seii;neur de l'endroit. Quand, après un quart d'iieure d'escalade sur les bosses du mont, le long des stations d'un calvaire toujours achalandé de pèlerins, on atteint enfin la cime, une chapelle entre-bàille son humble vais- seau encombré d'ex-voto, presque à l'ombre du fastueux couvent érigé sur les poussières (lu primilif manoir féodal qui, superbe, régalien, les croix plantées en plein ciel, commande au tleuve, aux collines, à la plaine, à d'illimités et splendidcs horizons. Cependant la vallée baignée par la Yesdre. entrevue tout à l'heure dans les lointains pâles, découpe maintenant, à travers l'échancrure plus vaste des avant-plans, la succession de ses croupes vertes, mou- tonnant à l'infini; la vue s'est élargie; en même temps on plonge de plus haut dans c^^ labyrinthe de collines emmêlant en tous sens leurs courbes et festonnant le ciel d'une suite d'ourlets. Et brusquement une large crevasse, à gauche, ouvre une première percée dans la direction de Liège: tandis que la machine ralentit et souffle en son ascension des côtes, la ville commence à sortir des brouillards: mais le rideau ne se lèvera tout à fait qu'après Bois-de- lireux, dans cette promenade aérienne que le train semble décrire expressément autour de la montagne pour ménager la surprise d'un véritable coup de théâtre. Graduellement les avant- plans s'abaissent, la déclivité des versants s'accentue, des rondeurs touffues de vergers, comme des trompe-l'œil dans les panoramas, concertent un effet de repoussoir sur l'immense lumière imprévue des fonds. Alors le tableau se développe : Liège sort de sa cuve, gravit ses coteaux, lâche ses maisons sur les pentes; tout un coin de la perspective se peuple par surprise d'un fourmillement de toits; des clocbers çà et là piquent le ciel ; l'observatoire de Cointe pointe ses minarets; là-bas la citadelle aligne ses droits profils géométriques. Puis le bassin s'incurve et s'élargit encore ; à chaque tour de roue, la portière borde des horizons agrandis : l'assiette de la cité se déploie, s'étale, finit par se reconstituer presque tout entière, avec des imbrications de faîtes en ardoises, des surgissements de tours, une futaie de cheminées ; et cela monte, s'empile, se tasse, prend la colline d'assaut, court à travers l'escarpement des banlieues. Tout en bas, la Meuse plaque ses luisants métalliques, un pont évide les trous noirs de ses arches, des quais prolongent leur grand mur gris ; et de nouveau l'axe se déplace, la ligne décrit une oblique, le spectacle qu'on avait à gauche maintenant s'étend sur la droite, une longue échancrure découpe par-dessus un océan de fumées, derrière les usines et les toits de Ghênée, la silhouette de la ville expirant dans les fluides aériens. Au printemps, quand partout les vergers étages sur les coteaux épanouissent leurs touffes roses et blanches, l'impression tient de l'enchantement : une clarté de bouquet émaille de haut en bas les pentes des collines; le vent secoue dans l'air une pluie de neige et d'étamines qui se répand jusque sur Liège; et par moments les tours, les rues, les places ont l'air de s'engloutir sous l'écroulement des floraisons. Chaque paysage contient d'ailleurs en soi une beauté particulière qui s'accommode d'une saison plutôt que d'une autre. De même que les blanches féeries printanières enchâssent les panoramas liégeois dans un décor plus émouvant, les immenses plaines du pays de Hervé, avec leurs champs de seigles, d'avoines et de froments, s'entlambent merveilleusement aux rouges soleils caniculaires. .\ l'infini les plateaux ondulent en vallonnements légers, s'abaissant et se relevant sous un déferlement de hautes vagues d'or; par instants un pignon de ferme est aperçu dans cette mer de céréales comme une proue à demi submergée par les eaux; et, tout de suite après, l'immense étendue jaune se referme sur lui. A Beyne, à Fléron, à Micheroux, le travail de la glèbe n'a pas de concurrence; tout le monde s'emploie à féconder les maternelles entrailles d'une terre puissante et généreuse qui paye au centuple l'homme de ses sueurs ; et les cultures ne sont interrompues que par des pâturages. Hervé est la capitale de cette région agricole, et, si petite qu'elle paraisse, son nom a ravonné par le monde, porté par les arômes forts d'un fromage 83 6o8 LA HKLGIOri-: qui lui a conquis la (;élél)i'il('. (Iliaque ferme contient une ollicinc où s'élaborent el mûrissent les fameux cubes renommés tout à la fois pour leur délicatesse et leur jiestilence ; l'abondance et la qualité des sucs distillés par les prairies gonlleut ici, dit-on. le pis des vacbes d'un lait l)lus substantiel qu'ailleurs; et en etfet les troupeaux (ju'on aperçoit vautrés à pleins fanons dans l'berbe des pacages s'égalent presque, pour la beauté et la santé, aux viandes magniliciues du Furncmbach. Cependant des mouvements de terrain lu» lai'deni pas à succéder aux faibles circontlexions de la lande; en même temps la campagne se morcelle en une infinité de clôtures; des lignes d'arbres divisent les propriétés, et la contrée prend l'aspect d'un grand écbiquier losange par les dormoirs et les enclaves maraîclières. Au loin, dans la direction du canton d'Aubel, les chaînes de collines, qui nous avaient (juitlé au sortir de Hois-de-Breux, recommencent à denteler feNV^Atù.v\\\\\\\x\\\\\\\\\\V^^^^^^ if^si;MM^;^^^ \ E n V I E i\ s . le ciel; un vallon s'échancre par delà les versants (pii lentement s'élèvent à notre gauche : juiis le pays se creuse, la solitude des étendues agraii-cs lai! place à des agglomérations de maisons. Dison, don! les rues s'alignent dans un fond. Itordées elgi(pie à la France, trente mille ouvriers, répartis en vingt-cinq villages et cinq cent ipiatre- vingts hameaux, vivaient du travail des ateliers, chacun filant chez soi et porlaid ensuite» h' m aux tisserands, l'uis un ouvrier anglais, d'iui nom aujourd'hui illustre, le père du gciind (lockerill, de Seraing, passe par la xille, \ inslalle des appareils, dronssettes, cardes, moulins à ri{(i\ im;e de liège. 659 filer en gros et en fin, et petit à petit, sous cette poussée venue du dehors, les m.mufactures se transforment. Successivement apparaissent la navette volante, les machines à tiler. les presses liydrauliciues, les tondeuses mécaniques, les fouleries à marteaux, les machines à échardonner. Et. depuis, cette grande industrie de la fabrication du til et des tissus de laine n'a fait que se développer, parallèlement avec le progrès dans l'outillage. Les trente mille ouvriers d'autrefois ont doublé, mais incorporés dans cette foule de Garderies, de lavoirs, de filatures, de tisseran- deries. d'ateliers d'épaillage chimicpie qui sont les casernes du travail. Ajoutez les établisse- ments de construction de machines, les teintureries, les corroieries, les fonderies de fer et de cuivre, etc. : vous aurez l'idée d'une petite cité américaine ou anglaise et d'un admirable organisme économique. Cependant le pressoir industriel n'a pas étouffé, comme ou le croirail. l'iinnime intérieur en cet homme de la mécanique et du Time is money : la musique, le spectacle, la lecture lui ont donné des goûts et des habitudes de dilettantisme; une société du cru, le Caveau verviétois. est tout entière composée de membres auteurs, chanteurs et musiciens, dont les talents s'utilisent pour les plaisirs communs. Nulle part en Belgique la librairie n'a une vente plus constante qu'auprès de cette population curieuse de science et de littérature; un éditeur a trouvé le moyen de former une bibliothèque déjà considérable; et, même l'ouvrier, l'auxiliaire de la machine, en son âpre servage, lit, médite, apprend, cite couramment les maîtres de la sociologie contemporaine. Tout autour de \ erviers, le coup de talon de cette race volontaire et conquérante s'est imprimé dans la terre; comme le Protée antique, la nature, Protée aussi avec ses monts, ses eaux et ses ravins, a été enchaînée ; et ce que rêva l'esprit, l'argent l'a réalisé. 11 fallait se tailler un passage vers Dolhain, Aix-la-Chapelle, Cologne : on a fait sauter des montagnes, on a foré le rocher, ou a bâti des viaducs. Entre Dolhain et Verviers, sur un parcours de cin([ kilomètres, il n'y a pas moins de neuf tunnels ; et le viaduc de Dolhain enjambe l'espace sur vingt et une arches dont chacune a dix mètres d'ouverture et vingt mètres de hauteur. Tout ce travail de géant est comme la préparation au grand œuvre titanique de la Gileppe : les vingt et une arches semblent ouvrir leurs porches sur l'immense lac taillé là-bas dans les terrains dévoniens. Mil Une grande ville mangée par une petite. — Dolhain. — Le fantôme de Limbonrg. — La Vesdre. — Un travail de géants. — Le barrage de la Gileppe. — L'Hertogenwald. — Jalliay. — Adieux aux vivants. — Les Fagnes. — Un Sahel noir. — La Baraque Mieliel. — Malmédy. Dolhain n'est qu'un faubourg au pied d'une ville : Limbourg. Mais, tandis que celle-ci se desséchait, comme un tronc mort, avec le deuil d'un grand passé irrécupérable, l'autre, l'agglomération d'en bas. ce ramassis d'hommes du fil et de la laine, constamineut lui prenait sa sève, pompait les restes de son antique vitalité. Maintenant la vraie ville est en bas, dans la vallée; elle fait, le long de la Vesdre. son bruit d'activé ouvrière, avec l'indifférence des illustres fantômes rôdant là-haut sur les remparts; à peine sait-elle encore que des empereurs, les Henri VU, les Charles VI, les Wenceslas et les Sigismond, sortirent des ramifications de l'arbre des Limbourg et des Luxembourg, poussé dans cette terre et ces poussières. Elle carde, elle tisse, elle graisse ses machines et ne se tourmente point d'autre chose. Cependant la solitude et la mort vident un peu plus chaque jour, au profit de cette sangsue gorgée, le nid d'aigles et de vautours, hi vieille capitale qui commandait à tout un duché, s'étendait par 060 LA BELGIQUE. la vallée de Dolhain, guerroyait contre les Brabançons, les Hollandais, les Espagnols et les Français, et faisait ses dévotions dans une cathédrale et six églises. L'une d'elles, un vaisseau de l'ogival primaire, est demeurée accrochée au roc et plonge à pic sur le trou par où a coulé la vie d'en haut ]>our former le train d'en bas, tout isolée, sombre et triste parmi l'écroule- ment du reste, regardant par ses hautes fenêtres, comme par des orbites de pierre, se iiaus- ser à son pied l'orgueil de la cité de bruit et de fumée, oublieuse de la cité de ténèbres et de silence. Des arbres ont mis leur ombre sur cette ombre; et ailleui's llierbc, l'herbe grasse des cimetières, recouvre la pierre des remparts, pour que la destruction soit plus complète et que rien ne subsiste du passé, pas même la mémoire. \)u pont de i>olluiin on aperçoit une promenade bouquetée d'arbres; elle s'étage sur le liane de la montagne; au-dessus se dresse une butte que dentellent des toits ; l'endroit s'appelle toujours l'Esplanade, comme si des hommes d'armes allaient y paraître; et une ironie rend plus sensible encore la tristesse de ce lieu qui mena son tapage par le monde, celle d'une grande maison à tourelles plus haute que la ruine et la mort et l'église. Avec trois assises de tours encore visibles au-dessus des cailloux de la rivière, débris d'une enceinte fortifiée, c'est tout ce qui, de la ville, de son château foil et de ses gloires, a passé à travers le tamis des siècles et ne s'est pas émietté en poudre. Dès le premier pas dans Dolhain, le passant devient la proie d'une meute de voituriers; une concurrence pour le prix et la qualité des attelages les rend harcelants et tenaces. Nous étions quatre, à une traversée récente, qui, pour échapper à leurs obsessions, acceptâmes d'être menés au barrage par l'un d'eux; mais ce cocher extraordinaire ne voulut nous quitter qu'au bout de deux jours; et ])eut-ètre voyagerions-nous encore dans sa calezine, sans les arguments que nous fîmes valoir pour le convaincre de la nécessité d'une séparation. Cepen- dant un affreux bancroche, entre les jambes excnrvées en cerceau duquel un caniche eût très bien fait la parade, nous insinuait d'une voix mellitlue que la bêle osseuse attelée aux limons de cette barque roulante nous culbuterait inévitablement dans la première ornière : il n'en fui rien. Dieu merci ! et nous fîmes une des plus délicieuses excursions dont lous les quatre nous ayons gardé le souvenir. Le temps de nous accorder avec l'automédon, et nous enjambons le marchepied. Bientôt Dolhain, sa rue en dos d'âne, son pâté de vieilles maisons portées en avant-corps sur des modillons, ses fabriques ronflantes du toupillemcnt des navettes, décroissent au tournant du chemin. Tandis que la Vesdre file là-bas, reflétant dans son flot érugineux de frustes parois rocheuses, un ruisselet tout à coup se met à couler à notre droite, entre des rives bordées d'arbustes. Une échancrure de gorge se dessine ensuite; nous nous engageons sur des rampes qui, d'étage en étage, acheminent à l'énorme nappe suspendue de la Gileppe; et petit à petit le site s'ensauvage, le lilel d'eau bouillonne parmi des blocs de pierre sous des frondafsons plus touffues, nous apercevons à travers les feuilles un haut mur gris, sur lequel se détache la silhouette d'un gigantesque lion assis, la face tournée vers le délilé où nos ressorts caholenl et gémissent. Puis la côte s'escarpe en obliquant, on dépasse une première auberge, le bour- donnement d'une chute d'eau roule et se répercute de roc en roc. Maiiileuaul le formidable môle se voit loul ciilier, barrant de sa crête rectiligne l'espace compris entre les pentes du ravin et croulant à j>ic d'une hauteur de quarante-sept mètres juscpi'aux appareils d'alimen- tation et de distribution êlablis à sa base. Aux extrémités, deux déversoirs, taillés dans la montagne, ont l'air de grands escaliers, avec des gradins qui détieni l'escalade et sur les(|uels. à l'époque des échappements, les cataractes rebondissent en mugissant, .\vant même qu'on ait atteint la jetée, d'où la vue embrasse dans son ensemble le ju'odige de ce travail humain, une émotion indéiinissable prend à la goi'ge, dans l'attente et l'anxiélê de la lullc ipii va s'engager liVhaul mire la science et les puissances de la nature. LenlenienI le coche gravil la PROVINCE DE LIÈGE. 061 dernière montée; à droite, de rugueux pans de roche suspendent leurs profils écorcliés par le passage de la route ; et brusquement une ligne scintillante s'allonge parallèlement à la digue ; les yeux s'emplissent de l'étendue d'une mer dormante; on est sur la chaussée, large de sept mètres, avec accotements et voie carrossable, qui couronne le barrage. Alors l'esprit demeure confondu tout à la fois par la magnificence du spectacle, la pensée de la vierge et primordiale genèse si audacieusement transgressée, le souffle profond des solitudes qui, dans l'air pacifié, a fini par succéder au tumulte des batailles entre l'homme et la terre. Les antiques gigomachics, les révoltes de la race mortelle contre l'Olympe, symbole des lois éternelles, la marche en avant des civilisations culbutant les barrières réputées intransgressibles de la création, se résument ici dans le miracle des eaux soumises et tenues captives entre les limites de cet immense bassin artificiel. Douze millions de mètres cubes pèsent de leur poussée continue LIMBOIRG. contre le môle jeté en travers des montagnes, comme la démarcation entre les éléments rebelles et la volonté souveraine des hommes. Dieu disait autrefois à la création : Tu n'iras pas plus loin ; et les montagnes, les torrents, les cratères défendaient les accès du redoutable mystère où se dérobait son impénétrabilité. Aujourd'hui la science a interverti les rôles : c'est elle qui, après avoir abattu les portes des noires enceintes derrière lesquelles se retranchait le secret des éternités, fait entendre le grand commandement; et elle déplace les monts, en- trave les fleuves et les rivières, à son tour délimite l'orbe où tourne la nature enchaînée. Notre pressentiment ne nous a pas trompé : nous sommes réellement devant un de ces grands labeurs qui, à travers les siècles, honorent ceux qui en sont venus à bout. Le lac de la Gileppe s'étend sur une superficie de huit cent mille mètres carrés; son barrage n'a de comparable en Europe que les puissantes digues du Furens, dans le département de la Loire, et du Tihi, près d'Alicante ; encore les dépasse-t-il par l'énormité de ses proportions; et cette cuve prodigieuse sert à alimenter l'industrie verviétoise, pour laquelle elle a été créée. ^ erviers. 062 LA BELGIQUE. presque toujours à sec ix-ndant les étés sans pluie, malgré la Yesdre et le Mangombroux, laissait chômer ses machines; à la période des grands soleils, un seau se vendait jusqu'à six centimes, dépense ruineuse quand on considère ([ue. pour la manipulation d'un mètre de laine, il faut environ un mètre cube d'eau. En outre, l'avare fdet de la Vesdre, à sa descente d'Eupen, n'arrivait que chargé des inipui'ctés de cette ville d'usines, et le lavage des laines, la (eiuture, le rinçage exigeaient un filtrage constant, .\lors naquit l'idée hardie d'un réservoir dans la montagne; on mit dix ans à Tétudier, et dix années ensuite l'iircnl employées à la réaliser. Dans un temps où les questions économiques ont remplacé pour les villes les dissensions intestines et les démêlés avec les voisins, les luttes de toute nature pour vaincre les résistances qui d'abord entravèrent les travaux demeureront une des pages mémorables de l'industrieuse petite cité. Le grand lion de pierre symbolise donc avec raison la l'oiM-e triomphante et reposée, en même temps cpic l'orgueil de la tâche accomplie. Mais le décor et les apparences sensibles, cette fruste et massive architecture du barrage, l'immense plaine liquide accumulée et contenue entre les rives, n'olfrent (pie la beauté extérieure de cette œuvre incomparable. Tout un colossal appareil hydraulique fonctionne dessous, comme le système artériel, le poumon et l'àme de cet organisme, avec puits, galeries, conduites d'eau, vannes, soupapes, tuyaux de décharge, chambres de raccordements, cuves d'alimentation et de distribution, déversoirs, bassins; et l'aqueduc qui charrie les eau\ à la ville, d'une hauteur de deux mètres cinquante sur deux mètres de largeur, n'a pas moins de deux lieues de longueur. hii milieu de la chaussée, on est bien placé pour contempler les sévères splendeurs de ce grand tableau dont les bois et les rochers ont fourni l'ordonnance, mais qui porte partout la griffe victorieuse de l'homme. Entre les parois curvilignes, le lac s'allonge, uni, métallique, à peine ridé de légers frissons, terrifiant à force de silence et d'immobilité; sa nappe rigide n'a poinf les transparences des eaux vives et à distance se plombe même de teintes foncées, comme les espaces liquides suspendus sur des gouffres ; on croirait voir en cette grande paix morte la sournoise rancune des torrents domptés, rongeant leur peine et complotant des cataclysmes. Çà et là des criques écliancrent la rive qui recule jusque dans la montagne; un plan général du lac, dans le calé voisin, dessine vaguement la silhouette d'un monstrueux saurien, la tète formée par le barrage et les prises d'eau, la queue se Iniucliaiil en (I(mi\ tronçons inégaux, le corps allongé et sinueux ; et, poui' compléter la ressemblance, les petits golfes entaillés dans le roc simulent à la partie anlérieiu-e la projection des membres. La vaste étendue va, s'étend, creuse au loin l'horizon des bois, dont les coupes se superposent en un amphithéâtre de dômes et finalement se perdent dans les fuites bleues de l'IIertogenwald. Le même silence qui règne sur les eaux s'appesantit à travers l'air ; on n'entend au-dessous de soi (juc i'clernel roulement étouffé de la chute (pii. selon le veuf, expire dans la profondeur de la vallée ou s'élève comme une plainte; et celle luiielle douceur épandue par l'espace rend plus péiiéli-aiile l'impression des solitudes. Notre voiturier s'inqialiente : il l'aligne l'échu d'une pétarade nourrie de c du \cut, aigre et sifflante, rom])t uniquement l'accablement sourd du silence. Ce qui tantôt n'était qu'une brise souffle à présent sur nous des haleines glacées ; les soirées de novembre ont à |»eine cette frigidité dans les villes ; et, sous les brusques rafales, les iierbes et les petits arbres de la route se tordent, entrechoqués. Cependant, à l'extrême horizon, sur notre gauciie, IHertogenwald se déploie toujours avec l'ondulement de ses noires masses immobiles, pareiUes à l'entable- ment de la vaste coupole aérienne ; comme une borne gigantesque, la forêt semble là-bas indifpier le déferlement de la fagne ; et, toute vide, barrée seulement par la grande route d'Kupen, avec les six à huit maisons d'FsIreux perdues dans l;i mêlée de ses frondaisons, l'imagination la peuple de monstres ciiimériques, comme cette forêt des Ardennes où Shakespeare mettait des lions et des palmiers. Futin udiis louciioMs au poiut culminant de cette suite de |)lateau\ (pii nmis ont élevé à six cent quatre-vingts mètres au-dessus du ui\e;ui de la uu'i- : h uionfée faiblit ; dcxaul nous un bouquet d'arbres laisse passer la pointe d'une flèche. Il y a quehpie quatre-vingts ans, un tailleur de Herbiesler, du nom de .Michel Schuiidl. égaré parmi les marécages et les tourbières, promit au ciel de bâtir une hutte pour servir d'asile aux voyageurs, s'il échappait à la mort et retrouvait son chemin. Sa prière fut entendue; PROVINCE 1»E LIEGE. 667 il se consiruisit un abri surmonté d'un petit clocher; et le reste de sa vie, de moment en moment, il ajjitait une cloche dont les sons se prolongeaient à travers les dangereuses soli- tudes. Surtout les nuits de tourmente, il ne cessait de sonner, et souvent des voix appe- laient, gémissantes, de pauvres diables s'en venaient frapper au seuil de sa cabane, guidés par le bêlement de la cloche secourable. Cette touchante et miséricordieuse pensée d'un brave homme a fini par donner naissance à la petite station de Fischbach, que, par un pieux hommage à la mémoire du vieux tailleur, on continue à appeler la Baraque Michel. Le liaraeau ne se compose en réalité que d'une seule maison, une pauvre maison basse et Irapue, que trois chambres enfumées divisent aurez-de-chaussée; en face, de l'autre côté (le la route, s'alignent un hangar et une écurie où relayenl les chevaux de la malle-poste d'Eupen à Malmédy ; un peu sur la droite du corps de logis, une chapelle, dédiée à la Vierge et construite par un Henri Fischbach de Stavelot, chevalier, — d'où le nom réel du hameau — érige cette llèche que nous apercevions il y a un instant ; enfin, à quelques pas plus loin, LA BARAOUE MICHEL. le Dépôt de la Guerre a fait construire une chambre pour la triangulation du sol belge. Toute la vie de cet bumble endroit se concentre là ; autrefois un fanal s'allumait, dès le crépuscule, dans le petit clocher ; mais ni la campane du bon ^licliel ni le fanal n'existent plus ; le buron hospitalier est lui-même devenu une modeste auberge où, en attendant que notre limonier achève de broyer son picotin, nous avalons des beurrées fourrées de tranches de jambon. Le froid nous a pénétré; nous nous chauffons à un maigre feu de tourbe que la maîtresse de la maison, une figure triste, pâle, la tète enveloppée d'une capeline, vient de recharger pour nous ; et l'homme, petit, rude, tanné, la mine sérieuse et lasse, avec un flot de barbe fauve sur la poitrine, nous parle des Fagnes, de l'hiver qui les sépare du reste du monde, d'un pauvre couple de fiancés naguère ensevelis dans les neiges, de bien d'autres demeurés là, perdus et engloutis, pour s'être aventurés dans l'obscurité ou n'avoir pas suivi les sentes frayées, si vagues elles-mêmes, bientôt effacées. 11 n'est pas rare qu'en juin l'eau gèle dans les seaux de la maison ; les arbres se dentellent alors de congélations ; et une couche de givre suspend à travers la plaine une fine guipure blanche, dont on ne voit pas la fin. 068 LA BELGIQUE. Notre repas terminé, nous risquons une course le long des fondrières d'une lisière exploitée pour l'extraction de la tourbe. A tout instant le sol se dérobe sous nos pieds ; nous enfonçons jusqu'à la cheville dans des bourbiers noirs; l'eau, aux endroits les moins spon- gieux, rejaillit en éclaboussures et en fusées sous nos semelles. Mais une vue merveilleuse nous paye de nos courtes peines ; là-bas, dans la reculée, quinze lieues de pays, visibles par les midis secs, se déroulent en vagues vertes et bleues. Toujours derrière la ligne des bois, d'autres croupes se massent et ondoient, par zones interminables qui dessinent au bas du ciel comme des degrés géants et vont se perdre ensuite dans les lacs gris perle, azurés et roses des vapeurs suspendues par l'air. Et quand nous ramenons nos regards autour de nous, les Fagnes, tristes, solennelles, incultes, sans un crécellement d'insecte ni un battement d'ailes, nous paraissent plus désolées encore, après cette lumière des espaces. En tous sens elles s'étendent trouées d'excavations noires, hérissées de petits tas de tourbes séchant au soleil et barrées par les grands miroirs sombres des eaux mortes. Nous saluons d'un mélancolique adieu la baraque et nous remontons on \oiture. Ine borne de pierre se dresse à notre gauche ; elle enchâsse une plaque de fer rouillée sur laquelle un aigle à demi effacé profile son rostre ; et l'héraldique roi des accipitres nous ouvre le seuil de la Prusse. Tout de suite l'aspect de la contrée change. Ce sont les Fagnes encore, mais transformées déjà par les plantations de sapins : alors que la Belgique se résigne à ne rien tenter pour combattre la stérilité de cette région perdue, le gouvernement prussien défriche et amende graduellement la grande terre revêche ; et les sombres lisières de bois entre lesquelles commence à se dérouler la route (jui descend vers Malmédy sont comme la prise de possession définitive d'un sol qui semblait fermé pour l'agriculture. Au bout d'une demi-heure, les premières cultures apparaissent, tigrant de carrés verts et jaunes les houles noires de la bruyère ; un troupeau de vaches paît une herbe encore rare, mais qui se multiplie de proche en proche ; et la musique des clarines qu'elles balancent à leur cou nous suit à travers le bourdonnement des roues. Puis une métairie hourdée en torchis se quadrille de lambourdes; d'autres maisons, d'un aspect terreux, sortent des massifs d'arbres qui les ombragent ; une bande d'oiseaux piaille dans un buisson ; et la route dévale plus rapide, décrivant des lacets repliés autour d'un ravin profond, dont les végétations touffues s'échevellent sous nous, éclaboussées d'une pluie de clartés. La procession rabougrie des pauvres sorbiers qui depuis .lalliay n'a pas cessé de défiler au bord du ciieniin. maintenant s'égaye de feuillages nourris ; à notre droite, le sol s'accidente de masses rocheuses que la tranchée a entaillées; en même tenij)s le vent se lénifie, nous passe sur la peau avec des cliatouilles, et tout à coup, au bas de l'entonnoir, Malmédy groupe ses tanneries, ses usines et ses maisons dans le crépuscule qui tombe, allumé par les cuivres du couchant. Pendant (pi'à l'auberge, une vieille et appétissante hôtellerie de province, on nous prépare la truite et la côtelette que nous arroserons d'une fiole de Moselle, nous vaguons un instant jtar les rues; un ruisselot les longe et par endroits les coupe diagonalement, sous des jilanches aboutécs qui permettent la circulation du roulage; le bruissement de l'eau, le cornement des bœufs qui rentrent du pâturage, les commérages traînant de porte en porte font une sourdine assoupie au silence de la petite ville ciigoui'die par les ap|)roclies du sommeil; et un personnage ragot, bedonnant, hiiihii coinnic un fleuve, en uniiornie bleu lui(|uin à boutons d'argent, nous croise, une ligne sur ré|)aule, soutenant du bras droit une grande femme sèche et portant à l'autre bras un corbillon. Ce digne gendarme prussien, car c'en est un, regagne paciti(|uenient sa caserne, après une partie de pèche dont il fera grésiller tout à l'heure le produit à la poêle. Malmédy ne nous écarte pas sensiblement de la Belgique; autrefois elle faisait partie du PROVINCE DE LIÈGE. 669 pays de Stavelot; et le jargon (udesque n'y a pas tné le dialecte wallon. Tont en dépe(;ant les chairs savonrenses de notre truite, nous nous réjouissons d'entendre sonner à nos oreilles les rudes consonances du rouchi; et c'est l'esprit satisfait, l'estomac apaisé, que nous repre- nons notre berlingot et (|ue, dans la nuit tiède, parfumée par les fragrances aromatiques des bois et des prés, nous roulons vers la frontière où, au bout d'une couple d'heures, les gabelous brusquement surgissent de l'ombre, le mousquet en bandoulière; mais rien ne trahit dans notre extérieur la maraude et le dol : un mutuel bonsoir s'envole dans le claque- ment du fouet, et nous gravissons paisiblement la dernière côte, au bout de laquelle l'hôtel- lerie met en travers de la ruelle son panonceau peinturluré. IX La diane des bœufs. — Stavelot. — Hier et aujourd'hui. — L'Arablève. — La Gleize. — Sfounionl. — Targnon. — Le Fond de Quarreux. —Sauvageries. — Monfjardin. — Remnuiiiamps. — Aiwaylle. — Un chàleau des i|ualre Tds Aymon. — Aniblève. — Arrivée à Comblain-au-Pont. Le meuglement des bœufs sonne pour nous la diane; nous nous éveillons à Stavelot, dans une chambrctte tendue de papier à bouquets roses; une lumière déjà haute, vannée par des rideaux de mousseline, glisse sur les courtines miraculeusement blanches de notre chevet; un dortoir de demoiselles ne caresse pas les yeux de plus aimes clartés; et des armoires entre-bàillées s'exhale une senteur vague de pommes mûres, les pommes d'autan qu'à table d'hôte les voyageurs croquaient à longues dents rèches. L'échappée qui s'encadre dans nos fenêtres, un bout de rue cabossée et flanquée d'amusants protils de maisons, avec de grands toits en auvent et des façades faisant ventre par-dessus l'ourlet mince des trottoirs, nous donne l'envie de déambuler par la ville. Une venelle que nous enfilons d'abord nous conduit à une petite place en pente, décorée d'une fontaine dont l'entablement s'ornemente de frustes silhouettes de loups, par allusion sans doute aux origines de Stavelot (Stabulum), bâtie dans un lieu sauvage hanté par les hardes errantes. Puis nous tombons sur une file de petites figures furtives et pressées, en qui nous devinons des dévotes matinales, et qui nous acheminent à leur suite vers une affreuse église rose, l'église paroissiale. Nous n'ignorons pas que le trésor de ce sanctuaire possède deux admirables reliquaires; le sacristain, que nous allons dénicher au fond d'une chandellerie, nous exhibe successivement la châsse de saint Remacle, une merveille de l'orfèvrerie du quatorzième siècle, et le buste en argent de saint Poppo, à mi-corps, posé sur un socle historié de curieuses et délicates ciselures. Ces pieux édicules nous reportent au temps où Stavelot, siège de l'antique abbaye fondée par saint Remacle, avec ses gouverneurs abbés, princes du Saint-Empire et comtes de Logne, ses vingt lieues de tour, ses trente mille habitants et sa « postellerie » de Malmédy, formait la capitale d'un petit État. Plus rien n'évoque cette lointaine grandeur : le palais des abbés a disparu dans les reconstructions de l'abbaye, au siècle dernier, et celle-ci s'est commuée en un hospice; la puissante tour carrée de la vieille église abbatiale, avec son écusson constellé par les saxifrages, elle-même a fini par servir de magasin d'écorces. Mais, dépossédée de ses gloires, la cité des fastueux prélats s'est recomposé, avec les ciilmes activités de son industrie, une physionomie originale ; la montagne lui fournit en abondance les écorces dont elle a besoin pour ses tanneries; et jusqu'au cœur de la ville se déroulent les grandes cours feutrées et fauves, entourées de séchoirs aux claires-voies desquels d'innombrables peaux de bête conservent la forme animale. De bosse en bosse, par des rampes cailloutées de caboches, le réseau des étroites et torves rues dégringole les pentes et va déboucher à 670 LA BELGIQUE. l'Amblève, qui dans ses eaux brunes réfléchit des plans superposés de maisons, des pignons hors d'équerre, le joli fouilhs des façades et des toits étages sur le versant, parmi les toufîes fleuries des vieux jardins. Nous musons dans ces tortilles d'impasses et de ruelles, quelque- fois nous effaçant pour livrer passage à une file de vaches conduites par un petit pâtre et tendant leurs naseaux à l'odeur des pâturages voisins, d'autres fois admirant le caprice des architectures en retrait ou en saillie, bossuées, déjetées, tassées, capuchonnées de toits à lucarnes et la plupart abritées contre le vent et l'averse par des revêtements d'ardoises ou des lamelles de bois juxtaposées. En route ! en route ! L'étape est longue d'ici à Barvaux où nous coucherons ce soir ; mais la rivière nous tiendra compagnie, tout au moins jusqu'à Comblain-au-Pont, nous faisant trouver brèves les heures. C'est elle en effet, c'est l'Amblève, tour à tour riante ou morose, qui va nous servir de guide dans cette excursion nouvelle et dont les capricieuses sinuosités nous révéleront des paysages imprévus. D'abord elle serpente dans des fonds, se perd en des crochets, miroite à travers des défilés dont les crêtes festonnent le ciel, à notre gauche: puis la route s'abaisse : nous longeons la berge; les pentes boisées que nous dominions naguère, maintenant s'étagent au-dessus de nous ; et des prés, de larges nappes étoilées de margue- rites, déclinent jusqu'aux galets découverts par l'abaissement des eaux. En automne, après les grandes phiies qu'amènent les vents d'ouest, le flot, sans cesse grossi par les alluvions de la montagne, bouillonne avec impétuosité à travers ce large couloir, barrant de ses écumes tout l'espace compris entre les deux rives et souvent escaladant les prairies ourlées par la route. Mais, pour le moment, les urnes du ciel semblent taries ; l'air sec brûle et poudroie par-dessus les ondes claires et moirées qui ne parviennent pas à gagner les bords. Bientôt de nouvefles collines évasent leurs cols; la Salm glougloute au goulot d'un raxin et vient s'unir à l'Amblève; comme des paliers qui feraient se rejoindre les roches, des ponts ouvrent leurs arches grises dans l'ensauvagement du site, donnant à la gorge sa dénomination de Trois-Ponts. Cette Salm est, avec l'Aive et le lléblon, une des grandes rivières à truites du pays; une chasse sans trêve traque le frétillant poisson à travers les cailloux frôlés par son ventre argenté ; on le pêche à la mouche ou avec des filets dont les mailles ont l'espacement réglementaire d'un pouce. Puis le tableau change; par moments la rivière se dérobe; des taillis profonds en interceptent la vue; on la voit luisarner derrière les rideaux de chèvrefeuilles, les hautes fougeraies, les chênes et les bouquets de cytises qui garnissent la rive. Tout à l'heure elle va prendre son élan pour franchir le saut de cette cascade de Coo, créée par les moines de Slavelot, et <[ui demeure toujours une des célébrités de la contrée. Un pont l'enjambe en cet endroit, du haut duquel les féroces ripuaires lançaient autrefois dans les écumes de malheureux chiens qui souvent allaient se fracasser sur les roches du fond et qu'on regardait tournoyer à travers le cabrement des eau\. Pour avoir été entaillée dans la montagne par la main des hommes, la chute, surtout après un de ces fréquents orages qui font rouler les avalanches le long des pentes, n'en reste pas moins un saisissant spectacle. La vaste nappe s'écroule d'une liauteur de vingt mètres, brisée en deux tronçons par la pile (pii soutient la double arche du pont; mais, tandis que l'un de ces tronçons se rue comme une trombe, avec un grondement de tonnerre, l'autre ne forme plus qu'une cascateile (jui divise la force du courant; puis tous deux se rejoignent dans les bouillons de la cuve creusée par l'éternelle retombée de la gerbe principale. Nous traversons la Gleize, groupé sur un mamelon autour d'une antique et minus- cule église dont le clocher, mi-décoiffé par le vent, se penche sur les floraisons d'un de ces humbles et touchants cimetières de campagne, tout noyés d'ombre, avec des croix mangées de mousses et des tertres engloutis sous les lierres. Maintenant l'Amblève coule là-bas, entre l'ROYIXnE DE LIEGE. 073 des monts verts dont les coupes bossellent l'horizon ; une côte s'escarpe à travers bois, puis décroît sous le couverl d'une allée: et jusqu'à Stoumont les talus s'enfleurissent des casques pourprés de la digitale. Tandis que la voilure continue seule par la grande route et va nous attendre à une demi-lieue de là, nous arpentons les ruelles du joli village, gravis- sant et dégringolant les bosses sur lesquelles s'espacent ses petites bordes, squamées de larges dalles de schiste. L'industrie locale a donné ici aux habitations une physionomie LE RI DOfiNEUx. (Voycz p. G74. 1 pai'tirulièrc : presque toutes appuient leurs toitures sur des piliers en bois, chantournés à la base, avec la maison en retrait entre deux avant-corps qui servent pour l'élable et piuu- la grange; et les murs, faits de bardeaux recouverts de bousillage, avec une couche de plâtre par-dessus, entre-croisent extérieurement leurs palançons, comme les pièces d'une armature. Dans un fond, par delà un vieux moulin dont la roue sème dans l'air réclaboussenient d'une |)luie de pierreries, les huttes en torchis de Targnon, un pauvre hameau du bord de l'eau, tout délabré et moisi de vétusté et de misère, semblent faire de leurs toits défoncés un rempart à la 83 674 LA BELGIOME. chapelle chétive (|iii a pouiisé là son cloclier de Iravers, comme un chapeau de pierrot ivre, si liasse d'ailleurs (|u"on voit s'encadrer, à Iravers ses vitres poudreuses et tapissées de toiles daraifiiiée, rarp,ile ératlée et croulante des maisons rangées à l'enlour. A peine a-t-on quitté les solitaires chaumines, qu'une trépidation secoue le sol; le stridement d'un sifflet déchire l'air; un train passe en soufflant ses flocons de vapeur; et la première station d'un embranchement de ligne nouvelle (de Stoumont à Rivage) découpe sa silhouette rouge sur les vertes perspectives de la vaUée. Un remblai prolonge à présent sa crête recliligne, parallèlement à la roule, à Iravers le pittoresque diminué du paysage, dont naguère encore les ressauts et les ondulations accompagnaient si délicieusement la sauvagerie de cette partie de l'Amblève. Cependant l'autre rive dresse toujours son grand versant boisé, aux parois duquel s'emmèlenl des taillis si touffus que leurs végétations ne laissent point apercevoir l'ossature du roc, el que la montagne a l'air de balancer par-dessus les miroirs de l'eau les profonds roulis d'une forêt suspendue. Plus bas, le Fond de (Juarreux, un amon- cellement de blocs éboulés, comme des margelles de puits, des tables de menhirs ou des cha|)iteaux de colonnes qu'un cataclysme aurait confondus, obstrue la rivière d'une miniature de chaos, parmi les écumes et le bouilloimement du Ilot; l'hiver surtout, au bas des roches dépouillées, sous l'aigre clarté des cieux lourds, l'endroit se dramatise parmi les inquié- tants profils des énormes pierres qui, dans les batailles du jour el de l'ombre, prennent de chimériques apparences; et, un peu plus loin, cette rudesse de nature brusquement recommence dans les bouleversements d'un lit de torrent, le ru Donneux, grossi par le ruissellement d'une quantité de petits affluents el qui descend des hauteurs de Vert-13ouhon. Les quartiers de rocs partout entassent des barrages entre ses bords; mais, à mesure (pion se rapproche de la " chaudière » creusée par les eaux à l'endroit où elles s'écroulent de la montagne, leurs masses finissent par se superposer comme des embâcles. Cette chaudière, ainsi baptisée |»ar l'imagination populaire, forme une vasque profonde, an bas d'une écor- chure entaillée par le cours constant du iiiisseau et (jui petit à petit s'est émaillée de lims de velours, de marbre et de métaux, dans un caprice éblouissant de colorations. Nous dépassons Xonceveux; au loin se découpent, dans l'ombre et le verdoiement des pentes, les façades blanches de Montjardin, avec leurs toitures effilées, leur tourelle d'angle aiguisée en |M)i\rièrc et le petit donjon débonnaire qui se hausse par-dessus les cheminées, délicieux motif pour une a(piarelle romantique et dont la rixière reflète dans ses demi-leinles chaloyées les épaisseurs loufl'ues et les aériennes transparences. Puis Hemourhamps aligne le long de sa jetée en pierre, dans une anfractimsité de mon- tagne, la file inégale de ses maisons; trois grottes étagées l'une au-dessus de l'autre ont donné au village un renom que suffirait à justifier l'avenante rusticité de sa physionomie; et tout il coup la vallée s'élargit; le mur rocheux qui régnait à gauche faiblit et recule; les monts de droite, au contraire, commencent à dessiner la superbe saillie de leurs contreforts; et nous gagnons Aiwaylle, les yeux emplis par les magnifiqn<'s architectures de ces grands blocs superposés. Des ballades d'ombrelles et de chapeaux de paille dans la grande rue bordée d'auberges cossues, un flot d'enfants el de jeunes filles qui jouent à la raquette ou au cer- ceau, el, sur le seuil des hôtelleries, (h; grosses dames lasses, emplissant de leur carrure la largeur des bancs, nous dénoncetd un pays de villégiature. Toutefois nous résistons aux sé- ductions de ce séjour civilisé pour nous re|)longer dans le eliariiu' el les surprises de la vallée el g(»nler jns([u'au bout les enchantements de cette Amblève ensorcelante (pi'il nous faudra quitter bienlùl ou plutôt qui nous (piitlera pour former sa jonction avec l'Ourlhe. D'ailleurs l;i journée s'achève; au-dessus de nous, les corneilles déploient leiu' grand éventail noir dans l'or roux du crépuscule ; et, comme des fantômes, les brinnes ^espérales PROVINCE DE LIEGE. 677 commencent à tlotter entre les arbres ; il nous faut rivaliser de vitesse avec la nuit, qui tombera dans une heure. Et, d'un trot soutenu dont l'allongement rythmique résonne dans la paix du paysage, notre carrossier arpente le ruban de route grise qui côtoie la rivière allumée par les flammes roses du couchant. Sur l'autre rive court sans interruption l'énorme muraille du roc, lambrequinée de crêtes dentelées ou taillée à |iroliIs droits, avec ses calcaires gris saillants MO\TJAnni\. comme des vertèbres, ses stratiticatious superposées comme des tables de pierre, ses brusques ressauts à forme de bastions et de terrasses, ses vagues silhouettes d'animaux chimériques en surplomb sur le vide, et ailleurs ses parois boisées, ondulant de proche en proche sous la toison des végétations. Dans la région des grands vols, si haut qu'une chaleur de soleil la fait encore flamboyer par-dessus les horizons assombris, une carcasse de château fort, un hautain pan de mur, dont les ouvertures ont l'air de porches ouverts aux houles du vent, se tient suspendu comme le tablier d'un pont-levis qui, pour s'abaisser par l'espace et laisser s'écouler 678 I. \ HELGInrE. le tourbillon des speclres, allendrait 1 heure fatidique des minuils. Non loin, un reste de tour s'accroche au roc. parmi les éboulements et la décliiqueture des ruines. C'est tout ce qui sub- siste de la sombre demeure du Sanglier des Ardennes. sur laquelle plane aussi, comme un reilet d'épopée, le souvenir plus lointain des quatre fils Aymon. Mais cette vision héroïque à peine a remué dans le cerveau la poussière des vieilles légendes, qu'elle se dissout parmi les C 11 A 'f t % l U K b tjl kl Ht 1 I L S A > M O N . riantes magies des feuillages et des eaux. In petit village, Ambléve. brouille dans le soir ses toits d'ardoises, desquels monte la rumeur des ménages; et les derniers bruits de la journée se mêlent aux clapotis de la rivière le lonji des barrages. Toutes les gloires de là-haut ne valent pas le reste d'activité qui, chez ces humbles riverains, accompagne la rentrée au foyer, après le labeur lourd de la carrière et des champs. Et, iiiilMiir d'eux, les grands rideaux d'arbres, les îlots fleuris, la musique des cascatelles encadrent d'un décor d'idylle les approches lentes du sommeil. .MaintenanI I;i luche s'escarpe à notre gauche, toute droite par moments, avec PHOVINCE |»E LIÈGE. 079 de grands blocs demi-détachés ; et, dans le noir des verdures, de puissantes masses crayeuses semblent réverbérer encore les flammes solaires qui les ont brûlées tout le jour. Au loin les maisons de Comblain-au-Pont se piquent de lumières; on allume les lampes; il règne juste assez de jour pour nous permettre de saluer d'un dernier regard les soubresauts d'un énorme |)romontoire rocheux en saillie par-dessus les toits qui avoisinenl la gare; et, tandis que notre attelage regagne par Sprimont et Louveigné son écurie de Dolhain, nous nous jetons dans un train qui passe et qui, au bout d'une demi-heure, nous débarque à Barvaux, cette étape initiale des excursions dans le Luxembourg. CASCADE DE coo. ^Voyez p. CTO.) LE LUXEMPiOURG se, CONFLUENT DES D E t X OURTUES. (VoVeZ J). G91.) LE LUXEMBOURG Riirvaux. — l'iie ville dans un trou ; Diirbuy. — Ue Melrcux à La Hoche. — Un barj Hallali de l'aiilômes. — Le veilleur de nuit. Visite aux ruines. I!aivaii\ est la première marche de la rude conlrée luxembourgeoise quand on l'aborde par rOurIhe, la sœur de cette autre sauvage et folle rivière, la Semoys, cavales échappées du giron des monts et qui piatl'enl et se cabrent, écumantes et noires, dans la nuit des défdés. L'endroit sent la grange et la métairie, cette sèche et piquante odeur de paille et d'avoine digérées qui particularise l'air en ces plaines où les végétations grasses ne poussent pas, mais seulement les céréales et les poudreuses graminées. Un peu en dehors du gros des maisons, presque toutes carrées, massives, bâties en moellons, sous la retombée des lourds toils de schistes, une côte se dessine, au pied d'une butte ronde et lépreuse, ravinée de pierrièrcs, el doiil les contreforts s'épaulent à l'OurlIie, dans la direction de liiirbuy. On peut gagner par là. en escaladant, cette étonnante petite ville, encaissée dans la montagne comme en un puits; mais l'abord est plus brusque par la rouli> qui, toujours montante, finit pai- surplomber le 684 LA BELOIOIE. trou même, un sombre et grêle entonnoir an fond (1iii|ih'| inopinément, à cent pieds sous soi, on voit des toits, des ponts, un fliàteau, une église cl, coupant en deux la rue, le bleuissement pâle de l'eau. Avec les versants du fond, les terrasses en gradins, les plaques violettes des laites en ardoises, les bossellements gris du pavé, les minuscules silliouettes des bommes et des vaches, grosses fourmis noires et lentes, c'est comme l'illusion d'un coin de terre et d'humanité, perdu loin dans l'espace et dans le temps. Une rampe descend au cœur de l'agglomération, comme une échelle de corde jetée d'en haut pour rattacher la petite vie intermittente de l'habitant au reste du monde. Par là passe la circulation, vont les attelages à bnnifs, pénètrent le bien et le mal de nos civilisations qui, même en celte cuve à ciel ouvert, avec un demi- crépuscule pour couvercle, sèment la tièvre et la folie. Durbuy a une justice de paix, une école, une mairie, des promenades, une ou deux hôtelleries et des cafés. Durbuy exploite même des mines de fer et de plomb aux alentours. FA [)0urtant ce rien de ville, ancienne prévôté et chàtellenie des ducs d'Ursel, qui y ont gardé leurs tourelles, mais arrangées au mauvais goût moderne, tiendrait sans trop de gène dans la place du Carrousel. >'ous gagnons par la chaussée l*elit-llau el .Monteuville: l'Ourthe tout à l'heure nous rejoindra à DeuHn, d'où nous nous dirigerons sur Monville et Melreux, en laissant à droite les grands horizons monotones de Marche. \ Melreux. la malle-poste qui dessert La Roche n'attelle que deux fois le jour : l'après-midi s'avance; et nous ne voudrions pas manquer l'entrée de la ville avant la tombée du jour. Nous prêtons donc l'oreille aux otlres d'un gamin huche sur le siège d'une carriole et qui. moyennant dix francs, prix fixe, à ce que nous dit l'aubergiste, maître de l'équipage, nous mettra au pied des ruines, avant le coucher du soleil. X peine installés sur la moleskine des banquettes, le bidet s'allonge d'un trot serré, ruant par moments dans les brancards aux anguillades du petit cocher, qui, d'un - hue, Louis! » corrobore encore les cinglades du fouet. Ce bout d'homme, quinze ans à peine, brûlé comme un moricaud, la mine hardie, a vraiment le diable au corps; son unique préoccupation est de dépasser la concurrence, un cabriolet (jui va devant nous, avec une charge de voyageurs ; et nous dansons sur les caillasses comme une barque à la pointe des vagues. Le drôle, en outre, crache, chante, lampe aux cabarets des rasades de péquet. En moins d'une heure il vide six verres; il rendrait des points aux femmes de Coo, connues pour leur goût du genièvre; et nous dépassons Hotton. l'Ourtlie à notre gauche, coulant entre des roches et des prés; Hampteau el ses bois décroissent dans la poussière des roues; le traditionnel relais de Rendeux nous retient un inst^ud parmi un grouillis-grouillol de voitures el de diligences. Jusque-là le pavsage est une idvlle dans du grès et de la verdure; les roches du bord de l'eau, droites, peu tourmentées, d'un gris bleuté d'ardoise, s'entrecoupent de bois: la rivière, moirée d'or par les feuillages ensoleillés, roule de l'ombre et du silence. Et, pour ajouter à ces champêtres délices, le baume des foins coupés monte des rives; des femmes, le barada sur la lèle, fanent les tlouves grillées ; ailleurs on charge les chariots. Puis la vallée s'échancre; Marcourt, en face de nous, étage à mi-côté ses deux lilcs de maisons; cl un énorme promontoire boisé fait obliquer la route, reliée au village par un pont. Tout là-haut, dans les chênes, une chapelle aiguise sa tlèche ; c'est Montaigu, célèbre pour les dévolions à Saint-Tiiilmul. un saint du onzième siècle, grand guérisseur de maux, mais surtout grand retapeur d'appétits. (Li inià d'.^aint Tliibà (|ui heu biu d (|ui ii'uiange nin miâ.) Une fois l'an les pèlerins, en longues liles, gravissent le petit sentier (|ui court au flanc des monts el aboutit à l'oratoire, sur ce coupeau qu'une forteresse commandait, au temps du comté de .Montaigu. A présent il n'y a plus dans celte ruine el cette solitude qu'un vieil honnue, nourri parla charité des lidèles; tout seul, en |ileiu ciel, il \il là les hivers et les étés, perpé- tuant la liaditiou des (>rmites du lieu, sans barbe lilauclie ni hui'c. car tout s'en \a. uu'Uie ces attributs essentiels des primitifs anachorètes, hdii vient-il.' Personne ne le sait. L'autre LI-: U \i:MBOliH(i. (iS.i ermile étani niorl, celui-ci apparut, misérable, en souqtieuille, l'air paterne. Quelquefois, quand ses provisions sont à bout, on le voil descendre la montagne; la faim seule le chasse vers la vallée; et le reste du temps il prie pour les infirmités du monde, expiant peut-être ainsi quelque ancien péché. Cette singularité d'un ermitage s'ajoute, pour ce pays de .Alarcourt, à une autre sorte d'illustration; c'est ici, sur la bosse peuplée de chaumines et de petites métairies, que naquit la citoyenne Tbéroigne de Méricourt, dans le nom de lacpiellc se sont oblitérées les syllabes du village natal. Un jour, déjà nimbée de la rouge auréole, elle revint au toit paternel, pour en repartir bientôt après et se faire arrêter à Liège. La petite baie rose des bruyères, cueillie en courant par la pauvre folle, folle de son corps, de son âme et de tout, n'eut pas le temps de séclicr à son corsage : le vent d'exil l'emporta. Le grand éperon de iMontaigu dessine l'extrême saillie d'im long mur rocheux, à ras ducpiel la route développe son lacet gris et qui partout porte la déchirure des coups de mines. Devant nous, la perspective s'accidente; par delà les croupes vertes des cimes, d'autres crêtes montent, festonnent, semblent capitonner les horizons; des combes toufTues s'ouvrent aux eaux scin- tillantes pour se refermer ensuite sur leur fuite assoml)rie. F'ar moments l'Ourthe n'est |)lus qu'un trou clair dans l'approfondissement de la gorge : déjà s'annoncent les soubresauts violents des sites du Mérou et de Maboge; et une grandeur vient à cette nature que l'homme n'a pas désensauvagée et qui retourne aux sévérités de la genèse. Après Jupille et nueue-dc- Vache, la montagne, sur l'autre rive, fait un bond énorme, mouchetée sur le plateau par les maisons de Cielle, le hameau bien nommé, perdu dans les plaines de l'air; puis le roc, au bord de la route, s'avance en un dernier ressaut; une crevasse fend le bloc, comme un purclic; cl brusquement, par un coup de théillre que rien n'égale, La Roche apparaît dans un fond, avec la coulée lumineuse de la rivière, la grande échine pelée de la côte du Gravier et, sur une butte croulant à pans droits, les parapets et les tours d'un vieux burg sourcilleux, merveilleusement •damasquiné par le vert des lierres et l'or bruni des mousses. Un cri nous échappe : debout dans la carriole, nos regards embrassent cette ordonnance superbe d'une petite ville blottie dans son entonnoir de montagnes, au pied des ruines que les flammes déclinantes du soleil empour- prent sombrement. Une lumière tranquille, légèrement assourdie déjà par les approches du cré- puscule, qui en ce profond ravin tourne rapidement à la nuit, baigne la bousculade de petites maisons bariolées de rose et de pistache, dont les toits d'ardoises ont l'air de tentes déployées et s'empanaclieni de volutes de fumée. Du côté de l'eau, des balcons en bois, des clôtures de jardins, de frustes murailles bombantes, des logettes en surplomb, des bouts de courtils animent la perspective d'un fouillis de lignes heurtées. Et tout de suite, aux enseignes dont les gigantesques lettres noires enjambent les pignons, aux bâches vertes et grises tendues sur les patios d'hôtellerie, à un certain mouvement de la rue constellée de toilettes chatoyantes, on a l'impression d'un séjour de villégiature. Une rumeur vague, le bruit des ménages, des meu- glements d'étable, des voix iiiaillantes d'enfants montent du fond de la vallée, dans la cbaleur de ce dernier rayon qui lentement décroît sur le vieux château et l'ime après l'autre (piilte ses tours déchiquetées. Bientôt la cime des montagnes demeure seule éclairée par-dessus la ville; une ombre de moment en moment plus grise brouille les profils solennels de la ruine; les maisons s'enfoncent dans les houles du soir; et au tintement d'une cloche qui sonne l'heure de la table d'hôte, nous franchissons enfin le pont suspendu. Irait d'union entre les deux tronçons de la pittoresque bourgade. A La Hoche fieurit encore la patriarcale auberge, relais do':^ diligences, comme au vieux temps. Celle que nous avons choisie s'ouvre à l'angle des deux rues, près du pont. |)roprc, petite, accorte, exhalant par ses coiu-s une odeur de longues mangeailles. L'hôle, une bonne 686 LA BELGIQT E. figure matoise et joviale, en sarrau bleu, s'interrompt dans un marchandage de gorets grouillant sur le seuil, pour nous souhaiter la bienvenue, son chapeau de paille à la main ; et sa corpulente silhouette se détache sur rentlambement des cuisines, battues par le galop des maritornes, rouges et les bras nus. La bienveillance réjouie du brave homme nous promet un plat de venaison pour noire souper, et, tandis qu'on nous accommode cette nourriture privilégiée, nous profitons (1(> la splendeur de cette fin de jour pour nous confier à la conduite d'un certain l)arbier. (pii cumule avec l'escrime du rasoir les fonctions de gardien du château, devenu propriété de l'État, il y a quelques lustres, moyennant la minime somme de mille francs, l ne grille s'ouvre; nous franchissons un porche épaulé à des restes de tours crénelées, sur l'emplacement de la primitive herse ; et, au bout de la rampe qui ensuite nous livre l'accès des cours et des salles, il semble que les siècles eux-mêmes sortent de la poussière pour nous accueillir et nous guider. Un puissant donjon carré se dresse, parmi les autres tours, comme un ancêtre de briques et de moellons; il appartient, celui-là, à cette forteresse du quinzième siècle devant laquelle l'évêque de Liège vint mettre le siège et qu'illustra le plaisant stratagème d'un des comtes de La Hoche. La lutte s'éternisait de part et d'autre ; mais la famine commençait à ravager les gens du château; et tout à coup, sur l'ordre du comte, un porc fut lâché, énorme, qu'on avait repu. La graisse de cet animal extraordinaire fit soupçonner des vivres en abondance derrière les remparts ; on désespéra de réduire des hommes si bien approvi- sionnés, et le Tribunal de paix, une noble ligue contre le viol, le meurtre, le dol et les querelles de seigneur à seigneur, et qui s'était armée pour châtier le comte Henri, rebelle à ses idées de pacification, en fut pour sa peine inutile. Les guerres, la foudre et le temps ont taillé leurs coupes sombres dans cette liaulaine demeure; des salles d'armes, des chemins de ronde, des logis il ne subsiste que des pans de voûte, des trous d'ombre et de feuillage, des tronçons de murs mantelés de lierres chevelus ; mais le songe du passé s'évoque, d'autant plus obsédant, de ces réalités lointaines au bout desquelles les yeux de l'esprit, à défaut des yeux du corps, perçoivent une humanité violente et fruste, avec des passions plus cruelles, mais aussi des énergies plus hautes que les nôtres. Nous escaladons les marches éboulées d'escaliers disparus, nous grimpons sur des plates- formes qui finissent dans le vide, nous errons dans le labyrinthe des salles, des couloirs, des souterrains, les artères et les poumons du vieil organisme anéanti. Brusquement le sol manque sous nos pieds ; une baie s'est ouverte et découpe, comme en un cadre, les maisons de la ville, la rivière, les monts au loin, déjà lourds de nuil. L'Ourthe va et vient, noire, dans l'assombrissement des rives, fait le tour de la ville, se boucle par delà la côte du Gravier, finalement prend son élan vers Queue-de-Yache. Même dans le soir, l'ossature du |)ays se dessine, puissante, hérissée, bifurquée en deux grandes arêtes, cette côte du Gravier, avec se éboulis de schistes, ses assises parallèles, sa chape de mousses veloureuses, et, à l'opposé, la côle de Distere étagée en gradins sous la superposition de ses murs de terrasse. \ gauche, Corumont dresse sa masse, entaillée à sa base par les rampes de la route et plus haut par une tranchée, la route d'autrefois, que les morts de Harzé, un hameau de La Hoche, suivent encore dans leui' funèbi'c voyage au cimetière de Beausaiiil. liOù le nom : chemin dos morts. Nous sommes là en pays de légende et d'iiistoire : en contre-bas de la route actuelle, le roc s'écorche de crevasses bizarres qui chacune a son nom ; mais la plus célèbre est l'excoriation en forme de siège où, prétend-on, le roi Fé])in tenait son lit de justice, indice probable de quelque villa carolingienne dans ce pays de forêts et de chasse où plus tard devait s'élever la forteresse du onzième siècle. Cependant, autoui' de nous, dans la nuil phis dense, les objets commeucenl à dessiner s LK LLXE.MIiOriU;. «89 des aspects chimériques ; une à une, les lampes s'allument derrière les vitres des maisons : tout là-haut, vers Cielle, un banderolement rose se dissout dans un reste de clarté. Nous regagnons l'hôtel ; du chevreuil et des truites nous font trouver savoureuses les fatigues de la journée ; mais il nous tarde de nous replonger dans la nuit et le silence des rues. La senteur de moyen âge montée des ruines nous a rempli le cerveau de coquecigrues ; il nous semble, grâce aux ténèbres complices, que les siècles se sont immobilisés sur la ])etite cité momitiée, qu'elle s'est endormie il y a très longtemps derrière ses maisons à auvent, ses pignons découpés par les lambourdes, ses balcons fencsirés faits pour les mystérieuses escalades, et que tout à coup le son lointain de quelque trompe, parti des tours, va la ré- veiller dans la grande nuit des monts. Et, en effet, comme nous étouffons le bruit de nos pas ])our mieux savourer l'immense douceur du silence, en cette folle illusion de poète où se berce noire imagination, une corne, embouchée par quelqu'un d'invisible, souffle par trois fois un rau(iue appel au bout de la rue pleine de songe. Cependant le pavé bruit sous un pied lent, appesanti, lui aussi, par le sommeil ; une forme grandit entre le noir espacement des maisons ; et, an prochain carrefour, de nouveau la corne retentit, sourde, profonde, sonnant le hallali des ombres par-dessus l'ombre oîi, depuis une éternité, s'est englouli le La Roche des comtes et des hauts faits d'armes. Alors, obéissant à cette injonction de réin- tégrer le logis, de peur de déranger par notre présence de vivants la taciturne assemblée des fantômes, nous regagnons sur la pointe des pieds l'hôtellerie muette, où tout dort comme dans le reste de la ville. Et seulement le lendemain, à notre réveil, après une nuit bour- donnante du ronflement de la trompe cornant d'heure en heure, nous apprenons que la silhouette spectrale aux lourds pas errants était celle du veilleur qui, l'été comme l'hiver, par les trombes de neige aussi bien que par les minuits étoiles, rôde de quartier en quartier, l'œil aux aguets, comme le Iton auge protecteur des chevets. II Les environs df La lioclie. — Une promenade accidentée. — Les rochers du Ilérou. — Confluent des deux Ourthes. Houfïalize. — Bastoane. l'ar les pics et les vaux, par les fourrés qui, l'automne, s'emplissent du hognement des sangliers, les sentes aériennes où galopent les bardes de chevreuils, et les ravines que le moindre orage gonfle de torrentueuses cascades, nous allons, en ce pays des grandes eaux, des grands vents et des grandes solitudes. Chaque promenade ici. qu'on la dirige vers n'importe quel point des horizons, prend des airs d'expédition, surtout si, chasseur d'impressions aventu- reuses, on dédaigne les pulsations du baromètre, quitte à affronter en chemin la bourrasque, les guilées et les crues soudaines, dans un pays où les voies tracées sonf rares et où, à travers l'interminable embroussaillement des halliers, il faut marcher quelquefois pendant trois ou quatre heures avant de rencontrer un hameau. Il nous en cuisit un jour que. partis par un ciel tourmenleux. d'où tiltriiit une bruine légère, nous enfilâmes la rampe qui monte vers Fraiture, côtoyant de ci les grands chênes moussus des futaies de La Roche, et de là une ténébreuse gorge dont à peine on voit le fond à travers les vertes vagues d'une mer de feuillage, si dense et si touffue qu'elle rejaillit jusque par- dessus la crête de la route. A mesure que se déroulait derrière nous la côte, des brouillards s'élevaient de ces combes, en fuyantes et pâles écharpes qui tlottaieid à la dérive du vent. 690 LA BELGion:. par moments se condensaient pour former de croulantes architectures et d'autres fois se dissolvaient en flocons à la pointe des arbres. Puis toutes ces nuées éparses finirent par s'amonceler en lourdes masses planantes qui graduellement bouchèrent les perspectives ; et l'humide brouillard, que nous avions bravé jusque-là, bientôt se changea en une pluie serrée dont les lances nous transperçaient. Cependant, à notre droite, la forêt, puissante, élançant ses troncs comme des colonnes dans le bleuissement des clairières, nous mettait dans l'âme de telles joies que nous ne désespérions pas daller jusqu'au bout. Des troubles réseaux de l'averse s'évoquait |)()ur nous la vision des grands bois druidicpies, où, pareille- ment à ces lorves et ondulantes buées, rampaient les fumeuses émanations des sacrifices ; et nous pensions aussi à l'antique renom d'impénétrable horreur qui lit rêver le divin Shak- speare de bêtes farouches, de lions et de tigres rôdant dans les halliers de r.\rdenne, parmi le hérissement des palmiers. D'ailleurs, une éclaircie pouvait trouer la sombre carapace du ciel ; et nous regretterions alors la pusillanimité qui nous eût fait battre en retraite. Malheureusement cette espérance d'une embellie fut déçue ; l'averse s'obstinant, nous naviguions à travers des trombes d'eau qu'aggravaient encore les cataractes épanchées des arbres; et une certaine mélancolie nous envahissait quand, après une heure, nous entrevîmes enfin le salut sous les apparences d'une vaste métairie isolée au bout de la route, dans une écbancrure des taillis. Une jeune fermière au profil aiguisé de jeune louve ne consentit à aucun prix à nous allumer le feu de brandes dont nous aurions eu si grand besoin pour sécher nos vêtements, mais, après nous avoir seulement permis de nous asseoir dans la froide cuisine où elle épluchait des légumes, s'offrit à nous ouvrir les barrières de l'enclos pour nous accourcir le ciiemin qui devait nous ramener à La Roche. Celte maison peu hospitalière, silencieuse et morne en ses larges cours, nous laissa, depuis, l'impression de quelque château de la famine, perdu loin des villes et habité par des êtres cupides qui en défendaient les approches au voyageur. Alors commença pour nous, à travers do boueuses ornières et des sentes quasi impraticables, une bataille furieuse contre les fourrés dont les ronces s'acci'ochaient à nos jambes comme des reptiles et dont les arbustes nous fouettaient de leurs branches. F'arfois nous roulions parmi des éboulis de pierres, battus jusqu'aux chevilles par l'écume des ruisselets qui. de moment en moment, sourdaient, plus nombreux, des fentes de la montagne. De partout à présent jaillissaient ces filtrations ; une rumeur d'eaux bruissantes, à chaque halte, nous emplissait les oreilles d'un long bourdonnement ; et nous avmns la sensation d'ini complot mystérieux de la forêt ouvrant ses secrets réservoirs pour nous barrer la roule i»ar des lacs et des mares où, en poussant un peu les choses à l'extrême, nous devions infailliblement trouver la nini-j. -V mesure (pie nous dévalions, ce bouillonnement de cascatelles augmentait, finissant par former des l'apides (|ui emportaient les terres et les cailloux: et brusquement un petit frisson délicieux, sous le froid de nos habits devenus spongieux, nous parcourut la peau quand, d'un ravin encore invisible, monta le grondemenl d'un lorrenl. roulanl avec un bruif de tonnerre lointain. f]nfin une Irauchée s"(Hi\ril (jui, obliquant dans la direction de la ville, bientôt dé- boucha siu' une côle d'où, en peu de temps, nous eûmes dégringolé jus(|n "au cdMii' de l'ag- glomération, trempés, la chemise collant aux os, et, de plus, tout couturés d'érosions, mais emportaul de cotte course accidentée connue la joie d'avoir surpris en leurs élaborations ténébreuses les génies cachés de la montagne. La Roche, pour le touriste vraiment épris de nature et (h; solitude, multiplie les enchan- tements. Quand, après d'âpres passages et des alternatives d'escalades et de descentes, on voit eidin se dessiner les profils déchiquetés des célèbres rochers du Héron, dans les sauvageries LE LIXEMBOL ri;. 091 d'un site sans routes pratiquées, embroussaillé de taillis profonds et perpétuant en tous sens le désordre des cataclysmes volcaniques, il y a comme une vanité de prise de possession dans le charme et l'horreur de se sentir oublié et perdu, loin des vivants, parmi ces som- bres grandeurs d'un lointain chaos que ne déshonorent pas les foules banales et qui bien plutôt semblent réservées aux œuvres dissimulées d'un sanhédrin de sorcières. Ici les noires magiciennes pourraient faire bouillir dans leur chaudron, sans crainte d'être dérangées, les herbes desquelles s'engendrcuit les maléfices. Immobile sur une patte, le mélancolique héron s'allonge au bord des eaux, comme l'àme et la songerie de ces lieux convulsés. Aucune rumeur LES liOLlIERS DL ilLKOL. n'y trouble le silence lourd des midis; et seulement au crépuscule, à l'heure ofi la faim réveille les hôtes des fourrés et des rocs, on entend monter dans l'air le glapissement d'un renard, l'aigre clangor de l'épervier ou le métallique huUulement du chat-huant. Au pied de cette échine brisée du Hérou, l'Ourthe, ramassée sur elle-même en un de ces tordions fantasques qui redoublent à mesure qu'on se rapproche du continent, sortes de spi- rales tirebouchonnées à tous les horizons et décrivant par les vallées comme les ellipses d'un immense coup de fouet, l'Ourthe, naguère silencieuse et limpide, lustrant sur ses galets les tranquilles beautés des paysages, devient inquiète, s'assombrit entre les parois surplombantes, de bloc en bloc roule, écumante, parmi les déchirements du délilé. « Les fonds de l'Ourthe exercent une attraction mystérieuse, inspirent le sentiment de l'indépendance entière, fa- rouche, indomptable », a dit quelqu'un qui les connaît bien (Léon Dommartin, l'Ardeiine]. Et ce sentiment grandit encore quand on aborde la gorge profonde où s'opère la jonction <; 692 LA BELGIQUE. des deux branches de la torrentueuse rivière, cette énorme crevasse des monts en travers de laquelle s'avance la pointe de la presqu'île longée par les eaux. De loin, les courbes irritées des criques, et sous la toison des bois, les bonds désordonnés du roc figurent les mouvements d'une bête chimérique. Et Tàme, à ces approches d'une nature cyclopéenne, théâtre don ne sait quels combats des éléments, dont l'Iiistoire se lit encore dans la tourmente pacifiée des choses, s'exalte réellement ici au rêve d'une vie héroïque qui accorderait ses épopées aux épiques splendeurs de cette contrée faite pour des exploits de paladins et des exterminations de fauves. Les points de vue, les surprises, les pittoresques échappées abondent, du reste, dans toute la région de rocs, de bois et d'eaux qui a pour centre La Roche. Une infinité de routes et de sentes, suspendues au flanc de la montagne, ont l'air d'échelles de corde flottantes et mènent à Ciefle, à Beausaint, à Amberlonp. ailleurs à la Baraque Fraiture, à Hives. à Houflalize. Quelques endroits sont célèbres, les Cailloux de Mousny sur le plateau de ce nom, et, dans la vallée de la Bronze, un amas de larges dalles plates, les Tombes, comme on les appelle, domi- nées par une roche lambrequinée et moussue. Ici surtout, le charme est vif; on longeait une paisible et jolie vallée, tapissée de prés fleuris, et ces blocs, ces éboulis, ces vagues formes d'autels et de pierres sacrées brusquement proposent à l'esprit des conjectures. Cependant suivez par les crêtes, tout en haut des ravins et des précipices, le ruban de chemin qui regagne Houffalize ; sous les ponts de la jolie villette une eau passe, silencieuse et rare, au bas de vieilles rues en pente, de maisons à hauts toits, de murs en moellons rouilles par les pluies; c'est encore l'Ourthe, mais jeune fille, avant son hymen avec la branche de Sainte- Marie-Chavigny ; maigrement elle épanche son urne à travers d'amènes bucoliques. Houffalize, comme Durbuy, La Roche, Bouillon, a en outre cette étrangeté de se présenter inopinément au voyageur des plateaux dans un trou de montagnes, chaudement tapie entre ses rocs et ses bois. Quand on vient par Tavigny, une succession de rampes ondule à travers un large pays de plaines qui tout à coup s'échancrent aux approches de la ville ; et le ravin du Cowan, où plonge la route, tortueux et barré par des redans magnifiques, est comme la préparation à la gorge tourmentée au fond de laquelle se blottit l'ancienne petite baronnie du Luxembourg. Au crépuscule, l'impression tient du prestige : la dernière côte franchie, on dévale rapidement dans une mer de brumes violettes où les grands rochers semblent eux- mêmes du brouillard solidifié. En contre-bas de la chaussée, dans des criques d'ombre, des eaux s'allument de luisants d'acier; au loin, des pignons font des taches grises, confuses, sur le noir des fuites; et petit à petit les énormes blocs qui bosselaient la perspective se haussent, grandisscnl. Unissent |>ar suspendre des bastions et des cathédrales par-dessus le renfoncement graduel de la roule. Puis la rue se dessine, le pavé s'étrangle entre dfyw iiuii^s de maisons disloquées, et une tour carrée, un reste de forteresse, lourde architecture du dix-septième siècle, fait un coude violent, comme pour fermer le passage. En face, à l'angle d'une affreuse biUisse moderne, servant d'école communale, un segment d'enceinte ruinée découpe sa demi- lune, débris informe d'un vieux château qui, d'après la légende, remonterait au temps de Charlemagne. Et, toujours descendant, on arrive enfin à un touiiianl ; la ville ol)li(ine à droite. passe un pont, remonte de l'antre côté; et du versant la vue embrasse, en anionl et en a\al, les arches noires de deux antres ponts, le chevet d'une anticjue église, dépendance de l'abbaye du val Sainte-Catherine, fondée par Thierry, sire d'iloulValize, et, plus à gauche, sur les pentes, la dégringolade des toits en schiste, pareils dans le soir aux dalles d'un immense et mystérieux escalier. L'une après l'autre, les lampes brasillenl ; des voix montent, sourdes, des fonds: une paix de sommeil flotte déjà sur la vallée ; on est pris soi-même d'un assoupissement à cette douceur égale d'une vie qui, même le jour, fait encori' i^nuon. A neuf heures, toutes les portes LE LLXIvMBOl U(l. (393 soni closes : un ronllement sort dos maisons; ch et là seulenienl une vitre demeure éclairée, avec d'immobiles ombres tombées des plafonds, énigmatiques silliouettes ventrues de guitares et de mandolines où, après réilexion. on suspecte des formes de jambons. La salaison et le fumage du porc sont à })eu près, en etfet, ruiii(|ue industrie de ce coin perdu. De grand matin, la corne du pastoureau appelle au gagnage les troupeaux disséminés; des baraux s'échappent, à ce signal, des files de groins rosés; et la grotesque procession grossit à mesure que se prolongent les bourdonnements de la trompe. Tout le jour, la bande pâture sur les hau- teurs riierbe sèche, les glands et les chatons ; quand le soir les ramène enfin dans la ville, grognant et se bousculant pèle-mèle, cbacun regagne de soi-même la Htière, làcbant le reste LES TOMBES. de la (roupe; et celle-ci de seuil en seuil se fond sur les talons du petit pâtre, qui, sa dernière ouaille disparue, reprend cnlin, lui aussi, sa corne en sautoir, le chemin de la soupente où jusqu'à l'aube il dormira du bon sommeil stupide des bètes. Ce grouillement de verrats, de porcelets et de gores s'ajoute, pour l'animation de la ville, au roulement des malles-postes qui, trois ou quatre fois le jour, débarquent les passagers et emportent les courriers. Kt la monotonie de cette existence loin des capitales et des chemins de fer, au fond d'une conque habitée par de braves gens simples, a un charme d'apaisement qui, tous les étés, requiert en cet endroit une petite colonie de tidèles. Mais, l'hiver, chassées des crêtes, les neiges s'abattent en rafales par les rues, obstruant les portes et les fenêtres. On s'acagnarde alors près des feux de tourteau et de bois, dans l'odeur des jambons séchant au pendoir: au malin seulement, quand finte la cloche des messes basses, des formes encoqucluchonnées se coulent le long 694 LA BELGIQUE. des maisons et croisent en chemin un pauvre cavalier tout blanc qui. eu l'absence des malles bloquées, va, par monts et par vaux, chercher à la gare de Tavigny la correspondance. Celte pauvre gare, isolée loin du village, a son importance : c'est elle qui. par l'embran- chement de Bastogne, met en communication llouil'alize et ses environs avec la grande ligne de Libramont et de I\amur. Bastogne, qui se découvre au sortir des bois et des landes de Bourcy, dans un pays de sapins et de bruyères, aux immenses horizons nus, est un peu comme la capitale de la contrée. Elle l'était à un degré supérieur au seizième siècle, quand (luichardin l'appelait emphatiquement un Paris en Ardennes : en ce temps il n'y avait pas de plus grand marché aux alentours; et, par surcroît, la bombance y tenait table ouverte. Cette lointaine prospérité s'est aujourd'hui résorbée dans une foire aux bestiaux qui, tous les samedis, fait affluer de dix lieues à la ronde les gros herbagers et dans un considérable commerce de jam- bons, les fameux jambons de Bastogne, d'une chair plus parfumée que même les jambons d'York. Toute la ville tient d'ailleurs dans une grande rue en pente, très spacieuse, bordée de maisons en briques, en bois, en torchis, minces, étranglées, diversement peinturlurées, avec d'étroites boutiques au rez-de-chaussée. Derrière, entre des murs de vieux jardins et des restes de remparts, courent les ruelles, encombrées de fumiers, plaquées de bouses séchées, angulées de vieux pignons à lambourdes. Et brusquement le pavé se resserre, la dégringolade des maisons s'arrête au pied d'une massive tour romane coitîée d'une cage en bois à toiture qua- drangulaire; puis, la rue bifurquant, un des tronçons remonte vers le remblai du chemin de fer, tandis que l'autre file sous une voûte rugueuse, une très vénérable porte d'enceinte, garnie encore de ses mâchicoulis. Les paroissiens de Bastogne affirment qu'autrefois la tour de l'église servait pour la défense de la ville ; les Templiers auraient ensuite accroché une église à ce donjon guerrier; et ainsi le primitif édifice, toujours ostensible sous les empiétements de l'ogive, en ses piliers trapus, son porche d'entrée et d'autres parties basses, garderait l'am- biguïté d'un ouvrage à la fois militaire et religieux. Quoi qu'il en soit, la fruste et vieille basilique, avec ses nefs d'inégale longueur, quatre colonnes d'un côté et trois seulement de l'autre, ses fenêtres à meneaux et cà verrières, sa voûte enchevêtrée de nervures prisma- tiques et historiée de rinceaux et de personnages peints, plonge avant dans les siècles, sym- bole éternisé d'une religion tourmentée, variable en ses formes sensibles. A Bastogne nous sommes au plein cœur de l'Ardenne pouilleuse et grièche qui, pour ([uelques auteurs, réalise le type de l'Ardenne véritable. Écoutez les graves et belles paroles d'un écrivain qui, mieux que personne, a su évoquer leur austère grandeur : <( L'Ardenne n'offre rien qui soit doux et joyeux. Mais ses grands paysages muets et soutirants sont en singulier accord avec les pensées sévères et tristes. Son isolement et sa mélancolie remue- ront jusqu'aux dernières fibres les cœurs désolés. A la maturité de l'Age surtout, quand tant d'illusions sont évanouies, quand la vie apparaît comme un âpre combat contre les hommes et la nature, quand avec amertume et inquiétude on se demande s'il est de vraies atfections, un voyage dans ces lieux austères fait accepter plus aisément la douleur. Ces roules monotones, ces bruyères vides et frissonnantes, ces habitations pauvres et rares, ces bois rabougris et silencieux, ces brumes qui se prolongent longtemps dans la matinée et reviennent lot avant le soir, ces nuits froides retenant les gelées blanches jusqu'en juin et les ramenant dès la tin d'août, font sortir peu à peu l'âme de ses rêves de félicité, et, la mettant imi harmonie avec leur sombre décor, la consolent en lui persuadant par un invisible accord que ce monde n'est pas fait pour les existences commodes. » (Edmond Picard.) La contrée qui va de Bastogne à Neufchâteau, avec un crochet sur Houlfalize, cette vaste tristesse d'une terre stérile comme les dunes et prolongeant à liiilini, pareillement aux vagues d'une niei- immobilisée, le déroulement de ses courtes ondulations, revit en ce tableau d'un accent si humain. Il ne faudra rien moins LE LUXEMBOURG. 695 que le mouvement et les séductions de la Semoys, dans l'Ardenne méridionale, pour en faire oublier la grande note persistante et monotone, comme un de ces traînants accords voilés qui, dans les polyphonies de Wagner, finissent par énerver délicieusement l'àme et la plonger au rêve des apaisantes ténèbres. III De Palisœul ù Bouillon. — Un dernier chapitre de l'histoire de Bouillon. — Lue Babel souterraine. — Le château d(3 Bouillon. — La Semoys de Bouillon à llochehaut. — Botassart. — De Bouillon à Florenville. — La Forge Roussel. — L'abliaye d'Orval. A la descente de Palisœul, une malle-poste attend le voyageur. Quand la charge est complète et que colis et passagers se sont empilés dans le caisson et sur l'impériale, un coup de fouet prend en liane les deux roussins, et cahin-caha, au drelin des sonnailles, l'attelage enfile la longue chaussée poudreuse qui, de bosse en bosse et de rampe en rampe, entre des plaines violacées de bruyères, des étendues de genêts plus hauts que des hommes et de sombres chênaies embroussaillées de taillis, mène à Bouillon. A mesure qu'on approche, la déclivité de la côte s'accentue, la route décrit des sinuosités plus rapides, des masses rupestres s'étagent à droite et à gauche comme les gardiens du défilé, et tout à coup le grincement des roues contre le frein grandit dans l'encaissement d'une rue étranglée entre deux files de murs et de maisons, bâtis en grès, trapus, patines par l'averse et le temps. On est dans la ville. Au rez-de-chaussée se succèdent de petites boutiques ajourées de vitrines à carreaux étroits, des échoppes de taillandier, de ferronnier, de boisselier, de noirs couloirs ouverts sur des intérieurs délabrés, quelquefois un escalier en pierre de trois ou quatre marches, le tout culotté d'une brunissure de jambon fumé; puis la rue débouche sur une place, se divise en deux branches dont l'une monte vers la Chapelle et l'autre passe le pont, s'enfonce dans les quartiers de la rive gauche ; et une large échancrure s'ouvre, dans le creux de laquelle se blottit en amont, sous les feuillages, au bord de l'eau, un enchevêtrement de toits et de pignons, dominé par les grands profils abrupts du château, au haut de l'énorme roche qui à droite bouche le ciel. En aval, les parois de l'entonnoir se resserrent, avec un coude brusque par où disparaît la rivière, dans une solitude qui commence tout de suite après les dernières maisons; et, repliée sur elle-même, en une longue courbe qui la fait remonter vers son cours supérieur, elle tourne autour de la ville et va baigner l'autre versant du promontoire couronné par les donjons et les remparts de la vieille forteresse. A l'abri des grands vents dans son puits de montagnes, Bouillon, le glorieux duché du douzième siècle, aujourd'hui déchu à la médiocrité d'une vie sommeillante et casanière, s'enveloppe de silence et de mélancolie, à travers le lourd manteau d'ombres que les cimes environnantes lui coulent aux épaules, comme un drap mortuaire aux grands plis immobiles. A peine une rumeur d'industrie, le battement des marteaux sur le fer s'entend dans la quiétude assoupie de ses quais; le meuglement des bœufs qui deux fois le jour traversent la rue pour monter aux pâturages ou regagner l'étable domine, avec les sons de la corne du pâtre, tous les autres bruits; et toutefois, à des intervalles réguliers, une sonnerie de trompettes, venue de l'école régimentaire, se répercute en éclats cuivrés par les rocs, puis va mourir dans les espaces sourds, après avoir furtivement éveillé les échos de la citadelle. La mort et l'abandon, depuis deux siècles, ont touché au conir cette grosse bourgade qui. s'il fallait en croire les gens de l'endroit, ne demanderait pourtant qu'à revivre. Entourée, sur la hauteur, de vastes étendues de pays, exercée à l'élevage du bétail et au défrichement des terres incultes, possédant une race de chevaux qui n'a pas sa pareille pour la vigueur du jarret (' 696 \\ r.i;i,(in,ti K. cl la n-sisliiiico à lu fitliunr, l'Ilc si' |il;iinl Irisicssc, sans rlirniin dr lie i|iii hi irlir ;iii\ iniirclio ilii |ia\-. ri la tasse |>ai"liri|i( T ,1 l;i circiilaliiiii (1rs alTaii'cs. {'riil cirr a-l-cllc raisim : la ^(illicilinlr de ri'iial, qui |iri'^(|iir liMijniirs s'cxrrcf «laiis le raynii liinilc des f,M*nn(lcs \illrs ri (lilai->c lc.> cxlrriiiilés liii Irniloiri'. -.ciiihli' ipinn'iM' les iniicllrs soiillVaiircs tir ci's a;:iiiii('-~ dr prlilcs cih's Ininlaiin'"- (|iii, |iiiiii' I l'Ilciiiif, iiaiifaiiMil '^oini'nl lic-niii i|iii' iIi'Im' lallarhi'c-. |iai' iiiir \uii' |ilii- ia|ii(lr (|llo lr>- iiiliiiniiuililcs fi'raildps roillrs, au inniivriiniil ilr- ailcn'- iiil)aincs. ( 'i'|iriiilanl , si riVai'iT ilr riii-liiiii' (|iii' -dil (li'|iiii- laill ilr lriii|i-. I aiirii'inir plaie l'iirli' iliMiiaiili'lii'. Mil malin clli" ^'i"«| rrvi'ilir'r an iiromlrnii'nl ili-^ cannii- tic >cilan |iniii' assister. a|ii'è>« tant il aiilrc- calai'l\'«nn'>. un elle x'r-lait IVuiiliie cllc-nii'nie. à la ili-|iaiili>in i\ u\\ empire. Ii'('llVii\alile liiniincnlc île ISTH pa-^a dans sps mm- cnmiiic \t\\ (inrai;an. Iiala\anl tnni cl semant •-nr la I'HiIc de- innmanl- cl de- l)!c--c- .1 clai- là. Inmnnxaiil iiini-mr'me dans la ilébrtcle. IVime nliiTce, san-. puinnii' me rciniinailic ; cl. dan- le \iile el I Iniii-cnr de- jnnr-, ma main liaiail re- nn|i'- tiinelires ; " In \a-cl \iciil l'iiiiiMix enipli--ail le- nie-. Niai- j;ai;n:'iine^ la place, Iniile Cdinlilc de l)onri;eiii-, de pa\-aii-, de lanciei-, de prisnnniei'-, de bloSSCS SO (k'ilienanl à liaxer- le- pied- de- elie\ail\, le- rnilcs de- Miilme- el le- pni'leil» lie civièrPS. Et relte riduic l.ii-.ul nu laniilialia Icrniilc. dan- le iinir de l'.iprc- iiiiiIl I ne sneni' inonlail de- du-, llnllail d.in- le lnoiidl.ird du end i.impanl cl liMinl: cl le- un- cmiraienl sans Inil. le- \en\ élargis. Mnidniicininl rc\enaicnl -nr Icni- pa-, les aiMi'c- piclinaienl >nr placo, altendanl mi ne -ail (pnn, pcnin- dan- de- angoisses. I ne -liipcnf - elail appe-aiilie sur los cerM'Ile-. I.l la pclile place avait lair d un iMneaii Liniillnnnant , i'et;arili< par les maisons vei'te^ d'Iinmidite. axi'C le seinlillenicnt impiiel de leiii- \itres. ■■ Lis ('/idniirrs .i I ni' de ce- mai-nn-, celle du coin, à la ^ain lie Ai\ |iiiiil, I tinhd de la ru-le. ^arda InnI nne nuit, sur -e^ rideaux l>lanc-. l'niipiiclndc el t.i L;rimacc d une iiiiilirc. c( Ile iln deinier llonaparlc, \cill,inl cl prisonnier. \iiliMir Ar Im. d.in- le- -pa-me- cl le- -an^lnl-. -e niomait le bruit tnneuN de- epa\e< IVauraises emportée-- par la didaile. l>imillon. âpre- l'clli' \i-ion traf;iipie d'un rç^ni* lini>--ant .in pied de -on cliàtean. dan- la paiabolc enllaininee de- lioidets et l»^>< èelalïoussui'e- d'un -ani;lant iMiniliier, repli)n|;ea en -a iinil. Ilicn Iil pin- aiijoui'- illini la de-olaliiMi de Sedan, le- tamilles ampiiti'e- d'un de lenr- Irmwon- el \enaiil -emplir le-- Vi'UX de I.l CcUltemptation de celle teri'c mtlirnc de l.i cervi'lle i-l des v i-cere- de ceux ipielle- ont perdu-. I,e li.i-ard a de ce- rencontre- macabre- : nn empire, un prodigieux oruaui-me. une dvna-lie ei'hones en ce cul de--ac de montagnes, son- le coup de lial.ii d Mlil.i el péri— ani mi séral'lcmcnl . d'une moil i^niniiinien-c. Inin de- cipil.ilc-, d,ni- celle ob-cnrilc d'niie lacilinne ville liautee par des lautomol Les ombre- des i;i-amU capdaiue- de Itonilloii présidant, du haut iIps donjons, à cet ei-rouliMuenl dans les -iouIVros du tem|is di- l.i po-|erite napoléonienne! Ce prodii;ieii\ cadavie d'une fortiTOSse repnM\anl un in-taut -ont'lle cl vie, pai-dessns l'alb-eiix puySilgp en ten, dan- de- allée- et venue-, de pali'onille-i el de pri-onniei'- ' l!i ii-ipicincnl le- massives portes onirnssi'es de b-r f;rincerenl -m- lenr- pcnlnre- maui;ee- par la ronille; les énormes olels pi-mlne-- dan- l'àtre du f^aialien plou,i;ercnl an tond de> palaslres; le morue cidosse senlit pa-ser en sm une palpitaliiu) d'bnmanite. l'ui-^. la ijuerre tinie, ca>emate>. corp- de f-anle. coins d'enceinte, poleines et pont-levi- retomliércnt à Icm- Imud silence de né- cropole. (Vest en elTct *'omme nue cite de la mort ipie cette va-le maison l'codale, mince par I cnclicvetrenient de -es (-atacomltc-. avec l'mtini dédale de -e- cori'idor-. t\r s(ur> le bruissant silence s houles du sable, (le sont les sillons par où la vie a passé avant nous et (|u'('lle a laissés sur ces iiiouvanles surfaces pour servir à rorieulalion du pèlerin. 720 LA l'.KlJiiniJE. Pendant des lieues nous errons, les yeux nian{j;cs |)iir lu lilMudiciir pulvcrulciilc du '-ol. n'ayant d'autre liori/on qur le moulonnenieni ci-ayeux di' la |i!aine sous les fuites enllammécs du ciel. Quelquelois un arbre, tout seul dans cette mort universelle de la nature, s'aperc-oil au loin ; il semble, de ses maigres bras ouveris sous le soleil, nous adresser un appel ; mais le sentier nous en écarte ; la pauvre silhouette de ce tronc solitaire graduellement diminue sans que nous ayons pu nous asseoir une seconde à son ombre. A nos pieds s'allonge une lèpre de lichens, un duvet crciiiliuil cl diii (|iii linlc nos semelles; même la bruyère ne par\ient jilus à s'alimenter dans la désolai ion de cetli- (erre calcinée; ses touffes clairsemées et rabougries font à peine une tache sur la pâleur cendreuse du grand cadavre. Maintenant la chaleur est intolérable : de la plaine moulent des haleines embrasées qui tarissent la salive à nos lèvres ; le vent, au lieu de nous ral'raichir. uous souille au visage une toulVenr énervante; là-hauf, dans l'élher roux, le soleil, pareil à uu lion, rugit en échevelanl ses flammes. Enfin, dans la morne perspective, des toits se décou\reut; leutemeul le sol reverdit; les sentiers se labourent d'ornières laissées par le charroi. Devant nous, à mu(> portée de fusil. Genck s'étage à mi-côte sur une bosse dominée par la flèche de son église. Celui qui, après une étape sous les grêles du midi, les moelles liquéfiées par une coulée de plomb fondu, n'a pas trouvé sur son chemin une auberge bien close, tout humide du froid des dalles et odorant le cru du cellier prochain, celui-là ne sait rien des bonheurs du voyage. Vn jour tamisé, rayé des poussières d'or que blute la fente des contrevents, éclaire doucement, aux murs de la salle où a été dressé noire couvert, les bordures d'or dont s'en- cadrent une vingtaine d'es(|uisses et de tableaux. C'est, au fond de la maison muette, dans ce coin perdu de la campagne pouilleuse, comme un petit musée d'art où nous saluons des talents amis. Genck, en effet, depuis une di/aine d'années, est devenu le centre d'une fidèle colonie de peintres que l'aulomue surtout ramèin' aux mélancoliques splendeurs de cette nature souffrante et suggestive. I ne fois qu'on a ])éuétré dans son charme austère, elle vous retient par d'irrésistibles sorcelleries. Les âmes pensives, impressionnées par l'insoluble problème de l'être, y alimentent leurs songeries au douhl(> infini du ciel et de la lande, l'un et l'autre agités par les vents et les nuées, profonds et tristes comme le mystère même de la vie. Et les yeux, d'autre part, sont touchés parles magnificences sombres de ces étendues éveuses, au-dessus desquelles, dans l'or- et les vermillons, s'écroulent les architectures vespérales, le veloureux accord des pnii'duds verts paludéens et des sables iidiltrés d'eaux croupies coiileiu' de vieille rouille, la tache lie-de-vin de la bruyère en fleur allongeant ses grandes bandes foncées comme les rougeàtres courants d'uu fleuve, les prestiges enfin de la lumière miroi- tant en arcs-en-ciel dans la moiteur des matins ou doucement mourant aux vapeurs montées des flaques marécageuses. Au déclin du soleil, laissant eu arrière l'auberge et son repos bienfaisant, nous dépassons les dernières maisons du village. Urusquemeut le chemin tourne : la solitude recommence. Nous longeons des lisières de conifères dont les files noires s'abaissent aux |>i'iiles d'un terrain ravineux jusqu'à l'entrée de la bruyère, et par moments s'échancrent. ménageaul des percées sur des enclaves de cultures, de maigres bandes de blés poussées d'un jet débile à fombre des baliveaux noueux, .lauiais l'iKjninie ne désespère de la i;raiide nourricière : là même où ses mamelles semblent épuisées, il tâche de sup[)Iéer par ses sueurs aux sèves plus amères que des larmes, distillées de sa peine inféconde. .Menu* au cn'ur des sables, à près duue heure du village, nous apercevons encore des vestiges de labour: (piehiuel'dis uu(> hutte de paysan se dresse, pareille à une barque échouée, dei'rière uu pli de la duiu' ou un mince rideau d'arbres qui la protègent contre les rafales. Isolés, iierdus dans rimmensité de celte plage d'où la mer s'est retirée, mais où ou nuitinue toujours à la ilierrliei-, ne \(i\ant passer ([u'à de rares Ui LIMIÎOLHG. 721 inlervalles un visage huuiain, avec le ciel pour liorizon et les nuages pour uniques eonfidcnls de leur dur labeur, les pauvres colons regardent se lever et décroître tour à tour les soleils qui règlent leur triste existence, sans en attendre aucun allégement à leurs maux. Eux-mêmes disparaîtront, ils s'en iront où vont les nuages, ne laissant aucun regret derrière eux. mais ayant labouré vaillamment la glèbe marâtre où se passa leur vie et que d'autres, après eux, bêcheront d'un égal effort. Encore ces deux ou trois arpents nourris do leur sang et qu'ils ont fait germer à force de jours et d'années, ne leur appartiennent-ils pas toujours : de l'héritage parternel les enfants ne recueilleront peut-être que l'outil séculaire et non le sol sur lequel il s'ébrécha; eux partis, le champ et la maison feront retour au propriétaire, la Commune ou l'État, je ne sais. Et l'on se prend à regretter qu'une loi secourable ne leur obtienne pas, après un si long mariage du fonds et de l'homme, la juste rémunération de leur anhèlenienl sans trêve. Tout au moins voudrait-on qu'à l'exemple des » Sarts » de l'Ardenne et du pays mosain, aucune redevance ne fût attachée au travail de la terre, dans cette région cruelle où la terre n'est qu'une cendre friable et boulante qui boit la sueur sans la retenir et constamment déçoit l'attente du serf lié à cette grièche compagnonne. Bientôt les chaumines s'abaissent dans l'éloignement ; un cône d'or devant nous s'enfonce aux bleus du ciel; de la crête nous voyons enfin se dérouler la ligne des marais, ils s'étendent sur un espace de plusieurs lieues dans la direction de Hasselt, écaillant la perspective de lueurs métalliques, comme de grands miroirs allumés au soleil de réverbérations ardentes. Avec eux la vie se remet à fermenter dans cette mort du désert où le sol jusqu'alors ressem- blait à un cimetière dont les ossements calcinés auraient fini par s'émietter partout en une pondre calceuse et grisâtre. Comme pour ajouter à la funèbre illusion, de grêles tiges de sapins arrêtés dans leur croissance et que la distance diminuait encore, ressemblaient à des ombres désolées de petits enfants errant au bord de leur sépulture. Mais, aussitôt que l'eau apparaît, un pullulement de bêtes et de végétaux anime les alentours. L'immobilité est rompue. Comme le sang artériel, la filtration des sources vivifie l'aire teigneuse. Des sentiers filent à présent à travers les touffes d'ajoncs; les roseaux inclinent leurs sabres sur les lagunes dormantes ; des broussailles de houx s'emmêlent à une végétation sombre et drue où se détache la grappe carminée de la bruyère. Çà et là des taillis ont poussé, et quelquefois un massif de bouleaux les domine, ou un chêne dont le vent a jeté là la graine el (|ui persillé le ciel de son feuillage déchiqueté. Autour de nous, l'après-midi s'achève dans un apaisement profond. Le sable, tout un jour recuit, nous envoie en bouffées attiédies les effluves plus forts des plantes; en même temps se volatilisent par l'air les bromes vireux des marécages. Assis au bord des eaux, nous regar- dons s'abîmer le soleil derrière les brumes violettes sorties des lointains. Peu à peu l'occident s'est allumé : le ciel ressemble à un océan d'or liquide que bordent, pareilles à des plages, de grandes bandes enflammées; une lave ardente, des jets de soufre et de feu fulgurent à travers leurs fissures, comme aux cratères de quelque monstrueux Etna dérobé par les fumées. Pendant quelques instants la fournaise broie dans ses gueules le cuivre et la pourpre des nuages; ]»uis l'énorme incendie froidil; ses braises achèvent de se dissoudre sous le talon du soir; il ne reste plus au-dessus de la noue grise qu'une vaste lueur sombre qui elle-même décroît aux boules de la nuit. Une solennité indicible s'épand alors sur le paysage ; les arbres ne sont plus que des taches confuses dans la pâleur des ténèbres; un héron dresse près d'une mare sa silhouette méditative; la lune écorne l'orient de sa faucille d'or, moissonneuse de songes et de chimères qui sur terre conduit le chœur des incantations et là-haut mène le roulis des astres. Graduellement la plaine est retombée au mystère. 91 722 LA BELGIQUE. IV Hassélt. ^ Les distilleries. — La ville et les janliiis. — Li' foirail. Nous débarquons à Hasselt juste à temps pour assister au marché du mardi. Le cœur de la province bat d'un mouvement plus pressé dans ces grandes assemblées régionales; les maisons, ce jour-là, se vident à la rue; la solitude des quartiers déserts s'anime du passage d'une foule afTairée ; pendant quelques heures la ville sort de son immobilité et fait une rumeur au soleil. La petite capitale du Limbourg n'échappe pas à cette destinée commune : sans son foirail et ses estivandiers, elle risquerait de s'éterniser dans un demi-assoupissement; il y a longtemps que l'histoire a cessé de passer par ses places; et les maigres activités de la vie administrative ne sont pas faites pour labourer d'un sillon bien profond le pavé délaissé par les agitations de la vie publique. .Même le ronflement de ses chaudières ne dérange pas sensi- blement la tranquillité de ses boulevards et de ses grandes rues. L'étranger qui, à la tombée du jour, se glisse le long de ses avenues, croit errer dans un béguinage. Il regarde s'enfoncer dans le soir et le silence la ligne monotone des façades; les noirs feuillages épanchés aux grilles des jardins sont comme les porches mystérieux de la nocturne crypte qui s'étend par la ville; quelquefois, sur le pas des portes, un couple de vieilles gens assis hume les fraîcheurs du ruisseau. Il conjecture au fond de ces habitations closes, dont les vitres ne s'empourprent pas au feu des lampes, une existence éteinte et casanière. Et il va, il finit par déboucher sur une place en boyau que décorent de vieux pignons : les boutiques, un passage lent de pro- meneurs, une tour qu'il voit émerger des toits lui annoncent qu'il est au cœur de la cité. Aboutées sur la terrasse des cafés, des tablées de buveurs chopinant et fumant la pipe considèrent avec étonnement ce visage inconnu ; et tout à coup les oiseaux mélodieux d'un carillon battent de l'aile an-dessus de sa tète. Partout où chantent ces hautes volières de pierre dont les marteaux sont le peuple vibrant, il y a des âmes et une patrie : il se sent moins seul dans le bruissement de ces voix qui tombent du ciel et frappent sur le timbre de son cœur. Cependant, qu'il ne s'arrête pas à cette impression mélancolique; que. le matin venu, il s'engage à travers le lortis des venelles qui s'emmaillent aux confins de la ville : la dolente physionomie de la veille a fait place à une animation industrielle; des chariots de grains, des baquets encombrés de futailles, des tombereaux bourrés de drague obstruent les abords de grandes constructions vétustés et noires, mangées par la fumée. Ce sont les distilleries. Par les portes charretières embrumées d'une vapeur ciiaude, il aperçoit des cuves, des serpentins, des condensateurs, des enchevêtrements de tubes et de madriers, des rampes de bois tilaiit aux pénombres dorées des greniers. Hasselt est en etTet le grand alambic où se distillent le vertige et la mort des Flandres; ses creusets incessamment dégorgent la meurtrière liqueur de gloire et d'oubli, ce nonpareil genièvre hasseltois dégénéré aux comptoirs des villes en un tord-boyaux mixture d'ignobles poivres. Par convois immenses il part de là. vierge encore, perlant en gouttes ambrées autour des chanfepleures, couleur du fi-omeul mûr avec lequel il a été fabriqué. La sève et le sang des campagnes aboutissent ici, en elfet, aux cornues des brûleries pour y passer par les opérations multiples de la chaulTe et s'y condenser aux vertus puissantes de l'alcool. Toute la magnifique contrée qui s'élend en deçà du llemer est l'iné- puisable grenier où s'alimentent les activités locales : c'est pour elles que la terre travaille et germe, que le soleil mûrit la graine et (pi'ondule à l'infini la mer des épis lourds. LE Ll.MBOlUd. 725 Ce matin-là nous sommes réveillés par le meuglement des bœufs; à pointe d'aube ils ont (juitté l'étable et, par les poudreux sentiers des champs, se sont acheminés vers la ville; de partout à la fois ils arrivent, énormes et doux, le mulle humide à rez de terre, regardant de leur œil rond décroître le pavé sous leurs larges enjambées égales. Des ventres roses de por- celets brimbalent dans leur sillon, la ([ueue en tirebouchon. [tar petits troupeaux cpii quelque- fois se débandent et qu'un gaillard râblé, au pas lent comme ses grognantes ouailles, ramène d'une anguilladc cinglée en pleine chair dans le droit cliemin. Le long des trottoirs s'avancent de vieux paysans osseux, courbés sous des charges de légumes et de fruits, l'épaule sanglée d'une bretelle qui maintient à leur échine une échelette vaguement ressemblante à une chaise défoncée et sur laquelle s'empilent leurs denrées. Près d'eux, de maigres contadines tannées par le grand air rabotent le sol d'un coup de talon viiil. droites entre leurs paniers odorant les beurres et les fromages. .Même chez les jeunes, à de rares exceptions près, la chair, brûlée et durcie, tourne à des tons de vieux cuir (jui ne rappellent en rien les joues en fleur des belles lilles du polder anversois. Toute cette caravane s'eugoutfre dans l'entonnoir des rues, débouche à travers les places, s'allonge à l'ombre de Saint-Quentin. Les aumailles vont s'ali- gner sous les arbres d'un petit terre-plein, liane contre flanc, dans un emmêlement serré de cornes et de croupes ; un carrefour voisin sert de refuge au grouillement des porcs ; terricoles et margoulins s'épandent par longues Hles devant les fac^'ades des maisons, chacun gardant sa place accoutumée et transformant le trottoir en un énorme étal versicolore qui, par places, s'empourpre de la rougeur saignante des viandes et ailleurs chatoie dans la bigarrure des aunages, des écheveaux de laine et des piles d'étoffes. Une foule de petites industries se greffent, en outre, sur cette foire aux denrées et au bétail, mai'cliands d(> layettes et de boissellerie, de pièges à rats et de pains d'épice, de lunettes et d'électuaires ; et les échoppes avoisinent les tréteaux; les éventaires se confondent aux tas des paniers; la boutique en plein vent du potier empiète sur les charretées de choux-fleurs, de carottes et de céleri écroulées à ras de l'aire. Chaque pas qu'on fait risque de s'égarer à travers les monts d'œufs, les pains de beurre, les piles de chaussures, les disques de tartes aux pruneaux, qui en quelques heures ont poussé du pavé et sur lesquelles s'abat la convoitise des citadins. Un enchevêtrement de ridelles et de brancards barre les extrémités des rues ; les cours d'auberges, les encoignures des places, les fonds de portes, les allées sont pleins de cabriolets, de tapissières, de brouettes et de charretins ; des chevaux, la bride passée dans un anneau, paissent l'herbe verte et le foin dans les venelles avoisinantes. Et le marché plonge à travers les pâtés de maisons, s'étend de quartier en quartier, envahit jusqu'au porche des églises. Une foule à l'idiome musical et traînant s'y bouscule en un tumulte de marchandage, un long piétinement sur place qui bouche les avenues et baigne dans une buée bleuâtre, émanée des déjections animales en fermentation et des tassées humaines suantes au soleil. I>e moment en moment la rumeur grandit; le brouhaha des voix ronfle comme une roue de moulin, parmi le cornement des vaches, l'aigre glapissement des porcs, la rauque clameur des ânes; et tous ces bruits là-haut s'accompagnent des volées du carillon piquant ses trifles et plaquant ses arpèges. Nous échappons un instant aux agitations du foirail. Une rue bordée de pignons vermoulus, l'étage en saillie et les toits en auvent, nous jette dans les jardins d'un béguinage dépossédé de son petit peuple de femmes priantes. La chapelle et le porche d'entrée sont demeurés ; mais, à la place des guimpes blanches, des bourgerons d'ouvriers et des bonnets de ménagères s'aperçoivent derrière les vitres étroites au fond des enclos envahis d'un piaiUis de marmaille. Près de là s'alignent les hautes carcasses sombres des brasseries et des distilleries : l'odeur tiède du houblon nous arrive, mêlée aux exhalaisons pi(]iianles de l'alcool: 726 LA BELGIQUE. des jets de vapeur bouillante s'échappent des tu\au\ de décharge, et les cheminées éructent des bouillons de luniée. I*uis un réseau de petites voies étroites nous ménage des échappées sur un coin de vie paisible où la province se reprend à son sommeil et Jusqu'oîi les rumeurs du marché ne s'étendent pas. Vn aspect particulier à la petite cité s'y révèle à nous, le graduel absorbement de la ville i)ar la campagne. Elle rellue du fond de ses verts horizons jusque sur le pavé urbain. Le paysan a réalisé son avoir pour être plus près des résidus industriels qui engraissent son bétail. La hn me du pelil élcsour csl ici comme le vouiitoire où se dégorgent les chaudières et les alambics. Lue odeur musquée d"(''lalil(' Heure des cours rembourrées de paillers profonds : la vache et le porc, soumis à une slabulation |)er|)étuelle. dans une nourrissante atmosphère de Idère et de genièvre, y fermentent d'une graisse surchaulVée et malsaine. Tout à coup le silence des boulevaids uous enveloppe; une marine en miniature se prolonge entre les quais de pierre proche du gasthuys (hospice), une grande construction en briques du siècle dernier. Quelques chalands y sont amarrés ; une barge à cabine verte qui fait le service entre llasselt et Beeringen enroule son grelin à un pilier; dans la perspective des arbres, un canal s'enfonce, tout droit, comme un rail d'acier; et, devant nous, le campanile de Saint-Quentin sort d'un fouillis de végétations et de toits. I^a Ville des fleurs, comme on l'appelait sous la piemière République, n'a pas démérité de son vieux renom : partout, aux clôtures des jardins ipii bordent les promenades, des touffes de saules, des bouquets d'essences variées, des buissons de floraisons. Le luxe et l'ostenfafion ici n'est ni la maison communale, ni le palais administratif; quand on a longé la façade, d'ailleurs dénaturée, de la maison de refuge des abbesses de llerckhenrode, les pittoresques maisons de la Grand' Place et les pignons clairsemés des quartiers populaires, on a bientôt épuisé la cia-iosité. Même une certaine banalité vulgarise les églises, rachetée seulement à Notre-l>ame par la pompe et les grâces maniérées de deux mausolées dt? Delconr. 11 semble qu'une prédilection unique se fasse jour ici parmi ce dédain pour le marbre et la pierre : c'est le goût pour les beaux parterres, les gazons émaillés et les boscpicls pleins d'oiseaux. Toute la ville s'entoure d'une ceinture de plantations; on ne ra|)ercoit d'abord ([u'à travers un rideau de feuillages et un éfoilemenl de fleurs; jusqu'au cirur des principales artères, les fragrances de ses roses, de ses chèvrefeuilles, de ses jasmins et de ses œillets s'épandent la miit dans les relents apaisés du iiiiiibuiiis. des houblons et de l'alcool. Une ruelle tournante, longée d'un ibssé où s'emboui'be un ancien bras ilu iJenier, restes d'un travail hydraulique du treizième siècle, nous attarde un moment dans un recoin humide et piftores(pie. animé par le ronflement de gi'andes roues aux palettes moussues. G'est comme une pointe de banlieue cpii l)rns(pieinetd s'achève ensuite dans le briut et l'animation de la ])leine ville. Le nuirché nous l'cprend à ses cris de bêtes et ses boiu'domu'ments de voix; nous ramons à travers la uu''lée des croiq)es et des dos; mais déjà le carreau commence à se déblaver : la Inule s'espace, laissant à découvert un fumier grouillanl d'eplncliiu'es et de bouses, .\\anl ipiil soit midi, llasselt aura repris son aspect accoiitiiine. LE LIMIÎOURG. 727 Paysages. — Sainf-Troiui. — La GraïKlPlucc — Les couvants. Le train plonge djins hi llanime et le vent : nous filons snr Saint-Trond. I>e nouveau le pays change d'aspect ; après la grande lande solitaire, la campagne généreuse recommence, les champs de blé qui montent dans le ciel, les prés baignés dans une poussière de soleil, les bois qui ouvrent des trous d'ombre sous l'éther en feu, les massifs d'arbres qui emmêlent leurs silhouettes sur l'or des plaines. La terre revêt ici des apparences joveuses et vivantes ; des vallonnements légers font onduler les horizons; on se croirait dans un coin de la contrée hesbignonne. Alken nous apparaît au passage, puis Cortenbosch, et la végétation, à chaque pas, devient plus dense et plus touffue. Des files d'ormes et de peupliers rayent le paysage ; les champs sont séparés par des haies ventrues; les hameaux se pressent. A mesure que nous avançons vers le sud, l'impression de force féconde et de bien-être qui se dégage de cette région nourrie de puissants engrais, nous fera mieux sentir le labeur forcené de l'homme. Et toujours, par l'ouverture des portières, comme à travers la bordure d'un cadre, les fermes, les cultures, les bouquets d'arbres, les profonds dormoirs remplis de bétail vautré se succèdent. Une chaleur de fournaise tombe là-dessus; le sol et l'espace nagent dans une lumière éblouissante ; par moments, de lourds chariots chargés de foin passent dans les blés, pareils à des montagnes mouvantes; et la tête des chevaux seule émerge des houles ver- meilles qui se referment sur leur sillage. Puis les emblavures s'espacent; on est noyé dans le feuillage des vergers: et tout à coup, à gauche, par-dessus leurs grosses touffes métal- liques, les tours de Saint-Trond s'élancent dans la perspective. Nous tombons dans le bi'uil alangui d'une lin de kermesse. Près de la gare, un carrousel de vélocipèdes mène son branle au rontlement d'un orgue mécanique. Une baraque foraine semble endormie dans le silence des tréteaux vidés de leurs bobèches. Tout proche, dans les orties d'un terrain vague, une diseuse de bonne aventure se dérobe derrière la tenture graisseuse d'une maringote. Plus loin, un comptoir de friture, décoré de cuivres et de glaces, avec un alfairement de marmitons en blanc autour des fourneaux fumants, empuanti! l'air de ses relents d'oint chanci. C'est tout. La gaieté populaire s'accommode de ce pauvre amu- sement qui du moins rompt pour quelques heures la régularité triste de la vie provinciale. Celle-ci coule d'un flot tari dans la vieille cuve où bouillonnèrent les passions publiques ; à peine la rumeur des raffineries, dont les grêles cheminées dépassent l'horizon des toits, hausse-t-elle d'un degré ce qui reste encore de souffle à ce cadavre décomposé d'une grande cité. Personne ne s'aviserait de retrouver dans la race dégénérée des Saint-Tongrois d'au- jourd'hui les descendants des Jordan de Pule et des Walteramnie ([iii au treizième et au quatorzième siècle armaient en guerre les riches marchands contre la double autorité des abbés et des évêques. Les Liégeois ne se montraient pas plus ardents dans la revendi- cation de leurs privilèges que ce rude peuple joutant, au fond des forêts qui environnaient la ville, avec les compères pleins d'audace et de ruse dont la crosse s'allumait pai mi les pompes de l'antique abbaye de Saint-Trudon. Le temps a passé sur ces gloires; les vergers et les champs de betteraves "ont nivelé l'échevellemenl farouche des halliers ; le dernier abbé s'est effondré dans l'émiettement révolutionnaire ; de l'abbaye il ne subsiste plus qu'un pilier de tour, comme la culée d'une estacade balayée par les eaux. Une pierre qu'aucun clairon, parti du fond des nuées, ne lèvera plus, scelle à jamais dans le sépulcre 728 LA HELGIOI E. de la royauté épiscopale, à travers les fraternités de la mort, les grands abbés et les grands commiiniers. Poiirlanl, sous celle léliiargie des corps, l'elVrayant espiit religieux veille lonjours; il semble que certaines villes sont vouées à des prédestinations infrangibles; le Sainl-Trond des âpres prélats a germé, à travers la ruine et la déchéance, dans unç graine séculière et monastique. De l'arbre catholique qui, pendant des siècles, a étendu ici en tous sens ses rameaux, un siu'geon est sorti, enfonce par les mêmes racines dans l'âme et le sang de cette vieille terre chrétienne. Là où Saint-Trudon creusait ses cryptes et étageait les autels de ses hautes nefs, un séminaire pierre à pierre a poussé, comme une bastille de la Foi. Une grande ombre s'élend sur ses façades mysté- rieuses qu'aucune fenêtre n'ajoure et der- rière lesquelles on soupçonne les médita- tions de l'esprit reployé en soi-même : et cette ombre est celle de la croix où saigne, par-dessus la souffrance des hommes, le cadavre immortel de Christ. Après avoir erré longtemps par la ville, sans que notre talon y fît résonner d'autre écho que ce faible bruit du passant qui tout de suite s'efface dans l'agonie des rues, nous eûmes, ce soir-là, une foi'te impres- sion. Saint-Martin, avec son mélange de styles, ses colonnes trapues reliées par des archivoltes ogivales, sa voûte décorée de travées et de peintures, son porche italia- nisé de Renaissance, n'avait éveillé en nous qu'une curiosité superticielle. Une émotion plus vive s'était émanée ensuite de la vaste place où débouche la principale artère de la ville et qui tout à coup ressuscitait à nos veux, dans un ensemble d architectures disparate et séduisant, l'image expirée d'un grand corps social agité des ferments puis- sants de la vie. .Vu centre le coquet beffroi de 1606, renflé d'un caniitauilc bulbeux qui s'effile en flèche, semblait mouvoir à rebours, sur les disques de cuivre de ses cadrans, les aiguilles qui règlent les sonneries du carillon; tandis que les marteaux fra|)paient pour les habitants les heures présentes, il nous paraissait que nous étions entraînés en aiiiere pai' la récession vers les temps évolus; nous écoutions chanter, à travers la musique ailée, l'âme \ l> LE LIMBOURG. 729 ])!ac,e. que s'opérait pour nou<, sous la forme d'une massive substvuction et d"uu délicat portail, une suggestive évocation. La tour austère, fruste, appuyée de lourds contreforts, symbolisait les sévérités de la foi primitive: puis celle-ci faisait place à des compromis de conscience qu'exprimaient à leur four, dans leur langage de pierre, les élégances païennes du pi'lit édicule poussé comme une loge de i^ortier — le portier du bon Dieu — à l'entrée de la grande maison sainte. .\ cette même place, saint Trudon, [)arent de Chilpéric et de Pépin de Landen, fondait un monastère; à cette même place ensuite s'érigeait la majestueuse basilique romane de l'abbé Adélai'd, portée par douze colonnes d'un marbre rose et précieux — les plus belles de tout le pays, dit un chroniqueur du seizième siècle. Un incendie ayant ravagé le temple de fond en comble, une église nouvelle sortit des décombres de la première; après des siècles, la Uévolution française l'envoya rejoindre dans l'éternité sa sœur aînée. Mais, si les églises s'en vont, l'Église n'est pas morte; elle revit ici doublement, matérielle avec la cliapelle du séminaire, spirituelle avec cet autre édilice qui prolonge ses fondements dans l'Ame et que cimente la vertu des théologies. (le ne sont pas d'ailleurs les seuls souvenirs qui, en cet endroit, se lèvent des crépuscules de l'histoire : une ombre courroucée et allière, celle du Sanglier des Ardennes, s'y démène aux mains d'une meute humaine : tout autour, l'orgie épaissit ses rouges baleines. Il ne pensait' pas marcher à la mort, le terrible La .Marck, quand, en ce jour de ripailles et de ruses, cédant à l'appel de l'évêque, le futé renard, il traversait au pas de sa monture les cours de l'abbaye, rogne, superbe, son œil de faucon tournoyant sous ses sourcils chevelus. Ce fut la Mort pourtant qui, sous le caniail et les traits insidieux du prélat, l'aclicmina à son siège, à travers les fumets du vin et des victuailles. L'ogre ne sortit de là que le couteau sur la gorge, conjecturant l'échafaud qui le lendemain devait boire son sang à Maestricht. Puis, voici venir d'autres ombres encore : elles rodent sous les voûtes, inquiètes, tumultueuses, furtives comme la révolte et la vengeance. Tremble, Philippe I le Compromis des Nobles tient ù l'abbaye ses assises pour la première fois. Hantés par ces fantômes, nous avions gagné l'obscurité des boulevards. La ville éteignait ses rumeurs dans la nuit tombée. Au-dessus des vieux jardins toutVus, les pignons s'aiguisaient sur les pâleurs du ciel. Et tout à coup une ruelle nous jeta dans un quartier désert à l'entrée duquel un grand christ étendait les bras. D'immenses et mornes façades sans fenêtres se prolongeaient, étranglant l'espace au-dessus de nous, ne laissant entre leurs fuites qu'une étroite coulée d'air et détoiles, si hautes et si noires qu'on eut dit des murs de prison. C'était en effet la prison des âmes; là gémit et s'exalte, au brodequin de la scolastique, la pauvre raison humaine; comme en une sombre volière, un vol éperdu de jeunes esprits s'y blesse aux barreaux de la Somme et du Dogme ; et une terreur nous prenait devant cette caserne bàfie avec la pierre même de l'Inquisition, murée avec du silence et des ténèbres, défendue conlrc les idées du siècle par des herses et des remparts plus impénétrables que tout l'ap- pareil féodal. D'autres christs maintenant surgissaient sur d'autres façades; toutes adhéraient ensemble et formaient un bloc de nuit où s'allumait seulement, par places, le tremblotement d'un cierge, derrière le grillage fleuri d'un petit autel accroché à la brique. Après les cachots, la tombe; après les séminaires, les couvents. Un peuple d'hommes et de femmes expie ici, dans la mort du cœur et des sens, l'horreur de vivre ; plus rien d'humain ne tressaille en leurs froides entrailles ; ils se lèvent au matin dans le linceul où ils se sont endormis la veille. Et nous allions à travers le froid et la souflrance de celte humanité comme à travers des catacombes, prêtant l'oreille à des bruits illusoires où nous croyions distinguer des voix et des soupirs, quand un cri. un râle aigu et douloureux, déchira le pesant silence du soir. Devant nous 92 730 LA BELGIQUE. se dressait la maison des fous. Ici encore, c'était le tombeau, mais un tombeau où Dieu ne descend pas, qui n'est pas visité par les anges et que ferme irréparablement sur la bète l'àme repartie, .\insi, en quelques instants nous avions franchi les cercles de la mort charnelle et spirituelle, volontaire ou soumise aux fatalités, fille de la Foi ou de la Douleur, l'une trempée dans le sang de .lésus, l'autre dans les larmes de la vie. Doucement un veni passa, qui nous apportait le parfum des tlcurs, cette prière de la terre, et le carillon se mit à chanter, jetant à l'éternité les minutes qui ne comptent plus pour les trépassés de la raison et des terres- tres affections. VI Tongres et Notre-Dame. — Une It.ilii' thi Nord. — F. es tresseuses de soleil. Nous descendons d'un degré vers le sud ; cliaque tour de roue nous enfonce un peu plus au cœur de cette terre séveuse, fermentée, gorgée d'engrais, vrai paradis des fermes et des bestiaux, qui marque la limite de la province. Tandis que tout là-bas, à l'antre extrémité, Maeseyck, en attendant la ligne internationale qui la tirera de son isolement, est comme perdue, au sortir des silences de lu lande, dans ses p;lturages du l)ord de la Meuse, ici les villages se pressent au point d'entourer les villes d'une banlieue |ilus populeuse et plus vaste que les villes mêmes. Le sang et la vie de la contrée ont remonté là, comme à la grande artère naturelle de cet oi'ganisme que le sable infécond, l'absence de communications et l'espacement des hameaux ont atrophié ailleurs. Et pourtant, si détachée que soit Maeseyck des activités du temps, une gloire impérissable continue d'acheminer par delà le morne désert campinois, comme à un pèlerinage séculaire, la piété et les admirations du monde vers la cité enviée où les Van Eyck ont vu le jour: ce berceau pèse aux balances de l'histoire le poids d'un empire. Cependant, à mesure que nous nous rapprochons de Tongres, notre mémoire évoque d'antres souvenirs. Devant nous se lève la formidable civilisation romaine ; de leur pas em- porté, les légions de César sillonnèrent les halliers de ce sol aujourd'hui livré aux moissons; elles passèrent comme la grêle et l'incendie, ravageant tout, vengeant par l'universelle destruc- tion des Eburons le massacre des armées de Sabinus et de (^otta dispersées par Ambiorix. Puis, sur ces ruines et ces cendres d'un peuple, une ville s'érigea, puissante, enfonçant ses murs, comme un matériel symbole de haine et de défi, dans la terre grasse des héros trépassés. iXi le temps ni les révolutions humaines n'ont eu laisou de; leurs indestructibles fondements: la vieille cité impériale n'est plus (iii'mi fantôme en deuil de ses gloires évolues ; mais l'énorme enceinte demeure accrochée à ses entrailles comme l'ancre qui retenait sur ce rivage la for- tune (le Rome. Kien ne frappe plus lespril (jue le vide et le silence de ce cadavre d'une grande iourmilière derrière les rcuq)arts rébarbatifs qui ont l'air de la défendre contre un ennemi imaginaire, et la défendent seulement contre les rafales montées de la plaine. Ou pense à ces armures tragiques forgées pour les chocs des mêlées et qui se rouillenl au fond des musées, béantes sur l'ombre et le vent, ayant à leurs ouvertures le réseau frêle d'une toile où dépérit une araignée. Tongres, comme la dolente araignée, attache à ses remparts les bouts de la toile avec laquelle, depuis des siècles, elle tisse son linceul. La vie présente est comme étouffée ici sous le faix écrasant des souvenirs; quelque effort qu'elle fasse, elle sent peser sur cHc la piciic effroyable du passé. Celle-ci ne se soulève tout juste que pour permettre à ce petit peu|il<' sorti de la poussière des cryptes de respirer. Et ce LE LIAI BOL KG. 731 n'est pas; seulement l'obsession de la Rome militaire et conquérante qui. à chaque pas qu'on fait du côté de la campagne, le long de ces boulevards où riiumble maison moderne a fini par se grelïer sur les moellons de l'impérissable muraille, persiste et se matérialise en cette cein- ture et ces restes de tours irréductibles, pareils à un cercle enchanté dans lequel les fatalités auraient condamné les générations à tourner sans espoir d'en jamais sortir; le moyen âge chrétien, avec ses cloîtres et ses grandes églises, symboles du renoncement et de l'effacement terrestres, lui aussi éternise un léthargique silence par-dessus les toits, et semble boucher de ses blocs hiératiques les brèches ouvertes dans le ciment romain. Si loin (ju'ou s'avance dans la campagne, soit qu'on descende vers Pirange ou qu'on monte vers Sluze. parlmit le prodigieux TONGRES ET l'ÉGLISE \ OTR E-1) 1M E . pilier de Xotrc-Dame se dresse comme le donjon de cette bastille spirituelle qu'aucune force humaine n'a pu jusqu'ici abattre. Comme si rien ne pouvait plus pousser à leur ombre, dans la terre épuisée, où l'une et l'autre enfoncent leurs racines, la Rome des Césars et la Rome des Papes disent à l'homme : » Tes destinées sont closes; le monde expire devant notre barrière. Rêve et prie, si tu veux ; mais tu ne bâtiras pas en regard de nous. Tout est vent et poussière là où nous sommes. >■ ; une porte s'est ouverte : nous sommes chez les moines, chez les siècles, chez les morts. .Vucun lien sen- sible ne rattache plus, en effet, les austères cloîtres de la foi primitive à la |)iété dégénérée de ce temps; comme l'àme des cénobites, ils sont nus et ouvrent sur le ciel leurs grands jours sans mystère, ainsi que des yeux emplis de pensées simples. La même émotion res- senti(^ eu d'autres temps à Nivelles nous ressaisit ici; les dcuv cloîtres se ressemblent; idus deux appartiennent au roman le plus |)ur; ils ont gardé intacts les rites solennels de la grande religion du dixième siècle. A Tongres, comme à Nivelles, le prénu s'entoure d'une. U: LIMBOUUG. 733 galerie ajourée d'arcades en plein cintre, dont les archivoltes retombent sur des colonnettes isolées ou géminées, historiées de chapiteaux feuillus et reliées ensemble par le prolongement du stylobate. L'un et l'autre sont comme le giron où l'église prochaine a pris naissance. Elle projette sur eux l'ombre de son chevet; mais une ombre la couvre à son four, venue des temps, plus large sinon plus haute, l'ancêtre étant ici le cloître. Tandis que nous touchons avec respect ces antiques pierres usées d'humanité, des femmes priantes, les bras en croix, se silhouettent sombremenl sur les cierges allumés d'un petit autel. A nos pieds se succèdent des dalles tumulaires, orgueilleuses et parées d'inscriptions qui parlent de la vie dans ce lieu où la mort seule devrait élever la voix. Çà et là un seuil ouvert encadre une chapelle, les nervures d'une voûte, un retable gothique, ailleurs un bas- LE CLOITRE DE TONC.HES. relief de marbre d'une grâce ondoyante et féminine. Mais l'œuvre d'art nous émeut moins que la nudité sévère des murs, unis comme ces consciences sur lesquelles le monde n'a plus de prises. Une porte nous livre l'accès de l'église. En un instant nous sommes transportés dans la pompe et la magnificence; un hymen de styles et d'époques s'accomplit sous nos yeux; l'ogival primaire des nefs, du transept droit et du chœur se marie, dans le rond-point du chœur, le transsept gauche et les chapelles des bas-côtés, à l'ogive du quinzième siècle. La vaste basilique ouvre, à travers l'espacement de ses vingt-quatre piliers, son imposant vaisseau ; là-haut, par-dessus les arcs en tiers-point des travées, le triforium, lancéolé de petites arcades supportées par des colonnettes cylindriques, ressemble à la galerie d'une carène qui voguerait dans la lumière des paradis. Et dans le grand chœur éblouissant où les clartés vives du dehors jaillissent à torrents par deux rangs superposés de hautes fenêtres à lancettes géminées, ainsi que des eaux ruisselantes par la bouche des écluses, l'adorable et naïve beauté d'un 734 LA BELGIQUE. retable met sur l'autel, entre les candélabres d'argenl, comme une palpitation de vie lointaine, qui, plus bas, sur les dalles où posent leurs pieds ongles, a l'air de s'achever dans l'éploiement d'ailes des aigles des lutrins. Le cuivre, la couleur, la lumière s'accordent dans l'alnic et blanche église, pour glorilier Marie, la céleste patronne du lieu; son image, sous la forme d'une très vieille statue polychro- mée, les joues enluminées d'un image rose, une épée retombant aux plis de la robe — cette même épée qui plus tard se retournera dans le sang et la chair de son cœur, — continue de sourire en un coin du transept gauche, d'un pâle et fragile sourire qui semble s'égarer sur les mères venues là gémissantes, et leur verser les consolations, au nom du divin martyr quelle berce dans ses bras. Depuis des siècles, les générations amoncellent en son honneur, dans le trésor de la sacris- tie, les ors, les soies brochées, les joyaux, une miraculeuse fortune qui remplit des armoires et forme comme le viatique terrestre de la bonne Dame dans son pèlerinage à travers la souf- france humaine. Longuement défilent devant nous, dans la ])elile pièce lambrissée de boiseries de chêne, où les éloles et les surplis pendus à des clous ont gardé l'altitude et le geste de rofficianl, les ciboires, les buires, les manuliies, les châsses, les pyxides, les sanglantes reli- ques, évocatrices des saintes douleurs des premiers confesseursde la foi. C'est un véritable ossuaire qui nous apparaît à travers les gemmes et les orfèvreries; notre scepticisme moderne n'y trouve plus qu'un spectacle curieux; mais d'autres que nous y viennent encore appuyer les lèvres de leur ferveur ; et nous ])ensons au temps lointain où c'était la coutume d'expo- ser toutes ces possessions illustres derrière la baluslrude de la tour, au-dessus du grand portail que nous apercevions tout à l'heure du rempart. Bien plus que les cendres et les os des chrétiens suppliciés, ce sépulcre de perles et de métaux précieux nous paraît renfermer les gloires en poudre de la ville; la grande momie y repose dans les bandelettes, sur un lit royal, ayant en ses creuses orbites, à la place du soleil et de la vie, le nocturne étincellement des pierres delà mort, l'émeraude verte comme la chair des cadavres, le rubis pourpre comme le pleur d'une plaie, la topaze où se rellèle la jaune flamme des cierges. Les boulets du comte de Calvo, après tant d'autres cataclysmes qui l'avaient épuisée, ont fait couler par leurs brèches ce qui restait encore de la cité héroïque. Elle est morte spirituellement; le geste misérable qu'elle ébauche encore n'est que l'auto- mati 9. Kermesse bruxelloise. — Dessin de A. Hubert, d'après nature 1" 10. Marchande d'œufs. — Dessin de A. Hubert, d'après nature "-f* 11. Types de la rue Haute. — Dessin de A. Sirouy, d'après E. Verdyeu 21 12. L'ancienne porte de liai. — Dessin de J. Taelenians, d'après nature 24 13. Vieilles maisons de la place de l'HcMel-de-Ville, à Bruxelles. — Dessin de Pli. Benoist, d'après une photographie ~"> 14. Palais du roi. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 29 i'6. La rue Terarken. — Dessin de C. Chauvet, d'après nature 33 16. Un coin du vieux Bruxelles. — Le Biiyschmolen. — Dessin de E. Puttaert, d'après nature 3;> 17. Chairelle de laitière. — Dessin di' A. llnlicit, d'a|u'ès nature 3i 7iO TAlîlJ^ DKS (;I5AV('UES. Gravures. Pages. 18. La place Saintc-Callierine. — La iiouvollc et raurimim éuHso. — I)e>sin de IL Clergot, d'après une pliri(i)j.Maplue 38 19. Un tir au berceau. — Dessin di' N. .Midiery, d'après nal lire 39 20. Le jeu de la cuvelle. — Dessin de E. Vordyen, d'après nature -il 21. Une rue près de la Orand'Place. — Dessin de A. Heins, d'après natuie 43 22. Un estaminet. — Dessin de J. de La Hoëse, d'après nature 45 23. Un défilé de sociétés. — Dessin de E. Verdyen, d'après nature 49 24. Jordaens. — Le satj're et le paysan. — Dessin de lleins, d'après une pliotograpliie Ij2 2.'). L'ilôlel de Ville. — Dessin de Barclay, d'après une photographie li'i 20. La cathédrale. — Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie 57 27. Le Jardin botanique. — Dessin de Taylor, d'après une phologra))hio GO 28. Chaire de Sainte-tMuluIe. — Dessin de GoulzwiHer, d'après une photographie 01 29. Les toits de BruxeUes. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 03 30. Le nouveau Palais de Justice. — Dessin de A. Deroy, d'après une photographie 04 31. Bûcherons au bois de la Cambre. — Dessin de Th. Weber, d'après nature 06 32. La plaine de Waterloo. — Dessin de J. Taelemans, d'après nature 07 33. Waterloo. — La Haye-Sainte. — Dessin do G. Vuillier, d'après une pliotographie 70 34. Waterloo. — La Belle-Alliance. — Dessin de (L Vuillier, d'après une photographie 71 3o. Waterloo. — La ferme de Hougoniont. — Dessin de (i. Vuillier, d'après une pholdj^iaphie 73 30. La Thines à Nivelles. — Dessin de Th. Hannon, d'après nature 76 37. Le cloître de Nivelles. — Dessin de J. Taelemans, d'après nature 77 38. Buines de l'abbaye de Villers. — Dessin de Ph. Bcnoisl, d'après une photograijhie 81 39. Pilori de Braine-le-Chàteau. — Dessin de Isid. Verheydcn, d'api'ès nature 85 40. Une scène du pèlerinage à .Notre-Dame de Hal. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 89 41. Chevaux flamands. — Dessin de A. Hubert, d'après nature 91 42. Buines du château de Beersel. — Dessin de E. Verdyen, d'après nature 92 43. Intérieur de paysans brabançons. — Dessin de C. Meunier, d'après nature 93 44. Le château de Bouchout. — Dessin de E. Put! aert, d'après nature 90 45. Béguinage de Louvain. — Dessin de Uylterschaut, d'après nature 98 46. Hôt(d de Ville de Louvain. — Dessin de Barclay, d'après une photogiaphie 99 47. Intérieur et julié de l'église Saint-Pierre de Louvain. — Dessin de Barclay, d'après une pliologiaphie. . . 103 48. Louvain, tabernacle de Saint-Pierre. — Dessin de Goutzwiller, d'après une photographie lO.'i 49. Les grands moulins à Aerschot. — Dessin de A. Hubert, d'après nature 108 oO. Brasserie à Diest. — Dessin de H. Clerget, d'après une photogra|)liie 1119 51. Le cimetière de Diest. — Dessin de E. Puttaert, d'après nature Ml 52. Tabernacle de Leau. — Dessin de Goutzwiller, d'après une photographie 112 53. Église Sainl-LéonanI à Léau. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 113 ■ 54. Hôtel de Ville de Léau. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 114 PROVINCE D ANVERS 55. Malines. — Vue sui' la Dylc. — Dessin de H. Clerget, d'après une pliologra]diie . . 117 56. Malines. — Statue de Marguerite d'Autriche et les Halles. — Dessin de II. (Ueiget, d'après une photographie 119 57. Malines. — Grande place et église Sainl-Hombaud. — Dessin de. H. Clerget, d'après une photographie. . 121 58. Malines. — Maison du Saumon. — Dessin de H. Catenacci, d'après une photograi)hie lil- 59. Malines. — Maisons du f[uai aux Avoines. — Dessin de H. (^alenaeci, d'après une phologiaphii- I2.'i 00. Porte de Bruxelles. — Dc^ssin de H. Clerget, d'après une ])hotographie 120 61. Service divin au béguinage de Malines. — Dessin de X. .Mellery, d'après nature 129 02. La chaire de vérité à Saint-Rombaùd. — Dessin de Barclay, d'après une photogiaphie 133 03. Inh'i'ieur de Notre-Dame. — Dessin de G. Garen, d'après une photogi'aphie 135 04. La Pèche miraculeuse, par Bubens. — Dessin de P. Sellier, d'après la gravure de Bolswert ;Uibl. nal.). . I:10 05. Église Saint-Pierre. — Dessin de G. Garen, d'apiès une photographie 1^19 66. Les portes do Berchcm : enti-ée des fortifications, soldats du train. — Dessin i\r A. liiibirl, d'après naliire. I 'i I 07. Intérieur de la Bourse d'Anvers. — Dessin de l!;irrhiy, d'après une phutograidiir I l.'i (i8. Le Zwanegang (Allée du Cygne). — Dessin de A. Hubert, d'après nature IIS 09. Un marché à Anvers. • — Dessin de A. Hubert, daiirès nature 149 70. Le marché aux poissons. — Dessin ih; \. Huberl, d'a[irès luiluic 152 71. L'hospice de la rue Otto Venins. — Dessin de Deroy, d'après une i)liotograpliii- 153 72. Maisons de bois, place Sainte-Walburge. — Dessin de (i. (iaren, d'après une plmlngraphie 1.54 73. Le pont aux .\nguilles. ^ Dessin de D. Lancelol, d'après une photographie 155 74. La Halle des bouchers. — Dessin de A. Deroy, d'après une photographie l-'7 75. Poesjenidle Kelder (Cave à ]>olicliin(dles). — Dessin de X. Mellery, d'apiès naluie I''9 76. EscaliiT dr la maison ll\ di iiiilique. — Dessin de \. Midlriy, d'.iiiiés nalure 101 TABLE DES GUAVLRES. 741 Gravures. Pa^cs. 77. Carnaval dos nips. — na.la.\l\c de pepernoten. — Dessin de A. Hubert, d'après naltiro 164 78. Un musico au port d"Anvers. — Dessin de X. Mellery, d'après nature IG.ï 79. Le thécàtre Ikunand à Anvers. — Dessin de Deroy, d'après une pholosraphie 168 80. Le monument Loos. — Dessin de H. Chapuis, d'après une pholosra|)liie 169 81. Déchargement d'un navire dans le port d'Anvers. — Dessin de X. .Mellery, d'après nature 171 82. Un bassin au port d'Anvers. — Dessin de Th. Weber, d'après une photographie 173 83. Hangar servant à la dessalaison des peaux. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 177 84. Un canal au port. — Dessin de E. Verdyen, d'après nature 179 85. Barques de pèche entrant dans le port. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 180 86. La flèche de la cathédrale d'Anvers. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 181 87. Panorama de la ville et de l'Escaut. — La Grand'Place d'Anvers et l'Hôtel de Ville. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 183 88. Le puits de Quinten Massys. — Dessin de H. Chapuis, d'après une photographie 188 89. Intérieur de la cathédrale d'Anvers. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 189 90. Un coin du vieil Anvers : La vierge de la maison Joris, — Dessin de H. Chapuis, d'après une photographie 191 91. Saint-Georges de Rubens. — Dessin de Heins, d'après une photographie 193 92. Intérieur de l'église Saint-Jacques, à Anvers. — Dessin de Barclay, d'ajirès une photographie 194 93. Le calvaire de Saint-Paul. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 193 94. La maison de Rubens. — Dessin de A. Deroy, d'après une photographie 199 95. La Vierge au perroquet, gravure de H. Thiriat, d'après le tableau de Rubens au musée d'Anvers 203 96. Musée Plantin. Cour intérieure. — Dessin de Deroy, d'après une photographie 206 97. Musée Plantin. Les presses. — Dessin de H. Chapuis, d'après une photographie 207 98. Une salle du musée Plantin. — Dessin de H. Chapuis, d'après une photographie 208 99. Fermiers du Polder. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 211 100. La kermesse de Putte. — Dessin de Frans van Kuyck, d'après nature 213 101. Intérieur de ferme en Campine. — Dessin de Verhaert, d'après nature 221 102. Course de bœufs à Braesschaet. — Dessin de Jan Stobbaerts, d'après nature 227 103. Vue des dunes de Calmpthout. — Dessin de Th. Verstraete, d'après nature , 229 104. Herenthals. —Hôtel de Ville. — Dessin de E. Puttaert, d'après nature 231 103. L'abbaye de la Trappe. — Scène de la vie des Trappistes. — Dessin de C. Meunier, d'après nature. . . . 232 106. Trappiste en prière. — Gravure de H. Thiriat, d'après une photographie 233 LA FLANDRE ORIENTALE 107. Traversée d'Anvers a la ïéte de Flandres. — Le bateau. — Dessin de E. Seeldrayers, d'après nature. . . 237 108. La Grand'Place de Saint-Nicolas un jour de marché. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 241 109. En attendant le train du matin à Saint-Nicolas. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 243 110. Vue do Tamise. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 247 111. Le tombeau de Lefebvre il l'église de Tamise. — Dessin de E. Seeldrayers, d'après nature 249 112. Le berger de Wachtebeke. — Dessin de E. Seeldrayers, d'après nature 231 113. Un atelier de potier. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 233 114. Les inondations artificielles aux environs de Gand. — Dessin de E. Clans, d'après nature 236 113. Atelier de sabotier. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 237 116. Vue d'ensemble de l'établissement Van Houtte, à Gaud. — Dessin de E. Seehlrayers, d'après nature. . . . 261 117. Un ouvroir au petit béguinage de Gand. — Dessin de E. Seeldrayers, d'après nature 263 118. Une sortie de fabrique à Gand. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 269 119. Porche d'entrée de l'ancien palais des comtes de Flandre. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 270 120. Place du Vendredi et statue de Jacques van Arlevelde. — Dessin de Chapuis, d'après une photographie. . 272 121. L'Hôlel de Ville de (iand. — Dessin do Catenacci, d'après une pholiigraphie 274 122. Gand. — Le Rabot. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 273 123. Le beffroi de Gand. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 277 124. Quai aux Herbes. — Maisons des Francs bateliers, des Mesureurs do blé, chi droit di; lEIape et du Tonliou. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 279 123. Le cloître de Saiut-Ravou à Gand. — Dessin de H. Clerget, d'apiès une, photographie 281 126. Intérieur do Saint-Bavou. — Dessin de Catenacci, d'après une photographie 283 127. Les houblonnièros entre Wotteren et .\lost. — Dessin de A. Heins, d'après nature 286 128. Le Christ mourant sur la croix, d'après le tableau de Van Dyck à l'église Saint-Michel do Gand. — Dessin de A. Heins ' 287 129. Intérieur d'un bateau Ikuuaud naviguant sur la Lys. — La faniille du liatelior. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 291 130. L'Escaut devant Toruioude et l'onibuu.huro de la Dcudro. — Dessin do E. CUuis, d'après nature 293 131. Le ch.uiiu dans les dunes à Termonde. — Dessin di' Th. Weber, d'après un croquis de F. Khnopff. ... 297 742 TAHLl'] DES G H A VT H ES. (jravurcs. Pages. 132. L;i (iraïKi'Placi' de Tornioiiilo. L'Hôtel de Ville, le corps de garde et la loiir de l'ancienne halle aux draps. — Dessin de E. Clans, d'après nature 300 133. Hôtel de Ville d'Alost. — Dessin de A. Hoins, d'après nature 302 134. Les blanchisseries d'Alost. — Dessin de A. Heins, d'après nature 303 13"). La fête de l'Oudenberg à (îramniont. — Dessin rie A. Lynen, d'après nature 305 130. Hôtel de ville d'Audenaerde. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 309 137. Intérieur de l'église de Notre-Dame de Pamele. — Dessin de Constant .Meunier, d'après nature 3l(t LA FLANDRE OCCIDENTALE 138. Béguinage de Courirai. — Dessin de E. Clans, d'a[)rès nature 313 )3'.i. L'n combat de co([s en Flandre. — Dessin de X. Mellerv, d'après nalurr ;h~ 140. Le rouissage du lin dans la Lys. — Dessin de E. Clans, d'après nature :\-2\ 141. L'écangueur. — Dessin de E. Clans, d'après nature :|-2:i 142. Intérieur de tisserand, avec le métier à tisser et le rouet. — Dessin de X. .\li'llii\, d'a|irès naluic . . . 324 143. Les Broeltorens. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 327 144. Cheminée de l'Hôtel de Ville de Courirai. — Dessin de .Matthis, d'aïuès une photographie 329 143. Saint-Martin de Courtrai. — Dessin de H. Toussaint, d'après une phologiaphie 330 140. Ferme aux environs d'Ypres. — Dessin de A. Heins, d'après nature 332 147. Scène de la vie des contrebandiers. Le lâcher des chiens. — Dessin de .1. Ileh in, d'après naUirc 333 148. Les Halles d'Ypres. — Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie 339 149. Une dentellière à Ypres. — Dessin de E. Clans, d'après nature 341 loO. Intérieur des halles d'Y'pres. — Dessin de X. Mellerv, d'après nature 343 l.'il. Lue vente à l'encan sur la place des halles. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 34,") 152. Saint-Martin d'Y'pres. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 347 153. Les remparts de Bruges et l'Hof van Brugge. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 349 154. Le Minnewater ou lac d'Amour. — Dessin de (!. Vuillier, d'après une photographie 351 155. Bruges : l'entrée du Béiiuinage. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 353 150. La porte Maréchale à Bruges. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 354 157. La porte des Baudets à Bruges. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 355 158. Un canal par la pluie à Bruges. — Dessin de A. Heins, d'après nature 358 159. Un canal l'hiver à Bruges. — Dessin de A. Heins, d'après nature 359 100. Le canal du Bosaire à Bruges. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie 300 101. Un canal à Bruges, le soir, au printemps. — Dessin de G. V'uillier, d'après un rroiiuis de E. Clans. . . . 301 102. Le befîroi de Bruges. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 305 103. L'Hôtel de Ville et la chapelle du Saint- Sang à Bruges. — Dessin de G. Garen, d'après une photographie. 309 104. Le Franc de Bruges, vu du quai des Marbriers. — Dessin de D. Lancelot, d''après une photographie. . . . 373 105. La chapelle de Saint-Basile à Bruges. — Dessin de A. Heins, d'après nature 375 106. Châsse du Saint-Sang à Bruges. — Dessin de Matthis, d'après une photographie 376 107. La cheminée du Franc. — Dessin de Matthis, d'après une photographie 379 108. Le quai Vert. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 382 109. Le cabaret de « Flessingue ». — D'après un croquis de Eug. van Gelder 383 170. Le Baptistère de Notre-Dame. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 384 171. Ancienne porte d'entrée de l'hôpital Saint-Jean. — Dessin de Matthis, d'après une photographie 380 172. La châsse de sainte Ursule. — Dessin de Matthis, d'après une photographie 387 173. L'adoration de la Viei'ge, par Jean van Eyck. — Dessin de M"= Marcelle Lancelot, d'après une photographie. 30) 174. Bruges : La rue Flamande. — Dessin de H. Clerget, d'après une photogiaphie 393 175. Bruges : Le quai des -Marbriers et le Franc par un temps de neige. — Dessin de G. Vuillier, d après une photographie 395 176. Bruges : Vue extérieure (ie l'hôpital Saint-Jean. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie. . . 399 177. Bruges : La logette du bourreau. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 401 178. Bruges : Quai du Miroir et statue de Jean van EycU. — Dessin de Barclay, d'après une photographie. . . 402 179. Bruges : La chapelle de Jérusalem. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 403 180. Bruges : Église Saint-Sauveur, vue extérieure. — Dessin de H. Clerget, d'après une ]iliotof.'ra|ihie. . . . 404 181. Bruges : Intérieur de Saint-Sauveur. — Dessin de IL Toussaint, d'après une photoiiiaphie 405 182. La Vierge de Michel-.\nge. — Gravure de Thiriat, d'après une photographie 407 183. Tombeau de .Marie de Bourgogne. — Dessin de Chapuis, d'après une plioln;.'raphie 408 184. Tombeau de Charles le Téméraire. — Dessin de Chapuis, d'après une photographie 408 185. Bruges : Intérieur de Notre-Dame. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 409 180. Bruges : Les veilleurs du beffroi. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 413 187. Bruges vu du Beffroi. — Dessin de D. Lancelot, d'après un croquis de A. Heins 417 188. L'Hôtel de Ville de Damnie. — Dessin de X. Mellery, d'ai)rès nature 423 189. Notre-Dame de Damme. — Dessin de X. Heins, d'après nature 424 190. L'estacade d'Ostende. — Dessin de Th. Wehei-, d'après nature 428 T.UiLE DES GHA\ URES. 743 Gravures. Pages. 191. Plage d'Ostende. — Dessin de A. Heins, d'après nature 429 i92. La plage de Rlankenberghe. — Dessin de Th. Weber, d'après nature 432 193. Types de pèclicurs à Blankenberghe. — Dessin de Eug. van (lelder, d'a]>rès nature 433 194. Plage de Blankenberghe : femmes revenant de la pèche nux crevettes. — Dessin de Th. Welicr, d~après nature 43ij 195. Coxcide. — Dessin de Eug. Verdyen, d'après nature 441 196. Troupeau se dirigeant vers la mer à travers les dunes. — Dessin de X. Iloins, d'après nature 442 197. La (jrand'Place de Furnes. — Dessin de A. Heins, d'après nature 443 198. La procession de Furnes. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 44» 199. Les halles de N'ieuport. — Dessin de .\. Heins, d'après nature 447 LE H AIN AU T 2(111. Environs de Mons, vue prise des jardins du château. — Dessin de Constant .Mi'imier, d'après nature. . . 4ol 201. Charbonnages et terris (aspect de la contrée boraine). — Dessin de Constant Meunier, d'après nature. . 4oo 202. Berlaine roulant dans l'intérieur d'une galerie. — Dessin de J. Ferai, d'après une photographie 457 203. Plate-forme d'un charbonnage. — Dessin de Constant Meunier, d'après nature 459 204. Descente d'un train de mineurs. — Dessin de J. Férat, d'après une photographie 401 205. Mineurs extrayant le charbon dans la veine. — Dessin de J. Férat, d'après une photographie 4(52 206. Un soir de Sainte-Barbe par un temps de neige. — Dessin de X. .Vkllery, d'après nature 466 207. Charbonnières parant la statue de sainte Barbe. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 467 208. Wasmes. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 471 209. Coin de village borain. — Dessin de Constant Meunier, d'après nature 472 210. Vue extérieure d'un laminoir à Couillet. — Dessin de Férat, d'après une photographie 475 211. Puits d'extraction de .Mariemont. — Dessin de Férat, d'après une photographie 477 212. Jeu de laminoirs à Marchiennes. — Dessin de Férat, d'après une photographie 480 213. Train de lamineurs dans un laminoir de Montigny-sur-Sambre. — Dessin de Constant .Meunier, d'après nature 481 214. Puddleur à son four dans une usine de .himet. — Dessin de Constant Meunier, d'après nature 483 215. La halle de coulée aux usines de Couillet. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 485 216. Vue extérieure d'un haut fourneau à Marchiennes. — Dessin de J. Férat, d'après une photographie. . . 487 217. La contrée industrielle, vue des hauteurs de Couillet. — Dessin de Slom, d'après une photographie. . . . 488 218. Intérieur d'une verrerie à Lodelinsarl. — Dessin de Constant Meunier, d'après nature 489 219. La Sambre à Charleroi. — Dessin de Slom, d'après une photographie 494 220. Panorama de Tournai et vue extérieure de Notre-Dame. — Dessin de Barclay, d'après une photographie. 497 221. Tournai. — Intérieur de Notre-Dame : l'abside et le .jubé. ^ Dessin de Barclay, d'après une photographie . 501 222. La Grand-Place de Tournai et le beffroi. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie 505 223. Château de Belœil. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 307 224. Chaumière dite de Jean-Jacques, dans le parc d'Enghien. — Dessin de A. de Bar, d'après une photographie. 508 225. Le kiosque de l'Étoile au parc d'Enghien. — Dessin de Lancelot, d'après une photographie 508 226. La chapelle du parc d'Enghien. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie 509 227. Enceinte du château d'Antoing. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 510 228. ChapeHe du château de la Folie. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 5H 229. La tour Burbant. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie jl2 230. Une carrière aux Écaussines. — Dessin de Slom, d'après une photographie 515 231. Landelies. — Dessin de A. de Bar, d'après une photographie «Jlfi 232. L'abbaye d'.\ulne. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie ; al7 233. Thuin. — Dessin de Slom, d'après une photographie ^18 234. Vue de Lobbes. — Dessin de Slom, d'après une photographie o*8 235. Intérieur de l'église de Lobbes. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 519 236. Le retour des Borains après la foire de Mons. — Dessin de X. Mellery, d'après nalure 523 237. Le cortège du Doudou. — Dessin de Tofani, d'après un croquis de A. Hennebicq 527 238. Le château de Mons. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie 533 239. Intérieur de Sainte-Waudru à Mons. — Dessin de H. Clerget, d'après une photographie 533 240. L'Hôtel de Ville de Mons. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie 537 241. Le char de Mons. — Dessin de Matthis, d'après une photographie ^38 PROVINCE DE NAMUR 242. Ruines de Sautour. — Dessin de Taylor, d'après une photographie '*' 243. Couvin et son rocher. — Dessin de .\. Deroy, d'après une photographie 5*.) 244. Ruines de Fagnolles. — Dessin de Taylor, d'après une photographie ■'*' 245. Ruines de Haute-Roche. — Dessin de Riou, d'après une photographie 351 744 TAlJIJi l»KS (iH AVUUES. Or.iïures. Pages. 246. Un silc sur la Moligiiée. — Dessin de .\. de Bar, (l'aprt'S une pliolograpilio o'M 247. Uuines de Montaigle. — Dessin de Taylor, d'après inie iiholograpliie aoil 248. Intérieur de l'église de Walcourt. — Dessin de H.uclay, d'après nne pliotograpiiie o58 249. Une marche militaire à Fosses. — Dessin de A. Frriliiiandus, d'après un n-oquis de ("aniille van C:iinp. . o.'iO 200. La foire aux chevaux à Fosses. — Dessin de .\. Ileins, d'après nature j62 201. Abbaye de Floreffe. — Dessin de A. Deroy, d'après une photographie 1163 252. La Meuse devant Naninr; la ciladelle; conlluent di' la Meuse et de la Sanibre. — Dessin de (1. Vuillicr, d'après une photographie Ii6,') 2o3. Panorama de Namur. — Dessin de Taylor, d'après une photographie oG7 254. Intérieur de Saint-Loup. — Dessin de H. Clerget, d'après une photograidiie 569 2oo. Les roches de Frênes. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 573 256. La roche aux Corneilles à Rouillon; le Calvaire. — Dessin de A. de Har, d'après un croiiuis de l'auteur. . 576 257. Yvoir. — Dessin de A. de Bar, d'après une photographie 577 258. Bouvignes et les ruines de Crèvecœur. — Dessin di; Taylor, d'après une photographir 578 259. Ruines de Poilvache. — Dessin de Vuillier, d'après une photographie 579 260. Notre-Dame de Dinant. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 583 260 bis. Panorama de Dinant. — Dessin de Taylor, d'après nne photographie 585 261. Ruines et rocher de Sanison. — Dessin de Riou, d'après une photographie 591 262. La Roche à Bayard. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 593 263. Le château de Celles. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 595 264. La grotte du Sabbat à Rochefort. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 597 265. La galerie du précipice dans les grottes de Han. — Dessin de G. Vuillier, d'après une plmtographie. . . 598 266. La Meuse devant .Vnseremme. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photograjiliii' 600 267. La Meuse à Freyr. — Dessin de G. Vuillier, d'après une photographie 601 268. Le château Brugnian à Walzin. — Dessin de Barclay, d'après une photographie 603 269. Ravin du Colehi. — Dessin de Riou, d'après une photographie 605 270. Waulsort. — Dessin de Riou, d'après une photographie 607 271. L'aiguille du Chandelier à Chàleux. — Dessin de A. de Bar, d'après une photographie 608 PROVINCE DE LIÈGE 272. Liège : Quai des Tanneurs. — Dessin de Taylor, d'après une ])hotographie 611 273. Iluy : La citadelle (^l la collégiale. — Dessin de D. Lancelot, d'après une pliologiaphie 613 274. Le portail de la Vierge à Huy. — Gravure de A. Bertrand, d'après une photographie 615 275. Château de Modave. — Dessin de D. Lancelot, d'après une photographie de G. Oury 619 276. Un atelier de femmes à la verrerie du Val Saint-Lambert. — Dessin de C. Meunier, d'après nature. . . . 623 277. La coulée de l'acier aux établissements Cockerill, à Seraing. — Dessin de C. Meunier, d'après nature. . 627 278. Liège : L'église Saint-Martin. — Dessin de Barclay, d'après une pliotographie 629 279. Liège : Le Perron. — Dessin de Barclay, d'après uu(^ pliologiaphie 630 280. Le quai de la Batte à Liège. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 031 281. Liège : La fontaine de la Vierge. — Dessin de II. Cluipuis, d'après une photographie 633 282. Liège vu des hauteurs de Cointe. — Dessin de A. llcins, d'après nature 635 283. Liège : Gourde l'ancien palais des piinccs-évriiues (palais de Justice). — Dessin ih' Barclay, d'après une photographie 637 284. L'hôtel provincial de Liège. — Dessin de .V. Deroy, d'après une plinloiiraphie 639 285. L'église Saint-Paul à Liège. — Dessin de Barclay, d'après une pholograpliie 641 286. L'église Saint-Jacques à Liège. — Dessin de A. Deroy, d'après une photographie 643 287. L'église Saint-Bartliélemy à Liège. — Dessin de Taylor, d'après une pholographic 645 288. Une ruelle à Liège : Les boleresses. — Dessin de X. .Mellery, d'après nature 649 289. Cliaudfonlaine. — Dessin de Sloni, d'après une idioto'.'iaphie 653 290. TilIT. — Dessin de Sloni, d'après une pliotographie 6.'i4 291. Spa. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 655 292. Verviers. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 658 293. Limbourg. — Dessin de A. Ileins, d'après nature 661 294. Le barrage de la Gileppe. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 663 295. La Baiaciiie Michel. — Dessin de A. Ileins, d'après nature 667 296. Vue de Slavelot. — Dessin de A. Ileins, d'après nature 671 297. Le ru Donneux. — Dessin de A. Ileins, d'après nature 673 298. Fond de Quarreux. — Dessin de A. Heins, d'après nature 075 299. Monijardin. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 677 300. Château (les quatre lils Aynion. — Dessin de .\. .Mcdh'iy, d'aïuès naluie 678 301. Cascade de Coo. — Dessin de A. Ileins, d'après niilure 679 TABLE DES flRWlHES. 745 LE LUXEMBOUR(i GraMircs. Pafcs. 30-2. Confluent (les deux Oiirthes. — Dessin de A. de Bar, d'après une pholot;ra|i!iie 683 303. La Roche. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 687 304. Les rochers du Hérou. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 691 305. Les Tombes. — Dessin de A. de Bar, d'après une photographie 693 306. Bouillon. — Dessin de Taylor, d'après une photographie 697 307. La Semoys à Botassart. — Dessin de A. de Bar, d'après une photograpliie 701 308. La Semoys entre Chiny et la Cuisine. — Dessin de Eug. Verdyen, d'après nature 702 309. Ruines de l'abbaye d'Orval. — Dessin de Eug. Verdyen, d'après nature 703 310. Le rocher du Pendu. — Dessin de A. Slom, d'après une photographie 703 LE LIMBOURG 3H. La Canipine à Genck. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 709 312. Jubé de Tessenderloo. — Dessin de A. Heins, d'après nature 7H 313. Manœuvres d'artilk^rie au camp de Beverloo. — Dessin de A. Hubert, d'après natuie 715 314. Épisode lie la fête au camp. — Dessin de A. Hubert, d'après nature 717 315. Un café chantant à Bourg-Léopold. — Dessin de A. Hubert, d'après nature 718 316. La lirand'Place de Hasselt un jour de marclié. — Dessin de A. Heins, d'après nature 723 317. La Grand'Place de Saint-Troiid. — Dessin de A. Heins, d'après nature 728 318. Tongres et l'église Notre-Dame. — Dessin di^ A. Heins, d'après nature 731 319. Le cloître de Tongres. — Dessin de A. Heins, d'après nature 733 320. Le tressage de la paille à Sluze. — Dessin de X. Mellery, d'après nature 733 TABLES 321. Bruxelles: Musiciens de la rue. — Dessin de A. Hubert, d'après nature 739 322. La Meuse près de Dinant. — Dessin de W. H. Boot, d'après nature 745 323. Bruxelles: Le canal et l'entrepôt. — Dessin de H. Stacquet, d'après nature 747 324. Ruines de Hougomont. — Dessin de Harry Fenn, d'après nature 756 LA MhUSE PKES DP. hl\A\l. 94 \ 4 'ù. S''^c<^v•'^\ C 11 U \ E L L E s . — L t l, A M L t I L K N 1 I; li I' O 1 . TABLE DES CHAPITRES LE BRABANT I Bruxelles. — Aspect de la ville. — Habitudes de la vie. — Instincts de la race 3 II Particularités du caractère national. — Le goiU du faste. — OnimegancUs et kermesses. — La famille des géants 14 111 Lui/ Cour des .Miracles. — .Musicii'ns du pavé. — Le goût de la musiiine et des spectacles chez les Belges. — Le théâtre flamand l'J IV Coup d'u'il retriispeclif. — lii ii.\rlli-s lusluri'iur. — La révoluliuii lualiaiiçiinne . . , 23 7iS TABLE DES CU AI'ITKES. V Le vieux Bruxelles. — La Sonne et les jiunls. — Imlusliies locales. — Types et cunlumes 32 VI La Grand'Plare. — LVstomae de lîriixelles. — L'estaminet et sa physiologie. — L'estaminet apiili(|ué au principe de l'assuciulion. — Le Denier des écoles. — Charité et mendicité 43 VII Les monuments de Bruxelles. — La place do l'Hôtel-de-Ville. — Les églises. — Le panorama des toits. ... ol VIII Les environs de Bnixelles. — Li' Imi.s de la Caiiihre. — La forêt de hêtres. — Tervueren. — Waterloo. ... 64 IX Le pays wallon. — Les aspects changent. — Mvelles. — L'abbaye de Villers. — Une fête dans les ruines. . . 74 X Vestiges hisloricjucs. — Le piloii de liiaine-le-Chàteau. — Retour au pays flamand. — liai et son pèlerinage. 84 XI Le pays brabançon. — Les villages. — Les ruines 88 XTl Louvaiii. — L'aspect de la ville. — L'iniversilé. — L'Hôtel de Ville 97 XIII Aerschot. — Diesl. — Tirlemont. — Léau 108 PROVINCE D'ANVERS I Malines. — Entrée dans la ville. — Les vieux souvenirs. — La Dyle. — La (jrand'Place. — Saint-Uomliaud et le carillon. — • Les Halles. — La Boucherie. — l^es Bailles de fer. — Vieilles maisons. — Séminaires et couvents. — Le Béguinage ._ 117 II Les églises. — Sainl-Hombaud. — La chaire de vérité et le Cltrisl en iroij:, de Van Dyck. — La Pèche miracu- leuse et l'Adoration des mages, de lUibens. — Saint-Jean. — Notre-Dame 132 III .Vbiirds d'Anvers. — Les forlilicalions. — .Vspect général d'.Vnvers. — Impressions et souvenirs jiersonnels. 140 IV C.iandeur, décadi'iici' et renaissance (l'.Vnvers. — Le négociaiil au travail et au repos. — Les théâtres. — Le café-concrrl. — La nuisi(|ue de chambre. — Diverses classes d'.Vnversois correspondant à des quartiers divers de la ville. — Le quartier Saint-.\ndré. — La ruelle du Livre. — La foire aux spcculatie. — Les démolitions : la [iurli' Boyale ou de l'Escaut, le Marché aux Poissons et les vestiges des premières fortitlca- tiiins d'.Vnvcrs. — La légende de Salviiis Rrabo et du géant .Vntigon. — Origine et armoiries d'.Vnvers. — TAI5LE IIES ClIAriTHES. 74KS CIIAI'ITUKS. 751 IV 1,0 paysage entre Ypres ot Courlrai. — Splfiuleurs de la limiiere. — ApprDclies de la frontière. — Los iiuliistrios. — La fiaiide. — Contndiaiidiers el ilmianiers 331 V Entrée à Ypres. — Les l'atalités. — Immoliililé et lassitude de la vie. — Encliantemonls et sortilèges. — Ce qu'était Ypres auln'fois. — La citi'' laMlome d'aujourd'hui 3!lt; VI Ln Canipo Sanlo. — Sili'ne(> des rues. — Les Halles. — Le ItelTjni. — Lui' salle unique au niondi'. — Lue l'orèt suspendue. — L'église SainI .Mailin 338 VII Bruges. — Impressions. — La ville sépulcre, — Un peuple au tombeau. — Promenade sur les riMuparts. — Mer- veilleuse lumière qui plane sur Bruges. — Les portes de la ville. — Les moulins des remparts. — L'Haf vun Briigge. — Échappées ot points do vue. — Le Lac d'amnur. — Le Béguinage et les béguines, — Les God's buysen ou maisons de Dieu. — La misère à Bruges. — La ]iorli' delà Bouverie. — La porte Maréchale. — La porte d'Ostende 348 VIII Les canau.x de Bruges. — Berceuses et pleureuses, — La fée des eaux, — Illusions 3o0 IX Le Beffroi 363 X Le vieux Bourg. — L'ilôlid de Ville. — La chapelle du Saint-Sang. — Le Greffe. — La Justice de paix. — Le Palais do justice, — Le Franc 367 XI La chapelle Saint-Basile. — La chapoUo primitive. — L'intérieur de la Saiuto-Chapelle. — La relique du Saint- Sang. — La procession du Saint-Sang. — La cheminée du Lranc 374 XII Encore les canaux. — Échappées sur le Bourg. — Le cjuai du Rosaire. — Les cygnes des canaux. — Un cabaret séculaire. -- La Poterie. — Le quai Vert. —Lu Vache. — Le steen dos sires do (liuulliouse. — Le baptistère de Notre-Dame ^'^ Xlll l.'hi'qiital Saint-Jean. — Hans Memling. — Le musée. — Jean V.m Eyck 38!) XIV Le Bruges intime. — La iiluie à Bruges. — Impressions ot souvenirs. — Bruges au printemps. —Bruges l'été. — Bruges l'hiver ''^'-' XV Adieux à Bruges. — La montée au Beffroi. — Vue générale de la ville 411 Danunr XVI 419 7a2 TABLE DES CHAPITRES. XYII La mer. — Ostcnde, Blankenberghe, Heysf, Nieuport, la Pannp 423 XVIII A travers la dune. — 1,'àne. — La vie du pêcheur. — Coxcide 4^7 XIX Fumes. — Sa procession 44:1 LE HAINAUT I Entrée au pays wallon. — Une race nouvelle. — Les combats de la terre et de l'homme. — Les héros tranquilles. — Antithèses. — L'unité dans la diversité 4jI II Aspect du Borinage. — Vue de la contrée du haut des terrasses du château de Mons. — Le noir éternel. — Californies souterraines. — Impressions et paysages. — Les terris. — Le Moloch. — Condition di' l'homme, de la femme et de l'enfant au Borinage. — Les sacrifices humains 4j3 m Les villages miniers. — Le donjon moderne. — La houillère centre de la vie. — Allraclioii du charbonnage. — Les filles boraines 463 IV Les « Salons » borains. — La Sainte-Barbe. ■ — Ducasses et festivités. — Les capitaines et les dames de danse. — La farce du Durmené 46;) V Vue d'ensemble du Borinage. — Une contrée minée. — Aspects des villages. — La maison du Borain. . . . 470 VI Le pays ili' Charleroi. — Aspect général du pays. — Le monde des mai'hines. — \,e goiilrn 473 VII Les centres industriels. — Couillet. — .Mariemonl. — Sainli'-Marie iroii;nies. — Inilialives en vue d'aniéliorcr la condition de l'ouvrier. — Défrichement des esprits. — Betour aux réalités de la contrée. — Ferments de démoralisation. — Les voleurs de feu. — Aspect du pays aux alentours de Charleroi. — Le royaume du Feu. — Le Manchester belge 476 VIII Aniiiiiiité du pays. — Les premiiTs hommes. — Veslii;cs d'industries. — Puits df sili'X. — I. invasion romaine. — La féodalité. — La vie partout li iom]ihariti' de la mort. — Charleroi 491 IX Tournai et le Tournaisis 49o TABLE DES CHAIMTRES. 753 X Notre-Dame 493 XI Tournai. — Les églises. — La Graiid'Place 503 XII Environs de Tournai. — Les châteaux. — Ruines liisforiques. — .\tli et ses géants 507 XIII Les industries 51,3 XIV Mons. — Aspect de la ville. — La foire. — Invasion des Borains. — Une ville conquise 520 XV Le conihat du Lumeçon. — Le Doudou. — Le a car >■ d'or. — La procession 522 XVI .Mons en temps habituel. — Le loustic montois. ^ La jeunesse de Mons. — Mons à table 530 XVII Intimités de la vie. — Les vieilles rues. — Les nouveaux quartiers. — Les toits de Mons. — Le BelTroi. — L'Hôtel de Ville. — Sainte-Waudru 532 PROVINCE DE NAMUR I Les premières apparitions du rocher. — L'Entre-Sambre-et-Meuse. — Acheminement à l'Ardenne proprement dite. — Les vallées de TEntre-Sambre-et-Meuse. — Les familles de petites rivières. — L'Eau-Blanche et ses congénères. — L'histoire du sire de Chimay o4l II Une rivière mangée par une montagne. — Une coutume à Msmes. — La Roche à l'Homme. — Haute-Roche. — Les ruines de Sautour. — L'Hermeton. — Nains et géants. — Montaigle o40 III Les villes. — Walcourt. — La légende de la Vierge. — Le pèlerinage de Walcourt. — Les marches militaires dans l'Entre-Sambre-et-Meuse. — Fosses. — FlorefTe. — Approches de Namur 5o7 IV Namur, centre d'excursion. — Entrée en gare. — La citadelle. — La rue. — Les églises. — La .Meuse 563 95 754 TABLE DES CHAPITRES. Les bords de la Meuse. — Jambes. — Daves. — Taillefer. — Les roches de Frêne. — Les colères de la montagne. — Une église dans le roc. — Les Nutons. — Lustin. — • La vallée de Burnot. — Souvenir d"un relais royal. — Une Sibérie. — Godinne. — Bouillon. — Les ruines de Poilvache. — Les quaire lîls Aymon. — Vvoir. — Bouvignes 570 VI Dinant. — Son rocher. — Sa collégiale b81 VU Les ponts de Dinant. — Vue d'ensemble de la ville. — La rue. — Excursions autour de Dinant. — Les Dinantais dans le passé. — Traits de caractères pris dans l'histoire. — Courses dans la montagne 584 VIII Division du pays circonvoisin. — Les plateaux. — Ciney et le Condroz. — La guerre de la Vache. — Immense brùlement de bourgs et de hameaux. — Où les Dinantais reparaissent. — Les vieux châteaux : Samson, Beaufort, Spontin, Grupet 389 IX La Roche à Bayard. — La gorge de Froidevau. — En pleine épopée. — Les solitudes. — Celles et son manoir. — Custines. — Les grottes de Rochefort. — Les grottes de Han. — Enchantements et sortilèges 592 X Anseremme. — Une colonie de peintres. — La Lesse. — L'eau fée. — Chàleux et l'aiguille du Chandelier. ^ Walzin. — Contemplations du bord de l'eau. — Le fleuve sauvage. — Les jardins de Freyr. — Ruines de Château-Thierry. — De Freyr à Waulsort. — Le ravin du Colebi. — Après l'épopée, l'idylle o99 PROVINCE DE LIEGE 1 Les anciens bateaux à vapeur de .Namur à Liège. — liuy, sa topographie, ses rues, ses industries, ses vignobles. — .Notre-Dame et le petit portail. — La Méhaigne jusqu'à Fallais. — Le Hoyoux. — Modave. — Les de .Marchin et les Montmorency 61 i II La Meuse industrielle. — Le Val Saint-Lambert. — Une féerie. — John Cockerill. — Batailles rouges. — Seraing. — La coulée de l'acier G 18 III Entrée à Liège. ^ Les coteaux. — Les usines. — Les tonnelles. — Les ponts. — Les quais. — Le quai de la Batte. — La Golfe. — Le Perron. — Le Mont-de-Piété 626 IV Panorama de Liège vu des hauteurs de Ceinte — Les ponts, les rues, les églises. — La ruche en travail. — Symphonie en gris. — Le vieux Liège et la ville nouvelle. — La place Saint-Lambert. — L'ancienne cathédrale. — Le palais des princes-évèques. — .Vlhanibras, pagodes et préaux. — • Maître François Borset. — Le palais de Justice et l'hôtel provincial. — Publémont. — Rue Hors-Ch;\teau. — Saint-Paul. — Saint- Jacques. — Saint-Martin. — Saint-Barthélémy. — Le cloître Saint-Jean et la tour de Notger. — Les fonts bajitismaux de Saint-Bartliéleniy. — .\clivités d'art au pays de Liège 633 TABLE DES CHAPITRES. 753 Absence d'édifices glorifiant les libertés communales. — Le Liégeois dans le passé. — Une meute de carnassiers — Le gouvernement des princes-évèques. — La vie en l'air. — Un petit Paris. — Particularités du caractère liégeois. — L'armurier. — La boteresse. , g^-^ VI Le dimanche à Liège. — Les divertissements du peujile. — Le canotage, les guinguettes, les sauteries. Le cramiguon. — Excursions et promenades. — Chaudfontaine. — La ligne de l'Ourthe. — TilIT et Esneux. Franchiniont. — Spa (;^.> Vil Montée aux plateaux de Hervé. — Dernières échappées sur Liège. — Féeries printanières. — La vie agricole.' Réapparition des fumées industrielles. — Verviers et ses industries. — Une fourmilière. — Tunnels et viaducs. CSO VIII Une grande ville mangée par une petite. — Dolhain. — Le fantôme de Limbourg. — La Vesdre. — L'n travail de géants. — Le barrage de la Gileppe. — L'Hertogenwald. — Jalhay. — .\dieux aux vivants. — LesFa"nes. — Un Sahel noir. — La Baraque Michel. — Malmédy g^ç) IX La diane des bœufs. — Stavelot. — Hier et aujourd'lmi. — L'Amblève. — La Gleize. — Stoumonl. — Targnon. — Le Fond de Quarreux. — Sauvageries. — Montjardin. — Reraouchanips. — Aiwaylle. — Vn château des quatre fils Aymon. — Aniblève. — Arrivée à Comblain-au-Pont gg^ LE LUXEMBOURG I Barvaux. — Une ville dans un trou : Durbuy. — De Melreux à La Roche. — Un burg. — Visite aux ruines. — Hallali de fantômes. — Le veilleur de nuit 683 11 Les environs de La Roche. — Une promenade accidentée. — Les rochers du Hérou. — Confluent des deux Ourthes. — HoufTalize. — Bastogne 689 III De Palisœul à Bouillon. — Un dernier chapitre de l'histoire de Bouillon. — Une Babel souterraine. — Le château de Bouillon. — La Senioys de Bouillon à Rochehaut. — Botassart. — De Bouillon à Florenville. — La Forge Roussel. — L'abbaye d'Orval 095 LE LIMBOURG 1 L'homme de la glèbe. — Tessenderloo. — Le jubé. — Une vigne de pierre 709 II Paysages. — Les approches du camp. — Bourg-Léopold. — La toile d'araignée. — Une nature improvisée. — Le camp de Beverloo. — Hyènes et chacals. — Les manœuvres. — Une kermesse mihtaire 712 2 756 TABLE DES CHAPITRES. III Enroule pour Geiick. — Un sahara. — Les marais 719 IV Hasselt. — Les distilleries. — La ville et les jardins. — Le foirail 722 V Paysages. — Saînt-Trond. — La Grand'Place. — Les couvents 727 VI Tongres et Notre-Dame. — Une Italie du Nord. — Les tresseuses de soleil 730 8043-8". — couBKn.. nicKiMEHiE cntTÉ. GETTY CENTER LIBRARY iiiiiiiiUiiii '^n- -m, jA'^/^^^O '^»<^^K^ .1^^*^ 1 ..ITl'^lt^ W^'^'^/^^^ '^r^/i^'- "ff viM^^ >-^'^;;^2?c ^^>^^^; -.1 .^' ^K~:fs-^r! ■^fSfvnf '^.^>V %s???f^' tt^?^■ I'^ M ,'//^ .'?-«rî-/n: -^ jm^' Vff^ i^V ^r-'?-^. 'I '*^>^r>'>'^.»r\, Mî«î< m\ ^m. r'^-?: '^^^^^ ^9?^>f^>> ■'> /^ y» "> • ^A^'V L'A ^^M A. l^?mfJ#«^^ A^AA^. H6i^ '^ •i*£iVî